Dans un cercle d’hommes tenant pour acquis que les principales énigmes du rêve ont été résolues grâce aux efforts de l’auteur naquit un jour la curiosité de s’occuper des rêves qui n’ont jamais été rêvés mais sont créés par des écrivains1 qui les attribuent à des personnages fictifs dans le contexte d’un récit. Si la proposition de soumettre cette catégorie de rêves à l’examen pouvait paraître superflue et déconcertante, il y a un autre côté par lequel on pouvait la juger légitime. Que le rêve soit quelque chose qui a du sens et qui peut être interprété est en effet une croyance loin d’être communément partagée. La science et la majorité des gens cultivés sourient quand on leur donne pour tâche d’interpréter un rêve ; seul le peuple attaché à la superstition, qui perpétue sur ce point les convictions des Anciens, s’entête à considérer qu’on peut interpréter les rêves, et l’auteur de L’Interprétation du rêve a osé prendre parti pour les Anciens et la superstition, contre l’objection de la science rigoureuse. Il est vrai qu’il est loin de voir dans le rêve une annonce de l’avenir, que l’homme tente depuis toujours de dévoiler par tous les moyens illicites sans jamais y parvenir. Mais lui non plus ne pouvait ׀32׀ rejeter tout rapport du rêve à l’avenir car, une fois achevé un laborieux travail de traduction, le rêve se révéla être pour lui un désir du rêveur présenté comme satisfait, et qui pourrait contester que pour la plupart les désirs sont ordinairement tournés vers l’avenir.
Je disais à l’instant que le rêve est un désir satisfait. Celui qui ne craint pas de travailler à fond un livre difficile, celui qui n’exige pas que pour économiser sa peine au prix de la fidélité et de la vérité on lui présente un problème embrouillé comme facile et simple pourra rechercher dans L’Interprétation du rêve mentionnée de quoi prouver amplement cette formulation et, en attendant, mettre de côté les objections qui ne manqueront pas de lui venir à l’esprit contre l’assimilation du rêve à la satisfaction d’un désir.
Mais nous avons beaucoup anticipé. Il ne s’agit encore nullement d’établir si le sens d’un rêve peut être restitué dans chaque cas par un désir satisfait ou s’il ne peut pas l’être tout aussi souvent par une attente anxieuse, un projet, une réflexion, etc. La première question qui se pose est plutôt celle de savoir si le rêve a tout simplement un sens, si on doit lui accorder le statut de processus psychique. La science répond que non, elle déclare que l’activité onirique est un processus strictement physiologique, derrière lequel il serait donc inutile de chercher un sens, une signification, une intention. Les stimuli corporels joueraient pendant le sommeil sur l’instrument psychique et amèneraient à la conscience tantôt l’une tantôt l’autre de ces représentations privées de toute cohésion psychique. Les rêves ne seraient que des soubresauts, mais nullement comparables à des mouvements d’expression de la vie psychique.
Or dans ce débat sur l’appréciation du rêve les écrivains semblent être du même parti que les Anciens, que le peuple superstitieux et que l’auteur de L’Interprétation du rêve. Car lorsqu’ils font rêver les personnages créés par leur imagination, ils suivent l’expérience quotidienne ׀33׀ selon laquelle la pensée et la sensibilité des hommes se poursuivent jusque dans leur sommeil et ne cherchent rien d’autre qu’à dépeindre les états d’âme de leurs héros par leurs rêves. Mais les écrivains sont de précieux alliés et il faut attacher un grand prix à leur témoignage, car ils savent toujours une foule de choses entre ciel et terre, dont notre sagesse d’école ne peut encore rêver. Même en psychologie, ils ont beaucoup d’avance sur nous qui sommes des hommes ordinaires, parce qu’ils puisent là à des sources que nous n’avons pas encore exploitées pour la science. Si seulement cette prise de position des écrivains en faveur de la nature signifiante du rêve était moins ambiguë ! Car une critique plus incisive pourrait bien objecter que l’écrivain ne prend parti ni pour ni contre la signification psychique de tel ou tel rêve, qu’il se contente de montrer que l’âme endormie tressaille sous l’effet des excitations restées actives en elle comme prolongements de la vie éveillée.
Pour autant, ce désappointement ne saurait refroidir notre intérêt pour la manière dont les écrivains se servent du rêve. Quand bien même notre examen ne nous enseignerait rien de nouveau sur l’essence des rêves, l’angle choisi nous permettra peut-être un petit aperçu de la nature de la production littéraire. Les rêves réels passant déjà pour des créations débridées n’obéissant à aucune règle, que dire des créations libres inspirées par ces rêves ! Or il y a beaucoup moins de liberté et d’arbitraire dans la vie psychique que nous n’inclinons à l’admettre – peut-être même n’y en a-t-il pas du tout. Ce que nous appelons hasard dans le monde extérieur se résout, on le sait, en lois ; de même, ce que nous appelons arbitraire dans le domaine psychique repose sur des lois – dont nous n’avons encore qu’un obscur pressentiment. Voyons donc cela de près !
Il y aurait deux voies d’investigation. La première serait de se plonger dans un cas particulier, les créations oniriques d’un écrivain dans une de ses œuvres. L’autre consisterait à collecter et à confronter tous les exemples d’utilisation de rêves que nous pourrions trouver dans les œuvres de différents écrivains. La deuxième voie semble de loin la plus pertinente, la seule légitime peut-être, car elle nous libère aussitôt des préjudices qui sont liés à l’adoption de ce concept unitaire artificiel ׀34׀ qu’est « l’écrivain ». Dans l’investigation, cette unité se décompose en individualités littéraires de valeur très diverse, au nombre desquelles nous avons l’habitude de vénérer tel ou tel pour sa profonde connaissance de l’âme humaine. Pourtant, c’est une investigation du premier type qui remplit les pages qui vont suivre. Dans le cercle d’hommes où cette initiative était née, il s’en était trouvé un2 pour s’aviser que dans l’œuvre littéraire ayant suscité son plaisir peu de temps auparavant se trouvaient plusieurs rêves, dont la physionomie comportait, pour ainsi dire, des traits familiers, et l’invitait donc à essayer sur eux la méthode de L’Interprétation du rêve. Il avoua que le sujet de cette petite œuvre littéraire et le lieu où elle se situe avaient certainement pris une part prépondérante dans son plaisir, car l’histoire se passait sur le sol de Pompéi et avait pour personnage principal un jeune archéologue ayant renoncé à son intérêt pour la vie au profit de celui qu’il nourrissait pour les vestiges du passé classique, avant qu’un détour étrange, mais tout à fait logique, le ramène à la vie. Le traitement de ce sujet authentiquement poétique, conclut-il, suscitait chez le lecteur toutes sortes d’affinités et de concordances. Cette œuvre était la petite nouvelle Gradiva de Wilhelm Jensen, qualifiée par l’auteur lui-même de « fantaisie pompéienne ».
À dire vrai, il faudrait maintenant que je prie tous mes lecteurs de reposer cet opuscule et de le remplacer tout un temps par la Gradiva parue en librairie en 1903, pour que je puisse me référer par la suite à quelque chose de connu. Mais pour ceux qui ont déjà lu Gradiva, je me propose de remettre en mémoire le contenu du récit par un bref résumé, escomptant que leur souvenir restituera de lui-même tout le charme que je leur aurai retiré. ׀35׀
Un jeune archéologue, Norbert Hanold, a découvert dans une collection d’antiques à Rome un bas-relief qui a exercé sur lui un attrait si exceptionnel qu’il s’est beaucoup réjoui de pouvoir en acquérir un excellent moulage en plâtre qu’il peut accrocher dans son cabinet de travail d’une université allemande et étudier avec intérêt. L’image3 représente une jeune fille déjà mûre en train de marcher, qui a un peu relevé son vêtement aux multiples plis, de sorte que les pieds se laissent voir dans les sandales. Un pied repose complètement sur le sol, l’autre s’est détaché du sol à la suite et ne le touche que du bout des orteils, tandis que semelle et talon s’élèvent presque à la verticale. C’est la démarche ici représentée, inhabituelle et d’un charme particulier, qui avait vraisemblablement éveillé l’attention de l’artiste et, plusieurs siècles après, c’est elle qui captive maintenant le regard de notre archéologue en train de la contempler.
Cet intérêt du héros de l’histoire pour le bas-relief décrit est la donnée psychologique fondamentale de notre œuvre. Il ne peut s’expliquer sans autre précision. « En tant que docteur en archéologie, le professeur Norbert Hanold ne trouvait à dire vrai rien de particulièrement remarquable pour sa science dans le bas-relief » (Jensen). « Il était incapable d’élucider ce qui avait bien pu éveiller son attention, hormis le fait que quelque chose l’avait attiré et que cet effet avait persisté depuis sans aucun changement. » (Jensen) Mais son imagination ne cesse de s’occuper de l’image. Il y trouve quelque chose d’« actuel », comme si l’artiste avait saisi une scène de rue « sur le vif » (Jensen). Il attribue un nom à la jeune fille représentée en train de marcher : « Gradiva », « celle qui marche » ; il affabule qu’elle est certainement la fille d’une noble maison, peut-être celle « d’un édile patricien qui exerçait sa charge au nom de Cérès » et qu’elle se dirige vers le temple de la déesse. Puis il lui répugne de localiser son allure paisible et silencieuse dans l’agitation d’une grande ville, et il s’invente plutôt la conviction ׀36׀ qu’il faut la déplacer à Pompéi et que c’est là qu’elle marche, quelque part sur ces pavés qu’on venait de dégager, qui ont la particularité de permettre au piéton, par temps de pluie, de passer au sec d’un côté à l’autre de la rue tout en ménageant aussi un passage pour les roues des chars. Son profil lui semble être du genre grec, son origine grecque indubitable ; toute sa science de l’Antiquité se met progressivement au service de ces fables imaginaires ainsi que d’autres relatives à l’original de ce bas-relief.
