Quoique, depuis des années, l’on s’oriente vers une explication psychologique de la « révolution malthusienne », on ne s’est guère soucié d’explorer la psychologie de l’ancien comportement démographique et l’on semble souvent avoir mal apprécié les transformations mentales qu’implique le passage au comportement actuel. Pourquoi les couples d’autrefois étaient-ils si prolifiques ? Souhaitaient-ils vraiment avoir des familles de huit, douze ou vingt enfants ? Ou s’y résignaient-ils parce que — pour des raisons techniques ou morales — ils ne pouvaient rendre infécondes leurs relations conjugales ? N’avaient-ils pas, comme nous, des raisons d’être malthusiens ? Et, s’ils en avaient, pourquoi ne l’étaient-ils pas, ou du moins pas autant que nous ?
Les transformations psychologiques expliquant le développement de la contraception conjugale entre le XVIIIe et le XXe siècle sont trop nombreuses et trop complexes pour que j’entreprenne de les étudier toutes dans cet article. Je me propose seulement de rechercher dans quelle mesure l’introduction de la contraception dans le mariage est la manifestation d’un intérêt plus grand pour l’enfant — une conséquence, en somme, du développement du sentiment de l’enfance — ainsi que l’a suggéré Philippe Ariès il y a plus de vingt ans.
Dans les conditions économiques et sanitaires des XVIIe et XVIIIe siècles, une mortalité infantile beaucoup plus forte qu’aujourd’hui était inévitable. L’équilibre démographique de la société exigeait donc une natalité plus élevée. Mais les couples d’autrefois ne raisonnaient pas en démographes ni sans doute en patriotes comme certains couples des XIXe et XXe siècles. Quelles pouvaient donc être, à leur niveau familial, les raisons de leur forte fécondité ?
On peut admettre que la haute mortalité infantile poussait les pères de famille à procréer beaucoup pour assurer la pérennité et la puissance de leur lignée, dans une société où la famille et les liens du sang avaient plus d’importance qu’aujourd’hui. Mais il est douteux que cette motivation ait été aussi impérieuse dans toutes les classes sociales, et l’on n’a jamais prouvé que la natalité dans les différents milieux sociaux ait été fonction du souci qu’avaient les familles, dans chacun de ces milieux, de leur pérennité et de leur puissance. La dimension des familles nobles ou bourgeoises était sans doute plus grande que celle des paysans, mais cela s’explique surtout parce que les enfants nobles et bourgeois étaient confiés à des nourrices mercenaires, ce qui augmentait la fécondabilité de leurs mères. Comme Maurice Garden nous l’a récemment montré1, les boutiquiers et artisans qui, à Lyon, mettaient aussi leurs enfants en nourrice, procréaient tout autant que les nobles et les grands bourgeois. Il est d’ailleurs curieux de constater que la limitation des naissances est apparue chez les ducs et pairs, chez qui l’orgueil de la race devait être particulièrement développé, bien avant d’apparaître chez les boutiquiers et les artisans.
On a soutenu que les enfants étaient une richesse pour les familles qui vivaient de leur travail plus que de leur capital. Et ce que Maurice Garden nous apprend des raisons de la mise en nourrice chez les boutiquiers et les artisans prouve en effet que les calculs de rentabilité avaient leur place dans les motivations de la politique familiale. Il est d’ailleurs clair que les vieux travailleurs d’autrefois ne pouvaient espérer d’autre retraite que celle que leur assureraient leurs enfants. Mais ce calcul de rentabilité exigeait que l’on eût les moyens et la tournure d’esprit nécessaires pour investir à long terme. Il m’est donc difficile d’imaginer qu’il explique la fécondité d’artisans qui n’avaient apparemment ni l’un ni l’autre, et qui avaient bien du mal à payer les nourrices auxquelles ils devaient confier les enfants mis au monde chaque année. D’ailleurs, si les enfants avaient été si rentables, comment expliquer que les parents ne soient pas allés chaque dimanche s’assurer qu’ils étaient bien nourris et leur argent bien investi ? Quant aux nobles et aux bourgeois, s’ils tenaient tant à assurer leur descendance, pourquoi se préoccupaient-ils si peu de leurs enfants en bas âge ?
Plus on examine le comportement des couples d’autrefois, plus on a l’impression que leur conduite se conformait à des modèles pour nous irrationnels. Il est vraisemblable que ces modèles, dont nous ne trouvons pas la logique, s’expliquent historiquement par la survivance de toutes sortes d’éléments culturels empruntés au passé, et dont beaucoup nous échappent.
Certains sont pourtant perceptibles. Il y a, par exemple, l’insouciance que l’Église favorisait par ses exhortations. Celle-ci, entre autres, que nous trouvons dans la Somme des péchés, du prédicateur lyonnais Benedicti : « L’homme de bien ne doit jamais craindre d’avoir trop d’enfants, ainsi doit penser que c’est bénédiction de Dieu et croire à ce que dit David : “J’ay, dit-il, esté jeune et maintenant je suis vieil, mais jamais je n’ay veu le juste délaissé, ne ses enfants chercher en extreme nécessité leur pain”, car puisque Dieu les a donnez, il lue donnera par conséquent le moyen de les nourrir, puisque c’est luy qui repaist les oyseaux du ciel ; autrement il ne luy en baillerait pas2… »
Il y a là un thème de prédication habituel, que l’on retrouverait dans toutes sortes d’ouvrages de théologie pratique. Chaque phrase, chaque expression d’un tel texte mériterait d’être commentée, et j’y reviendrai plusieurs fois dans la suite de cet article. Bornons-nous pour l’instant à remarquer que l’Église poussait les couples à la procréation.
Or Noonan a bien montré3 que, depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’Église n’a pas réellement eu de politique démographique et que sa doctrine du mariage s’inspirait en réalité fort peu du populationnisme biblique. Au cœur de la doctrine, il y avait l’idée de chasteté, idée évangélique développée d’une certaine manière dans le combat contre les gnostiques et sous l’influence de la morale stoïcienne. L’essentiel, pour l’Église de ce temps, était que la sexualité n’a été donnée par Dieu que pour la procréation, et que l’on ne peut donc jamais en faire usage pour autre chose. En interdisant tout acte sexuel volontairement amputé de sa vertu procréatrice, l’idée chrétienne de chasteté poussait au mariage les fidèles qui ne pouvaient vivre dans la continence, et elle poussait les conjoints à procréer tant que l’un ou l’autre était encore sensible aux aiguillons du désir charnel. C’est certainement là l’une des données fondamentales du comportement sexuel dans l’ancienne société chrétienne. Mais il y en a bien d’autres, parfois contradictoires : par exemple, de fortes tendances malthusiennes que je vais tenter de faire apparaître et d’expliquer.
Il existe des sociétés — par exemple en Afrique — où l’enfant est toujours le bienvenu. Tel n’est pas le cas de l’ancienne société occidentale. On y trouve au contraire — non seulement au temps des Grecs et des Romains, mais tout au long des siècles où la religion chrétienne a été dominante — le sentiment que la natalité doit être limitée. Ce sentiment s’exprime à deux niveaux très différents : au niveau de la réflexion sociologique et au niveau des comportements.
Au niveau idéologique, il s’agit en fait, dans la société chrétienne, d’un pseudo-malthusianisme qui, sous le masque d’une réflexion sur le bien de la société terrestre, n’a pour but que de justifier certaines positions théologiques. Les théologiens ont en effet périodiquement démontré la nécessité du célibat ecclésiastique ou de la continence dans le mariage par des arguments malthusiens, de même qu’ils dénonçaient les plaisirs inféconds à l’aide d’arguments populationnistes. Noonan a souligné combien les discours malthusiens que saint Jérôme et autres Pères de l’Église ont tenus entre le IIIe et le Ve siècle arrivaient à contretemps du point de vue démographique4, et l’on pourrait en dire autant d’un texte de Gerson, au tournant des XIVe et XVe siècles5. En fait, l’Église n’avait pas en ces temps de véritable doctrine démographique, ni de vraies inquiétudes malthusiennes.
A côté de ce faux malthusianisme idéologique — qui reprenait des thèmes élaborés par certains philosophes antiques —, la littérature théologique nous révèle l’existence d’un autre malthusianisme, au niveau des comportements individuels. Par exemple, les pénitentiels du haut Moyen Age, lorsqu’ils parlent de l’infanticide, évoquent la pauvresse qui y avait recours parce qu’elle ne pouvait nourrir ses enfants6. Je ne sais quelle importance accorder à la quasi-disparition de ce personnage aux XIIe et XIIIe siècles.
Mais au début du xive, pour la première fois, Pierre de La Palud propose à l’homme incapable de nourrir plus d’enfants de recourir à l’étreinte réservée7. Alors, les tendances malthusiennes ne sont plus seulement le fait de certains individus adonnés à des pratiques coupables : le problème de la surcharge d’enfants est assez général, il est posé avec assez d’insistance, au niveau familial, pour qu’un théologien de grande autorité lui cherche une solution acceptable par la morale chrétienne, et moins dure pour les fidèles que la solution classique de la continence. Est-il étonnant que cela arrive au début du XIVe siècle, avant la peste noire, quand un peu partout en Europe la population atteint son maximum médiéval ? Il me paraît exclu que la pratique proposée ait vraiment constitué à partir de cette époque un régulateur de la natalité : c’est la proposition qu’en a faite P. de La Palud qui est intéressante, comme signe d’un sentiment accru de surcharge démographique. Et la reprise de cette proposition par des théologiens des XVe, XVIe et XVIIe siècles n’aura pas la même signification que l’innovation du XIVe.
Les allusions beaucoup plus fréquentes aux actes « contre nature », et plus particulièrement au coït interrompu, témoignent aussi de préoccupations malthusiennes. En particulier à partir du XIVe siècle, puisque l’étreinte réservée est proposée par P. de La Palud à ceux qui seraient tentés par ces conduites « contre nature » pour des raisons malthusiennes. Mais il faut être conscient que les actes « contre nature » avaient en principe d’autres fonctions que de permettre une union conjugale inféconde, et que leur existence ne témoigne pas toujours des tendances malthusiennes.
Dans le courant du XVIe siècle et au début du XVIIe, toutes sortes d’autres indices concordants suggèrent que les tensions malthusiennes redeviennent importantes. Ce sont d’abord les efforts de Soto, de Ledesma, de Sanchez, pour dispenser du devoir conjugal les époux qui ne pourraient nourrir plus d’enfants ou les élever conformément à leur condition. C’est ensuite la place accrue que tiennent dans les traités de théologie morale les discussions sur l’étreinte réservée et le coït interrompu et la problématique malthusienne de ces discussions. Quant à la série nouvelle des recueils de cas de conscience, plus sensible à la conjoncture, elle s’intéresse très peu aux vieux débats sur l’obligation d’une continence périodique, et beaucoup plus aux discussions sur les moyens et les raisons d’une limitation des naissances. De toutes ces séries documentaires, il faudrait faire une étude quantitative qui manque encore : je ne fais état que d’impressions.
On sait, enfin, que l’âge au mariage qui, dès le XVIe siècle, était plus élevé que dans la plupart des sociétés non occidentales, s’est encore élevé du XVIe au XVIIIe siècle. Or cette élévation de l’âge au mariage était un régulateur efficace de la fécondité des ménages, et il semble avoir été utilisé consciemment comme tel, du moins dans certaines familles8.
Si le sentiment d’une surcharge d’enfants apparaît au niveau des familles et non pas au niveau politique, c’est évidemment parce que, dans la société occidentale, c’est non pas l’État mais la famille qui a la charge de nourrir et d’éduquer les enfants. Or la répartition des richesses se fait, dans cette société, sans considération des charges familiales, par le système de la propriété héréditaire, et beaucoup de parents sont trop pauvres pour élever une famille nombreuse.
Dans l’Antiquité, les pères de famille pouvaient adapter leurs charges à leur richesse : ils étaient libres de refuser les enfants que leurs femmes leur donnaient, et il semble qu’effectivement ils en refusaient beaucoup, dès la naissance. Dans la société chrétienne, au contraire, les parents étaient tenus d’élever tous les enfants qu’ils avaient engendrés. Mais on peut se demander si, en changeant la morale sans changer le système de répartition des richesses autrement qu’en encourageant la charité, le christianisme a vraiment transformé les réalités.
Il est vrai qu’en fait, sinon en droit, des conditions économiques étaient mises au mariage. Dans les classes où la fortune était pour l’essentiel héritée, cela vouait au célibat un grand nombre de cadets et de cadettes. Dans les classes où elle se gagnait par le travail, cela élevait l’âge au mariage. Mais ces palliatifs — outre qu’ils étaient fort dangereux pour la chasteté et enlevaient au mariage la fonction de remède à la fornication que lui avait attribuée saint Paul9 — ne suffisaient pas à faire disparaître les familles trop nombreuses ou trop pauvres.
Aux parents trop pauvres pour élever une famille nombreuse, la morale chrétienne n’offrait qu’une manière de limiter leurs charges de famille : la continence. Croit-on qu’ils aient vraiment pu se contenter de cette solution ? Et sinon, à quelles solutions immorales avaient-ils recours ?
La contraception n’était interdite ni par les lois antiques ni par les religions païennes, et la civilisation gréco-romaine a connu quantité de procédés contraceptifs. Nous sommes mal renseignés sur les usagers de ces différents procédés, et il est surtout difficile de savoir dans quelle mesure les couples légitimes y avaient recours, dans quelle mesure ils avaient plutôt recours à l’avortement et à l’infanticide. On peut cependant raisonner sur quelques faits et en tirer quelques hypothèses.
