II.
La vérité de la souffrance

« Si Maupassant est devenu fou, c’est qu’il avait une conscience aiguë de la matière, du néant et de la mort – et qu’il n’avait conscience de rien d’autre. Semblable en cela à nos contemporains, il établissait une séparation absolue entre son existence et le reste du monde. C’est la seule manière dont nous puissions penser le monde aujourd’hui13 ».

Michel Houellebecq. Extension du Domaine de la Lutte.

 

La période des études à Oxford en 1914-16 et celle qui suivit jusqu’en avril 1919, constituent une phase très difficile de l’existence d’Aldous Huxley au cours de laquelle il doit lutter contre le risque d’invasion de la détresse. Les chocs des épreuves sont très rudes.

Le décès de sa mère, le 29 novembre 1908, à peine six ans auparavant, a laissé une plaie encore à vif. Il a brutalement mis fin à une enfance bénie des dieux et tout imprégnée de la douce tutelle maternelle. Julia a été emportée en quatre mois par un cancer à 46 ans. Le foyer familial a été dissout à cette occasion : son père, Léonard Huxley, abandonna Prior’s Field avec sa grande maison, les maisonnettes des professeurs, l’hectare et demi de bois, jardin et prairie, toute la vie animée de l’école et partit vivre à Londres dans un logement triste et sombre de célibataire dans Westbourne Square. Aldous loge alors chez un oncle ou une tante ou un beau-frère de sa mère. Le traumatisme n’est sans doute pas étranger à l’amnésie, qui dura toute sa vie, d’une période de deux années située entre la séparation temporaire d’avec sa mère lors de son départ de Prior’s Field pour l’école préparatoire de Hillside, où les élèves étaient brutaux et indisciplinés, et la séparation définitive d’avec elle14.

A l’automne 1910, une attaque de kératite le laisse quasiment aveugle pendant dix-huit mois et le contraint à apprendre le braille pour continuer à étudier. Au cours de cette période, alors qu’il est âgé de 16-17 ans, il fait preuve d’une volonté et d’un courage exceptionnels au dire même de son entourage admiratif, prenant très rapidement le contre-pied de la maladie sans jamais la moindre complaisance à l’égard de lui-même.

 

« L’un des yeux conserva une légère perception de la lumière et l’autre œil juste assez de vision pour me permettre de voir sur la table de Snellen à dix pieds de distance la lettre visible normalement à deux cents pieds15 ».

 

Dès qu’il le peut, il retourne à Balliol et les études reprennent alors à fond de train ainsi que les lectures. Il écrit même un premier roman dont le manuscrit sera égaré. Il doit utiliser en permanence, d’abord une grosse loupe, puis ensuite des lunettes et toujours tenir dilatée sa meilleure pupille (celle de l’œil gauche) avec des gouttes d’atropine, ce qui entraîne « un état de tension et de fatigue allant jusqu’à l’épuisement complet physique et mental ». Néanmoins il travaille et écrit beaucoup. Sa vue s’améliore légèrement et se stabilise, mais à un niveau très bas. En 1931, il ne peut pas reconnaître ses amis qui rentrent dans une pièce. Ce n’est qu’au son de leur voix qu’il les identifie. Au cours de l’été 1932, son frère Julian lui rendant visite à Sanary constate qu’à l’époque il peint beaucoup comme pour se changer de l’écriture et de la lecture, mais ne voit, par exemple, une pièce de soie multicolore que d’une seule couleur et son environnement comme de larges blocs d’une seule couleur et d’une seule forme16.

Le 24 août 1914, la Grande-Bretagne entre en guerre. Trois semaines plus tard, Trev se suicide victime du moralisme puritain, des préjugés sociaux et de l’impératif familial de réussite scolaire au plus haut niveau. Il a été déçu, malgré un premier prix à la licence en mathématiques et un second à celle de lettres classiques, par ses notes à Oxford. Très surmené, il a dû rendre feuille blanche à un examen et ses résultats à la compétition annuelle pour 20 postes à la haute administration ont été médiocres. En septembre 1914, Aldous écrit à son cousin Gervas que « Trev était fragile, mais il avait le courage d’affronter la vie avec ses idéaux et ses idéaux étaient au-dessus de ses forces17 ».

Les jeunes condisciples de Huxley sont envoyés au front tandis que, du fait de sa cécité, il reste dans le collège désert et vide de Balliol à Oxford. Les nouvelles de leurs décès arrivent régulièrement : de six des 17 élèves de sa classe à Eton et de 2700 d’Oxford au total.