C’est alors que s’impose à lui un problème soi-disant scientifique qui demande à être résolu. Il s’agit pour lui de délivrer un jugement critique afin d’établir « si l’artiste a restitué chez Gradiva le processus de la marche tel qu’on peut l’observer sur le vif » (Jensen). Pour sa part, il est incapable de le provoquer sur lui-même ; à la recherche de la « réalité » de cette démarche, il en vient maintenant, « pour élucider l’affaire, à procéder lui-même à des observations sur le vif » (Jensen). Cela l’oblige, il est vrai, à faire une chose qui lui est absolument étrangère. « Pour lui, le sexe féminin n’avait été jusque-là qu’un concept de marbre ou de bronze, et il n’avait jamais accordé la moindre attention aux représentantes contemporaines dudit sexe » (Jensen). Les mondanités ne lui étaient jamais apparues que comme une indéniable calamité ; quant aux jeunes dames qu’il rencontrait en société, il les voyait et les entendait si peu qu’il les croisait la fois suivante sans les saluer, ce qui ne le présentait pas sous un jour très favorable à leurs yeux. Or la tâche scientifique qu’il s’était fixée l’obligeait à regarder assidûment dans la rue, par temps sec, mais particulièrement par temps de pluie, les pieds que laissaient voir les femmes et les jeunes filles, activité qui lui valait plus d’un regard tantôt décourageant tantôt encourageant de la part de celles qu’il observait ainsi ; « pourtant, il avait aussi peu de compréhension pour l’un que pour l’autre » (Jensen). De ces études minutieuses il fut bien obligé de conclure ׀37׀ qu’on ne pouvait reconnaître la démarche de Gradiva dans la réalité, ce qui l’emplit de contrariété et de regret.
Peu après il fit un rêve terriblement angoissant qui le transporta dans l’ancienne Pompéi le jour de l’éruption du Vésuve et le rendit témoin de l’anéantissement de la ville. « Alors qu’il se tenait ainsi au bord du Forum à côté du temple de Jupiter, il vit subitement Gradiva à quelques pas de lui ; jusque-là, l’idée qu’elle puisse être là ne l’avait pas effleuré, mais à présent lui vint tout d’un coup à l’esprit comme une chose naturelle qu’étant, on le sait, pompéienne, elle vivait dans sa ville natale et, sans qu’il l’ait pressenti, à la même époque que lui » (Jensen). L’angoisse du sort qui attendait celle-ci lui arracha un cri d’alarme, auquel l’apparition qui continuait à marcher tranquillement répondit en tournant son visage dans sa direction. Mais elle poursuivit ensuite son chemin sans se soucier de rien jusqu’au portique du temple, s’assit là sur une marche de l’escalier et y posa lentement sa tête, tandis que son visage prit un teint de plus en plus pâle, comme s’il se métamorphosait en marbre blanc. Se hâtant de la rejoindre, il la trouva allongée comme endormie sur la large marche jusqu’à ce que la pluie de cendres finisse par ensevelir ses formes.
Lorsqu’il se réveilla, il croyait avoir encore dans l’oreille les cris confus des habitants de Pompéi cherchant à se sauver et le grondement assourdi du ressac de la mer en furie. Mais même après avoir repris ses esprits et reconnu que ces bruits étaient les manifestations de vie d’une grande ville dont le vacarme vous réveille, il continua de croire un long moment à la réalité de ce qu’il venait de rêver ; lorsqu’il se fut enfin libéré de l’idée qu’il avait assisté en personne, près de deux mille ans plus tôt, à l’anéantissement de Pompéi, il garda néanmoins la conviction sincère que Gradiva vivait à Pompéi et qu’elle y avait été ensevelie en 79. Après coup, ce rêve continua d’exciter son imagination à propos de Gradiva, à tel point qu’il se mit désormais à déplorer sa mort comme celle d’une femme qu’il aurait perdue. ׀38׀
Tandis que, pris dans ces pensées, il se penchait à la fenêtre, son attention fut attirée par un canari qui chantait vigoureusement dans sa cage à une fenêtre ouverte de la maison d’en face. Soudain, une sorte de secousse le parcourut, alors, semble-t-il, qu’il n’était pas encore tout à fait sorti de son rêve. Il crut avoir aperçu dans la rue une silhouette comme celle de sa Gradiva et même sa démarche caractéristique, se précipita sans réfléchir dans la rue pour la rattraper, et il fallut les rires et les moqueries des gens sur l’inconvenance de sa tenue matinale pour le faire revenir chez lui à la hâte. Dans sa chambre, ce fut de nouveau le canari chantant dans sa cage qui l’occupa, l’incitant à faire une comparaison avec sa propre personne. Lui aussi était comme dans une cage, jugea-t-il, mais il lui était plus facile de quitter sa cage. Comme dans le prolongement de l’effet du rêve, peut-être aussi sous l’influence de la douceur d’un air printanier, se forgea en lui la décision de faire un voyage de printemps en Italie : il eut vite fait de trouver un prétexte scientifique, même si « l’invitation à faire ce voyage avait jailli en lui d’une sensation indicible » (Jensen).
Arrêtons-nous un instant sur ce voyage, dont les motivations sont d’une remarquable frivolité, et regardons de plus près la personnalité et les agissements de notre héros. Il nous apparaît encore incompréhensible et fou ; nous ne soupçonnons pas encore par quelle voie sa folie particulière va pouvoir se raccorder à son humanité pour conquérir notre sympathie. C’est le privilège de l’écrivain de pouvoir nous laisser dans une telle incertitude ; par la beauté de sa langue, l’intelligence de ses trouvailles, il nous récompense provisoirement de la confiance que nous lui accordons, et de la sympathie dont nous créditons son héros, avant qu’il ne la mérite. À son sujet, il nous apprend encore que la tradition familiale l’avait déjà destiné à la recherche sur l’Antiquité, que, dans sa solitude et son indépendance ultérieures, il s’était totalement immergé dans sa science et totalement détourné de la vie et de ses plaisirs. ׀39׀ Le marbre et le bronze étaient la seule chose réellement vivante pour sa sensibilité, la seule susceptible d’exprimer le but et la valeur d’une vie humaine. Mais dans une intention bienveillante, la nature lui avait mis dans le sang un correctif d’un genre aussi peu scientifique que possible, une imagination extrêmement vive, qui pouvait se déclarer non seulement par des rêves mais aussi souvent à l’état de veille. Pareil détachement de l’imagination d’avec la faculté de penser devait nécessairement en faire un écrivain ou un névrosé, le ranger parmi les êtres dont le royaume n’est pas de ce monde. Ainsi pouvait-il lui arriver de suspendre son intérêt à un bas-relief représentant une jeune fille à la démarche insolite, de la retenir dans la toile de son imagination, d’affabuler pour elle un nom et une origine, de transporter la personne qu’il avait créée dans la ville de Pompéi ensevelie il y a plus de 1800 ans, et pour finir, après avoir fait un étrange cauchemar, d’élever la fable imaginaire de l’existence et de l’anéantissement de la jeune fille appelée Gradiva au rang de délire qui se mit à influencer sa façon d’agir. Ces produits de l’imagination nous paraîtraient étranges et opaques si nous avions affaire à eux chez un être réellement vivant. Comme notre héros Norbert Hanold est une créature de l’écrivain, nous aimerions timidement lui demander si ce produit de son imagination a été imposé par d’autres puissances que l’arbitraire de celle-ci.
Nous avions abandonné notre héros au moment où c’était apparemment le chant d’un canari qui l’incitait à entreprendre un voyage en Italie, dont les motifs ne lui sont visiblement pas clairs. De surcroît, nous apprenons qu’il n’a pas non plus fixé le but ni la fonction de ce voyage. Une agitation et une insatisfaction intérieures le mènent de Rome à Naples et de là plus loin encore. Il se retrouve dans l’essaim des jeunes mariés en voyage de noces et forcément confronté aux câlineries des « Auguste » et des « Grete », absolument hors d’état de comprendre les faits et gestes de ces couples. ׀40׀ Il parvient à la conclusion que parmi toutes les folies des hommes « le mariage étant en tout cas la plus grande et la moins compréhensible, il occupe la première place, et que leurs absurdes voyages de noces en Italie remportent en quelque sorte la palme de l’ineptie » (Jensen). À Rome, dérangé dans son sommeil par les câlineries d’un couple, il s’enfuit immédiatement à Naples, où il ne fait que retomber sur d’autres « Auguste » et « Grete ». Comme il croit comprendre en écoutant leurs conversations que la majorité de ces couples de tourtereaux n’a pas l’intention de nicher dans les ruines de Pompéi mais de s’envoler pour Capri, il décide de faire ce qu’eux ne feraient pas et se retrouve « contre toute attente et intention » à Pompéi, quelques jours après son départ (Jensen).