D’abord le fait que, bien avant l’apparition du christianisme, les auteurs antiques ont fréquemment opposé deux types de comportements sexuels : le comportement conjugal et les comportements extraconjugaux. Antagonisme des fins : le premier était tourné vers la procréation, les autres vers la recherche du plaisir. Antagonisme religieux : le premier était placé sous la protection de Cérès, déesse des moissons, les autres sous la protection d’Adonis, divinité des plantes sauvages, stériles et aromatiques10. Antagonisme des formes de l’union sexuelle : l’union conjugale s’effectuait d’une manière symbolique de la fécondation, l’épouse renversée sur la terre se laissant passivement labourer par le mari ; tandis que les unions extraconjugales s’effectuaient selon toutes sortes d’autres positions, la femme déployant généralement beaucoup d’activité pour donner du plaisir à l’homme.
Il ne s’agit là, bien sûr, que d’archétypes. Dans la réalité, il est évident que la plupart des époux cherchaient aussi du plaisir dans l’union conjugale et qu’ils en refusaient souvent les fruits. Faut-il pour autant considérer qu’il n’y avait pas de différence de fait entre le commerce conjugal et celui que l’homme pouvait avoir avec des prostituées ? Ce serait supposer que les femmes mariées avaient toute la science des courtisanes. Or nous savons qu’elles ne l’avaient pas. On enseignait à la future courtisane tout ce qui lui permettrait d’attirer les hommes, de leur procurer du plaisir et d’éviter la fécondation ; tandis que la jeune fille destinée au mariage n’était formée qu’aux travaux du ménage, et était soigneusement tenue dans l’ignorance des secrets de la sexualité. Dans l’Économique, Xénophon parle de l’épouse idéale comme d’une oie blanche ; et, si les Athéniens portaient sans doute les choses à l’extrême, nous n’avons aucun indice qu’ailleurs dans le monde romain on ait — comme dans l’ancien Japon — appris aux jeunes filles l’art de donner du plaisir à leur futur mari.
Or les techniques contraceptives de l’Antiquité — très nombreuses et pas toutes efficaces — étaient des techniques de femmes. Même l’application de baumes sur le membre viril pouvait être faite par la femme et n’impliquait pas d’initiative de la part de l’homme. Il faut en particulier souligner qu’il n’est fait nulle part mention, dans la littérature grecque ou romaine, du coït interrompu. Cela était sans doute logique, si l’homme prenait son plaisir de manière totalement égoïste.
Dans les rapports avec une prostituée, ce n’était évidemment pas au client à se soucier de contraception. Mais, dans les rapports conjugaux c’était en principe au mari de décider s’il voulait des enfants ou s’il n’en voulait pas. Dans le cadre conjugal, le coït interrompu aurait donc dû s’imposer comme technique contraceptive, en raison de sa simplicité, de son efficacité, et parce qu’il est à l’initiative de l’homme. Si nous n’en trouvons pas trace — alors qu’à la même époque, dans le monde gréco-romain, les juifs de la diaspora le connaissaient et l’utilisaient — n’est-ce pas l’indice que la contraception était étrangère au comportement conjugal réel ? On entend parfois parler d’époux qui, pour ne pas concevoir, s’accouplaient de manière contraire aux mœurs11, mais rien ne prouve qu’il se soit agi du coït interrompu. De telles allusions sont d’ailleurs très rares, et elles présentent ces pratiques comme exceptionnelles.
Si le mari avait voulu que sa femme pratiquât la contraception comme une prostituée, il n’était sans doute guère qualifié pour l’instruire de manière efficace. La plupart des techniques qu’indiquaient les médecins paraissent vaines alors que les prostituées, elles employaient nécessairement des moyens sûrs pour pouvoir exercer leur profession. Mais étaient-elles prêtes à divulguer leurs secrets ? Et d’autre part, les structures mentales du mari lui permettaient-elles de faire initier sa femme à ces secrets ? On peut en douter. C’était une chose que de refuser un enfant au moment où il se présentait conformément à des coutumes bien établies, autre chose de faire instruire sa femme comme une courtisane, dans une civilisation où l’antagonisme entre l’idée d’épouse et l’idée de courtisane était si fort. Il est très vraisemblable que, dans le monde romain, au moment où les anciennes structures morales se défaisaient, un certain nombre des couples légitimes ont pratiqué la contraception et imité les comportements extraconjugaux ; mais on peut supposer qu’ils étaient peu nombreux et que cela n’a jamais été le comportement normal des couples malthusiens.
Quant à l’avortement, Wrigley a bien vu12 qu’il était plus dangereux pour la femme que l’accouchement, et que, s’il avait été employé seul, il aurait fallu y avoir recours beaucoup plus souvent qu’à l’infanticide. Nul doute qu’il était, lui aussi, employé surtout en dehors du mariage lorsque la contraception avait mal fonctionné. On pourrait donc faire l’hypothèse que, dans l’Antiquité, le malthusianisme des couples légitimes avait pour moyen normal l’infanticide, alors que la contraception et l’avortement étaient normalement utilisés par les esclaves, les concubines et les prostituées.
Dans la société chrétienne, les couples soumis aux tensions malthusiennes, qui étaient incapables d’y échapper par la continence, avaient-ils plutôt recours à la contraception ou à l’infanticide ?
Si, comme je viens d’en faire l’hypothèse, l’infanticide était traditionnellement plus caractéristique du comportement conjugal, on peut supposer que cette tradition s’est maintenue un certain temps après la conversion. Il est vrai que les lois civiles ne semblent pas avoir pris en considération la contraception comme telle, alors qu’elles condamnaient sévèrement l’infanticide13. Cependant, avant d’attacher à ce fait une importance décisive, on doit se demander si les coupables d’infanticide avaient beaucoup de chances de se faire prendre — nous examinerons cela plus loin — et s’il existait, à portée des conjoints, des techniques contraceptives efficaces.
Les pénitentiels du haut Moyen Age mentionnent trois sortes de pratiques pouvant avoir des effets malthusiens. Il y avait d’abord les « actes contre nature ». Certains d’entre eux, comme la masturbation, l’homosexualité ou la bestialité, sont caractéristiques de relations non conjugales. Il en était de même, semble-t-il, de l’accouplement inter crua ou inter fermora, qui doit être distingué du coït interrompu : il était généralement considéré comme moins grave qu’une union complète, dans ce cadre extraconjugal. J’imagine qu’il s’agissait surtout là de pratiques d’adolescents, ou de violences qui avaient le mérite de ne pas impliquer de défloration.
On évoquait pourtant certains « actes contre nature » dans le contexte des relations conjugales. Le coït interrompu est le seul d’entre eux auquel les époux auraient pu avoir recours dans une intention évidemment contraceptive. Noonan en a trouvé trois mentions, ce qui n’est pas négligeable14. Mais, sur la cinquantaine de pénitentiels que j’ai étudiés, je ne me rappelle pas en avoir trouvé davantage, alors que la plupart s’intéressaient aux « actes contre nature » dans le mariage. J’en tire la conclusion qu’il s’agissait d’une pratique tout à fait exceptionnelle à cette époque.
Quant aux autres « actes contre nature », tous n’étaient pas inféconds15 , et ils étaient caractéristiques de la dépravation sexuelle plutôt que du malthusianisme. Non seulement dans les structures idéologiques de l’époque — qui liaient étroitement les deux choses —, mais selon les nôtres : nous considérerions comme une conduite perverse de s’adonner de manière habituelle et exclusive aux deux de ces pratiques qui sont infécondes. Je n’en tire pas la conclusion que de tels comportements étaient eux aussi exceptionnels — car la répression sexuelle favorisait toutes sortes d’aberrations à l’âge de la structuration du comportement —, mais j’imagine mal que des couples ayant d’abord eu un comportement ordinaire l’aient ensuite définitivement abandonné pour s’adonner exclusivement à de telles pratiques dès qu’ils n’auraient plus voulu d’enfant. Or c’est bien de cela qu’il s’agit, puisque y recourir occasionnellement n’aurait pu garantir une contraception efficace, en l’ignorance, où l’on était, des périodes de fécondabilité.
Les potions abortives et stérilisantes fournissaient un autre moyen de limiter les naissances. Les pénitentiels en parlent assez souvent pour que nous ne puissions pas les considérer comme d’usage exceptionnel, et rien ne nous dit qu’elles étaient utilisées par les seules prostituées. Il semble d’ailleurs qu’en civilisation chrétienne les prostituées n’ont pas eu la formation professionnelle qu’elles avaient dans l’Antiquité et que la profession a perdu de sa technicité. Les techniciennes sont ici les sorcières qui connaissent le secret de ces potions, non les femmes qui les utilisent.
Cependant, rien ne prouve que les potions stérilisantes du haut Moyen Age avaient l’efficacité des techniques contraceptives utilisées par les courtisanes de l’Antiquité, et qu’elles ont pu être employées avec succès par les couples légitimes qui ne voulaient plus d’enfants. Je ne suis même pas persuadé que ces « poisons de stérilité » aient visé à empêcher la conception au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Car ce qu’on appelait la conception, c’est-à-dire la transformation du sperme en embryon, était perçu comme un processus lent qui durait quarante jours16. Ces drogues peuvent donc avoir eu pour objet de provoquer un avortement dans les premiers temps après la conception, et auraient alors mieux convenu aux femmes qui avaient de temps en temps des relations illégitimes, qu’à des couples légitimes ayant des relations régulières. Il faut d’ailleurs remarquer que l’on ne connaît pour l’instant qu’une allusion, tardive, à leur utilisation pour des raisons économiques, alors que beaucoup de pénitentiels évoquent ces raisons économiques parmi celles qui poussent à l’infanticide ou à l’avortement perçu comme tel17.
Mais, pas plus que dans l’Antiquité, l’avortement ne me paraît avoir été, pour les couples légitimes du haut Moyen Age désireux de limiter leur descendance, un moyen aussi commode que l’infanticide. A moins que la vie du nouveau-né ait été vraiment sacrée pour les hommes de ce temps, je les supposerais donc plutôt portés à l’infanticide qu’à l’avortement.
Certains textes qui décrivent l’amour du père ou de la mère pour leurs enfants en bas âge dans la France du haut Moyen Age pourraient nous faire douter que l’infanticide ait encore pu être fréquent. A la fin du VIe siècle, par exemple, Grégoire de Tours, racontant la guérison miraculeuse d’un nourrisson à l’agonie, écrit : « Unique enfant de son père, il était pour lui comme un monument de l’amour qu’il avait eu pour son épouse… Dès que l’inflammation s’empara de l’enfant, le père courut à l’Église afin que son rejeton ne mourût pas sans avoir été régénéré par le baptême… L’enfant fut posé sur le bienheureux sépulchre aux cris de douleur du père18… »
Un autre miracle de saint Martin donne lieu à une description plus tragique encore. Cardégisile, pieux citoyen de la ville de Saintes, est censé raconter : « … Mon jeune fils que vous voyez ici était encore suspendu au sein de sa mère, quand il tomba malade ; pendant trente jours ou même davantage, on le porta sur les bras, non sans fatigue ; enfin, il fut tellement affaibli qu’il ne put plus sucer la mamelle … Le sixième jour depuis que sa maladie avait empiré, il tomba en défaillance et nous le déposâmes devant l’autel, pleurant et attendant sa mort. Moi, ne pouvant supporter cette douleur, je sortis de la maison et je fis dire à ma femme de l’ensevelir dès qu’il serait mort. L’enfant resta étendu jusqu’au soir, pendant que sa mère pleurait19 »
Enfin, rapportant la mort et la résurrection d’un nourrisson de trois ans, Grégoire de Tours écrit : « Il était en danger depuis trois jours, bercé sur les bras de ceux qui l’aimaient, lorsqu’un des serviteurs dit : “Plût à Dieu que ce petit fût porté au tombeau de st. Maxime…” Pendant qu’il est emporté entre les mains de ceux qui l’aimaient, il expire. Voyant cela, ses parents, au milieu des pleurs et des cris, le posent à terre devant le sépulchre du bienheureux Maxime … La nuit se passa en lamentations. Quand brilla le jour … on aperçut le petit enfant debout… Les parents furent dans l’admiration et dans l’allégresse, la triste mère le prit, joyeuse, et le remporta guéri chez elle20. »
Il faut tenir compte de tels textes pour ne pas exagérer l’indifférence de l’ancienne société à l’égard de la vie du petit enfant, et comprendre où se situent les transformations psychologiques et culturelles. Tout au long du Moyen Âge, on trouverait quantité de miracles qui témoignent incontestablement de l’attachement des parents à leur progéniture. Il a même existé des sanctuaires spécialisés dans la guérison des enfants ou dans leur résurrection le temps de leur administrer le baptême. Et l’on pourrait tirer d’une étude sérielle de ces sanctuaires ou des miracles rapportés par la tradition, des indications sur l’évolution de l’intérêt pour la santé, la vie et le salut de l’enfant.
