XXVIII.
La dernière épreuve

« Il y a une citation de Schopenhauer que je n’ai pas réussi à placer dans mon roman et qui pourtant me plaisait particulièrement, c’est que « la possibilité du bonheur devait subsister, à titre d’appât ». Il n’est pas illégitime de me traiter, comme on l’a fait de professeur de désespoir, de souligner ma filiation avec Schopenhauer. »

Michel Houellebecq. Le Monde du 21-22 août 2005.

 

Le 24 aout 1963, Huxley rentre à Los Angeles au terme d’un voyage en Europe qui le conduisit de Stockholm, où siégeait l’Académie mondiale des arts et des sciences, en Angleterre où il séjourna près de trois semaines et put goûter les ciels nuageux qui « ressemblaient aux peintures de Constable et de Turner401 » avant de rejoindre en Italie sa seconde épouse Laura.

Laura sera celle qui l’accompagnera dans ses derniers moments et nous laissera un témoignage émouvant. Quelques semaines après le décès de Maria, Aldous Huxley noua une relation avec Laura Archera, une Italienne de 40 ans, violoniste professionnelle réorientée vers la psychologie et qui était avant le décès de Maria une amie du couple. Il garda vis-à-vis de sa famille et de ses proches le silence sur cette relation qu’il fût contraint de dévoiler en urgence, la nouvelle de leur mariage réalisé dans la plus grande discrétion à la Drive-In-Chapel de Yuma dans l’Arizona ayant été annoncée malencontreusement sur les ondes le 19 mars 1956. Huxley est certainement culpabilisé. Il doit combattre le sentiment d’une trahison de l’amour de Maria dont le décès l’a laissé amputé, comme il le dit lui-même. Mais il désire Laura avec une certaine passion. Lorsqu’elle le laisse seul parce qu’elle vaque à ses propres activités, car il s’agit d’une femme très indépendante, il est malheureux de son absence, lui écrit chaque jour et parfois deux fois dans la même journée. En juillet 1956, les Huxley s’installent sur les hauteurs de Hollywood. La vie est différente de celle avec Maria. Laura poursuit sa carrière de thérapeute et il ne s’agit pas pour elle de mettre sa vie au service de son mari. A l’occasion, elle le conduit à un endroit mais la plupart du temps il prend le taxi ou des amis le conduisent et il n’est plus question le soir après dîner de séances de lecture de plusieurs heures pour épargner ses yeux. Ses vieux amis observent avec étonnement combien d’ailleurs il parvient à se débrouiller. Il lui arrive de voyager seul, Laura étant retenue pas ses activités propres. En juillet 1961, en séjour en Angleterre, il écrit presque quotidiennement des lettres à Laura pour lui exprimer son désir de la revoir le plus tôt possible, le manque qu’il ressent du fait de leur éloignement. Est-il tombé dans ce sentimentalisme dont il a toujours voulu se garder et dont les vieux hommes amoureux sont des proies faciles ?

Dès son retour aux Etats-Unis, il commence les recherches en librairie pour un essai Shakespeare et la Religion qu’il doit livrer à Show Magazine avant le 15 novembre. Le 29 septembre 1963, il donne des informations rassurantes sur sa santé à son frère et à sa belle-sœur leur expliquant que le cancer pour lequel il a été traité en juin-juillet avant son départ pour la Suède puis l’Angleterre, le plus souvent, ne génère pas de métastases et qu’il accompagne le traitement lourd qu’il a subi d’un autre pour renforcer ses défenses. Il attribue ses souffrances encore persistantes aux effets secondaires des rayons et soutient qu’il pourra reprendre régulièrement son travail dès qu’ils cesseront. Il faut dire que le cancérologue, qui est un ami, lui présente les choses de la manière la moins abrupte possible. Huxley souhaiterait mourir comme Bruno Rontini, le vieux sage ascète de l’Eternité retrouvée publié en 1944 : son corps est courbé, son visage, creusé par le cancer qui rend sa voix à peine audible, est illuminé par

 

« … une tendresse intense et…désintéressée » et une joie qui est « l’expression naturelle de la connaissance d’une présence infinie et libérée du temps, l’intuition directe et infaillible qu’en dehors du désir d’être à part, il n’y avait pas séparation mais identité essentielle402 ».