Mais sans y trouver la paix qu’il recherchait. Le rôle joué jusque-là par les jeunes mariés, qui avaient agité son esprit et importuné ses sens, est repris à présent par les mouches domestiques, qu’il est enclin à percevoir comme l’incarnation du superflu et du mal absolu. Ces deux espèces de crampons se confondent à ses yeux pour n’en faire plus qu’une ; nombre de couples de mouches lui rappellent les jeunes mariés, s’adressant probablement dans leur langage des « mon Auguste à moi » et des « ma douce Grete » (Jensen). Il ne peut s’empêcher finalement de reconnaître « que son insatisfaction n’est pas uniquement causée par ce qu’il trouve autour de lui, mais que quelque chose puise aussi son origine en lui-même » (Jensen). Il sent « que s’il est morose, c’est parce qu’il lui manque quelque chose, sans pouvoir élucider quoi ».
Le matin suivant, il traverse l’« ingresso » pour se rendre à Pompéi et, après avoir congédié son guide, parcourt la ville au hasard, et ce, curieusement, sans se souvenir que peu de temps auparavant il avait assisté en rêve à l’ensevelissement de Pompéi. Alors qu’à l’heure « brûlante et sacrée de midi », considérée par les Anciens comme l’heure des esprits, les autres visiteurs se sont enfuis et que les tas de décombres s’étendent devant lui, déserts et inondés ׀41׀ d’un soleil éclatant, voilà que s’éveille en lui la faculté de se replonger dans la vie disparue, mais sans l’aide de la science. « Ce que celle-ci enseignait était une conception archéologique privée de vie et ce qui sortait de sa bouche une langue philologique morte. Elles ne permettaient pas de saisir les choses avec l’âme, la sensibilité, le cœur, peu importe le nom, mais quiconque en éprouvait le désir devait rester là, seul et unique être vivant, dans la paix brûlante de midi parmi les vestiges du passé, pour ne pas voir avec les yeux du corps, ne pas entendre avec les oreilles de chair. Alors... les morts se réveillaient et Pompéi commençait à revivre » (Jensen).
Animant ainsi le passé avec son imagination, il voit subitement l’indubitable Gradiva de son bas-relief sortir d’une maison et, d’un pas léger, marcher sur les pavés de lave pour gagner l’autre côté de la rue, tout comme dans le rêve de la fameuse nuit lorsqu’elle s’était couchée pour dormir sur les marches du temple d’Apollon. « Et en même temps que ce souvenir, quelque chose d’absolument différent parvient pour la première fois à sa conscience : sans rien savoir lui-même de ce qui l’y avait incité intérieurement, la raison pour laquelle il était allé en Italie et avait poursuivi jusqu’à Pompéi sans séjourner à Rome ni à Naples était qu’il cherchait à savoir s’il pourrait y retrouver ses traces. Et ce au sens littéral, car étant donné la singularité de sa démarche elle devait nécessairement avoir laissé dans la cendre une empreinte de ses orteils se distinguant de toutes les autres » (Jensen).
À ce moment-là, la tension dans laquelle l’auteur nous a maintenus monte jusqu’à provoquer pour un instant une confusion pénible. Non seulement notre héros a manifestement perdu son équilibre, mais nous sommes nous aussi dérangés par l’apparition de Gradiva, qui était jusque-là une figure de pierre avant d’être une figure imaginée. S’agit-il d’une hallucination de notre héros dérangé par le délire, d’un fantôme « réel » ou d’une personne en chair et en os ? ׀42׀ Non pas que nous ayons besoin de croire aux fantômes pour dresser cette liste. En effet, l’écrivain, qui a qualifié son récit de « Phantasie » [« production imaginaire »], ne s’est toujours pas décidé à clarifier s’il se propose de nous laisser dans notre monde décrié pour sa froide objectivité, régi par les lois de la science, ou bien de nous emmener dans un autre monde, un monde fantastique, dans lequel on attribue une réalité aux esprits et aux fantômes. Comme le montre l’exemple d’Hamlet et de Macbeth, nous sommes prêts à l’y suivre sans la moindre hésitation. Dans ce cas, il faudrait sans doute d’autres critères pour jauger le délire de cet archéologue plein d’imagination. Car si nous considérons à quel point doit être invraisemblable l’existence réelle d’une personne, dont l’apparition reproduit fidèlement cette antique image de pierre, notre liste se réduit à une alternative : hallucination ou fantôme de midi. Un petit trait de la description a tôt fait d’éliminer la première possibilité. Un grand lézard est étendu sans bouger dans la lumière du soleil, mais il prend la fuite à l’approche du pied de Gradiva et s’échappe en serpentant sur les pavés de lave des rues. Ce n’est donc pas une hallucination, quelque chose qui serait en dehors des sens de notre rêveur. Mais la réalité d’une rediviva serait-elle en mesure de déranger un lézard ?
Devant la maison de Méléagre Gradiva disparaît. Ne soyons pas étonnés que dans son délire Norbert Hanold aille jusqu’à imaginer que Pompéi, à l’heure des esprits de midi, ait recommencé à vivre autour de lui et qu’ainsi Gradiva ait retrouvé la vie et soit entrée dans la maison qu’elle habitait avant ce jour fatal d’août 79. Des hypothèses subtiles sur la personnalité du propriétaire, qui avait pu donner son nom à la maison, et sur la relation qu’avait Gradiva avec ce dernier, lui passent par la tête et prouvent que désormais sa science s’est entièrement mise au service de son imagination. Ayant pénétré à l’intérieur de la maison, il découvre soudain l’apparition assise sur des marches inférieures entre deux des colonnes jaunes. ׀43׀ « Sur ses genoux était étalé quelque chose de blanc, que son regard n’était pas capable de distinguer clairement ; ce semblait être une feuille de papyrus… » (Jensen.) Dans les conditions de sa dernière conjecture sur son origine, il s’adresse à elle en grec, attendant timidement que se décide si son existence d’apparence permet que lui soit accordée la faculté de parler. Comme elle ne répond pas, il change de langue et s’adresse à elle en latin. Elle laisse alors tomber de sa bouche souriante : « Si vous voulez me parler, faites-le en allemand » (Jensen).
Quelle honte pour nous lecteurs ! Ainsi l’écrivain s’est donc aussi moqué de nous et comme par la réverbération du soleil brûlant de Pompéi il nous a attirés dans un petit délire pour nous obliger à porter un jugement plus indulgent à l’encontre du malheureux sur qui brûle le véritable soleil de midi. Mais nous savons maintenant, guéris que nous sommes d’un bref désarroi, que Gradiva est une jeune Allemande en chair et en os, éventualité que nous voulions justement écarter comme étant la plus invraisemblable. À présent, nous voilà autorisés à réfléchir calmement en attendant d’apprendre quels sont les rapports entre la jeune fille et son image de pierre et comment notre jeune archéologue en est venu aux productions imaginaires qui renvoient à la personnalité réelle de Gradiva.
Notre héros met plus de temps que nous à s’arracher à son délire, car « lorsqu’une croyance fait votre bonheur, dit l’écrivain, elle s’accommode partout d’une somme considérable de choses incompréhensibles » (Jensen), et de surcroît son délire a des racines intérieures, dont nous ne savons rien et qui n’existent pas chez nous. Chez lui, un traitement radical est sans doute nécessaire pour le ramener à la réalité. Pour l’instant, la seule chose qu’il puisse faire est d’adapter le délire à la merveilleuse expérience qu’il vient de faire. Gradiva, qui a péri dans l’ensevelissement de Pompéi, ne peut être qu’un fantôme de midi, revenu à la vie pour l’heure fugitive des esprits. Mais après cette réponse qui lui a été donnée en allemand, pourquoi lui échappe-t-il cette exclamation : « J’étais sûr que c’était bien le son de ta voix » (Jensen) ? ׀44׀ Non seulement nous, mais la jeune fille aussi se voit elle-même obligée de poser la question, et Hanold doit concéder qu’il n’a encore jamais entendu cette voix, mais s’attendait à l’entendre, dans son rêve d’alors, après l’avoir interpellée alors qu’elle s’allongeait pour dormir sur les marches du temple. Il lui demande de refaire la même chose qu’autrefois, mais voilà qu’elle se lève, lui jette un regard déconcertant et disparaît au bout de quelques pas entre les colonnes de la cour. Un beau papillon avait voleté plusieurs fois autour d’elle peu de temps auparavant ; dans son interprétation, c’était un messager de l’Hadès, chargé d’avertir la défunte qu’il était temps de s’en retourner car l’heure des esprits de midi était écoulée. Hanold a encore le temps de lui lancer cet appel tandis qu’elle disparaît : « Tu reviens demain à l’heure de midi ? » (Jensen.) Mais nous qui nous sentons maintenant autorisés à avancer quelques interprétations réfléchies, notre impression est que la jeune dame ainsi sollicitée par Hanold y a vu quelque chose d’inconvenant qui l’a conduite à le quitter vexée, puisqu’elle ignorait évidemment tout de son rêve. Sa délicatesse n’aurait-elle pas décelé la nature érotique de sa demande, motivée pour Hanold par le rapport avec son rêve ?