Mais remarquons aussi que ces exemples d’amour paternel sont assez différents de ceux que nous pourrions trouver aujourd’hui. Les enfants que l’on met en scène ne sont jamais des filles : comme si on les aimait moins pour l’innocence de leur âge que pour ce qu’ils devaient être plus tard. Le premier texte parle d’ailleurs explicitement d’un fils unique, d’autant plus précieux que la mère n’était plus là pour donner au père d’autres héritiers. Dans le second texte, l’amour du père pour son fils s’exprime d’une manière égoïste qui ne serait plus admise aujourd’hui. Enfin, à propos du troisième enfant, on peut se demander si « ceux qui l’aimaient » étaient bien ses parents ; si ce sont ses parents qui le berçaient dans leurs bras et l’ont emporté au tombeau de saint Maxime. Il est sûr, en tout cas, que c’est un domestique qui a eu l’idée de ce recours.
D’autre part, le fait que l’amour paternel ou maternel ait pu être très vif dans certains cas n’implique pas que la société franque ait refusé autant que la nôtre l’infanticide. Nous n’avons pas de raisons de penser que, dans les sociétés qui pratiquaient ouvertement l’infanticide à la naissance, de tels attachements étaient impossibles. Une fois acceptés, il est vraisemblable que les enfants portaient les espérances de leurs parents, et que les soins mêmes qu’on leur avait consacrés suscitaient de l’attachement. Il est même possible que beaucoup de mères, dans ces sociétés, aient été au désespoir lorsque, après les souffrances de l’accouchement, elles voyaient le père s’emparer du nouveau-né pour l’exposer. Ce qui importe, c’est de savoir jusqu’à quel point, dans la société chrétienne du haut Moyen. Age, la vie d’un nouveau-né était sacrée ; si elle l’était autant que celle d’un enfant déjà élevé ou d’un adulte ; si on devait tout lui sacrifier ; ce qu’on lui sacrifiait réellement ; et si, par principe, l’enfant était l’objet d’une tendresse particulière, en raison de son âge, de sa faiblesse et de son innocence.
Cette innocence, que le christianisme se plaît à souligner, était-elle vraiment admise par les auteurs de l’époque ? Parlant d’un homme qui « depuis sa naissance » avait « les mains fermées et impropres au travail », Grégoire de Tours se demandait : « D’où cela provenait-il ? Etait-ce parce que lui ou ses parents avaient péché, qu’il était ainsi né manchot ? Notre jugement ne saurait en décider21. » Cette dernière phrase témoigne d’une humilité et d’une prudence inhabituelles en pareille circonstance. On admettait d’ordinaire sans hésitation apparente que l’homme ne peut être frappé dans son corps que par Dieu, qu’ajuste titre, et qu’il l’était donc généralement pour ses péchés. Aussi Grégoire de Tours ne repousse-t-il pas l’hypothèse que l’enfant soit né pécheur étant né manchot.
L’autre hypothèse, celle de la culpabilité des parents, était beaucoup plus facile à admettre dans une religion fondée sur l’existence du péché originel. Toute malformation d’un enfant à la naissance dénonçait habituellement un péché des parents, et, plus particulièrement, un péché contre la chasteté, puisque l’enfant est physiquement le fruit du commerce sexuel de ses parents.
Un texte attribué à saint Jérôme par les théologiens médiévaux22 nous montre bien le mécanisme de cette justice immanente, à propos des conjoints qui s’unissaient pendant les règles de l’épouse malgré l’interdit rigoureux du Lévitique : « Alors les hommes doivent s’abstenir des femmes parce que seront conçus des [enfants] privés de membres, des aveugles, des boiteux, des lépreux, afin que, les parents n’ayant pas rougi de s’unir dans la chambre conjugale, leurs péchés soient manifestes à tous et dénoncés dans leurs petits23. »
Au début du VIe siècle, saint Césaire d’Arles confirmait, dans un de ses sermons, que : « Si quelqu’un a connu sa femme quand elle est dans ses écoulements, ou s’il n’a pas voulu se contenir le dimanche ou lors de toute autre solennité, ceux qui seront alors conçus naîtront lépreux ou épileptiques ou peut-être démoniaques24. »
Et, à la fin du siècle, Grégoire de Tours raconte l’histoire d’un homme « contracté de tous ses membres » parce que sa mère l’avait conçu pendant la nuit dominicale. « Or, conclut-il, parce que cela est arrivé à cause de ses parents, pour leur péché, par la violation de la nuit dominicale, prenez-garde, ô hommes auxquels sont conjointes des épouses. C’est assez de s’attacher à la volupté les autres jours : ce jour-là, retranchez-le, en l’honneur de Dieu l’impollu. Parce que les conjoints qui, en ce jour, s’uniraient, il leur naîtrait pour cela des enfants contractés, ou épileptiques, ou lépreux. Et puisse ce que nous avons dit vous servir de leçon, de sorte que, du mal commis en une seule nuit, vous ne pâtissiez pas l’espace d’un grand nombre d’années25. »
Et bien d’autres auteurs, pendant les siècles suivants, ont prêché sur le même thème.
Comment la société du haut Moyen Âge pouvait-elle trouver juste que des enfants soient ainsi frappés dans leur corps pour le péché de leurs parents ?
On pourrait imaginer que cela s’explique par le mépris que les chrétiens de ce temps manifestaient à l’égard de notre monde charnel : qu’importe la souffrance ici-bas ? Seul compte le salut éternel. Au reste, nul n’est sans péché, et la souffrance envoyée par Dieu est toujours amplement méritée, fût-ce après coup. C’est un signe de sa mansuétude que de faire souffrir en ce monde plutôt que dans l’autre. Il est d’ailleurs clair que l’enfant n’était jamais puni dans l’autre monde pour le crime de ses parents : lorsque c’était par sa mort et non par sa difformité que les parents étaient frappés, cette mort ne survenait qu’après le baptême26.
Mais cette logique de la vie éternelle ne s’imposait que très partiellement à la société du haut Moyen Âge. L’Église se souciait bien de faire baptiser les enfants avant qu’ils ne meurent27, mais elle ne considérait pas l’infanticide avant le baptême ou l’avortement d’un fœtus animé comme plus grave que le meurtre d’un adulte ou d’un enfant déjà baptisé28. Elle devait compter avec un autre système de valeurs qui privilégiait la vie en ce monde.
Au demeurant, la justice immanente a pour fonction d’instruire plus que de punir. Elle devait donc être conforme à la justice des hommes et aux idées du temps plus qu’à la justice éternelle. Si Dieu frappait l’enfant pour le péché de ses parents, c’est que, dans la société franque comme chez les Hébreux de l’Ancien Testament ou chez les Grecs de la mythologie, l’enfant n’était vis-à-vis des hommes que la chose de ses parents. Il est bien rare aujourd’hui — dans la réalité comme dans la fiction — que l’on cherche à se venger d’un homme sur sa descendance. Et le kidnapping, qui atteste pourtant que les parents seraient sensibles à de tels coups, suscite une réprobation générale. Car non seulement nous avons davantage le sens de la responsabilité individuelle, mais nous sacralisons l’enfant et n’admettons pas qu’il puisse être un moyen de frapper ses parents.
La société franque du VIe siècle, au contraire, avait l’habitude de la responsabilité collective et ne sacralisait pas l’enfant. Elle semble même avoir été d’une particulière insensibilité aux malheurs de l’enfant d’autrui. A propos de « l’homme contracté de tous ses membres », Grégoire de Tours écrivait par exemple : « Et comme [dans son enfance] il était regardé non sans dérision par beaucoup, et comme la mère était accusée de ce qu’un tel fils procédait d’elle, elle confessa avec des larmes qu’il avait été engendré la nuit du dimanche29. »
L’intéressant, dans ce texte, n’est pas le manque de charité envers la mère, dont on trouverait des exemples plus proches de nous : c’est l’absence de pitié à l’égard de l’enfant estropié. La dérision dont parle Grégoire de Tours est vraisemblablement le fait d’adultes, puisqu’elle entraîne la confession de la mère. Or ni la suite de l’histoire, ni le commentaire de l’auteur ne condamne leur attitude. Elle paraissait absolument normale, et elle est au fond logique si l’on considérait comme juste que Dieu frappe l’enfant pour la faute de ses parents.
En définitive, je ne mets pas en doute l’existence d’un certain amour paternel ou maternel dans la société franque du haut Moyen Âge, mais je pense que de tels sentiments n’impliquent pas forcément une tendresse pour l’enfant comme tel et qu’ils pouvaient aussi bien se rencontrer dans les sociétés qui pratiquaient ouvertement l’infanticide à la naissance. Il est d’autre part évident que, vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis des lois civiles, les parents de cette époque avaient des devoirs envers leur enfant et qu’ils n’avaient pas le droit de le tuer ou de l’exposer. Mais les textes cités suggèrent cependant que cette société avait à l’égard de l’enfant une attitude archaïque, analogue à celle des sociétés préchrétiennes beaucoup plus qu’à la nôtre. Si les parents n’attentaient pas à la vie de leur enfant, ce devait être par respect des lois divines ou humaines plus que par un respect véritable de sa personne ou que par une tendresse particulière à l’égard des bébés.
En certaines régions d’Europe, la tradition de l’infanticide était si bien établie qu’elle a pu se maintenir ouvertement pendant plusieurs siècles après la conversion au christianisme. Par exemple chez les peuples Scandinaves dont Lucien Musset écrit : « L’exposition des enfants, réservée en 1 000 par l’Altig islandais, lors de la conversion, est encore admise par le droit canonique norvégien du XIIe siècle lorsque le nouveau-né n’est pas viable ou qu’il est mal conformé30. »
S’il n’était plus admis officiellement dans la société franque du haut Moyen Age, et s’il y était au contraire condamné par les lois civiles et religieuses, nous avons cependant trouvé toutes sortes de raisons de penser qu’il était encore pratiqué avec une fréquence non négligeable : parce que les structures malthusiennes de la société subsistaient ; parce que les traditions culturelles n’offraient pas aux couples d’autres moyens aussi commodes et efficaces de limiter leur descendance ; parce que la personne de l’enfant n’était pas encore vraiment sacralisée et qu’elle ne suscitait pas, par principe, le respect et l’amour. Et, en effet, les pénitentiels évoquent fréquemment l’infanticide et ceux qui le commettent.
Il y a d’abord l’infanticide pour raisons économiques, nous l’avons vu. Mais l’on peut se demander pourquoi les pénitentiels évoquent toujours, à ce propos, la femme pauvre et non l’homme pauvre. Par rapport à l’infanticide antique, il y avait vraisemblablement quelque chose de changé : car alors c’était le père qui prenait la décision d’accepter l’enfant ou de le refuser. Que signifie cet apparent transfert de responsabilité ?
Les pauvresses auxquelles on fait allusion ne sont sans doute pas toutes des veuves. Si l’on ne parle plus de leur mari, c’est d’abord parce qu’il a perdu le droit de décider de la vie ou de la mort de ses enfants. C’est ensuite parce qu’en pratique c’est la mère et non le père qui s’occupait du petit enfant jusqu’à un certain âge. Il semble même que cette responsabilité de fait ait entraîné une sorte de responsabilité légale, du moins devant le tribunal de la confession. C’est ce que suggère par exemple l’article 174 de l’interrogatoire de Burchard de Worms : « As-tu placé ton enfant près d’une cheminée et une autre personne est-elle venue renverser sur le feu un chaudron d’eau bouillante, de sorte que l’enfant, échaudé, est mort ? Toi qui devais veiller soigneusement durant sept ans sur ton enfant, tu jeûneras pendant trois ans, aux jours officiels. Celle qui a renversé le chaudron d’eau est innocente31. »
Cet article se trouve au milieu d’autres tous consacrés aux péchés des femmes. Et, à la fin du siècle, Yves de Chartres intitule explicitement un article analogue : « De la mère dont l’enfant est mort par sa négligence parce qu’elle l’a posé près du foyer32. »
Il n’est pas impossible que ce transfert de responsabilité ait notablement contribué à diminuer la fréquence de l’infanticide dans la société chrétienne, si l’on admet que, pour des raisons naturelles ou culturelles, l’attachement de la mère au petit enfant était normalement plus fort que celui du père. Mais, inversement, il semble que la morale chrétienne a suscité de nouveaux motifs, non économiques, d’infanticide à la naissance.
En principe, la valeur chrétienne de chasteté était favorable à la vie de l’enfant puisqu’elle mettait l’activité sexuelle au service de la procréation volontaire. Pendant longtemps, on n’a considéré l’union conjugale comme vraiment légitime que si l’époux qui l’exigeait avait l’intention de procréer33. Et ce que la théologie chrétienne appelle « le bien de procréation » comprend le nourrissement et l’éducation de l’enfant aussi bien que sa génération34. Aussi la chasteté commandait-elle aux conjoints qui ne voulaient plus d’enfants ou qui n’avaient pas les moyens d’en nourrir davantage de vivre désormais dans la continence. D’ailleurs, les moralistes du haut Moyen Âge affirmaient qu’il n’y a pas de chasteté conjugale sans continence périodique ; et les périodes de continence légale étaient si nombreuses qu’elles devaient diminuer notablement les risques de conception. Mais, dans certaines circonstances, statistiquement inévitables dans une société humaine, elle a au contraire favorisé l’infanticide. Car l’enfant pouvait rendre manifeste aux yeux de tous le péché sexuel de ses parents et les déshonorer.
Deux sortes d’enfants ont été dans ce cas : les enfants malformés dont nous avons parlé, et les bâtards qui n’ont pas encore fini aujourd’hui de nuire à la réputation de leur mère. Dans l’un et l’autre cas, les parents pouvaient être tentés de se défaire de l’enfant dès sa naissance, avant même qu’il fût baptisé. Et des textes nombreux disent qu’en effet un certain nombre de parents luxurieux ont choisi cette conduite criminelle pour cacher leur péché.
