IV.
La poésie contre le désespoir

« Si vous ne parvenez pas à articuler votre souffrance dans une structure bien définie, vous êtes foutu. La souffrance vous bouffera tout cru, de l’intérieur, avant que vous ayez eu le temps d’écrire quoi que ce soit. La structure est le seul moyen d’échapper au suicide. Et le suicide ne résout rien. Imaginez que Baudelaire ait réussi sa tentative de suicide, à 24 ans27 ».

Michel Houellebecq. Rester vivant.

 

Huxley attend le retour de Maria réfugiée en Italie. Elle n’est pas une intellectuelle, mais la joie anticipée de la retrouver le sauvera. Julian conteste ce choix amoureux. Il la trouve trop sensible et émotive, pas assez cérébrale et rationnelle. Mais Aldous l’a précisément choisie pour cela car il a compris qu’elle pourrait lui apprendre ce que les études ne lui ont pas permis d’apprendre et même dont elles l’ont éloigné. Peut-être aussi a-t-il perçu toute la générosité dont elle est capable et dont elle fera preuve tout au long de sa vie par l’amour qu’elle donna à sa famille ?

La vie intellectuelle est quand même pour Huxley un plaisir, une raison de vivre et un soutien pour ne pas sombrer dans le désespoir. Ses poèmes sont très sombres et plus cette guerre se prolonge et plus il la hait : il lui est intolérable, par exemple, que l’on puisse profiter de l’ignorance des plus démunis pour les enrôler, sans même leur faire passer une visite médicale, il est révolté par la bêtise de ses compatriotes qui accusent de connivence avec l’ennemi ceux qui suggèrent qu’il y aurait peut-être eu une autre manière d’aborder les problèmes que la force et la violence. Lors de sa troisième année à Oxford (1915-1916), sa position a d’ailleurs évolué vers le pacifisme : lui qui aurait voulu participer à l’effort de guerre, qui avait un sentiment de culpabilité de ne pouvoir la faire, n’est plus très loin maintenant de l’objection de conscience.

 

« Plus cette guerre dure, plus on l’exècre et déteste. Au début, j’aurais beaucoup aimé combattre : mais maintenant (ayant vu les résultats), je pense que je serais objecteur de conscience ou presque. Mais je frémis en pensant que l’Angleterre sera après cela à peine habitable28 ».

 

La connaissance est la seule chose qui l’intéresse dans la vie, explique-t-il à son frère. Il ne veut pas écrire pour gagner de l’argent ou briller. Alors qu’il obtient le premier prix d’anglais d’Oxford et le Stanhope Historical Essay Prize, il reconnaît que ces distinctions flattent sa suffisance de jeune homme, mais il ne souhaite pas faire partie de « ces singes et ces loups et ces porcs » du monde académique29. Il ne veut qu’étudier, étudier et écrire. Et malgré ses diplômes, il est inquiet pour son avenir. Une première expérience professionnelle au ministère de l’aviation d’avril à juillet 1917 lui fait prendre conscience de son décalage avec l’environnement social. Dès le mois de mai, il écrit qu’il n’est pas certain de supporter encore très longtemps ses collègues de travail, « petits bourgeois, hommes d’affaires avec comme intérêt exclusif dans la vie que de gagner de l’argent et de papoter de leurs horribles maisons30 ».

De l’enseignement et du journalisme qui lui semblent les seules professions envisageables avant de pouvoir vivre de ses livres (et plus encore des livres qu’il aura eu envie d’écrire), il ne se fait déjà plus aucune illusion et les considère toutes deux comme marquées par le vice rédhibitoire du mensonge. Son expérience d’enseignant à Eton de septembre 1917 à avril 1919 lui laisse avant tout le souvenir de l’ennui : absence de contacts avec ses collègues dont il juge l’esprit étroit, tâches répétitives de corrections de devoirs qui lui absorbent tout son temps et ne lui en laissent pas pour écrire, crainte que l’enseignement ne le vieillisse prématurément par cette sorte de sentiment continuel de supériorité que s’octroie celui qui est professeur et supposé savoir, absence d’illusion sur l’efficacité des études car il sait les élèves peu intéressés. Même si certains d’entre eux profitent de sa faible vue pour se soustraire à la discipline pendant ses cours, il ne leur en tient aucun grief et estime même que « la plupart d’entre eux sont de très sympathiques compagnons et me traitent, tout bien considéré, merveilleusement bien31 ».