Après la disparition de Gradiva, notre héros dévisage tous les clients de l’Hôtel Diomède présents à table, puis ceux de l’Hôtel Suisse, après quoi il peut se dire que dans aucun des deux seuls lieux d’hébergement qu’il connaisse à Pompéi ne se trouve une personne présentant la moindre ressemblance avec Gradiva. Il aurait bien entendu rejeté comme absurde la perspective de pouvoir effectivement tomber sur Gradiva dans un des deux établissements. Le vin pressé sur le sol brûlant du Vésuve vient alors renforcer l’ivresse dans laquelle il a passé la journée.
La seule chose certaine pour le lendemain était que Hanold devait se retrouver à l’heure de midi dans la maison de Méléagre et, dans l’attente de cette heure, il se met en tête de franchir le vieux mur de la ville par une voie non autorisée. ׀45׀ Une hampe d’asphodèle à laquelle sont suspendues des clochettes blanches lui semble assez chargée de sens en tant que fleur du monde souterrain pour qu’il la cueille et l’emporte avec lui. Mais pendant son attente, la science de l’Antiquité dans sa totalité lui semble être la chose la plus inutile et la plus indifférente du monde, car un autre intérêt accapare sa personne, le problème de savoir « de quoi était faite l’apparition physique d’un être tel que Gradiva, qui était mort et en même temps vivant, même si ce n’était qu’à l’heure des esprits de midi » (Jensen). Il redoute aussi de ne pas rencontrer aujourd’hui celle qu’il cherche, parce qu’il se pourrait qu’on ne l’autorise à revenir qu’au bout d’une longue période et il tient son apparition, au moment où il l’aperçoit de nouveau entre les colonnes, pour un tour que lui joue son imagination et qui lui arrache cette douloureuse exclamation : « Oh si seulement tu étais encore et bien vivante ! » (Jensen.) Mais cette fois il s’était manifestement montré trop critique, car l’apparition dispose d’une voix qui lui demande si c’est à elle qu’il souhaite apporter la fleur blanche, et l’entraîne, une nouvelle fois décontenancé, dans une longue conversation. À nous lecteurs qui avons déjà commencé à nous intéresser à la personnalité vivante de Gradiva, l’auteur nous raconte que l’humeur et le rejet manifestés la veille dans son regard avaient cédé la place à une curiosité attentive et au désir d’en savoir plus. Elle le soumet d’ailleurs à un véritable interrogatoire, réclame des éclaircissements sur la remarque qu’il lui a faite la veille, veut savoir à quel moment il se trouvait près d’elle quand elle s’est allongée pour dormir, apprend ainsi l’existence du rêve dans lequel elle a été engloutie avec sa ville natale, puis celle du bas-relief et la position du pied qui a tant attiré l’archéologue. Et voici qu’elle se montre également disposée à faire la démonstration de sa démarche, la seule divergence constatée par rapport à l’image originale de Gradiva étant qu’elle a remplacé les sandales par des chaussures de cuir fin, couleur sable clair, mieux adaptées, explique-t-elle, à l’époque actuelle. Il est manifeste qu’elle se prête à son délire, qu’elle l’amène à développer dans toute son ampleur, sans jamais y contredire. ׀46׀ Une seule fois, elle semble sortir de son rôle sous le coup d’un affect personnel, lorsqu’il affirme, tout à son bas-relief, l’avoir reconnue au premier coup d’œil. Comme à ce stade de la conversation elle ignore encore tout du bas-relief, elle est forcément tout près de se méprendre, mais elle a tôt fait de se ressaisir, et c’est nous qui avons la nette impression que nombre de ses propos sont à double entente, qu’en dehors de leur signification dans le contexte du délire ils disent aussi quelque chose de réel et d’actuel, par exemple lorsqu’elle regrette qu’à l’époque il ne soit pas parvenu à identifier la démarche de Gradiva dans la rue. « Quel dommage, peut-être que tu n’aurais pas eu besoin de faire le long voyage jusqu’ici » (Jensen). Elle apprend aussi qu’il a donné le nom de Gradiva au bas-relief qui la représente et lui dit son vrai nom : Zoé. « Le nom te va bien, mais il résonne à mes oreilles comme une raillerie amère, car Zoé signifie la vie. » – « Il faut accepter l’irrévocable, rétorque-t-elle, et je me suis habituée depuis longtemps déjà à être morte. » Lui promettant de se trouver de nouveau au même endroit le lendemain à l’heure de midi, elle prend congé après lui avoir demandé une nouvelle fois de lui donner le rameau d’asphodèle. « À ceux qui connaissent un meilleur sort, on donne des roses au printemps, mais pour moi la fleur de l’oubli venant de ta main est celle qui convient » (Jensen). Sans doute la mélancolie sied-elle à une personne morte depuis si longtemps et qui n’est revenue à la vie que pour de brèves heures.
Nous commençons à comprendre et à prendre espoir. Si la jeune dame, sous la forme de laquelle Gradiva a retrouvé la vie, reprend si pleinement le délire de Hanold, elle le fait probablement pour l’en délivrer. Il n’y a pas d’autre voie pour y parvenir ; en le contredisant, on s’en fermerait la possibilité. Même si on traitait sérieusement une maladie réelle de ce genre, la seule chose à faire serait tout d’abord de se placer sur le terrain de la construction délirante et de l’étudier ensuite avec la plus grande exhaustivité. ׀47׀ Si Zoé est la personne qu’il faut pour cela, nous avons une bonne chance d’apprendre comment guérir un délire comme celui de notre héros. Nous aimerions bien savoir aussi comment naît pareil délire. Ce serait chose étrange, mais non sans exemple ni équivalent, si le traitement et l’étude du délire coïncidaient et si l’élucidation de sa genèse se faisait justement pendant qu’on le décompose. Nous pressentons, il est vrai, que tout notre cas de maladie pourrait déboucher sur une histoire d’amour « ordinaire », mais on ne doit pas mépriser le potentiel thérapeutique de l’amour face au délire, et l’emprise qu’exerçait sur notre héros l’image de sa Gradiva n’était-elle pas aussi un état amoureux à part entière, même s’il s’appliquait encore à un objet passé et privé de vie ?
Après la disparition de Gradiva, ne retentit encore une fois dans le lointain qu’une sorte d’appel rieur d’un oiseau volant au-dessus de la ville en ruine. Resté sur place, le jeune homme ramasse quelque chose de blanc qu’a laissé Gradiva, pas une feuille de papyrus, mais un carnet d’esquisses avec des dessins au crayon représentant différents motifs de Pompéi. Nous pourrions dire que c’est un gage de son retour qu’elle ait oublié le petit carnet à cet endroit, car nous affirmons qu’on n’oublie rien sans raison secrète ou motif caché.
Le reste de la journée apporte à notre Hanold toutes sortes de découvertes et de constatations curieuses qu’il omet de rassembler en un tout. Dans le mur du portique où a disparu Gradiva, il aperçoit aujourd’hui une fente étroite, néanmoins assez large pour laisser passer une personne d’une minceur inhabituelle. Il discerne qu’à cet endroit Zoé-Gradiva n’a pas besoin de s’enfoncer dans le sol, ce qui est d’ailleurs si déraisonnable qu’il a honte de cette croyance dont il vient de se défaire, mais qu’elle utilise cette voie pour regagner son caveau. Une ombre légère lui semble s’estomper au bout de la rue des Tombeaux devant la villa dite de Diomède. En proie à la même ivresse que la veille et préoccupé par les mêmes problèmes, ׀48׀ il erre à présent aux alentours de Pompéi. De quoi pourrait bien être faite physiquement Zoé-Gradiva et si on sentait quelque chose en touchant sa main. Une impulsion singulière l’incitait à vouloir tenter cette expérience, mais une crainte aussi grande le retenait, ne fût-ce que de se la représenter. Sur le flanc d’une colline chauffée par le soleil, il tomba sur un homme d’un certain âge, sans doute un zoologiste ou un botaniste, vu son équipement, qui paraissait s’occuper de capture. Celui-ci se tourna vers lui et dit : « Vous intéressez-vous aussi au faraglionensis ? J’ai eu du mal à le croire, mais il me paraît tout à fait probable qu’il ne séjourne pas seulement sur les faraglioni près de Capri, mais qu’en faisant preuve de persévérance on doit aussi en trouver sur le continent. Le moyen indiqué par mon collègue Eimer est vraiment bon ; je l’ai déjà utilisé à plusieurs reprises avec le plus grand succès. S’il vous plaît, tenez-vous bien tranquille… » (Jensen.) À ces mots il s’interrompit et tendit un nœud coulant, confectionné avec une longue tige d’herbe, devant l’anfractuosité d’un rocher, de laquelle sortait la petite tête aux reflets bleuâtres d’un lézard. Hanold quitta le chasseur de lacertiens avec l’idée critique qu’il était à peine croyable de voir quels projets bizarres pouvaient en inciter certains à entreprendre le long voyage à Pompéi, critique dans laquelle il se gardait évidemment de s’inclure, lui et son intention de fouiller les cendres de Pompéi pour y trouver l’empreinte des pieds de Gradiva. Il avait du reste l’impression de connaître le visage de ce monsieur, comme s’il l’avait fugitivement remarqué dans une des deux auberges, de même que celui-ci l’avait abordé comme on fait avec une connaissance. Poursuivant sa promenade, un chemin écarté le mena à une maison qu’il n’avait pas découverte jusque-là et qui s’avéra être une troisième auberge, l’Albergo del Sole. L’aubergiste qui se trouvait désœuvré saisit l’occasion de lui recommander chaudement sa maison et les trésors exhumés qu’elle recélait. Il affirma avoir été aussi présent ׀49׀ quand on avait découvert dans la région du Forum le jeune couple d’amants qui s’était étroitement enlacé en comprenant que sa fin était inéluctable, attendant la mort dans cette position. Hanold en avait déjà entendu parler et haussé les épaules comme s’il s’agissait d’une fable inventée par quelque narrateur débordant d’imagination, mais aujourd’hui le récit de l’aubergiste suscitait une crédulité qui se prolongea du reste lorsque ce dernier alla chercher une fibule en métal recouverte d’une patine verte, qui avait été ramassée dans les cendres en sa présence avec les restes de la jeune fille. Il fit l’acquisition de cette fibule sans autres considérations critiques, et lorsqu’en quittant l’auberge il vit à une fenêtre ouverte une hampe d’asphodèle couverte de fleurs blanches lui faire signe d’en haut, la vue des fleurs des tombeaux le pénétra comme si elle attestait l’authenticité de sa nouvelle possession.