Grégoire de Tours, racontant l’histoire de « l’homme contracté de tous ses membres », explique que sa mère, « n’osant le tuer, comme c’est l’habitude des mères, l’avait nourri ainsi qu’elle fait d’un enfant sain ». Selon l’interprétation la plus courante de ce texte, les mères auraient donc eu l’habitude de tuer leurs enfants monstrueux35. Et si l’on devait au contraire comprendre qu’elles manifestaient habituellement une particulière répugnance à se défaire de leurs enfants, fussent-ils monstrueux, cette seconde interprétation, impliquant que les mères étaient en cela exceptionnelles dans la société franque du VIe siècle, nous ouvrirait des perspectives encore plus inquiétantes sur la fréquence de l’infanticide.
Est-ce bien le christianisme qui, en cette occasion, a créé les conditions de l’infanticide ? Il ne faut pas oublier que, dans les sociétés païennes dont nous avons parlé — la société grecque, la société romaine, la société Scandinave —, les enfants malformés étaient déjà exposés. On attribue généralement cette habitude à un souci d’eugénisme, qui a pu exister dans le cas Spartiate. Mais lorsque l’exposition était le fait des parents, et non de l’Etat, il est vraisemblable que leur conduite s’expliquait, au moins à un certain niveau, par la honte qu’ils avaient de leur enfant. Honte qui, aujourd’hui encore, explique en partie que les parents se débarrassent de leurs enfants malformés, soit par l’avortement, soit en les envoyant dans les institutions spécialisées.
Ces analogies donnent à penser que la suppression des enfants malformés, dans la société du haut Moyen Âge, se faisait dans le cadre idéologique d’un certain christianisme pour des motifs conscients qui tenaient à ce christianisme, mais qu’elle préexistait à ce système idéologique. Elle ne peut donc lui être fondamentalement imputée. Ce qu’il faut souligner, c’est que l’idéologie chrétienne du haut Moyen Age a permis à cette forme d’infanticide à la naissance de survivre, malgré la condamnation radicale de l’infanticide par le christianisme.
Quant à l’élimination des bâtards, il faut également observer qu’elle tenait à l’organisation de la société plus encore qu’au christianisme : hors des structures familiales, l’enfant n’a jamais eu beaucoup de chances de survivre, même lorsque la morale n’interdisait pas les relations extraconjugales. Il faut d’ailleurs noter que la bâtardise était une tare dans la Rome païenne aussi bien que dans la société chrétienne. Cependant, là encore les valeurs chrétiennes intervenaient au niveau des motifs conscients et favorisaient l’infanticide à la naissance lorsque ni la contraception ni les tentatives d’avortement n’avaient réussi.
Quoique les pénitentiels attribuent généralement à des femmes l’infanticide et l’avortement, et que le personnage de la fornicatrice qui veut cacher son péché soit toujours confronté à celui de la pauvresse qui ne peut nourrir ses enfants, il arrive qu’un personnage masculin apparaisse aussi : celui du clerc fornicateur qui fait disparaître le fruit de ses amours coupables pour éviter le scandale. Pour lui, l’infanticide est une conséquence tellement logique de son premier crime qu’il paraît à peine l’aggraver. C’est ce que suggère par exemple la comparaison des articles 11, 12 et 13 du pénitentiel de Finnian : l’article 11 punit lourdement le clerc qui commet de manière habituelle le péché de fornication, quoique sans scandale ; l’article 12 punit plus lourdement encore celui qui a conçu un enfant et l’a tué pour éviter le scandale ; quant à l’article 13, il est ainsi formulé : « Si le clerc ne tue pas son enfant, le péché est moindre, mais la pénitence reste la même36. » Comme la pénitence est toujours proportionnée à la gravité de la faute, on peut supposer que ce péché-là n’était guère moindre que le précédent, et que le scandale aggravait la fornication à peu près autant que l’infanticide.
Il semble qu’au-delà du haut Moyen Age, l’infanticide caractérisé à la naissance ne se soit plus guère rencontré dans le cadre de la famille légitime. Nous verrons, en effet, que les couples ont eu bien d’autres moyens moins dangereux de se débarrasser des enfants indésirables. Mais l’infanticide à la naissance a subsisté en cas de naissance illégitime, et je vois un indice notable de sa fréquence, au XVIe siècle, dans l’édit d’Henri II « qui prononce la peine de mort contre les filles qui ayant caché leur grossesse et leur accouchement, laissent périr leurs Enfans sans recevoir le Baptème37 ». Le préambule de cet édit de février 1556 — en fait 1557 de notre computation actuelle — affirme en effet : « … Estant deüment avertis d’un crime trés-énorme & execrable, fréquent en nostre Royaume, qui est que plusieurs femmes ayans conceu Enfans par moyens deshonnestes, ou autrement persuadées par mauvais vouloir & conseil, déguisent, occultent & cachent leurs grossesses sans en rien decouvrir & declarer ; & advenant le temps de leur part & delivrance de leur fruit, occultement s’en delivrent, puis le suffoquent, meurdrissent & autrement suppriment, sans leur avoir fait impartir le saint Sacrement de Baptesme ; ce fait, les jettent en lieux secrets et immondes, ou enfouissent en terre prophane, les privans par tel moyen de la sepulture coutumiere des Chrestiens… »
Cette fréquence de l’infanticide à la naissance n’est pas seulement affirmée explicitement par le préambule, mais implicitement attestée par le dispositif de l’édit et par les mesures d’application : « … Que toutes Femme qui se trouvera deüment atteinte et convaincuë d’avoir celé & occulté, tant sa grossesse que son enfantement sans avoir déclaré l’un ou l’autre, & avoir pris de l’un ou l’autre témoignage suffisant, mesme de la vie ou mort de son Enfant, lors de l’issuë de son ventre, et aprés se trouve l’Enfant avoir esté privé, tant du saint Sacrement de Baptesme que sépulture publique et accoutumée, soit telle Femme tenuë & reputée d’avoir homicidé son Enfant, & pour réparation punie de mort et dernier supplice… »
Les auteurs de la loi estiment apparemment que la plupart des filles qui se trouvaient dans les conditions énoncées avaient volontairement tué leur enfant. Si cela n’était pas, le caractère tyrannique de cette loi s’en trouverait renforcé. Car, en ce temps comme aujourd’hui, c’était normalement à l’accusation d’apporter la preuve du crime — ou à en obtenir l’aveu —, alors qu’ici c’est à l’accusée d’apporter la preuve de son innocence et même de se prémunir contre une accusation possible. Ce caractère exceptionnel de la loi se justifie par la gravité du crime d’infanticide à la naissance en civilisation chrétienne : priver une âme du baptême et un corps de la sépulture chrétienne, c’est priver un être humain du salut éternel et de la résurrection, alors qu’un meurtre ordinaire ne fait qu’avancer l’heure d’un trépas inévitable38. Il se justifie aussi par la difficulté qu’avaient les juges à prouver la culpabilité de l’accusée39, ce qui devait, naturellement, encourager les criminelles. Mais quel que soit l’intérêt de ces deux explications, je n’imagine pas qu’on aurait eu recours à des mesures tellement exceptionnelles si l’infanticide à la naissance avait été aussi rare au XVIe siècle que de nos jours.
D’autant plus que l’édit mobilisait des forces considérables pour lutter contre ce fléau : non seulement les officiers royaux et seigneuriaux — en particulier le procureur fiscal de chaque seigneurie — mais tous les curés de France, dont chacun devait tous les trois mois lire l’édit en chaire à tous ses paroissiens réunis. Et du XVIe au XVIIIe siècle, les successeurs d’Henri II ont maintes fois rappelé que cette mobilisation devait rester permanente. Aurait-on dépensé autant d’énergie, avec tant de persévérance, si les filles et les veuves engrossées hors mariage n’avaient été constamment tentées de cacher leur faute par l’infanticide ?
Au vrai, plus la société se souciait de faire respecter la morale sexuelle, plus elle se montrait dure pour les filles-mères et les bâtards, et moins elle laissait aux mères coupables la possibilité de s’attacher à l’enfant qui était le signe visible de leur déchéance. La répression sexuelle poussait logiquement à l’infanticide, et l’édit d’Henri II apparaît comme une tentative désespérée pour enrayer cette logique par un effort accru de répression. Mais l’on peut se demander si ce terrorisme a été efficace, dans une société où l’on se plaisait à considérer que l’honneur a plus de prix que la vie. Sans doute a-t-il fallu, pour venir à bout du mal, des mesures préventives et non plus seulement répressives : les déclarations de grossesse, qui ne se sont généralisées qu’au XVIIIe siècle.
Bien avant que l’État se lance dans cette lutte féroce contre l’infanticide caractérisé à la naissance, l’Eglise avait entrepris de lutter avec vigueur contre un crime aussi grave à ses yeux : l’avortement. C’est ce que nous apprend l’étude des « cas réservés », ces péchés dont l’évêque se réservait l’absolution. Ce n’était pas toujours les plus condamnables théoriquement : par exemple, la masturbation, que les théologiens considéraient comme pire que l’inceste, était beaucoup moins souvent un cas réservé, sans doute parce que c’était un péché beaucoup trop fréquent. Inversement, d’autres péchés graves n’étaient pas mentionnés par les listes de cas réservés parce qu’ils étaient trop rares et n’attiraient pas l’attention des autorités ecclésiastiques. Ceux que nous trouvons fréquemment dans ces listes sont ceux contre lesquels l’Église a décidé de lutter avec une énergie particulière. Tel est le cas de l’avortement : sur trente-sept listes étudiées, pour une période qui va du XIIIe au XVIIIe siècle, trente et une le mentionnent.
L’avortement est considéré comme un homicide d’autant plus horrible qu’il prive une âme innocente du baptême et du salut éternel. Mais il faut remarquer qu’aucune de nos trente et une listes ne restreint le cas réservé à ce qui peut être considéré comme un homicide, à savoir l’avortement après l’animation du fœtus. Plusieurs précisent au contraire : « soit que le fœtus soit animé, soit qu’il ne le soit pas ». Si l’on ajoute cela au fait que l’avortement est souvent mentionné dans le même article que l’usage des poisons de stérilité, voire — jusqu’au XVIe siècle — que diverses pratiques de sorcellerie, on peut estimer qu’il fait l’objet d’un cas réservé différent de l’homicide en tant que moyen de limiter les naissances. Et il est probable qu’avant la diffusion du coït interrompu, c’était en effet le moyen le plus efficace.
L’infanticide ne serait pas mentionné parce qu’il est avec évidence un homicide volontaire, crime dont presque tous les évêques se réservent l’absolution. Au contraire, l’avortement, même lorsqu’il est un homicide aux yeux de l’Église, peut ne pas apparaître comme tel aux fidèles, ce pour quoi on est obligé de le mentionner explicitement dans les listes de cas réservés. D’ailleurs, l’infanticide était peut-être moins fréquent que l’avortement, surtout si l’on ajoute à celui-ci les tentatives manquées et la complicité. Enfin, il est vraisemblable que l’avortement tombait moins facilement sous le coup des lois civiles, et que le tribunal de la confession était mieux armé pour le réprimer que les tribunaux royaux. Toutes ces raisons se trouvent plus ou moins explicitement dans un mandement de l’archevêque de Paris, en 166640. Et Guy Patin nous fournit d’autres éléments d’appréciation sur la fréquence de l’avortement et sur les rapports de l’Église et de l’État à son propos. En 1655, alors que l’on venait de pendre une sage-femme avorteuse qui avait malencontreusement fait mourir une demoiselle de la cour enceinte des œuvres du duc de Vitry, le célèbre médecin écrivait en effet : « A ce sujet, les vicaires généraux se sont allé plaindre au premier président que, depuis un an, six cents femmes, de compte fait, se sont confessées d’avoir tué et étouffé leur fruit41. »
Il est clair que l’Etat n’a pas lancé contre l’avortement la même lutte que contre l’infanticide parce que cela lui était beaucoup plus difficile. Or il n’est pas impossible que l’obligation faite aux filles grosses de déclarer leur grossesse — qui paraît s’être installée progressivement dès le milieu du XVIIe siècle — ait eu pour but de prévenir l’avortement aussi bien que l’infanticide. Mais cela ne pourrait être soutenu que pour les régions où les déclarations étaient reçues dans les premiers mois de la grossesse, ce qui ne paraît pas être le cas le plus fréquent.
On peut en tout cas supposer que, dans les temps modernes comme dans l’Antiquité et au Moyen Age, l’avortement volontaire n’était généralement pas l’arme malthusienne des couples légitimes. Comme la contraception, et comme l’infanticide à la naissance, il devait être surtout utilisé dans le cadre des relations extraconjugales pour protéger l’honneur de la mère. Depuis longtemps, les couples légitimes avaient à leur disposition d’autres moyens de se débarrasser d’enfants superflus sans tomber sous le coup des lois.
L’oppression ou la suffocation d’enfant est sans doute l’un de ces moyens. C’était en principe un infanticide involontaire : la mère couchait l’enfant auprès d’elle dans le lit conjugal, et elle l’écrasait ou l’étouffait sous elle pendant son sommeil. Aussi paraît-il d’abord surprenant que l’Église lui ait accordé autant d’attention, depuis le haut Moyen Age jusqu’au XIXe siècle. Non seulement les pénitentiels du haut Moyen Age en parlaient souvent, mais ils infligeaient aux malheureux parents des pénitences sévères : trois ans de pénitence, dont un au pain et à l’eau dans le pénitentiel de saint Colomban, c’est-à-dire nettement plus qu’à ceux qui provoquaient un avortement par des sortilèges42 ; trois ans de jeûne au pain et à l’eau aux jours légaux selon Burchard de Worms, c’est-à-dire autant que pour l’avortement après animation du fœtus43. Ensuite, du XIIIe au XVIIIe siècle, ce « crime » fut très fréquemment un cas réservé, puisque je le trouve dans vingt-six listes sur les trente-sept étudiées.