Durant l’été 1916, à Garsington, il rencontre Maria Nys une très jeune fille belge qui vient d’être placée là du fait des circonstances. « Je viens juste de découvrir une jolie Belge : l’émerveillement ne cessera jamais18 » écrit-il à son frère Julian, mais il en sera rapidement séparé pendant plus de deux longues années, la mère de celle-ci se réfugiant en Italie chez des amis de janvier 1917 à avril 1919.

Juliette Baillot, la future belle-sœur d’Aldous, alors étudiante à Oxford et « institutrice de compagnie » du fils des Morrell, le décrit à Garsington silencieux et renfermé, regardant fixement le feu pour laisser soudain échapper le caractère terrible de la séparation et de l’incertitude ou parfois, incapable de supporter sa solitude, cherchant refuge auprès de Lady Ottoline, l’hôtesse des lieux19. Dans les lettres à ses amis les plus proches, il laisse libre cours à sa souffrance. A Naomi Mitchinson, il écrit en mai 1917 : « Je vous trouve florissante. Moi, je ne le suis pas. Une sorte de misère moisie pourrissante qui se cramponne à un cœur apathique et épuisé, voilà ce que je suis20. » Il n’a alors que 22 ans. En février 1918, dans une lettre à une amie, Frances Petersen, il décrit un monde si atroce que la fuite lui semble la seule voie, lui qui n’aura de cesse de dénoncer ce comportement, ajoutant avec une pointe d’humour noir : « mes vacances sont modérément heureuses grâce à une alternance d’imbibition alcoolique et la lecture des travaux de Lord Bacon. En cette période lugubre, il semble qu’il n’y ait presque rien d’autre à faire21. »

En juin 1916, dans The Palatine Review,22 paraît son poème The Wheel dans lequel il exprime le désir de « retrouver le calme infini du giron maternel » comme pour échapper à la souffrance et à l’angoisse de la vie symbolisée par cette roue entraînée à une vitesse accélérée, se contractant jusqu’à redevenir un noyau d’acier pour résister au vertige, mais qui, dans la chaleur et la violence du choc des atomes, se consume en un tourbillon de feu brûlant jusqu’au vide, jusqu’à la paix de l’oubli avant, par crainte de disparaître, de se remettre à tourner, tourner de plus en plus vite. En septembre 1916, il fait paraître un recueil de poèmes The Burning Wheel, un recueil sur le suicide du monde, un texte macabre et épouvantable qui exprime le scepticisme et l’écœurement, la mort de l’espoir. « L’Occident a arraché ses fleurs et les a jetées et laissées se flétrir dans la nuit ». En mai 1920, le dernier poème, Les Soleils peuvent disparaître et se lever à nouveau, de son troisième recueil, Leda, est consacré à sa solitude parmi les hommes. Dans ces conditions, il ne peut échapper à un sentiment de contingence et le ton léger de l’auto-dérision l’aide à conjurer son angoisse, comme dans ce petit poème où il rappelle le hasard qui préside à la survie, parmi des millions, au sein des entrailles utérines, de l’unique spermatozoïde dont chacun nous sommes issus :

 

« Seul rescapé de ce cataclysme, un seul pauvre Noé

Caresse l’espoir de survivre

Et parmi ce milliard moins un

Il se peut qu’un fût

Shakespeare, un autre Newton, un nouveau Donne

Mais ce ne fut que moi.

Quelle honte d’avoir évincé les meilleurs23. »


13  Houellebecq (Michel), L’extension du Domaine de la Lutte, Paris, J’ai lu, 1997, p 147.

14  Huxley (Laura), This timeless Moment, New-York, 1968, Farrar, Straus and Giroux, p 10.

15  Huxley (Aldous), L’Art de voir, Paris, Payot, 1945, p. 5.

16  Bedford (Sybille), op.cit. p. 253.

17  Huxley (Aldous), Letters, Londres, Chatto and Windus, 1969, p. 61.

18  Huxley (Aldous), Ibid., p.103.

19  Huxley (Juliette), in Aldous Huxley, 1894-1963, A memorial Volume, New-York, Harper and Row, 1964, p.41.

20  Huxley (Aldous), op.cit. p. 123.

21  Huxley (Aldous), op.cit. p. 143.

22  The Palatine Review fondée par Aldous Huxley alors étudiant à Oxford et son ami Tommy Earp parut pour la première fois en février 1916.

23  Bedford (Sybille), op.cit. p.110.