Mais avec cette fibule un nouveau délire avait pris possession de lui ou plutôt c’était l’ancien qui connaissait une petite poussée, ce qui n’était apparemment pas de bon augure pour la thérapie engagée. Non loin du Forum, on avait exhumé un jeune couple d’amants ainsi enlacé et, dans le rêve, c’est justement aux alentours du temple d’Apollon qu’il avait vu Gradiva s’allonger pour dormir. N’était-il pas possible qu’en réalité elle ait poursuivi son chemin au-delà du Forum pour rencontrer quelqu’un avec qui elle aurait ensuite partagé la mort ? Un tourment, que nous pouvons peut-être assimiler à de la jalousie, naquit de cette supposition. Il l’apaisa en se référant au caractère incertain de ce qu’il avait échafaudé et se reprit assez pour être capable de dîner à l’Hôtel Diomède. Là, deux nouveaux arrivants, un « lui » et une « elle », dont une certaine ressemblance lui faisait penser qu’ils étaient frère et sœur – malgré la différence de couleur de leurs cheveux –, attirèrent son attention. De tous ceux qu’il avait croisés pendant son voyage, ces deux-là étaient les premiers qui lui faisaient une impression sympathique. ׀50׀ Une rose rouge de Sorrente que portait la jeune fille éveilla en lui quelque souvenir, il ne pouvait se rappeler lequel. Enfin il se coucha et rêva ; c’était un fatras d’une curieuse absurdité, mais un mélange manifestement concocté à partir des événements de la journée. « Gradiva était assise quelque part au soleil, confectionnant un collet avec une tige d’herbe pour y attraper un lézard tout en disant : “S’il te plaît, tiens-toi bien tranquille – la collègue a raison, le moyen est vraiment bon, et elle l’a utilisé avec le plus grand succès” » (Jensen). Il se défendit contre ce rêve, alors qu’il dormait encore, en le critiquant : c’était vraiment n’importe quoi, de la folie pure et simple, et il se débarrassa du rêve grâce à l’aide d’un oiseau invisible qui poussa un bref cri rieur et emporta le lézard dans son bec.
En dépit de toutes ces fantasmagories il se réveilla l’esprit plutôt clair et raffermi. Un buisson de roses, qui portait des fleurs semblables à celles qu’il avait remarquées la veille sur la poitrine de la jeune dame, lui remit en mémoire que, dans la nuit, quelqu’un avait dit qu’au printemps on donnait des roses. Il en cueillit machinalement quelques-unes et à ces roses devait certainement se rattacher quelque chose qui exerçait dans sa tête une action lénifiante. Délivré de sa timidité, il prit le chemin habituel pour se rendre à Pompéi lesté des roses, de la fibule en métal et du carnet d’esquisses, tout en étant occupé de différents problèmes qui concernaient Gradiva. Le délire ancien s’était fissuré, il avait déjà des doutes, se demandant si l’autorisation qu’elle avait de séjourner à Pompéi était limitée à l’heure de midi ou si elle ne valait pas aussi pour d’autres moments. En contrepartie, l’accent s’était déplacé sur l’ajout récent et la jalousie qui lui était liée le tourmentait sous différents déguisements. Il aurait presque souhaité que l’apparition ne reste visible que pour ses propres yeux et soit soustraite à la perception d’autrui ; ainsi pourrait-il la considérer tout de même comme sa propriété exclusive. Au cours de ses déambulations dans l’attente de l’heure de midi, il fit une rencontre surprenante. ׀51׀ Dans la Casa del Fauno, il tomba sur deux personnages dans un coin où ils croyaient sans doute qu’on ne les découvrirait pas, car ils se tenaient enlacés, leurs lèvres jointes. Il eut la surprise de reconnaître le couple sympathique rencontré la veille au soir. Mais pour un frère et une sœur, leur comportement présent, l’étreinte et le baiser, lui parut durer trop longtemps ; c’était donc un couple d’amants et sans doute de jeunes mariés en voyage de noces, encore un « Auguste » et une « Grete ». Chose curieuse, ce spectacle ne suscitait maintenant chez lui rien d’autre que du contentement, et tout effarouché, comme s’il venait de perturber une dévotion secrète, il se retira sans être vu. Un respect, dont il avait longtemps manqué, était rétabli en lui (Jensen).
Arrivé devant la maison de Méléagre, il fut repris par l’angoisse de trouver Gradiva en compagnie d’un autre, et si vive qu’il ne trouva pas d’autre façon de saluer son apparition que de lui demander : Es-tu seule ? (Jensen.) Il accepte, non sans difficulté, qu’elle lui fasse prendre conscience qu’il a cueilli les fleurs pour elle, il lui confesse son dernier délire dans lequel elle était la jeune fille qu’on avait trouvée au Forum dans une étreinte amoureuse et à qui appartenait la fibule verte. Non sans se moquer, elle lui demande s’il ne l’aurait pas trouvée par hasard au soleil. Celui-ci – ici son nom est Sole – provoquait toutes sortes de choses de ce genre (Jensen). Pour guérir ce mirage qu’il a dans la tête et qu’il reconnaît, elle lui propose de partager son modeste repas et lui offre la moitié d’un pain blanc enveloppé dans du papier de soie, dont elle dévore elle-même l’autre moitié avec un appétit visible. Ses dents impeccables étincellent alors entre ses lèvres et provoquent un léger craquement quand elle mord la croûte. À la question de la jeune fille : « J’ai comme l’impression qu’un jour, il y a deux mille ans, nous avons déjà partagé notre pain. Tu ne te rappelles pas ? » (Jensen), il ne sut quoi répondre, mais la nourriture qui fortifiait sa tête et tous les signes de présence qu’elle donnait ׀52׀ ne manquèrent pas d’agir sur lui. La raison se leva en lui et l’amena à mettre en doute tout le délire qui faisait de Gradiva un spectre de midi ; à quoi il était évidemment possible d’objecter qu’elle venait de lui dire elle-même avoir déjà partagé son repas avec lui deux mille ans auparavant. Devant ce conflit se présentait une expérience permettant de trancher, qu’il mena avec astuce et un courage retrouvé. La main gauche de la jeune fille, avec ses doigts fins, reposait sur ses genoux et une de ces mouches domestiques, dont l’insolence et l’inutilité avaient déjà provoqué son indignation, se posa sur cette main. Brusquement, la main de Hanold se leva et donna une claque vraiment dépourvue d’aménité sur la mouche et la main de Gradiva.
Cette tentative hardie se solda pour lui par un résultat contrasté : d’abord la conviction réjouissante qu’il avait touché une main humaine, indubitablement réelle, vivante et chaude, mais ensuite une réprimande qui le fit bondir effrayé de la marche sur laquelle il était assis. Car voilà ce qui sortit de la bouche de Gradiva remise de sa stupéfaction : « C’est que tu es vraiment fou, Norbert Hanold » (Jensen). On sait qu’appeler quelqu’un par son nom est le meilleur moyen de réveiller un dormeur ou un somnambule. Quant aux conséquences qu’avait entraînées pour Norbert Hanold le fait que Gradiva avait prononcé son nom, qu’il n’avait communiqué à personne à Pompéi, on n’a malheureusement pas pu les observer. Car à cet instant critique, le couple d’amants sympathique surgit de la Casa del Fauno, et la jeune femme s’écria sur un ton de joyeuse surprise : « Zoé ! Toi aussi à Pompéi ? Et aussi en voyage de noces ? Mais tu ne m’as pas écrit pour me prévenir ! » (Jensen.) Devant cette nouvelle preuve que Gradiva était réellement vivante, Hanold prit la fuite.