On remarquera d’ailleurs que les mots « oppression » et « suffocation » désignent parfois autre chose que cet accident bien caractérisé. Par exemple, la mort de l’embryon dans le ventre de sa mère, mort que l’on attribuait aux relations sexuelles que la mère aurait eues dans un état de grossesse trop avancé. Ainsi les statuts synodaux d’Amiens, en 1454, réservent à l’évêque le péché de « celui qui opprime et fait mourir sa progéniture… avant la naissance ou après ». Et nous avons vu que Guy Patin, parlant sans doute de mères qui avaient avorté volontairement par de tout autres moyens, dit qu’elles s’étaient accusées d’avoir « étouffé leur fruit ». Cet abus de langage nous révèle l’élargissement du concept de suffocation d’enfant, d’un certain type d’infanticide involontaire et d’avortement involontaire à toutes sortes d’infanticides et d’avortements. Pourquoi cette fortune sémantique des expressions « oppression d’enfant » et « suffocation d’enfant » s’il ne s’était agi, au sens premier, que d’un banal accident ?
Or plusieurs listes de cas réservés affirment clairement qu’il ne s’agit pas toujours d’un accident : dix sur vingt-six parlent d’oppression ou de suffocation volontaire, et ce caractère volontaire n’est pas démenti par les autres listes, plus concises. On comprend d’ailleurs que des parents qui voulaient se débarrasser d’un enfant non désiré — sans avoir besoin d’en cacher la naissance — aient trouvé là une manière commode de le faire sans tomber sous le coup des lois. Et, là encore, l’Eglise était beaucoup mieux placée que l’État pour obtenir l’aveu du crime et pour le réprimer. Il semble d’ailleurs qu’elle s’en soit de plus en plus émue, car, du XIIIe au XVIIIe siècle, elle a mené contre l’oppression d’enfant une lutte de plus en plus dure.
Nos deux listes du XIIIe siècle ne font pas de l’oppression d’enfant un cas réservé44. Est-ce par hasard ? Ou les autorités ecclésiastiques ne la considéraient-elles pas encore comme un fléau grave ? Au début du XIVe siècle, les statuts synodaux de Cambrai réservaient à l’évêque l’oppression volontaire et aux pénitenciers commis dans les doyennés l’oppression « involontaire et accidentelle45 ». Puis, de 1411 à 1696, neuf listes réservent à l’évêque l’absolution de l’oppression ou de la suffocation d’enfant, sans préciser leur caractère volontaire ou accidentel46. Il est vraisemblable qu’il y avait cas réservé dans l’une et l’autre hypothèse, comme le précisent, pour le diocèse d’Amiens, les statuts de 1454, plus explicites que ceux de 141147. Mais l’absence de précision me paraît significative : de 1454 à 1696, on ne trouve au total que quatre listes qui mentionnent explicitement l’oppression par négligence ou accident48. Cela devient au contraire de règle au XVIIIe siècle. On ne doit pas en conclure que l’oppression volontaire ait cessé d’être considérée comme possible ou fréquente — car huit listes l’évoquent encore49 — ni que les oppressions accidentelles soient devenues plus nombreuses, mais que l’Église luttait alors avec une détermination accrue contre ces accidents et ces crimes.
Aux mesures répressives, elle ajouta d’ailleurs, dès la fin du XVIIe siècle, des mesures préventives. En 1687, l’évêque d’Arras écrivait : « Le péril où les pères et mères, nourrices et autres personnes mettent les enfans, lorsqu’étant encore dans un âge tendre ils les mettent coucher avec eux dans un même lit, est si grand, et les suffocations en sont si fréquentes, que nous ne croions pas pouvoir apporter à un si grand mal de trop forts remèdes : c’est pourquoi nous croions, pour le prévenir, devoir défendre très expressément, et sous peine d’excommunication, à tous pères, mères, nourrices et autres personnes généralement de coucher les enfans avec eux dans un même lit, jusqu’à ce qu’ils aient un an complet et achevé : et en cas de suffocation desdits enfans, nous défendons à tous prêtres de les absoudre de cette faute, hors le cas de nécessité, s’ils n’ont pouvoir d’absoudre des cas réservés au nombre desquels nous mettons celui-ci50. »
Cette mesure préventive avait-elle fait l’objet de discussions au sein de l’épiscopat français ? En tout cas, nombreux paraissent être les évêques qui ont pris la même, à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe51.
Tous ne sont pas allés aussi loin. En 1789, l’évêque de Langres écrivait dans son rituel, à propos de l’homicide qui constituait le cinquième des cas réservés : « Un meurtre fait par accident n’est pas un crime… Pour décider s’il est réservé, il faut examiner si l’action est du genre de celles qui tuent ordinairement… C’est conséquemment à ce principe que nous ne plaçons point parmi les cas réservés le péché très grave des mères, des nourrices et des autres personnes qui font coucher dans leur lit les enfans au-dessous de deux ans. Mettre un enfant dans le lit à côté de sa mère n’est pas une action qui tue ordinairement ; mais nous recommandons fortement à tous les Curés, Vicaires et Confesseurs d’avertir les mères et nourrices du danger qu’elles courent et du péché qu’elles commettent quand elles font coucher les enfans dans leur lit avant l’âge de deux ans52. »
Ce texte appelle plusieurs remarques. D’abord que, dans les diocèses où l’on avait scrupule à inscrire parmi les cas réservés le simple fait de dormir avec son enfant, on éprouvait le besoin de s’en justifier, et l’on insistait pour que les curés dénoncent cette habitude en chaire et dans le confessionnal. Ensuite que son inscription parmi les cas réservés à l’évêque constituait une mesure d’exception que l’on aurait pu dire « injuste » et « despotique » si elle n’avait été justifiée par la gravité du fléau.
De ces mesures tyranniques, nous avons trouvé un autre exemple dans l’édit d’Henri II, et il y en a eu d’autres, bien connues, visant à faire disparaître la coutume de se battre en duel. C’est parce que l’oppression d’enfant, en raison de sa fréquence et de ses effets, pouvait passer pour un fléau — comme l’infanticide à la naissance ou le duel — que les autorités ecclésiastiques se sont crues justifiées à employer ces moyens tyranniques. Et sans doute les ont-elles employés avec succès : la mère qui étouffait son enfant dans le lit ne pouvait crier à l’accident imprévu, si le seul fait de dormir dans le même lit que l’enfant était un crime abondamment dénoncé en chaire et dans le confessionnal. L’oppression n’était dès lors plus un bon moyen de se débarrasser sans risque d’un enfant encombrant. Et, de fait, l’évêque de Langres paraît n’être plus devant la même réalité que l’évêque d’Arras un siècle plus tôt. D’une part, il parle d’enfant de moins de deux ans, alors que tous les évêques antérieurs parlaient d’enfants de moins d’un an : comme si l’oppression des enfants de moins d’un an était tombée au même niveau de fréquence que celle des enfants d’un à deux ans. D’autre part, alors que l’évêque d’Arras trouvait le péril si grand qu’il n’y pouvait apporter de remèdes trop violents, celui de Langres pense, un siècle plus tard, que « mettre un enfant dans le lit… n’est pas une action qui tue ordinairement » : cette diversité d’appréciation ne s’explique-t-elle pas aussi par une évolution de la réalité ?
Les parents avaient un autre moyen, radical, de limiter leurs charges de famille : abandonner leurs enfants, à la naissance ou plus tard.
L’exposition à la naissance est, à première vue, un infanticide moins déguisé que l’oppression d’enfant, et elle était en effet condamnée comme tel par les lois civiles53. Pourtant, sa nature avait changé depuis l’Antiquité. Chez les Grecs et les Romains, l’exposition des nouveau-nés était généralement une manière hypocrite de faire mourir un enfant indésirable : elle permettait de laisser aux dieux la responsabilité dernière de sa vie ou de sa mort. En fait, abandonné en pleine nature, le bébé n’avait presque aucune chance de survivre. Et c’est à cette exposition-là, je suppose, que l’on soumettait encore les nouveau-nés malformés dans la Scandinavie des XIe-XIIe siècles.
Dans la société chrétienne occidentale, la psychologie de l’exposition est sans doute restée proche de ce qu’elle était dans l’Antiquité : volonté de ne pas se souiller les mains du sang de son enfant54 et remise de son sort entre les mains de Dieu, déjà responsable de sa naissance55. Mais on spéculait désormais aussi sur la charité d’autrui. On espérait que l’enfant serait recueilli et qu’il survivrait, et l’on mettait ceux qui le découvriraient dans l’obligation de se montrer charitables ou de commettre eux aussi un péché grave. Il est bien sûr difficile de savoir dans quelle proportion les enfants exposés ont réellement pu survivre. Mais le fait qu’on les ait exposés dans des lieux habités, et non plus en pleine nature, témoigne de ce calcul et de cet espoir.
En fait, on ne pouvait espérer beaucoup de la charité privée : très tôt, l’histoire des enfants abandonnés a été liée à celle de la charité publique. Et l’insouciance des parents paraît à première vue avoir évolué en sens inverse de celle de la société. Mais il importe de comprendre laquelle de ces évolutions dépend de l’autre : toutes sortes d’indices nous donnent à penser que c’est l’augmentation de la capacité d’accueil des institutions spécialisées qui explique l’augmentation du nombre des abandons enregistrés.
On pourrait d’abord souligner que, pendant longtemps, les hôpitaux ont refusé d’accueillir tous les enfants trouvés. Au XVIIe siècle, il est arrivé que l’on tire au sort ceux des enfants qui seraient élevés56 : pratique inhabituelle en civilisation chrétienne, qui dénonce une gêne et une situation transitoire. Le fait significatif, c’est qu’au XVe et au XVIe siècle on savait quels enfants accueillir et quels enfants refuser : les hôpitaux français étaient alors faits pour les enfants de la misère et non pour ceux du péché. C’est en somme ce qu’écrivait Benedicti, en 1584, lorsqu’il examinait quel parti doit prendre la femme adultère qui a conçu un bâtard pour ne pas léser les intérêts de son mari et de ses enfants légitimes : « La 5e opinion porte que la mère le doit exposer ou mettre à l’Hopital. Mais à quels despens y sera-t-il nourry ? Les biens des Hopitaux sont les biens des pauvres lesquels ne sont pas ordonnés pour nourrir les bastards, sinon que fust un hopital institué à ceste fin, pour nourrir les enfans exposez, comme il y en a un à Florence, ayant plus de cinq mille livres de rente57. »
Et les lettres patentes données par Charles VII, en 1445, à l’hôpital du Saint-Esprit de Paris expliquent : « Si l’on recevait sans distinction les enfans illégitimes, il pourrait advenir qu’il y en aurait si grande quantité parce que moult gens s’abandonneraient, et feraient moins de difficulté de eux abandonner à pécher, quand ils verraient que tels enfans seraient nourris davantage et qu’ils n’en auraient pas la charge première ni sollicitude, que tels hôpitaux ne sauraient porter ni soutenir58. »
Il existe évidemment une contradiction entre l’admission des enfants illégitimes dans les hôpitaux et la protection de la chasteté, et l’on paraît avoir choisi pendant très longtemps de protéger la chasteté au détriment de la vie de l’enfant. Je ne suis même pas sûr qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles on ait fait le choix inverse de manière consciente et délibérée, car religion et système social paraissaient s’y opposer59.
Selon Lallemand60, on continuait en effet à croire, en plein XVIIIe siècle, « que la plupart de ces pauvres petits étaient des enfants légitimes abandonnés par des parents que la misère poussait à une pareille extrémité ». Et ceux qui alors, comme l’abbé Malvaux, croyaient le contraire, voulaient qu’on ferme les hospices aux enfants du péché : « Sous prétexte de soulager la misère, nos hôtels d’Enfans Trouvés propagent le concubinage … On a, dans ces derniers temps, donné trop de facilité aux libertins de charger le public de nourrir les fruits de leur débauche. Cette facilité a multiplié le libertinage dans toutes les villes et presque toutes les campagnes. Elle devrait être restreinte… On ne devrait nourrir que les enfants de ceux qui seraient hors d’état de les nourrir eux-mêmes61… »
L’afflux des nouveau-nés de la province vers Paris ou de certains pays étrangers vers les provinces françaises ayant des hospices d’enfants trouvés confirme que c’est l’hospice qui attire les enfants trouvés plus que les enfants trouvés ne suscitent la fondation d’hospices. En 1779, un arrêt de Louis XVI constatait en effet que « tous les ans, il venait à la maison des Enfans Trouvés de Paris plus de deux mille enfants nés dans des provinces éloignées62 ».
Et dans la généralité de Soissons où une enquête officielle avait été entreprise pour savoir pourquoi, depuis huit ans, trois mille deux cent quarante enfants « illégitimes ou abandonnés » étaient entrés dans les hospices, on aurait constaté que « 586 enfans étrangers au royaume ont été conduits dans les hôpitaux de la généralité. Le plus grand nombre vient du pays de Liège. Cette ville libre, peuplée de l’écume des nations, manque d’établissements pour recueillir les générations abandonnées63 ».