 

Sébastien Barnack (un autoportrait du Huxley des années 20) qui accompagne B. Rontini dans ses derniers jours, bien qu’étant un homme dégoûté de lui-même et des vices qui l’accablent, son indifférence, sa sensualité, sa vanité d’hommes de lettres, parvient, par procuration, à participer aussi en partie à cette connaissance. Quand viendra son heure, Huxley sera-t-il parvenu à vaincre en lui l’homme sensuel, à annihiler suffisamment son moi, à rompre ses attachements au monde du temps et du relatif pour partir sans peur vers l’au-delà ?

A la fin du mois d’octobre, il est hospitalisé une dizaine de jours et demande à Laura et Matthew de finir ses recherches. Il veut absolument parvenir au terme de ce travail même s’il lui demande des efforts très douloureux. Non pas tant à cause de l’obligation contractuelle vis-à-vis du journal mais de l’occasion qui lui est donnée encore une fois, et peut-être sait-il ou craint-il que ce ne soit la dernière, de rappeler, au travers de l’expérience personnelle de Shakespeare, que les crises spirituelles, le sentiment d’absurdité du monde peuvent déboucher sur « la conviction que Dieu, en dépit de toute apparence, est au ciel et que tout va pour le mieux en ce monde ».

A quoi croyait Shakespeare ? s’interroge Huxley403. Il est difficile de le savoir au travers de la multiplicité diverse de ses personnages. En tout cas, la certitude est qu’il ne se faisait aucune illusion sur les églises qu’il savait être des instruments de pouvoir. Au fond, probablement il était chrétien mais non protestant car il croyait au purgatoire dont « l’existence est tenue pour certaine » dans Hamlet et Mesure pour Mesure. Shakespeare « a traversé une obscure nuit de désespoir cosmique » faite de souffrances et d’horreurs ; l’angoisse de la mort se lamente Claudio dans Mesure pour Mesure « Oh, mais mourir et partir on ne sait où », l’absurdité de la vie se désespère Macbeth, « un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne veut rien dire », l’impuissance des hommes « aux mains des dieux comme des mouches aux mains de petits garçons cruels ». Et Huxley précise, à Laura qui l’aide à rédiger son texte, que le monde shakespearien est aussi traversé par « cette insatiable vie sexuelle qui est intrinsèquement le mal ». En fait, ce texte n’est pas un texte sur Shakespeare et la religion mais un texte sur Shakespeare et la mort et peut-être même bien un texte sur Huxley et la mort, un texte sur la mort écrit par un homme sur son lit de mort, un texte, raconte Laura, dicté, lu, relu et corrigé par une voix murmurante, se brisant sur les quintes de toux ou un malaise avant de s’effondrer d’épuisement. « J’étais témoin d’un événement extraordinaire : un processus de création au travers d’un organisme se défaisant404. »

Dans la pièce médicalisée par la présence des bouteilles d’oxygène, l’odeur des traitements et des bandages, les signes annonciateurs de la mort prochaine donnent aux vers de Shakespeare, déjà terrifiants sur une scène de théâtre, une puissance accrue et un texte, qui ne comporte rien de bien nouveau au regard de ce qu’avait déjà écrit Huxley, vit avec l’intensité du combat de la pensée contre les forces qui détruisent le corps.

 

« Totalement privé de forces, avec à peine assez d’énergie pour respirer, Aldous me semblait, maintenant pour la première fois, le combattant-prophète pressant une fois de plus ses amis les hommes à une perception plus fine, une acceptation plus ouverte de la réalité humaine et religieuse, nous pressant, pour la dernière fois, à la vigilance et à l’amour405 ».

 

Isherwood lui rend visite le 4 novembre :

 

« Aldous était visiblement mal en point mais son comportement ne présentait rien de désespéré, et il sautait aux yeux qu’il ne voulait pas parler de la mort. N’en pas parler m’embarrassait ; j’abordais un sujet après l’autre, au hasard. A chaque fois, Aldous faisait un commentaire aigu, ou se rappelait une citation appropriée. Je repartis avec l’image d’un grand et noble vaisseau en train de sombrer sans bruit dans l’abîme, un grand nombre de ses délicats et merveilleux mécanismes encore parfaitement en ordre, et tous feux allumés406. »

 