Pour Zoé-Gradiva, cette visite imprévue, qui la dérangeait dans un travail semble-t-il important, était aussi une surprise rien moins qu’agréable. ׀53׀ Mais s’étant vite ressaisie, elle répond à la question par une réplique banale, dans laquelle elle donne à son amie, mais plus encore à nous, quelques informations sur la situation dont elle se sert pour se débarrasser adroitement du jeune couple. Elle la félicite, mais elle-même n’est pas en voyage de noces. « Le jeune monsieur qui vient juste de partir est d’ailleurs travaillé, me semble-t-il, par une singulière élucubration, il croit qu’une mouche lui bourdonne dans la tête ; après tout, chacun y loge sûrement son genre d’insecte à lui. Par devoir, je m’entends un peu à l’entomologie, ce qui me permet de n’être pas tout à fait inutile en pareil cas. Mon père et moi sommes descendus au Sole, lui aussi a eu un accès subit et en plus la bonne idée de m’emmener avec lui pourvu que je me prenne moi-même en charge à Pompéi et que je ne vienne pas le solliciter pour quoi que ce soit. Je me suis dit qu’ici je réussirais bien toute seule à exhumer quelque chose d’intéressant. Mais la trouvaille que j’ai faite – je veux dire le bonheur de te rencontrer –, il faut bien dire, Gisa, que je n’y avais pas pensé une seconde » (Jensen). Mais maintenant elle doit filer pour tenir compagnie à son père à la table du Soleil. La voilà donc qui s’éloigne après s’être présentée à nous comme fille du zoologiste chasseur de lézards et avoir affiché, dans toutes sortes de propos à double entente, son intention thérapeutique et autres intentions mystérieuses. Mais la direction qu’elle prit n’était pas celle de l’Auberge du Soleil où son père l’attendait, car il lui semblait bien, à elle aussi, qu’aux environs de la villa de Diomède une ombre cherchait son tumulus et disparaissait sous un des monuments funéraires, ce qui l’amena à diriger ses pas, avec le pied chaque fois dressé presque à la verticale, en direction de la rue des Tombeaux. C’est là que, dans sa honte et sa confusion, Hanold s’était enfui, qu’il allait et venait inlassablement dans le portique du jardin, occupé à liquider le reste de son problème par un effort de pensée. Une chose lui était devenue absolument claire : ׀54׀ il avait cru sans rime ni raison fréquenter une jeune Pompéienne revenue à une vie plus ou moins charnelle, et cette intelligence claire de sa folie constituait un progrès essentiel sur la voie qui redonnait une santé à sa raison. Mais d’un autre côté, cette vivante, que d’autres fréquentaient également comme une personne aussi charnelle qu’eux, était Gradiva, qui connaissait son nom, et s’il s’agissait de résoudre cette énigme, sa raison à peine réveillée n’était pas encore assez forte. Son cœur non plus n’était pas encore assez calme pour qu’il se montre à la hauteur de cette tâche difficile : plutôt avoir été enseveli avec elle il y a deux mille ans dans la villa de Diomède, juste pour être sûr de ne pas rencontrer de nouveau Zoé-Gradiva.
Cependant, le désir nostalgique de la revoir combattait le reste d’envie de fuir qui persistait en lui.
Au détour d’un des quatre coins de la colonnade, il bondit brusquement en arrière. Sur un morceau de mur écroulé était assise une des jeunes filles qui avaient trouvé la mort ici, dans la villa de Diomède. Mais c’était une ultime tentative, vite repoussée, de se réfugier dans le royaume de la folie ; non, c’était Gradiva, manifestement venue pour lui faire cadeau de la dernière part de son traitement. Elle interpréta son premier geste instinctif avec beaucoup de justesse comme une tentative de quitter les lieux et lui démontra qu’il ne pouvait échapper car dehors une épouvantable trombe d’eau s’était mise à mugir. Impitoyable, elle commença l’examen en lui demandant où il voulait en venir avec la mouche sur la main. Il ne trouva pas le courage de se servir d’un pronom personnela,4mais il eut celui, plus précieux, de poser la question décisive :
« J’avais – comme disait quelqu’un – la tête un peu embrouillée et je m’excuse pour la main… je ne comprends pas comment j’ai pu être assez stupide pour… mais je ne suis pas plus capable de comprendre comment sa propriétaire a pu me reprocher ma… mon extravagance en m’appelant par mon nom » (Jensen). ׀55׀
« Pour ce qui est de comprendre, on voit que tu n’as pas fait de grands progrès, Norbert Hanold. Il est vrai que ça ne me surprend guère, tu m’y as habituée depuis belle lurette. Pour en refaire l’expérience, je n’aurais pas eu besoin de venir à Pompéi, et tu aurais pu me le confirmer à bien cent lieues plus près qu’ici. »
« À bien cent lieues plus près ; presque en face de ton logement, dans la maison qui fait l’angle ; à ma fenêtre il y a une cage avec un canari », lui révélait-elle maintenant, à lui qui ne comprenait toujours rien.
Ce dernier mot touche l’auditeur comme un souvenir venu de très loin. Mais c’est le même oiseau dont le chant lui avait inspiré la décision de partir pour l’Italie.
« C’est dans cette maison qu’habite mon père, le professeur de zoologie Richard Bertgang » (Jensen).
C’est donc comme voisine qu’elle connaissait sa personne et son nom. Voilà qui menace de nous décevoir, car c’est une solution insipide qui n’est pas à la hauteur de notre attente.
Norbert Hanold ne manifeste pas encore qu’il a recouvré quelque autonomie de pensée, lorsqu’il répète : « Alors vous êtes – vous êtes mademoiselle Zoé Bertgang ? Mais elle n’était pas du tout comme ça… »
La réponse de mademoiselle Bertgang montre alors qu’avaient existé entre les deux bien d’autres rapports que ceux de voisinage. Elle sait prendre parti pour la familiarité du « tu », dont il avait tout naturellement gratifié le fantôme de midi qu’il avait ensuite retiré face à la vivante, mais en faveur duquel elle fait valoir des droits anciens. « Si tu trouves cette adresse plus convenable entre nous, je peux bien entendu l’utiliser moi aussi, mais l’autre me venait plus naturellement aux lèvres. Je ne sais plus si autrefois, quand nous étions amis et nous baladions tous les jours ensemble et que, pour changer, nous nous chamaillions de temps à autre, je ne ressemblais pas à ce que je suis aujourd’hui. ׀56׀ Mais ces dernières années, si vous aviez fait attention à moi en me gratifiant un jour d’un regard, vos yeux se seraient peut-être ouverts et vous auriez vu que je suis déjà comme ça depuis pas mal de temps » (Jensen).
Il y avait donc eu une amitié d’enfance entre les deux, peut-être un amour d’enfance, duquel le « tu » tirait sa légitimité. Cette solution ne serait-elle pas tout aussi fade que celle d’abord entrevue ? Pourtant, quand nous vient subitement à l’esprit que cette relation d’enfance éclaire de façon inattendue plus d’un détail de ce qui s’est passé entre eux dans leurs relations actuelles, voilà un trait qui contribue notablement à approfondir les choses. Ce coup sur la main de Zoé-Gradiva, que Norbert Hanold avait excellemment motivé pour lui-même par le besoin de résoudre le problème de l’existence charnelle de l’apparition en se décidant pour une expérience, ne ressemble-t-il pas étrangement, par ailleurs, à une reviviscence de l’impulsion à « se chamailler », dont les paroles de Zoé nous ont attesté la prépondérance durant l’enfance ? Et quand Gradiva avait demandé à l’archéologue s’il n’avait pas l’impression qu’ils avaient déjà partagé ainsi un repas deux mille ans plus tôt, cette question incompréhensible ne prend-elle pas subitement un sens si nous remplaçons ce passé historique par un autre plus personnel, encore une fois l’enfance, dont les souvenirs semblent être restés vivaces chez la jeune fille alors que le jeune homme semble les avoir oubliés ? Ne voyons-nous pas poindre en nous l’intuition que les visions du jeune archéologue à propos de sa Gradiva pourraient être un écho de ses souvenirs d’enfance oubliés ? Dans ce cas, ils ne seraient donc pas des produits arbitraires de son imagination, mais seraient déterminés, sans qu’il en sache rien, par le matériel existant de souvenirs d’enfance encore actifs en lui. Nous devrions pouvoir attester cette origine dans le détail, ne serait-ce que par des suppositions. Par exemple, si Gradiva doit être absolument d’origine grecque ׀57׀ et la fille d’un homme en vue, peut-être un prêtre de Cérès, cela s’accorderait assez bien avec l’effet produit après coup par la connaissance de son nom grec Zoé et de son appartenance à la famille d’un professeur de zoologie. Mais si les visions imaginaires de Hanold sont des souvenirs transformés, nous pouvons nous attendre à trouver dans les informations communiquées par Zoé Bertgang l’indication de la source de celles-ci. Dressons l’oreille : elle nous racontait une amitié intime des années d’enfance, et voilà que nous apprenons quel tour a pris par la suite cette relation d’enfance entre eux deux.