Autre indication concordante : la diminution très sensible du nombre des enfants trouvés à l’époque révolutionnaire, alors que la mortalité devenait effroyable dans les hospices désorganisés. Lorsqu’elles n’avaient plus d’espoir que leurs enfants survivent, les mères hésitaient davantage à les abandonner.
Il faut enfin réfléchir sur l’attitude des autorités ecclésiastiques face à ces abandons. Elles ne les encourageaient pas, certes, et condamnaient même la plupart d’entre eux ; mais bien moins vigoureusement que les avortements — même avant animation — ou que les oppressions d’enfant, même accidentelles. Des trente-sept listes de cas réservés étudiées, trente et une mentionnaient l’avortement, vingt-six l’oppression d’enfant, et deux seulement « l’exposition » ou « abandon clandestin ». Encore aucune de ces deux listes ne date-t-elle du XVIIIe siècle, époque où l’abandon prend des proportions très inquiétantes ; et l’une et l’autre condamnent la clandestinité de l’abandon, non l’abandon lui-même64.
Chez les confesseurs, les théologiens, les casuistes, même ambiguïté. Fromageau, se demandant si l’on peut conseiller à une femme d’exposer son enfant pour sauver sa réputation ou parce qu’elle ne peut le nourrir, répond par la négative, en accord, semble-t-il, avec les théologiens du XVIIIe siècle. Il fait valoir que : « S’il était libre aux femmes d’exposer leurs enfans, ce serait ouvrir la porte au déréglement de toutes sortes de personnes, dont la plupart souvent ne demeurent dans le devoir que par la crainte des mauvaises suites et de l’embarras où l’on se trouve quand on y a manqué65. » D’autre part : « Si la crainte de la pauvreté ou l’impuissance de nourrir un enfant porte une mère à l’exposer, la confiance qu’elle doit avoir en la Providence et en la Charité des Fidèles doit l’en empêcher66. » Et lorsqu’il ajoute : « Dieu ne manque point de secourir ceux qui le servent », on sent que l’attitude de ces docteurs de Sorbonne à l’égard de l’enfant restait, au XVIIIe siècle, bien proche de celle des auteurs du haut Moyen Age : la vie ou la mort de l’enfant en ce monde était toujours décidée par Dieu pour la récompense ou la punition des parents et non par intérêt pour l’enfant lui-même.
Mais tous les théologiens n’étaient pas — ou n’avaient pas toujours été — de l’opinion de Fromageau. Dès le début de sa réponse, il précise lui-même : « Il y a deux sentimens parmi les Docteurs. Il y en a qui disent qu’une femme peut exposer son enfant dans l’une et l’autre de ces deux circonstances … pourvû qu’on n’expose point cet enfant à un danger de mourir de faim ou de froid67. » Et il cite à l’appui de cette opinion des auteurs réputés des XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles : Sylvestre, Azor, Layman, Bassaeus.
Si l’Église est restée modérée dans la condamnation de l’abandon d’enfant, c’est qu’elle y voyait un moindre mal — comme aujourd’hui dans la contraception. En ce qui concerne les enfants illégitimes, l’idéal aurait été que la mère élève elle-même l’enfant et que les avanies qu’elle aurait à subir sa vie durant la fassent se repentir de son péché. Mais beaucoup de filles-mères n’hésitaient pas à préserver leur honneur par le crime : si l’enfant ne pouvait être remis discrètement aux hôpitaux, il risquait fort d’être tué dès sa naissance. De cela l’Église était consciente, et depuis très longtemps. C’est pour « empêcher les parents de tuer les enfants dont ils ne voulaient pas divulguer la naissance » que l’archiprêtre Dathaeus de Milan aurait déjà créé un asile d’enfants trouvés en 78768. La création de l’hôpital des enfants trouvés de Florence répond évidemment au même souci. Et lorsque l’abbé Malvaux discute des avantages et des inconvénients des institutions charitables françaises, au XVIIIe siècle, il écrit : « Vous dites que par là les mères sont détournées d’étouffer leur fruit … Faut-il donc, sous le spécieux prétexte d’empêcher deux ou trois mères d’être des monstres, en aventurer cent mille d’être des marâtres69. »
Il est clair que l’opposition de « deux ou trois » à « cent mille » est rhétorique. Au reste, l’abbé moraliste aurait-il voulu connaître le nombre exact des infanticides dans les années 1770-1780, et en aurait-il eu les moyens, que cela ne nous aurait rien appris sur l’importance de l’infanticide avant la multiplication des hospices et leur ouverture de droit ou de fait aux enfants illégitimes. Le seul élément d’appréciation que nous ayons, c’est qu’au XVIe siècle Henri II était confronté au problème de l’infanticide des bâtards à la naissance, alors qu’à la fin du XVIIIe Louis XVI l’est à l’augmentation extraordinaire du nombre des enfants trouvés.
Quant aux parents légitimes qui abandonnaient leurs enfants par pauvreté — et dont le nombre au XVIIIe siècle paraît avoir été tour à tour exagéré et sous-estimé70 —, l’Église ose à peine les condamner. Au XVIe siècle, Benedicti écrivait : « Celuy qui expose ses enfans, soit en lieu particulier ou public, ayant les moyens de les nourrir, pèche71. » De ceux qui n’en avaient pas les moyens, l’austère franciscain lyonnais ne dit rien.
Il faudrait se demander ce que pouvait signifier, dans l’ancienne société occidentale, avoir ou ne pas avoir les moyens de nourrir ses enfants. On pourrait préciser à partir de quel âge l’enfant pauvre commençait à aider ses parents ou à servir hors de sa famille pour subvenir à ses besoins — les théologiens suggèrent que ce serait à sept ans ; ce qu’il mangeait au-dessous de cet âge, et quelle charge cela représentait pour ses parents ; combien il pouvait y avoir d’enfants entièrement à la charge de leurs parents dans une famille, étant donné les intervalles intergénésiques habituels et sans tenir compte de la mortalité infantile et juvénile. Cela permettrait de se faire une idée des conditions de fortune permettant d’élever une famille, et de savoir quelle proportion des jeunes mariés se trouvaient dans ces conditions.
En l’absence de telles recherches, j’ai le sentiment qu’un grand nombre d’époux n’avaient pas les moyens d’élever tous les enfants que le mariage — même tardif — les mettait en situation de procréer. Pour des raisons simplement économiques, ils étaient donc condamnés — lorsqu’ils ne prenaient pas le parti de s’en débarrasser par l’abandon ou par l’infanticide — à les faire vivre de charité ou de chapardages, ou à les laisser mourir auprès d’eux, de faim, de maladies intestinales, ou autrement. L’Église les exhortait à espérer jusqu’à l’extrême limite dans la Providence divine et dans la charité des fidèles ; et il est évident qu’il y avait, dans la société des XVIIe et XVIIIe siècles, les moyens de sauver au moins un certain nombre des enfants qui mouraient de pauvreté. Mais, au niveau familial où se posait le problème, l’abandon était souvent la moins mauvaise solution, et l’Eglise en était bien consciente.
Il me paraît cependant très probable que la plupart des enfants que la pauvreté de leurs parents et le nombre de leurs frères et sœurs condamnaient à mort, n’ont été ni abandonnés ni victimes d’infanticides caractérisés ou dissimulés. La plupart de ces enfants sont morts auprès de leurs parents, et c’est en cela — plus que par le nombre des enfants éliminés en bas âge — que l’ancienne société chrétienne différait des sociétés païennes qui l’ont précédée. Il nous faut donc tenter d’expliquer pourquoi les époux procréaient sans se soucier de l’avenir de leur descendance, et pourquoi ils refusaient généralement de recourir aux moyens radicaux de s’en débarrasser. Ces raisons, je les chercherai, bien sûr, dans la morale de l’époque, ou du moins dans ce que les prédicateurs, les confesseurs et les théologiens nous en font connaître.
« L’homme de bien ne doit jamais craindre d’avoir trop d’enfants », disait Benedicti. L’optimisme apparent de son discours est d’autant plus surprenant qu’au chapitre de l’abandon d’enfant il paraît reconnaître qu’on peut n’avoir pas les moyens de nourrir sa famille. En fait, cet optimisme ne vaut pas pour l’ensemble de la société, et c’est ce qui lui évite d’être trop cruellement démenti par l’expérience des fidèles. Il ne concerne que « l’homme de bien » ou « le juste », ce que chacun pourrait être mais que tout le monde n’est pas.
N’insistons pas à nouveau sur la conviction sous-jacente que cela implique — héritée de l’Ancien Testament et de la mentalité du haut Moyen Age — que Dieu fait vivre ou mourir les enfants pour récompenser ou punir leurs parents. Ce qu’il faut souligner, c’est le sentiment d’irresponsabilité que ce discours risque de favoriser chez les pères de famille : « Puisque Dieu les a donnez, il luy donnera par conséquent le moyen de les nourrir, puisque c’est luy qui repaist les oyseaux du ciel ; autrement il ne luy en baillerait pas. »
La société occidentale savait depuis des millénaires que la procréation est une conséquence de l’union sexuelle. Mais, parce que l’on ne connaissait pas les détails, ni même les organes fondamentaux, du processus génératif, et parce que l’on constatait que les relations sexuelles ne sont pas toujours fécondes, on pouvait croire que la conception dépendait toujours immédiatement de la volonté de Dieu. En s’unissant, les parents donnaient la matière de l’enfant futur, mais c’est Dieu lui-même qui décidait de faire ou de ne pas faire un enfant de cette matière séminale, et qui de toute façon infusait l’âme à un certain moment de la gestation. De cela, d’ailleurs, les époux qui espéraient pendant des années une conception qui n’arrivait jamais, ne pouvaient pas douter ; non plus que ceux qui, menant une vie sexuelle normale, étaient, plus que d’autres, surchargés d’enfants.
Alors que les structures économiques et sociales poussaient à limiter les dimensions de la famille, ce transfert de responsabilité explique la rareté de l’infanticide et des conduites contraceptives dans le mariage. Dieu envoyait des enfants à qui il voulait, en aussi grand nombre qu’il le voulait et quand il le voulait, et les conjoints n’imaginaient pas qu’il dépendît d’eux d’augmenter ou de diminuer leur fécondité. La plupart des auteurs s’accordaient même à reconnaître que la fécondité ne dépendait pas de la fréquence des rapports conjugaux, au contraire : l’idée grecque de modération et l’idée chrétienne de chasteté se confortaient l’une l’autre sur ce point. D’autre part, si les époux ne commettaient pas d’infanticides, c’est parce que les enfants étaient envoyés par Dieu, plus encore que par un respect abstrait de la vie ou par amour de l’enfance. Mais ce respect de la vie de l’enfant n’excluait pas des négligences bien humaines dont nous allons reparler ; et il excluait encore moins que les parents usent des droits que leur reconnaissait l’Église.
Au reste, dans une société où la mort fauchait la moitié des enfants, moins chez les uns, beaucoup plus chez les autres, la résignation était une nécessité psychologique. Elle s’exprimait par une formule que l’on trouve aussi bien chez les médecins et les ecclésiastiques que chez les pères de famille qui tenaient leur livre de raison : « Dieu l’a donné et Dieu l’a repris. » On peut considérer cette idée comme éminemment religieuse ; mais on ne peut se cacher qu’elle favorisait un certain fatalisme devant la procréation et devant la mort de l’enfant, fatalisme qui n’est pas particulièrement caractéristique de la religion chrétienne. C’est l’impuissance à lutter contre la mort et l’ignorance des mécanismes de la génération qui coloraient de fatalisme la religion de ce temps. Aujourd’hui que nous comprenons mieux les processus de la génération et de la maladie et pouvons les contrôler dans une large mesure, l’Église insiste au contraire sur la responsabilité des parents dans leur œuvre de procréation comme dans le maintien en vie de leurs enfants.
Il peut paraître paradoxal que le principe de la paternité responsable ait été admis à l’heure où, en Europe occidentale, presque tous les époux pourraient faire vivre une famille nombreuse. Dans l’ancienne société où un grand nombre n’en avait pas les moyens, on peut avancer la mortalité infantile était partiellement due à l’irresponsabilité des parents dans leur activité procréatrice. Je reviendrai sur cette thèse dans la dernière partie de cet article, en analysant le passage de l’ancien système démographique au nouveau ; mais elle me paraît dès maintenant difficile à contester dans son principe.
Je veux auparavant montrer comment l’ancienne mentalité favorisait certaines négligences des parents à l’égard de leurs enfants, et comment ces négligences expliquent elles aussi dans une large mesure l’extraordinaire mortalité infantile dans la France des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.
