Supplément à la seconde édition

(1912)

Pendant les cinq années qui se sont écoulées depuis la rédaction de cette étude, la recherche psychanalytique s’est enhardie à s’approcher des créations littéraires dans une autre intention encore. Elle y cherche non plus seulement des confirmations de ses découvertes sur l’être humain névrosé en dehors de la littérature, mais veut aussi absolument savoir dans quel matériau d’impressions et de souvenirs l’écrivain a puisé pour construire son œuvre et par quelles voies, par quels processus il a fait passer ce matériau dans l’œuvre.

Il s’est trouvé que les écrivains chez qui on pouvait le mieux répondre à ces questions étaient ceux qui ont coutume de s’abandonner dans une joie naïve de créer aux sollicitations de leur imagination comme notre Jensen († 1912). Peu après la parution de mon étude analytique qui rendait hommage à Gradiva, j’avais tenté d’intéresser le vieil écrivain à ces nouvelles tâches de la recherche psychanalytique ; il refusa de participer .1

Depuis, un ami2 a attiré mon attention sur deux autres nouvelles de l’écrivain qui pourraient bien avoir un rapport génétique avec Gradiva en tant qu’études préliminaires ou premières tentatives de résoudre ce même problème de la vie amoureuse sous une forme littérairement satisfaisante. La première de ces nouvelles a pour titre Le Parapluie rouge et ׀124׀ rappelle Gradiva par le retour de nombreux petits motifs comme : la fleur des morts blanche, l’objet oublié (le carnet de croquis de Gradiva), le petit animal significatif (papillon et lézard dans Gradiva), mais avant tout par la répétition de la situation principale : l’apparition de la jeune fille morte ou crue morte dans la chaleur brûlante de midi en été. Pour lieu de l’apparition, le récit Le Parapluie rouge propose un château tombant en ruine comme Gradiva les décombres de Pompéi dégagés par les fouilles.

L’autre nouvelle, Dans la maison gothique , ne présente aucune concordance de ce type dans son contenu manifeste, ni avec Gradiva ni avec Le Parapluie rouge ; mais une chose renvoie indéniablement à une proche parenté de son contenu latent : elle est reliée au second récit par un titre commun pour former une unité extérieure (Puissances supérieures . Deux nouvelles de Wilhelm Jensen, Berlin, Emil Felber, 1892). Il est facile de voir que les trois récits traitent tous le même thème, le développement d’un amour (dans Le Parapluie rouge une inhibition amoureuse) à partir de l’effet à long terme d’une communauté intime des années d’enfance semblable à une relation entre frère et sœur.

J’apprends encore en lisant un compte-rendu de la comtesse Eva Baudissin (dans le quotidien viennois Die Zeit du 11 février 1912) que le dernier roman de Jensen, qui contient beaucoup de choses provenant de la propre jeunesse de l’écrivain, raconte le destin d’un homme qui « découvre une sœur dans la femme qu’il aime ».

Quant au motif principal de Gradiva, la démarche d’une beauté particulière avec ce pied qui se dresse à la verticale, on n’en trouve aucune trace dans les deux nouvelles antérieures.

Le bas-relief de la jeune fille en train de marcher de la sorte, que Jensen fait appeler Gradiva et qu’il donne pour romain, fait en réalité partie de l’âge d’or de l’art grec. ׀125׀ Il se trouve au musée Chiaramonti du Vatican sous le n° 644 et il a été complété et commenté par F. Hauser .3En rapprochant Gradiva d’autres fragments se trouvant à Florence et à Munich, on a obtenu deux panneaux de bas-relief avec trois figures chacun, dans lesquelles on pouvait reconnaître les Heures, les déesses de la végétation et les divinités de la rosée fertilisante qui leur sont apparentées. ׀126׀

1.

a. Cf. les lettres de Jensen.

2.

a. Il s’agit de C. G. Jung.

b. Der rote Schirm, non traduit en français.

c. Im gotischen Haus. Traduction française par R. Prunier, Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 1999.

d. Übermächte.

3.

a. Disiecta membra neuattischer Reliefs im Jahresheft des öst. Archäol. Instituts, vol. VI, cahier 1. Un bilan des connaissances actuelles sur le bas-relief a été fourni par Alain Pasquier, conservateur en chef du Département des Antiquités grecques et romaines au Musée du Louvre, dans le volume « Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen » paru chez Gallimard.