« À l’époque, à peu près jusqu’à l’âge où, je ne sais pourquoi, on nous taxe, nous les filles, de minettes ou menu fretin5 , je m’étais prise d’une curieuse affection pour vous et croyais ne pouvoir trouver ami plus agréable au monde. Je n’avais en effet ni mère ni sœur ni frère, mon père trouvait un orvet dans le formol infiniment plus intéressant que moi, or il faut bien que chacun, y compris une jeune fille, ait quelque chose avec quoi il puisse occuper ses pensées et tout ce qui s’y rattache. Ce quelque chose, à l’époque, c’était vous ; pourtant, lorsque la science de l’Antiquité se fut emparée de vous, je fis la découverte que tu – excusez-moi, mais votre innovation bienséante n’est vraiment pas de mon goût et elle ne convient pas à ce que je veux exprimer – je voulais dire qu’il est apparu que tu étais devenu un être imbuvable, qui, du moins pour moi, n’avait plus d’yeux dans la tête, plus de langue dans la bouche et plus de souvenir là où était resté planté en moi celui de notre amitié d’enfance. C’est sans doute pour ça que je ne ressemblais plus à celle que j’étais avant, car quand je me retrouvais de temps à autre avec toi en société, comme ce fut encore le cas l’hiver dernier, tu ne me voyais pas, et j’entendais encore moins le son de ta voix, en quoi, d’ailleurs, tu ne me réservais pas un sort particulier, puisque tu en faisais autant avec tout le monde. ׀58׀ J’étais du vent pour toi, et avec ta tignasse blonde que je t’avais souvent tirée, tu étais aussi ennuyeux, desséché et mutique qu’un cacatoès empaillé et en même temps aussi énorme qu’un… c’est bien archéoptéryx que s’appelle le monstre volatile antédiluvien qu’on a exhumé ? Sauf que ta tête hébergeait une fable aussi énorme, consistant à me prendre ici, à Pompéi, pour une chose également exhumée et revenue à la vie – chose que je n’attendais pas chez toi, et quand tu t’es trouvé subitement devant moi à l’improviste, j’ai d’abord dû faire un certain effort pour élucider l’incroyable chimère que ton imagination avait échafaudée. Puis j’ai trouvé ça drôle et ça m’a même plutôt plu malgré le côté maison de fous ; mais comme je l’ai dit, je ne m’y attendais pas chez toi » (Jensen).
Ainsi nous dit-elle avec suffisamment de netteté ce qu’il est advenu avec les années de cette amitié d’enfance. Chez elle, celle-ci s’est accrue jusqu’à devenir un véritable amour de cœur, car il faut bien avoir quelque chose à quoi attacher son cœur de jeune fille. Mademoiselle Zoé, incarnation de l’intelligence et de la clarté, nous livre aussi sa propre vie psychique en toute transparence. Si c’est déjà la règle pour une jeune fille normalement constituée de tourner son affection vers son père, elle y était tout particulièrement disposée, elle qui n’avait pas d’autre personne que son père dans sa famille. Or ce père n’avait aucune place pour elle, les objets de sa science ayant accaparé tout son intérêt. Aussi fut-elle obligée de regarder autour d’elle pour chercher une autre personne et elle s’attacha intimement à son camarade de jeunesse. Lorsque celui-ci, à son tour, n’eut plus d’yeux pour elle, cela ne contraria pas son amour, l’accrut même, car il était devenu semblable à son père, absorbé comme lui par la science, qui le tenait à l’écart de la vie et de Zoé. Ainsi lui était-il permis de rester fidèle dans l’infidélité, de retrouver le père dans l’être aimé, de les englober tous les deux dans le même sentiment, ou, comme nous pouvons le dire, ׀59׀ de les identifier tous les deux dans son affectivité. D’où tirons-nous la justification de cette petite analyse psychologique, qui pourrait facilement paraître péremptoire ? L’auteur nous l’a fournie dans un détail unique mais hautement caractéristique. Quand Zoé dépeint la métamorphose si affligeante pour elle de son camarade d’enfance, elle l’accable en le comparant à un archéoptéryx, ce monstre volatile qui appartient à l’archéologie de la zoologie. Ainsi a-t-elle trouvé une expression concrète pour identifier les deux personnes ; son animosité touche l’aimé comme le père avec le même mot. L’archéoptéryx est pour ainsi dire la représentation de compromis ou la représentation intermédiaire, dans laquelle la pensée de la folie de l’être aimé rejoint celle de la folie analogue de son père.
Les choses avaient tourné autrement chez le jeune homme. La science de l’Antiquité s’empara de lui, ne laissant plus de place qu’à l’intérêt pour les femmes de pierre et de bronze. L’amitié d’enfance disparut au lieu de se renforcer et de devenir une passion, et son souvenir tomba dans un oubli si profond qu’il ne reconnaissait ni ne remarquait sa camarade d’enfance, quand il la rencontrait en société. Certes, à considérer la suite, nous sommes en droit de nous demander si « oubli » est le terme psychologique qui convient pour désigner le destin de ces souvenirs chez notre archéologue. Il existe un genre d’oubli qui se distingue par la difficulté avec laquelle le souvenir est réveillé, même par de fortes sollicitations extérieures, comme si une résistance intérieure regimbait contre sa reviviscence. Ce genre d’oubli a reçu le nom de « refoulement » en psychopathologie ; le cas que notre auteur nous a présenté semble être un tel exemple de refoulement. Or très généralement nous ne savons pas si l’oubli d’une impression est lié à la disparition de sa trace mnésique dans la vie psychique ; mais du « refoulement » ׀60׀ nous pouvons affirmer avec certitude qu’il ne coïncide pas avec la disparition, l’extinction du souvenir. Certes le refoulé, en règle générale, ne peut s’imposer sans plus en tant que souvenir, mais il reste capable d’agir et de produire des effets, faisant naître un jour, sous l’influence d’une sollicitation extérieure, des conséquences psychiques qu’on peut considérer comme les produits de transformation et les rejetons du souvenir oublié et qui restent incompréhensibles tant qu’on ne les considère pas comme tels. Dans les produits de l’imagination de Norbert Hanold au sujet de Gradiva, nous croyons avoir déjà identifié les rejetons de ses souvenirs refoulés relatifs à son amitié d’enfance avec Zoé Bertgang. On peut attendre un tel retour du refoulé avec une régularité particulière dès lors que la sensibilité érotique d’un être humain reste fixée à des impressions refoulées, que sa vie amoureuse a été frappée de refoulement. Alors le vieil adage latin, qui visait peut-être, à l’origine, l’expulsion pour des raisons extérieures et non des conflits intérieurs, reste toujours aussi vrai : Naturam furca expellas, semper redibit .6Mais il ne dit pas tout, annonce uniquement le retour du fragment de nature refoulé, mais sans décrire son mode de retour extrêmement curieux, qui s’effectue comme par une trahison perfide. C’est justement ce qui a été choisi pour instrument du refoulement – comme la furca de l’adage – qui devient le porteur de ce qui revient ; dans et derrière le refoulant le refoulé s’impose enfin victorieusement. Une gravure connue de Félicien Rops illustre ce fait quelque peu ignoré bien qu’il soit vraiment nécessaire de le prendre en considération de façon plus frappante que ne pourraient le faire bien des explications et il le fait en prenant le cas exemplaire du refoulement dans la vie des saints et des pénitents. Un moine ascète – sûrement pour fuir les tentations du monde – s’est réfugié auprès de l’image du Sauveur crucifié. C’est là que cette croix s’affaisse comme une ombre et que s’élève à sa place, à titre d’ersatz, l’image rayonnante d’une femme nue aux formes opulentes dans la même situation de crucifixion. ׀61׀ D’autres peintres montrant moins de perspicacité psychologique dans leurs mises en scène de la tentation ont placé le péché insolent et triomphant quelque part à côté du Sauveur sur la croix. Rops est le seul à lui avoir fait prendre la place du Sauveur en personne sur la croix ; il semble avoir su que le refoulé, lorsqu’il revient, sort du refoulant lui-même.
Il vaut la peine de s’attarder pour se convaincre dans les cas morbides à quel point la vie psychique d’un homme, dans l’état de refoulement, se montre sensible à l’approche du refoulé, et qu’il suffit de ressemblances légères et infimes pour que celui-ci devienne actif derrière le refoulant et grâce et lui. J’ai eu un jour l’occasion de prendre médicalement en charge un jeune homme, presque encore un jeune garçon, qui, ayant eu pour la première fois connaissance de la scène sexuelle sans l’avoir souhaité, avait pris la fuite devant tous les désirs qui montaient en lui et utilisait différents moyens de refoulement, décuplant son ardeur à apprendre, exagérant son attachement d’enfant à sa mère et adoptant globalement une façon d’être puérile. Je ne veux pas détailler ici comment c’est justement dans le rapport à la mère que la sexualité refoulée revint percer, mais décrire le cas plus rare et plus étrange où une autre de ses digues se rompit dans une circonstance qu’on aura du mal à juger suffisante. Les mathématiques jouissent d’une excellente réputation de dérivatif à la sexualité ; déjà J.-J. Rousseau avait dû se voir conseiller par une dame insatisfaite de lui : Lascia le donne e studia le matematiche .7Ainsi notre réfugié se jeta-t-il sur les mathématiques et la géométrie enseignées à l’école jusqu’au jour où sa capacité de compréhension se trouva soudain paralysée devant quelques exercices anodins. Il fut encore possible d’établir l’énoncé littéral de deux de ces exercices : deux corps se heurtent, l’un à la vitesse de… etc. – ׀62׀ Et : inscrire un cône dans un cylindre dont la surface a un diamètre de… Face à ces allusions à la scène sexuelle qu’un autre n’aurait certainement pas relevées, il se vit également trahi par les mathématiques et prit également la fuite devant elles.
Si Norbert Hanold était un personnage tiré de la vie, qui avait ainsi chassé l’amour et ses souvenirs d’enfance avec l’archéologie, il serait tout à fait logique et conforme à la règle que ce soit justement un bas-relief antique qui réveille en lui le souvenir de celle qu’il aimait avec des sentiments d’enfant ; ce serait son destin bien mérité qu’il tombe amoureux de l’image en pierre de Gradiva, derrière laquelle une ressemblance non éclaircie permet à la Zoé vivante, qu’il a négligée, de venir agir sur lui.