Ceux qui furent ses élèves à cette époque en font un bilan bien plus positif. Steve Runciman, « ne pouvait pas dire qu’il avait été un bon professeur au sens étroit du terme », mais un éducateur pouvant donner un aperçu de la fascination que peut exercer une approche intellectuelle libre. Selon lui, il avait aussi réussi à donner aux élèves le goût des mots et de leur usage scrupuleux et à leur faire apprécier, au travers de ses commentaires des romans étudiés, les potentialités de la langue32.

Huxley est contraint de se livrer à des activités alimentaires qui lui mangent son temps alors qu’il ne peut se résigner à concevoir son existence sans l’écriture : elle est pour lui la voie de cette quête vitale, nécessaire, en dehors de laquelle il sombrerait dans le désespoir, dans le gouffre sans fond de l’expérience de l’absurde, du non-sens.

Ecrire, il est condamné à écrire. Pour exorciser sa douleur, comme avec ce poème La Défaite de la Jeunesse, publié en août 1918 en hommage à celle de son frère :

 

« Ses larmes ruissellent, et à travers l’arc-en-ciel embué

Il voit un monde qui vacille comme la flamme

Sous un souffle…

La terre se dérobe sous ses pieds33. »

 

Condamné à écrire comme la taupe est condamnée à creuser son tunnel éternellement dans l’obscurité ainsi qu’il le décrit dans un long poème The Mole paru en février 1916 dans la Palatine Review. Cette quête sera-t-elle vaine ou ouvrira-t-elle parfois sur les éclats lumineux d’une réalité intemporelle comme peut le faire le Quintette en Fa mineur de Brahms ?

La guerre va prendre fin. Des mouvements révolutionnaires sont attendus. Le jeune homme les craint, n’en attend rien de bon et est décidé à les fuir, tout autant que ce vieux monde qui s’effondre. Les fuir pour écrire, pour poursuivre sa quête. L’écriture est-elle son engagement profond, sa voie du salut ou bien une conduite d’évasion, un refus des responsabilités sociales et politiques dans un monde en proie aux pires tourments ? Que peut-on découvrir en s’en détournant ainsi ou, tout au moins, en espérant qu’il ne soit pas trop agité de manière à pouvoir rester à l’écart de ses tourbillons ? Une vérité absolue qui dépasse les situations historiques particulières et qui se situe au-delà de l’écume qui peut aveugler l’observateur ? Mais rien, si toute la vérité de l’homme gît dans son appartenance à une société ou à une époque. Pourtant, nous le verrons, ses écrits furent bien ancrés dans le siècle. Lui qui voulait s’en échapper devint dans un premier temps le redoutable critique d’une société en état de faillite et le porte-parole d’une génération révoltée. Il ne se détachera en fait jamais de la réalité de son époque, mais, dans un second temps, il mettra en plus un pied dans les autres mondes.


27  Houellebecq (Michel), Rester vivant, op. cit. p 15.

28  Huxley (Aldous), op.cit. p 95, lettre à Julian Huxley du 31 mars 1916.

29  Huxley (Aldous), op.cit. p 111, lettre à Julian Huxley du 7 septembre 1916.

30  Huxley (Aldous), op.cit. p 124, lettre à Julian Huxley de mai 1917.

31  Huxley (Aldous), op.cit. p 133, lettre à Lewis Gielgud du 30 septembre 1917.

32  Runciman (Steven), in Aldous Huxley, 1894-1963, A memorial Volume, op.cit. p 28.

33  Todorovitch (Françoise), op.cit. p 82.