Pourquoi Huxley refuse-t-il de parler de cette mort à laquelle il est maintenant confronté et qui a pourtant été la source de sa quête tout au long de sa vie ? La suprême élégance d’un gentleman qui jusqu’au bout conserve la maîtrise de ses émotions et ne doit jamais montrer qu’il pourrait céder à l’angoisse et à la panique ? Peut-être tout simplement le peu de goût d’en parler avec Isherwood lui-même qu’il considérait, une dizaine d’années plus tôt encore, comme immature ? Ou bien la fuite, le déni permis par la machine intellectuelle fonctionnant toujours avec brio et les mots, les références culturelles qui toujours parviennent à empêcher l’expression de l’émotion ? Huxley avait été capable d’un tel déni à l’occasion des derniers jours de Maria. De la première opération de son cancer du sein en janvier 1952 au retour à la maison après son dernier séjour à l’hôpital cinq jours avant sa mort, le 12 février 1955, Huxley n’avait pas vu la gravité de la maladie de Maria. Il est vrai qu’elle avait décidé de lui cacher, s’efforçant de faire bonne figure et ne lui livrant que des informations rassurantes et fausses sur son état de santé. Il s’en accommodait et continuait ses activités et ses déplacements sans être interrogé par la fatigue extrême, l’état d’angoisse et les retours répétés à l’hôpital de son épouse. Huxley n’était pas indifférent au sort de Maria, bien au contraire. Il lui était très attaché. Elle pouvait lui cacher son désarroi et sa maladie d’autant plus facilement que lui ne voulait pas surtout le percevoir car il ne pouvait concevoir qu’elle puisse mourir. Laura écrira plus tard que Huxley n’avait pas envisagé consciemment qu’il mourrait, sinon quelques heures avant sa mort. Elle fut toutefois convaincue que son subconscient, lui, le savait comme l’indiquaient ses rêves et parfois sa conversation. Pas une fois, il ne lui en parla et elle rejeta l’hypothèse que ce fût pour l’épargner. Elle tenta plusieurs ouvertures sur le sujet, entre autres la lecture du livre de Leary L’Expérience Psychédélique dans lequel l’auteur établit un parallèle entre l’expérience psychédélique et celle de la mort. Mais cela, comme le reste, n’éveilla chez Huxley aucun écho en rapport avec sa situation présente. Plusieurs indices au cours de cette dernière semaine allèrent dans le même sens, comme sa demande quelques jours auparavant de chercher un moyen d’accélérer son rétablissement.

Huxley a pu taper à la machine les deux premiers tiers de l’article puis une page et demie écrite en grandes lettres. Il lui faut maintenant en ce début de novembre l’aide de Laura pour le terminer. Il dicte. Elle prend les notes. Chaque mot est séparé du suivant par une longue pause et sa respiration est maintenant bruyante et caverneuse. Une fois, au cours d’un de ces intervalles plus long que les autres, il lui lâche : « Je sais tout ce qu’il en est en ce qui me concerne. C’est la fin, le dernier tour de piste407. »

Tous les deux à trois jours, Gerald Heard passe un long moment avec lui, lui apporte des livres et reste assis silencieusement à son côté tandis qu’il se repose ou travaille à son article.

La nuit du 13 novembre, il a une sévère crise respiratoire : la toux est extrêmement pénible et il ne sait comment s’installer dans son lit. Son état est de plus en plus bas et il faut lui fournir de l’oxygène. Il est très près de la mort.

Shakespeare vivait dans le silence de Dieu, rongé par le doute et le désespoir,

 

« … dans un monde qui est la scène de la destruction perpétuelle et de l’inévitable mort », « où la mort est terrible non seulement dans sa dimension physique, mais aussi et surtout à cause de l’effroyable menace du purgatoire ».

 

Mais parce qu’il était un grand écrivain, il a su, comme Tolstoï, par son travail de création, utiliser l’expérience de ses souffrances pour retrouver le chemin de la sérénité.

Huxley en arrive à la dernière période de l’œuvre de Shakespeare, celle qu’il appelle « la période des sommets ». La Tempête en est une des œuvres. Les paroles de Prospero, « Nous sommes de l’étoffe des rêves ; et notre petite vie est cernée par le sommeil », sont interprétées par Huxley comme un exposé de la doctrine de Maya. A la suite de quoi, il répète une dernière fois, ce qu’il n’a jamais cessé d’expliquer de mille manières tout au long de sa vie : « Notre tâche est de nous éveiller ». Puis il préconise ce qu’il n’a jamais cessé de tenter tout au long de sa vie : « Nous devons toujours être à l’affût des occasions d’élargir notre conscience », mettant en garde contre une tentation à laquelle il pouvait succomber : « Nous ne devons pas essayer de vivre hors du monde qui est le nôtre mais apprendre à le transformer et le transfigurer. » La précision est importante et elle mérite d’être notée, surtout dans un contexte où les mots sont comptés, pesés, économisés. Elle est au cœur d’Île avec l’action dans la société pour préserver les hommes des maux dont l’histoire les accable et la quête de spiritualité sans laquelle cette action est vouée à l’échec et de toute façon laisse les hommes démunis dans leur relation avec la vie, la mort et le cosmos. « Il faut trouver le moyen d’être dans ce monde sans lui appartenir, de vivre dans le temps sans être dévoré par le temps ». Rien n’est plus difficile rappelle Huxley en citant Hotspur sur le point de mourir : « Mais la pensée est l’esclave de la vie et la vie est le bouffon du temps. »

