« Développez en vous un profond sentiment à l’égard de la vie. Ce ressentiment est nécessaire à toute création artistique véritable. … Et revenez toujours à la source qui est la souffrance24 ».
Michel Houellebecq. Rester vivant.
Autant qu’une première publication de vers dans Oxford Poetry et le fait d’être un brillant étudiant à Balliol College, c’est le prestige du nom qui vaut à Huxley en décembre 1915, à 21 ans, d’être invité pour la première fois au manoir de Garsington, à quelques miles d’Oxford au sommet d’une colline. Là, dans leur propriété, Lady Ottoline et son mari Philip Morrell reçoivent toute l’intelligentsia britannique de l’époque, les habitués du Bloomsbury group, Keynes, Virginia Woolf, T. S. Eliot, Bertrand Russel, Henry Asquith, D. H. Lawrence et sa femme Frieda, Lytton Strachey, Katherine Mansfield, Middleton Murry ainsi que des peintres comme Mark Getler, Dorothy Brett, Dora Carrington, Vanessa Bell. Philip Morrell accueille aussi sur sa ferme les objecteurs de conscience qui y effectuent leur service civil. Il est d’ailleurs un des députés qui a mené campagne et voté contre l’entrée de la Grande-Bretagne dans le conflit.
Née en 1873 dans une famille de la haute aristocratie, mais restée rebelle aux normes de son milieu, Lady Ottoline a noué au cours de sa jeunesse de nombreuses liaisons amoureuses dont l’une avec Axel Munthe, beaucoup plus âgé qu’elle et une autre avec Henry Asquith qui était marié. Elle a épousé Philip Morrell, lui aussi jeune homme anticonformiste qui ne partageait pas les idées conservatrices de son père. Elle ne semble pas éprouver pour lui une quelconque passion et le mariage est surtout, en fait, un mariage d’estime et de raison. Cette situation lui permet d’affirmer sa singularité dans un milieu vis-à-vis duquel elle est en quête de reconnaissance et qui pourtant a souvent le trait dur à son égard. A partir de 1908 et jusqu’en 1915, elle tient salon tous les jeudis soirs dans sa demeure géorgienne au 44 Bedford Square au cœur de Bloomsbury. En 1913, elle décide de le transférer à la campagne pensant que les séjours plus longs permettraient des débats plus intenses, des intrigues, des liaisons, bref la réalisation d’un petit monde, d’une communauté, d’un îlot de culture et de liberté dont elle serait la cheville ouvrière et l’inspiratrice. Les discussions y sont effectivement passionnées et les amours libres.
Elle porte souvent des vêtements exotiques qu’elle a acquis au cours de ses voyages. Elle décore ce manoir élisabéthain avec un goût prononcé pour l’exotisme, accroche des toiles d’avant-garde et fait brûler des parfums d’encens. Les peintures sont d’un rouge chinois éclatant, ou dorées, ou vert turquoise ou laquées noir et jaune, les rideaux jaunes et colorés de flammes, les tapis de Samarkand or et rose saumon. Les jardins étant dessinés dans un style italien tout est, à l’intérieur comme à l’extérieur, à l’antithèse des canons esthétiques de l’ère victorienne.