De ce qui a été dit de l’oppression d’enfant, il ne faudrait pas tirer la conclusion qu’elle était volontaire dans la majorité des cas. L’oppression dans le lit conjugal ne peut au contraire avoir été un moyen tentant d’éliminer volontairement les enfants indésirables que parce qu’elle était normalement accidentelle. Mais cet accident ne met pas en cause que l’ignorance des parents : elle s’explique aussi par leur négligence. Sachant qu’il est dangereux de faire dormir un nourrisson dans leur lit, beaucoup semblent avoir pris ce risque pour s’épargner des dépenses ou de la fatigue. C’est ce que leur reproche, par exemple, Benedicti : « La mère ou la nourrice qui met son enfant coucher à ses costez, ne le voulant laisser au berceau de peur qu’en criant il l’empêche de dormir, ou bien si sensuelle qu’elle aime mieux le coucher prés de soy que d’endurer un peu de froid pour l’allaiter, elle pèche mortellement : car elle se met en péril de le suffoquer… Les mères doivent bien regarder à cecy, et qu’à tout le moins le lict soit grand et large, et quelque chose entre elle et l’enfant, si elles n’ont le moyen de les coucher ailleurs afin questans esloignés, ils soient hors de périls. Il y a certains Docteurs, qui semblent aucunement excuser ceux qui sont si pauvres qu’ils n’ont pas la commodité d’avoir de grands licts, ny berceaux et autres choses nécessaires. Quant à cela, je m’en rapporte à leur conscience, PM72. »
L’Église pourchassait aussi, quoique avec moins d’acharnement, toutes sortes d’autres négligences dangereuses pour la vie de l’enfant. Nous avons vu, par exemple, que Burchard de Worms au XIe siècle, Yves de Chartres au XIIe, et bien d’autres auteurs au cours des siècles antérieurs, punissaient sévèrement la mère qui aurait laissé son enfant trop près du foyer ou d’un chaudron d’eau bouillante. Des articles analogues se rencontrent dans certains statuts synodaux des siècles suivants. Ainsi, au début du XVIe, les statuts synodaux de Cambrai se préoccupaient-ils de la « négligence des parents qui ont perdu dans le feu ou dans l’eau ceux qui leur étaient nés73 ».
On pourrait remarquer qu’aujourd’hui encore il est rare que les parents perdant un enfant par accident n’aient pas quelque négligence analogue à se reprocher. On ne peut tout prévoir, ni vivre dans la hantise des accidents possibles. Et l’on comprend parfaitement qu’une mère surchargée d’enfants n’ait pu surveiller chacun d’eux avec autant de soin qu’un enfant unique, surtout lorsqu’elle était pauvre et devait contribuer aux gains du ménage. Mais il me semble — comme à Philippe Ariès — que, pour des raisons culturelles et non pas seulement matérielles, les parents d’autrefois étaient moins soucieux de leurs enfants que ceux d’aujourd’hui ; et que cette attitude mentale était liée à l’ancien système démographique. Dans une société où les enfants étaient très abondants, ils étaient moins précieux que dans notre société contraceptive.
Ces thèses, que Philippe Ariès a appuyées sur le raisonnement et sur l’histoire du sentiment de l’enfance, trouvent une confirmation dans l’analyse de certains faits contemporains. Ainsi, la surmortalité actuelle dans la région du nord de la France ne s’explique pas par le climat, comme on l’avait cru d’abord ; ni par le niveau de vie, qui est maintenant supérieur à celui de bien d’autres régions de France ; ni par le réel sous-équipement médical, puisque, dans les mêmes conditions matérielles et sanitaires, les enfants des ouvriers étrangers installés dans la région ont une mortalité bien inférieure. Après l’élimination de toutes ces explications, il faut donc bien invoquer un facteur culturel : l’insouciance traditionnelle à l’égard de la santé des enfants qui caractérise tous les milieux populaires de la région, paysans, employés, ouvriers74. Il n’y a pas de corrélation visible entre la mortalité de la région du Nord et sa natalité : bien des régions de France où la mortalité infantile est moindre ont une natalité plus forte. Cependant, l’enquête nous apprend que la mortalité infantile est nettement plus forte chez les ouvriers que chez les employés, alors que les femmes d’ouvriers désirent plus rarement que les femmes d’employés avoir un enfant de plus et qu’en fait elles en ont plus souvent. Outre les structures idéologiques communes aux milieux populaires, il y a donc chez les ouvriers français ce facteur supplémentaire de négligence : avoir un plus grand nombre d’enfants non désirés.
L’étude des phénomènes de rang de naissance nous apprend d’ailleurs que, d’une manière générale, la probabilité de décès est plus grande chez les enfants de rang élevé que chez les premiers-nés. Cela est en partie dû à un véritable phénomène de rang, mais surtout au fait que les enfants de rang élevé sont forcément choisis dans des familles nombreuses, et que la mortalité infantile est nettement plus forte dans celles-ci que dans les familles malthusiennes75. Il est tout à fait vraisemblable que cette surmortalité dans les familles nombreuses s’explique en partie par des facteurs matériels, le nombre des enfants créant de graves difficultés économiques, surtout en des temps où les allocations familiales n’existaient pas. Et ces difficultés avaient des conséquences psychologiques évidentes : ni le père ni la mère ne pouvaient consacrer autant d’attention à chacun de leurs enfants que des parents malthusiens. Mais il y a plus : dans la mesure où la probabilité de décès dépend de la dimension future de la famille achevée davantage que de sa dimension effective au moment du décès de l’enfant, il est clair qu’elle s’explique par autre chose encore que par les difficultés économiques d’une famille nombreuse et les attitudes psychologiques qu’elles engendrent. Les parents qui auront une famille nombreuse sont, dès le départ, plus insouciants que les autres de la santé de leurs enfants.
Cette insouciance à l’égard des enfants qui caractérise actuellement la région du Nord par rapport au reste de la France, ou les familles nombreuses par rapport aux familles malthusiennes, on peut supposer qu’elle caractérisait la société d’autrefois par rapport à la nôtre. Et il faut alors admettre qu’une partie de l’effroyable mortalité infantile des XVIIe et XVIIIe siècles lui était imputable.
Les négligences dans l’allaitement des nourrissons étaient sans doute bien plus redoutables que celles dont nous avons déjà parlé. Au XVIe siècle, Benedicti reprochait aux mères de « bailler » leurs enfants « à nourrices mercenaires, cognoissant fort bien que jamais l’enfant n’est si bien nourry d’un laict estranger comme de celuy de sa propre mère ». Et, les morigénant, il s’écriait : « Pourquoy est-ce que nature leur a baillé deux mamelles comme deux petites bouteilles, sinon pour cest effet ? mais cruelles et marastres que elles sont, ce leur est assez d’avoir tiré leurs enfants de leurs entrailles et mis sur terre, et puis les envoyer aux tristes villages pour les faire nourrir par femmes estrangères, mal saines et mal complexionnées76. »
De ces « tristes villages », Maurice Garden nous en a récemment fait connaître dans les provinces voisines de Lyon, au XVIIIe siècle. Vers 1771-1773, 62,5 % des nourrissons lyonnais envoyés par l’Hôtel-Dieu dans les villages de Savoie y trouvaient la mort ; dans ceux du Dauphiné, le taux moyen était de 63 % ; dans ceux du Bugey, de Franche-Comté, de Bresse, du Vivarais, il était de 67,6 %., 70 %., 71 %., 75 %. Sans doute la mort frappait-elle moins les enfants de familles que les enfants de l’Hôtel-Dieu sur lesquels portent ces statistiques. Mais la différence n’aurait pas été considérable77.
L’allaitement mercenaire concernait non seulement les enfants trouvés ou les enfants des familles nobles et bourgeoises, mais aussi ceux des familles d’artisans et de boutiquiers. Dans toutes les professions où la femme était associée au travail de son mari, la mise en nourrice paraît avoir été de règle au XVIIIe siècle. « L’envoi des enfants en nourrice, écrit Maurice Garden, se présente bien, dans ces ménages d’ouvriers et d’artisans, comme une nécessité78. » Et les réformateurs du XVIIIe siècle disaient également : « Les femmes d’ouvriers, elles sont aussi tendres que nous, mais en pleurant elles portent leurs enfants à nourrir à d’autres, parce qu’il faut bien commencer à se nourrir soi-même79. »
Cherchant à montrer le lien existant entre l’attitude à l’égard de l’enfant et la mortalité infantile, je n’en resterai pas à cette appréciation indulgente des choses. J’ai fait ressortir, précédemment, l’influence des structures économiques et sociales sur la mortalité infantile ; il faut maintenant souligner celle des facteurs psychologiques et les responsabilités individuelles. On doit être sensible à l’absence de scrupules des paysannes qui, pour améliorer leur misérable existence, se chargeaient de plus d’enfants qu’elles n’en pouvaient nourrir. Maurice Garden nous présente une nourrice qui, en vingt ans, a pris douze nourrissons et n’en a jamais rendu un seul vivant80. Il nous montre un village où il n’y a eu que seize baptêmes en 1759, et qui pourtant se charge cette année-là de vingt-six nourrissons répartis entre vingt et une familles. Et le nombre des nourrissons augmente encore en temps de crise : trente-neuf en 1767, trente-cinq en 1772, trente et un en 177581, alors qu’il y a vraisemblablement, chez les femmes du village, moins de lait que d’habitude.
Quant aux parents qui soumettaient la vie de leurs enfants à de tels risques, ne pouvaient-ils vraiment pas l’éviter ? Il apparaît que, dans les classes les plus pauvres, les mères allaitaient elles-mêmes, parce que leur salaire n’était guère supérieur à celui d’une nourrice82. Si les artisans en soie et les boutiquiers envoyaient les leurs dans les « tristes villages », c’est qu’ils préféraient risquer la vie des nouveau-nés plutôt que de réduire leurs gains. Les sacrifices financiers qu’ils consentaient en payant une nourrice sur leurs maigres revenus montrent combien, dans la société chrétienne du XVIIIe siècle, on se souciait plus de la survie des nouveau-nés que dans la société gréco-romaine. Mais si ce souci l’avait emporté sur tout autre, il est vraisemblable que l’allaitement mercenaire aurait été moins développé, plus surveillé, moins nocif. Et cela est encore plus vrai pour ce qui concerne les bourgeois, dont les enfants étaient « presque aussi frappés que les autres ».
Si les moralistes ecclésiastiques nous paraissent parfois inconscients des responsabilités de la société et trop sévères pour les individus, nous ne pouvons leur reprocher d’avoir exhorté les mères à nourrir elles-mêmes leurs enfants lorsqu’elles en avaient la possibilité physiologique, et d’avoir comparé l’envoi en nourrice à un abandon83. Car la mise en nourrice, qui semble déjà témoigner d’une certaine indifférence à l’égard de l’enfant, accroissait certainement cette indifférence. L’enfant était souvent laissé à la campagne plusieurs années — jusqu’à dix ans parfois, dans les familles bourgeoises — et il est compréhensible que cet éloignement n’ait pas favorisé la cristallisation des sentiments paternel et maternel. Certains parents, d’ailleurs, ne prenaient jamais de nouvelles du nourrisson, alors même qu’il était dans un village proche de leur résidence84.
Il pourrait cependant paraître bizarre et excessif que les moralistes aient exigé des mères qu’elles allaitent leurs enfants pendant trois ans. Benedicti écrit par exemple : « Les mères qui n’ont cure de nourrir leurs enfans ou à tout le moins de leur pourvoir de bonnes nourrices, jusques à l’âge de trois ans — après lesquels les pères sont tenus par droit naturel de les avancer et leur bailler ce qui est nécessaire — pèchent85. »
Et le Portugais Fernandes de Moure : « Elles pèchent lorsqu’elles refusent pendant trois ans la nourriture à leurs enfans le pouvant faire, selon le même Navarrus. La raison s’en tire de la nature, par laquelle nous sommes enseignés d’avoir soin de nos enfans tandis qu’ils ne peuvent se nourrir d’eux-même, comme les animaux sans raison le pratiquent86. »
Ne prescrivant plus, mais faisant allusion à la réalité de l’allaitement, Sanchez parle de deux ans seulement87. Mais Grégoire de Tours, au VIe siècle, parlait d’un enfant dans sa troisième année qui tétait encore88 ; et la correspondance de Catherine de Médicis, au XVIe siècle, nous apprend que lorsqu’on le pouvait on allaitait encore les enfants jusqu’à plus de deux ans89. N’oublions pas que, jusqu’à Pasteur, on ignorait la stérilisation et la plupart des principes de l’hygiène ; que les eaux étaient généralement polluées et que les enfants, dès qu’ils absorbaient autre chose que le lait de la mère ou de la nourrice, étaient donc soumis à des risques bien plus grands qu’aujourd’hui. Les courbes saisonnières de mortalité infantile, avec leur maximum d’été, suggèrent d’ailleurs que la plupart des enfants en bas âge mouraient de diarrhées vertes et autres troubles intestinaux. Dans ces conditions, n’était-il pas sage de les nourrir au sein aussi longtemps que possible ?
Il est évident que la durée de l’allaitement était, en général, bien inférieure à trois ans dans la France des XVIII et XVIIIe siècles : l’étude des intervalles intergénésiques en témoigne. On doit alors se demander si un allaitement si long était physiologiquement impossible, du moins pour la moyenne des femmes. Mais nous savons que, dans certaines populations non européennes, les mères allaitent leurs enfants beaucoup plus longtemps qu’en Europe90. Sont-elles physiologiquement différentes ? Et, s’il est physiologiquement impossible aux mères européennes de nourrir si longtemps, où donc les théologiens occidentaux sont-ils allés chercher leurs prescriptions ?
En l’état actuel des recherches, il me paraît donc raisonnable d’expliquer la durée de l’allaitement dans l’ancienne France par des facteurs culturels plutôt que physiologiques : c’est parce qu’elles reprenaient rapidement leurs relations conjugales et se trouvaient enceintes au bout de quelques mois que les mères européennes ne pouvaient allaiter leurs enfants pendant deux ou trois ans comme les Indiennes d’Amérique. On explique toujours la brièveté de l’intervalle intergénésique, lorsque le nourrisson meurt, par cette mort qui, interrompant l’allaitement, aurait rendu la femme plus rapidement fécondable. Mais ne faudrait-il pas supposer qu’inversement — dans un certain nombre de cas qu’il serait facile de repérer à partir de fiches de familles — la mort du nourrisson était postérieure à la conception d’un nouvel enfant, et due au sevrage qu’elle imposait prématurément ? C’est une hypothèse que font les démographes travaillant sur les sociétés non européennes91 ; elle devrait être systématiquement faite pour l’ancienne société occidentale.