Le 15 novembre, il choisit de réduire autant que possible les médicaments : la morphine a une très faible dose, un anti-nausée et un peu d’analgésique.

Le 19 novembre, il raconte à Laura un rêve étrange dont il craint qu’il signifie qu’il n’a pas surmonté suffisamment son moi408. Dans Île, au travers des souffrances de l’agonie, Lakshmi sourit quand elle ne sombre pas dans le sommeil et parfois, sortie de son corps, elle se voit, amaigrie, ratatinée, gisant au fond de son lit mais la Lumière Claire, sa lumière intérieure éclaire le monde et l’attire de plus en plus. Son mari, le docteur Robert Mac Phail, avec toute la tendresse d’un vieil époux, l’aide à s’y abandonner, à déposer là son vieux corps usé dont elle n’a maintenant plus besoin. Lakshmi doit partir, légère, à pas délicats pour ne pas se laisser prendre dans les sables mouvants de la peur, de la pitié égoïste et du désespoir. Will Farnaby, l’anglais échoué dans cette famille, est témoin de ce passage. Il est lui aussi habité d’une haine de lui-même et se souvient de l’agonie de sa tante s’enfonçant à chaque pas, toujours un peu plus dans la boue, luttant et protestant jusqu’au dernier moment, jusqu’à ce que la mort, « l’Horreur essentielle », l’ait vaincue et définitivement. Cette lumière invoquée par Lakshmi et ceux qui l’entourent n’est pour Will qu’un mot jusqu’à que se tournant vers elle, il voit son doux sourire éclairer, sous les cheveux gris, son visage ravagé. Pour Huxley, l’heure de partir est arrivée. Est-il parvenu à vaincre en lui l’homme sensuel, à annihiler suffisamment son moi, à rompre ses attachements au monde du temps et du relatif pour le faire sans peur ? L’article est presque terminé. Le 20 novembre, Huxley complète le dernier paragraphe par ces paroles de Hotspur : « Et le temps, qui contemple l’ensemble du monde, doit avoir une fin. » Time must have stop, c’est le titre du roman de Huxley traduit en français sous le nom de L’Eternité retrouvée. Son empire n’est donc pas absolu. Pour le christianisme, il doit s’arrêter au jugement dernier, avec la fin du monde. Mais en attendant, il peut prendre fin dans l’esprit de chacun d’entre nous si nous apprenons « à cultiver le sens de l’éternité ». Le jeudi 21 novembre, il relit son article sur Shakespeare. Il ajoute une virgule. Vers 20 heures, il est clair qu’il pense qu’il va se rétablir et qu’il n’est malade que pour quelques semaines, comme tendrait à le prouver son désir de louer un appartement pour une telle période afin de ne pas déranger leur amie Ginny qui les héberge suite à l’incendie de leur maison. A toutes les sollicitations, manger, dicter une lettre à sa belle-sœur qu’il voulait lui envoyer, signer des papiers administratifs, il répond par « Attendons un petit moment », une formule si à l’opposé de son habitude de faire les choses sans délai. Peu après avoir formulé son souhait d’un autre appartement, il lâche pied. Chaque cuillerée de liquide ou de purée lui provoque une quinte de toux. Il est fiévreux, son pouls monte à 140. Laura sent de tout son être l’imminence de la mort. Elle lui administre une piqûre vers 21 heures, une autre quand il se réveille à deux heures 30 du matin. Quand elle le revoit à six heures 30, ce vendredi 22 novembre, elle sent que la vie s’en va, contrairement à ce que le médecin et l’infirmière pensaient la veille. Vers neuf heures, il est de nouveau très agité, très inquiet, ne se trouve bien dans aucune position et le docteur lui fait une piqûre, celle-ci pour dilater les bronches afin de faciliter la respiration. Vers 10 heures, il demande un papier pour écrire et évoque une question d’assurance-vie : « Si je disparais » trace-t-il et donne une instruction concernant son testament qu’il avait signé la semaine précédente. Son état se dégrade maintenant de minute en minute, il ne s’exprime que la voix presque éteinte mais son esprit est toujours très conscient. Il se soucie que le jeune homme qui apporte une nouvelle bouteille d’oxygène reçoive un pourboire suffisant. Il demande à nouveau un papier et écrit « Essai LSD 100 intramusculaire ». Il n’avait pas touché à un psychédélique depuis deux ans. Laura était certaine qu’il avait délibérément choisi de faire ce qu’il avait écrit dans Île, prendre une drogue élargissant la conscience à la dernière extrémité, elle y vit un signe de son acceptation de son état. Allant chercher le LSD dans une autre pièce et traversant le salon, elle voit, devant le poste de télévision allumé, leur hôte Ginny, le médecin, l’infirmière et le reste de la maisonnée. Alors qu’Aldous se meurt dans la pièce à côté, ils regardent la télévision ! Mais elle comprend vite, le président des Etats-Unis vient d’être assassiné. A 11 heures 45, Laura, contrôlant ses mains tremblantes, lui fait sa première injection et s’assoit à côté de son lit. Rapidement, il s’apaise. Il semble soulagé. Il vient de prendre le remède-Moksha. Il a donc accepté de mourir. Une demi-heure plus tard, le LSD commence à faire ses effets, son visage change, « une immense expression de totale béatitude et d’amour l’envahissait409 ». Vers 12 heures 45, Laura lui propose une deuxième piqûre de 100 microgrammes également. Il l’accepte. Le froid remonte le long de ses jambes. Sur sa peau cyanosée, le violet s’étend. Laura lui parle alors de son passage vers la lumière qu’il a maintenant commencé, de sa marche vers l’amour de Maria, avec le sien, et « vers un amour plus grand que ce tu as jamais connu ». Laura doit lui parler de plus en plus près de l’oreille. Quand elle lui demande « M’entends-tu ? », il lui répond en lui serrant la main. Elle lui parle toujours de la lumière. Un peu plus tard, elle repose la question, mais sa main ne bouge pas. A partir de 14 heures, il est dans une paix complète. Au cours de l’après-midi, elle constate une légère crispation de la lèvre inférieure. Elle continue, avec plus d’insistance, les paroles d’accompagnement. La lèvre se détend et la respiration ralentit, ralentit encore. A 17 heures 20, elle cesse complètement.