La qualité des visiteurs, les conversations de haut niveau, le cadre de ce manoir, la liberté des mœurs, la créativité et la liberté de recherche du Bloomsbury, aussi bien dans le domaine artistique que dans celui des manières de vivre et d’aimer, sont pour les jeunes qui y ont quelques habitudes autant d’occasions de découvertes et leur ouvrent un espoir qui apaise leurs esprits inquiets :
« Alors qu’ils savaient à peine ce qu’ils attendaient, à moitié apeurés,
L’espoir leva le voile qui cachait leur destin25. »
Il n’en est pas de même pour Maria Nys. Elle a à peine 17 ans quand elle arrive à Garsington grâce à son oncle, George Baltus, peintre et professeur à l’université de Glasgow, qui l’a introduite pour qu’elle y trouve refuge quelques semaines après que sa mère et ses trois sœurs cadettes aient fui la Flandre devant l’avancée des armées allemandes. Née dans une famille de la bourgeoisie commerçante et catholique, elle a passé son enfance à Bellem, à mi-chemin de Bruges et Gand, sur les bords du canal, dans une charmante maison familiale où régnait une atmosphère délicieuse, un art de vivre délicat et confortable, où l’on entendait les plats mijoter et les confitures bouillonner. Elle fut pensionnaire au Collège du Sacré-Cœur à Liège. Elle sait monter à cheval, a reçu une éducation artistique et pris des cours de danse classique à Bruxelles. Lectrice vorace, elle rêve aussi de découvrir le monde. Mais c’est à celui de Garsington qu’elle se heurte, un monde bien difficile et étrange pour elle : la liberté sexuelle y est considérée comme le critère premier d’avancement de la civilisation, les expériences bisexuelles la norme et la fidélité une valeur surannée. Lady Ottoline entretient une relation avec B. Russel et son époux poursuit les jeunes femmes avec assiduité. Ces intellectuels anglais, de surcroît, la terrifient. Et pourtant, elle est attirée par un jeune homme, on ne peut plus intellectuel et anglais, un jeune homme haut de six pieds, légèrement voûté et d’une minceur qui l’allonge encore. Sa chevelure noire et indisciplinée met en évidence la pâleur de son visage et son regard bleu soutenu semble tourné vers l’intérieur jusqu’à ce que l’on s’aperçût qu’il est presque aveugle.
Aldous Huxley revient régulièrement pour des week-ends ou de courts séjours à Garsington jusqu’à la fin de ses études à l’université en juin 1916 et durant ses premières expériences professionnelles de juillet 1917 à juillet 1919. Il y travaille même à couper du bois et élaguer des arbres de septembre 1916 à avril 1917.
Juliette se souvient de la forte impression qu’il fit lors de sa première visite : il ne parla pas beaucoup, mais l’assistance vit qu’il s’agissait d’une personne d’une qualité unique, à la fois de profondeur et de gentillesse. Il semble vivre dans un monde privé, éloigné, mais un mot peut mettre le feu aux poudres d’une brillante conversation révélant une étonnante érudition. Il lui arrive de parler un français raffiné avec un sens frappant des mots. Elégant et doux, il laisse à tous ceux qui le rencontrent à cette époque, qu’il soit loquace ou silencieux, l’impression d’une personnalité singulière. L. P. Hartley dira l’impression ineffable qu’il eut comme si « la culture avait trouvé une enveloppe mortelle digne d’elle26 ».
L’enthousiasme suscité par les libertés et les plaisirs que Garsington est susceptible d’offrir est de courte durée. Rapidement, Huxley en saisit les limites et ainsi ironise-t-il, dans Jaune de Crome, sur la vie des classes semi-oisives, semi-intellectuelles : la vie sans but de Mrs Wimbush (inspirée de Lady Ottoline qui lui en voudra très longtemps de cette caricature), les péroraisons creuses, pontifiantes et néanmoins admirées du pédant de service, les futilités des relations mondaines, le narcissisme familial de Mr Wimbush dont tout le temps libre est consacré à raconter l’histoire du château de Crome et de la vie que ses ancêtres y ont menée avant lui. Le jeune Huxley ne peut pas se reconnaître dans ceux et celles qui lui apparaissent comme les marionnettes d’un jeu social et à l’égard desquels il a des mots très durs ; il ne confond pas cette culture mondaine, superficielle et soumise aux modes de son époque avec la culture, la vraie, l’activité de pensée, voie de salut ou tout au moins voie de survie dans cette vieille Europe qui a déjà sombré dans l’horreur, qui menace d’y sombrer à nouveau, horreur face à laquelle les simagrées d’esprits savants qui se croient supérieurs sont impuissantes et dérisoires.
24 Houellebecq (Michel), Rester vivant, Paris, Flammarion, 1997 p 11.
25 Huxley (Juliette), op.cit. p. 41, cite ces deux vers du poème d’Aldous Huxley, The Defeat of Youth.
26 Bedford (Sybille), op.cit. p. 60.