Mademoiselle Zoé elle-même semble partager notre conception du délire du jeune archéologue, car la satisfaction qu’elle a exprimée au terme d’un « discours de réprimande sans retenue, instructif et circonstancié » (Jensen) peut être difficilement fondée sur autre chose que l’empressement du jeune homme à rapporter dès le début à sa personne l’intérêt qu’il avait pour Gradiva. Or c’est justement de cet intérêt qu’elle ne l’avait pas cru capable, tout en le reconnaissant pour ce qu’il était malgré tous les déguisements du délire. Mais voilà que sur lui le traitement psychique opéré par elle avait maintenant produit son effet bénéfique ; il se sentait libre, à présent que le délire était remplacé par ce dont il ne pouvait évidemment être qu’une reproduction déformée et insuffisante. Il n’hésitait d’ailleurs plus à se souvenir et à reconnaître que c’était une bonne camarade, joyeuse et avisée, qui, au fond, n’avait pas du tout changé. Mais il y avait autre chose qu’il trouvait tout à fait curieux…
« Que quelqu’un doive d’abord mourir pour devenir vivant », opina la jeune fille. « Mais pour les archéologues, c’est sans doute nécessaire » (Jensen). Manifestement, elle ne lui avait pas encore pardonné le détour qu’il avait fait par la science de l’Antiquité pour aller de l’amitié d’enfance jusqu’au lien qu’il renouait avec elle. ׀63׀
« Non, je veux parler de ton nom… Parce que Bertgang8 a le même sens que Gradiva et désigne “celle qui brille en marchant” » (Jensen).
Voilà bien une chose à laquelle nous n’étions pas non plus préparés. Notre héros commence à se relever de son humiliation et à jouer un rôle actif. Il est visiblement tout à fait guéri de son délire, il est désormais au-delà et le prouve en déchirant lui-même les derniers fils de la toile dans laquelle l’avait enfermé son imagination. D’ailleurs, c’est exactement comme cela que se comportent les malades chez qui on a desserré la contrainte exercée par leurs idées délirantes en mettant à nu le refoulé qui se cache derrière. Quand ils ont compris, ils fournissent eux-mêmes les solutions aux dernières énigmes significatives de leur état étrange par les idées subites qui leur viennent à l’esprit. Certes nous avions déjà soupçonné que l’origine grecque de la Gradiva fabulée était un obscur écho du nom grec Zoé, mais nous ne nous étions pas attaqués au nom lui-même, « Gradiva », que nous admettions tout simplement comme une libre création imaginaire de Norbert Hanold. Et voilà justement que ce nom s’avère être un dérivé, et pour tout dire une traduction du patronyme refoulé de son amour d’enfance prétendument oublié !
Voilà retrouvée la provenance du délire et sa résolution achevée. Ce qui suit encore chez l’écrivain est sans doute destiné à doter le récit d’une conclusion harmonieuse. S’agissant de l’avenir, nous ne pouvons qu’être agréablement touchés de voir progresser la réhabilitation de l’homme qui a dû jouer le rôle si pitoyable d’une personne en mal de guérison et de le voir maintenant réussir à éveiller chez elle une partie des affects qu’il avait subis jusque-là. C’est ainsi qu’il la rend jalouse en mentionnant la jeune dame sympathique, qui avait dérangé leur tête-à-tête à la Maison de Méléagre, et en avouant que celle-ci était la première à lui avoir vraiment plu (Jensen). ׀64׀ Ensuite, quand Zoé veut prendre congé avec froideur en lui faisant remarquer qu’à présent tout a retrouvé la raison, à commencer par elle ; qu’il peut aller retrouver Gisa Hartleben, ou quel que soit maintenant son nom, afin de lui fournir une aide scientifique pour l’objectif qu’elle s’est fixé lors de son séjour à Pompéi ; que pour sa part il lui faut maintenant regagner l’Albergo del Sole, où son père l’attend pour déjeuner ; enfin qu’ils se verront peut-être encore une fois dans une réception en Allemagne ou sur la lune – il peut alors prétexter une nouvelle fois la mouche importune pour prendre possession d’abord de sa joue et ensuite de ses lèvres et mettre en œuvre l’agression qui est une fois pour toutes le devoir de l’homme dans le jeu de l’amour (Jensen). Une seule fois encore, une ombre semble tomber sur son bonheur, lorsque Zoé l’avertit que là, elle était vraiment obligée de rejoindre son père sans quoi il allait mourir de faim au Sole. « Ton père… qu’est-ce qu’il va bien… » (Jensen.) Mais la jeune fille est avisée et sait apaiser rapidement sa crainte : « Probablement rien, je ne suis pas une pièce indispensable dans sa collection zoologique ; si c’était le cas, mon cœur ne se serait peut-être pas attaché à toi avec tant d’imprudence. » Mais si, exceptionnellement, son père voulait être d’un autre avis qu’elle, il y aurait un moyen sûr. Il suffirait à Hanold de faire la traversée pour se rendre à Capri et d’y attraper une lacerta faraglionensis, en s’entraînant d’abord sur son petit doigt à elle pour apprendre la technique, puis de libérer l’animal ici, de l’attraper de nouveau sous les yeux du zoologiste et de lui laisser le choix entre le faraglionensis et sa fille. Une proposition dans laquelle la raillerie, comme on n’a pas de mal à le remarquer, est mêlée d’amertume, une sorte de mise en garde à l’adresse du fiancé pour qu’il ne s’en tienne pas trop fidèlement au modèle en fonction duquel la femme aimée l’a choisi. Norbert Hanold nous rassure aussi sur ce point en exprimant la grande métamorphose qui s’est produite en lui dans toutes sortes d’indices d’apparence insignifiante. Il formule le projet de faire son voyage de noces avec Zoé en Italie et à Pompéi, ׀65׀ comme si les Auguste et les Grete en voyage de noces ne l’avaient jamais scandalisé. Lui est complètement sorti de la mémoire ce qu’il a ressenti contre ces couples heureux, qui se sont éloignés pour rien à plus de cent lieues de leur Allemagne natale. L’écrivain a sûrement raison de présenter pareil affaiblissement de la mémoire comme le signe le plus précieux d’un changement d’état d’esprit. Au souhait concernant le but du voyage annoncé par son « ami d’enfance en quelque sorte exhumé lui aussi de son ensevelissement » (Jensen) Zoé répond qu’elle n’est pas encore assez vivante pour prendre une décision géographique de cet ordre.
Maintenant, la belle réalité a vaincu le délire, mais un dernier hommage attend celui-ci, avant que les deux quittent Pompéi. Arrivés à la porte d’Hercule, où de vieux pavés piétonniers traversent la rue au début de la strada consolare, Norbert Hanold s’arrête et demande à la jeune fille de passer devant. Elle le comprend, « et relevant un peu sa robe de la main gauche, la Gradiva rediviva Zoé Bertgang s’avance, saisie comme en rêve par ses yeux pénétrants, et gagne l’autre côté de la rue de sa démarche paisible et leste, passant sur les pavés piétonniers sous le soleil éclatant » (Jensen). Avec le triomphe de l’érotisme, se trouve maintenant reconnu ce qu’il y avait de beau et de précieux dans le délire.
Mais avec l’ultime parabole de « l’ami d’enfance exhumé de l’ensevelissement », l’écrivain nous a fourni la clé symbolique dont s’est servi le délire du héros pour déguiser le souvenir refoulé. Il n’y a vraiment pas de meilleure analogie du refoulement, qui rend une réalité psychique inaccessible en même temps qu’il la conserve, que l’ensevelissement qui est devenu le destin de Pompéi et duquel la ville a pu renaître grâce au travail de la bêche. C’est pourquoi le jeune archéologue a dû déplacer en imagination à Pompéi l’original du bas-relief qui lui rappelait l’amour oublié de sa jeunesse. ׀66׀ L’écrivain, quant à lui, avait bien le droit de s’attarder sur une précieuse ressemblance, que sa sensibilité particulière avait dépistée, entre un épisode de la vie psychique d’un individu et un événement historique ponctuel dans l’histoire de l’humanité. ׀67׀
a. Il s’agit de la Mittwochgesellschaft (Société du mercredi) créée par Freud en 1902.
Freud, L’Interprétation du rêve, 1900.
a. Il s’agit de Wilhelm Stekel.
a. L’image était reproduite sur la couverture de la nouvelle publiée en 1903.
a. Ein bestimmtes Pronomen. Hanold n’ose pas tutoyer Gradiva, alors qu’elle ne se prive pas de tutoyer Hanold. Bestimmtes Pronomen est une catégorie grammaticale. (N.d.E.)
a. Backfisch. Le terme désigne à l’origine un poisson trop peu développé pour être cuit au court-bouillon ou frit, mais qui peut être mis au four (gebacken). Par extension la langue populaire l’a appliqué aux jeunes adolescentes à peine pubères. L’équivalent anglais désigne un poisson sans intérêt que les pêcheurs rejettent (back) à la mer… (N.d.E.)
a. La citation (Horace, Épîtres, I, 10, 24) n’est pas reproduite littéralement. Voici le texte original : Naturam expellas furca, tamen usque recurret. (« Chassez la nature avec la fourche, elle reviendra toujours. ») Ce qui devient chez Boileau : « Chassez le naturel… »
a. « Laisse les femmes, étudie plutôt les mathématiques », Les Confessions.
a. Bert connote la brillance et Gang signifie la marche ou l’allure.