 

Les dernières ressources de Huxley, sa dernière énergie au cours de la vingtaine de ses derniers jours ont été consacrées au verbe : sa pensée est restée brillante et cultivée jusqu’aux dernières limites du dépérissement de son corps, ses paroles, si atroces dans leur expression douloureuse, ont gardé leur pouvoir de séduction intellectuelle. S’agit-il là de la puissance de l’esprit d’un individu intellectuellement hors du commun ? Ou du courage et de l’authenticité remarquables de celui qui, jusqu’à la dernière minute, vit en conformité avec ce qui a donné sens à sa vie, en l’occurrence l’écriture, et donc ne peut que susciter l’admiration ? Mais peut-être aussi s’agit-il, et sans d’ailleurs rien retirer à ce qui précède, d’un analgésique à l’angoisse, d’un détournement de l’attention de l’agonisant vers le royaume des mots, ce royaume des mots où Huxley a si souvent dit que l’esprit de l’homme s’y enivrait, que sa vigilance s’y noyait parce que seulement, dans le silence le plus profond, elle pouvait être entière. Mais au moment de mourir, qui peut réaliser ce silence, sinon les saints, comme Bruno Rontini par exemple, auxquels est réservée, cette tâche surhumaine.


401  Huxley (Laura), op. cit. p 210.

402  Huxley (Aldous), L’Eternité retrouvée, Paris, Plon, 1946, p 267-269.

403  Huxley (Aldous), Shakespeare et la Religion, in A memorial Volume, op. cit. p 165-175.

404  Ibid., p 279.

405  Ibid., p 280.

406  Isherwood (Christopher), op. cit. p 259.

407  Huxley (Laura), op. cit. p 286.

408  Ibid., p 266.

409  Ibid., p 306.