En l’absence de telles recherches, on peut cependant faire quelques remarques propres à étayer cette supposition. Par exemple, lorsque Pierre Goubert nous présente la famille Decaux-Crosnier pour illustrer l’influence de l’allaitement sur l’intervalle intergénésique92, on peut constater que tout intervalle inférieur à quinze mois implique la mort avant six mois de l’enfant précédent, mais qu’en revanche l’arrêt de l’allaitement dû à la mort avant six mois du huitième enfant n’a pas raccourci l’intervalle entre la huitième et la neuvième naissance. Il me paraît fort possible que l’allongement des intervalles après la cinquième naissance s’explique par l’espacement des relations sexuelles du couple après sept ans de mariage, et que cela a permis à cinq des six derniers enfants de survivre, alors que, dans les premiers temps du mariage, trois des quatre premiers étaient morts.
D’autre part, J. Dupâquier et M. Lachiver nous révèlent qu’à Meulan, entre 1660 et 1739, 22,6 % des avant-derniers-nés mouraient avant un an et 41,3 % avant cinq ans, tandis que, des derniers-nés, il ne mourait que 14 % avant un an et 28,7 % avant cinq ans93. Cela ne peut, à cette époque, être l’indice d’une limitation volontaire des naissances ; d’autant plus que, lorsque entre 1790 et 1839 la contraception conjugale est devenue habituelle, la mortalité des derniers-nés est au contraire légèrement plus forte que celle des avant-derniers. Il faut donc interpréter autrement la sous-mortalité des derniers-nés entre 1660 et 1739 : c’est qu’eux n’étaient jamais victimes d’un sevrage prématuré dû à une conception pendant l’allaitement. Ce qui revient à dire que, si les parents avaient évité de concevoir pendant les deux ou trois ans qu’aurait dû durer l’allaitement, la mortalité des avant-derniers-nés aurait été égale à celle des derniers-nés, ou même inférieure — comme nous le constatons entre 1790 et 1839 — puisque le risque physiologique de manquer de lait est moins grand chez une mère plus jeune que chez une mère qui atteint sa limite de fertilité.
Enfin si, comme nous y engagent les théologiens, on considérait comme prématurés les sevrages avant deux ou trois ans, on devrait imputer à ces sevrages la plupart des morts par troubles intestinaux avant deux ou trois ans. Il apparaîtrait alors que, dans les conditions médicales et sanitaires des XVIIe et XVIIIe siècles, une proportion considérable des enfants sont morts parce que leurs parents n’ont pas cru devoir éviter de concevoir avant la fin normale de l’allaitement.
Les risques que faisait courir au nourrisson une conception nouvelle n’étaient pourtant pas ignorés. Les médecins antiques, médiévaux et modernes considéraient généralement que le lait n’est que le sang de la mère, un sang particulièrement pur et particulièrement « cuit ». Lorsque la femme allaitait, ils pensaient que tout le « surplus » de son sang était transformé en lait au lieu d’être périodiquement évacué, et que cela expliquait la disparition des règles. Or les rapports sexuels auraient eu pour effet d’attirer le sang vers la matrice et de faire reparaître les règles ; donc de diminuer la lactation. Si, par malheur, une conception survenait, la lactation risquait de cesser totalement : car l’embryon, installé au fond de la matrice, pouvait sucer à sa source le sang mulièbre et n’en laisser plus arriver une goutte aux mamelles. Si la mère conservait quelque temps un peu de lait, c’était un lait rance, épais, privé de sa partie la plus pure, donc indigeste pour le nourrisson. De toute façon, une conception nouvelle en cours d’allaitement entraînait un sevrage d’autant plus dangereux pour le nourrisson qu’il survenait plus tôt après la naissance.
On sait que certaines sociétés ont pris des mesures pour éviter ce sevrage prématuré. Les unes ont interdit les rapports sexuels avec la nourrice, ce que la polygamie ou des relations extraconjugales pouvaient rendre supportable à l’homme94. D’autres préconisaient de rendre stériles les rapports conjugaux en cette période ; et on doit noter que plusieurs rabbins de l’Antiquité ont conseillé cette solution sans être arrêtés par l’interdit que d’autres croyaient pouvoir tirer de l’histoire d’Onan95. Chez les chrétiens, qui n’admettaient ni la polygamie, ni les relations extraconjugales, et moins encore la contraception dans le mariage, la seule solution orthodoxe devait être la continence totale des deux époux.
Et, en effet, le pape Grégoire le Grand écrivait, au VIe siècle, à l’archevêque saint Augustin de Cantorbéry : « En vérité, le mari ne doit pas s’accoupler avec sa femme jusqu’à ce que le nouveau-né soit sevré96. »
Au XVIe siècle, le juriste Tiraqueau explique longuement pourquoi « les femmes qui allaitent leurs enfants doivent s’abstenir de Vénus97 ». Et le sévère Benedicti écrivait : « Il y a même une loi qui dit que le mary s’abstienne de sa femme jusques à tant qu’elle ait sevré l’enfant de la mamelle : ce qui se pourrait facilement recueillir tant de la conversation des Patriarches avec leurs épouses estant nourrices, que d’Anne, mère de Samuel, et de la femme d’Oseas. Et aussi comme de raison : car l’incontinence et copulation charnelle fait bien souvent perdre le lait aux nourrices, non sans dommage des enfans. Que si par ce moyen la mère perdoit son lait et que l’enfant en mourust, ce seroit bien offense mortelle98. »
La loi mentionnée dans ce texte, c’est la petite phrase de Grégoire le Grand qui est devenue la première du canon Ad eius, dans le Décret de Gratien. Ce canon a été commenté par une infinité de théologiens et de canonistes. Pourtant, presque aucun ne la reprend à son compte, et très rares mêmes sont ceux qui consentent à la discuter99 : la plupart des commentateurs de ce canon — qui traite ensuite d’un autre problème — font comme s’ils ne la voyaient pas. Pourquoi ?
Au début du XVIIe siècle, Thomas Sanchez, entre plusieurs autres justifications de son opinion, nous en donne, me semble-t-il, l’explication fondamentale : « Au vrai, j’estime qu’il n’y a aucune faute à ne pas s’abstenir du tout d’exiger le dû. Parce que le préjudice [porté à] l’enfant qui tète — lorsque de cet accouplement est conçu un [autre] enfant — on peut y porter remède si en ce temps-là il est confié à une nourrice pour être allaité. Et quand les parents sont pauvres, l’expérience enseigne qu’ils n’observent aucun délai — pendant lequel ils s’abstiendraient de l’accouplement — et qu’ils ne mettent pas [non plus] l’enfant en nourrice. Malgré cela, nous ne percevons pas de dommage notable pour l’enfant. Pour une chose rare et incertaine, il serait donc très dur [et] moralement impossible d’imposer aux conjoints l’obligation de s’abstenir tout en couchant dans le même lit pendant les deux ans que dure l’allaitement de l’enfant, puis deux ans encore quand la mère aurait de nouveau accouché. Dans ces conditions le mariage ne serait pas, pour les pauvres, un remède à la concupiscence, mais un piège et la cause de nombreux péchés100. »
Les théologiens de cette époque croient en effet impossible, pratiquement et théologiquement, d’exiger des conjoints qu’ils s’abstiennent longuement des plaisirs charnels : par définition, les personnes mariées n’ont pas vocation à la continence101. Passe encore de la leur conseiller pour de brèves périodes — les jours de fête, avant la communion, ou pendant les règles ; mais l’exiger ! et pendant deux ans ! ce serait contraire à l’institution de mariage telle que l’a définie saint Paul. En pratique, cela pousserait le mari à chercher des satisfactions sexuelles hors du mariage, donc au péché mortel.
Cela étant, les théologiens préfèrent ne pas poser le problème des conséquences du commerce conjugal pendant l’allaitement. Et lorsqu’ils le posent, ils ont tendance à ne pas regarder la réalité en face : ou bien ils supposent que tous les parents peuvent se payer une nourrice en cas d’arrêt de la lactation, ou s’en faire payer une par une personne charitable ; ou bien ils soutiennent que, dans la robuste population des campagnes, une nouvelle conception n’est que très rarement dangereuse pour le nourrisson. Un humaniste fidèle aux anciennes traditions décrit évidemment la réalité d’une tout autre manière : « C’est fréquemment léthal — écrit Tiraqueau —, non seulement pour l’enfant qui tète, mais aussi pour l’embryon qui est dans l’utérus, comme nous l’apprenons par une expérience quotidienne, et comme le transmettent la tradition et presque tous ceux qui ont écrit de ces choses102. » Et, en l’état actuel des recherches, le témoignage de la démographie historique ne dément pas ce pessimisme.
D’ailleurs, nous savons qu’un certain nombre de parents croyaient réellement à ce danger et que c’est pour cela qu’ils mettaient leurs enfants en nourrice. Au VIe siècle, alors que l’Église poussait sous tous les prétextes à la continence dans le mariage, Grégoire le Grand écrivait : « Une coutume dépravée a surgi dans les mœurs conjugales : les femmes dédaignent de nourrir les enfants qu’elles engendrent et elles les remettent à d’autres femmes pour qu’elles les nourrissent. Ce qui apparaît évidemment inventé pour une seule raison : l’incontinence. Parce qu’elles ne veulent pas se contenir, elles dédaignent d’allaiter ceux qu’elles conçoivent103. »
N’admettons pas, sur la foi de ce seul texte, que la mise en nourrice est apparue brusquement du vivant du saint pape : lui-même aurait été élevé par une nourrice104 ; et il affecte évidemment de croire cette coutume nouvelle pour pouvoir mieux la condamner. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il la condamne parce qu’on y avait recours pour éviter d’être continent en mariage. Au XVIe siècle au contraire, la plupart des théologiens la croient utile parce qu’il leur paraît impossible d’exiger des conjoints une continence de deux ou trois ans. La mise en nourrice a pu avoir d’autres fonctions ou d’autres motifs conscients que de permettre aux parents de maintenir leur intimité conjugale sans danger pour la vie de l’enfant ; mais c’est cette fonction-là que nous indiquent les théologiens, au VIe siècle comme au XVIe, lorsqu’ils la condamnent comme lorsqu’ils la conseillent.
Les parents étaient d’ailleurs si conscients du risque qu’une conception nouvelle ferait courir à l’enfant, que ceux qui étaient assez riches et assez soucieux de la santé de leurs enfants pour loger la nourrice auprès d’eux lui interdisaient de voir son mari, de crainte qu’elle ne conçoive et que le nourrisson en pâtisse105. Et ceux qui envoyaient l’enfant à la campagne et ne pouvaient exercer cette surveillance, reprochaient souvent à la nourrice de s’être fait engrosser en cours d’allaitement, lorsqu’ils lui intentaient un procès pour avoir « gâté » ou perdu l’enfant qui lui avait été confié106.
La manière dont théologiens et médecins parlent des campagnes comme d’un monde à part ayant des mœurs spécifiques, pourrait laisser supposer que les masses rurales ignoraient le danger qu’une conception en cours d’allaitement faisait courir au nourrisson. Si cela était, on ne pourrait parler de négligence pour ce qui les concerne. C’est l’Église qui porterait la responsabilité morale du surcroît de mortalité infantile et juvénile dû à des sevrages prématurés, puisqu’elle avait les moyens de savoir et qu’elle paraît n’avoir rien fait pour sensibiliser les paysans au danger des relations sexuelles pendant l’allaitement. Nous avons vu qu’au contraire elle les donnait en exemple aux époux qui s’inquiétaient de ne pouvoir user du mariage sans risquer de faire mourir leur enfant. Citons un autre passage de Sanchez, bien caractéristique du laxisme des théologiens de cette époque : « Je ne condamnerai cependant pas l’homme qui exige [l’union conjugale]. Parce que c’est une juste raison d’exposer [ta vie de] son enfant que de [l’exposer pour] n’être pas forcé de s’abstenir si longtemps, avec tant de difficulté, ou plutôt une impossibilité morale107. » Un tel propos n’est pas scandaleux à cette époque, car la doctrine de l’Église ne laissait pas aux conjoints incapables d’une longue continence d’autres solutions que de risquer la vie du nourrisson.
De cette attitude de l’Église, qui contraste avec la lutte menée pendant des siècles contre l’infanticide et contre la négligence des parents, il y a d’autres exemples que nous allons analyser. Il est vrai que les craintes que l’on a nourries au sujet de la conception pendant les règles ou des relations conjugales pendant la grossesse sont considérées comme illusoires par la médecine d’aujourd’hui, alors que les conséquences tragiques que pouvait avoir une conception pendant l’allaitement ne le sont pas. Mais, pour les gens de l’époque, ces trois risques paraissaient aussi réels les uns que les autres, et dans ces trois cas les théologiens admettaient que l’on subordonne le bien physique de l’enfant au droit conjugal de ses parents. Il faut comprendre comment les théologiens du bas Moyen Age et des temps modernes en sont arrivés à faire ce choix, et chercher si l’évolution que l’on peut discerner dans ces débats sur la chasteté conjugale s’est faite au détriment de l’enfant ou au contraire en sa faveur.