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Pour la science
Éric
Cette vie, les pieds sur la banquise, je l’ai organisée et choisie non seulement par goût de la nature, mais aussi, et pas secondairement, pour étudier l’océan, la météo, les interactions entre la mer et l’atmosphère. Plus exactement, pour observer, mesurer, prélever. Dès le début de mes études, j’ai été saisi par la passion de « cette longue et systématique curiosité » qui est, selon André Maurois, la définition même de la science.
Puis-je appeler « vocation » le seul intérêt pour les « manips », c’est-à-dire les travaux de terrain nécessaires à la collecte de données ? À 24 ans, aux Kerguelen, je vécus intensément les séjours dans les « baraques Fillod », où se succèdent encore des générations de scientifiques au sein des roches et des colonies d’oiseaux. Je suivais avec passion les échanges entre les disciplines, je goûtais l’intelligence des gestes techniques et des connaissances. Enfin, j’éprouvais un vrai plaisir physique à échantillonner du basalte ou baguer un oiseau, à être dehors, à agir, à connaître les instruments. Là-bas, j’ai compris une fois pour toutes combien j’aime arpenter le terrain, pénétrer les lieux sauvages, tout cela tendu vers un objectif : collecter des données. J’en ferais mon métier, c’était décidé.
Aujourd’hui, nous débutons notre onzième hivernage en seize ans. En achetant Vagabond, je n’avais pas envisagé cette longévité. Je n’avais pas non plus imaginé accumuler une expérience de scientifique de terrain aussi pointue que variée. Tous ces gestes, toutes ces heures de labeur, parfois pénibles, toujours fatigantes, consacrées à percer, tailler la glace, plonger sous la banquise, récolter des algues ou des bivalves, échantillonner, se déplacer, carotter, poser les timelapses, ces appareils photo qui enregistrent des images à intervalles réguliers, les contrôler, les relever, les mettre à l’abri de la curiosité des ours, effectuer des CTD, installer une station météo ou faire un sondage avec des ballons captifs, déployer une bouée océanographique, prélever et filtrer de l’eau, parcourir des centaines de kilomètres tout en mesurant l’épaisseur de la banquise, tout cela, je l’accomplis avec plénitude. Jamais je ne perds de vue que j’aime ce que je fais, et du mieux que je peux. Toujours renouvelé, mon défi est de trouver les solutions les plus simples, les plus économes et donc les plus durables, pour acquérir des données de qualité. Telle est la mission « vagabonde ».
L’accueil des équipes scientifiques à bord est une autre raison d’être, bien sûr étroitement liée à la première ! Nous voulons offrir les conditions idéales de travail et de vie sur le terrain, là où vont se concrétiser parfois des années de travaux de préparation. Les données et les échantillons qu’ils viennent collecter sont la matière essentielle des programmes de recherche qui s’ensuivent, le point de départ de toutes les modélisations, hypothèses ou interprétations, ou même de ces idées neuves qui bousculent tout. Ma responsabilité consiste à « faire des folies pour eux », comme le remarqua gentiment un membre de l’équipe de Takuvik, une unité de collaboration entre le CNRS et l’Université Laval au Canada. Au printemps 2015, celle-ci a installé un « camp de glace » à une vingtaine de kilomètres de Qikiqtarjuaq et de Vagabond, afin d’observer le phyto-plancton et les algues minuscules qui s’accrochent sous la banquise, premières formes de vie constituant le maillon primaire de la chaîne alimentaire, et, pour nous, un champ d’études prospectives sur le réchauffement. Ce camp fut exceptionnel : placé sous ma responsabilité, il a regroupé jusqu’à vingt-deux personnes à la fois. Quarante-sept scientifiques y ont travaillé entre mars et juillet 2015.
Quel que soit le nombre de scientifiques que nécessitent les missions (parfois, « seulement » un ou deux chercheurs vivent à bord), notre métier est d’aller à leur rencontre, comprendre ce qu’ils viennent explorer, et, tant avec notre expérience du terrain que celle des instruments et des contraintes, les conduire le plus loin possible dans leur quête. Ici est le cœur de notre vocation. C’est par la rigueur, le calcul, mais aussi la créativité que nous appréhendons, les yeux grands ouverts, cet univers si particulier du Grand Nord. Le dialogue continu avec les scientifiques – qui sont les personnages les plus ouverts et les plus réceptifs qui soient ! – permet d’aller toujours plus avant dans la manière d’acquérir les données, et, par là, dans la découverte. Parce que je suis là-haut depuis l’an 2000, parce que Vagabond est un voilier polaire conçu pour cela, parce que son équipage est une famille avec ce que cela traduit de stabilité et de simplicité, je peux apporter des solutions « sur mesure », imaginer ce qui n’a pas été encore conçu, et permettre au chercheur d’aller un peu plus loin, ou dans une direction qu’il n’avait pas prévue.
Je suis fier d’être le coauteur d’une publication de référence pour la mise au point des protocoles, des tests et des travaux de terrain. Au creux de la fatigue, quand je doute, je me souviens qu’il faut quelqu’un à cette place pour effectuer ce travail de fourmi, celui que nous savons faire, sans vanité ! Il ne m’est pas non plus indifférent que notre présence, familiale et familière auprès des Inuits, soit un truchement entre leur communauté et celle des scientifiques. Au village, beaucoup sont amenés à s’interroger et à communiquer les changements qu’ils peuvent observer, à s’intéresser aux étranges travaux des chercheurs. Par petits groupes, les enfants de l’école et les anciens sont venus visiter le laboratoire et le camp de glace. Des projets scientifiques à plus long terme sont en cours d’élaboration à Qikiqtarjuaq. Ce début d’intégration de la communauté scientifique au village me réjouit profondément. Je crois à l’efficacité des petits gestes, à leurs conséquences positives et durables. Face aux premiers travaux en solo, les attitudes perplexes des Inuits, peu à peu, font place à des témoignages émouvants de reconnaissance.
Nous ne sommes pas là « juste pour nous », pour vivre heureux au sein d’un cocon et loin du monde. Notre présence est un engagement envers les chercheurs et la science, mais aussi, malgré le risque d’être pompeux, envers l’humanité, nos amis du Grand Nord au premier chef. Dans cette période d’incontestable réchauffement, nous contribuons à notre échelle.
De loin ou de près, toutes les équipes qui se succèdent chez nous se posent des questions liées au dérèglement climatique et à la fonte de la glace marine. Qu’il s’agisse de modéliser les mécanismes de la formation du Groenland, de la communication entre la femelle morse et son petit, de la reproduction des mergules nains ou de la floraison printanière algale, l’objectif final est toujours de comprendre comment « ça » fonctionne, pour tenter d’anticiper les multiples conséquences du dérèglement climatique sur l’écosystème de l’Arctique, mais aussi sur l’ensemble de la planète.
Que tout soit lié, de la plus minuscule bactérie éclose sous la banquise aux modifications des grands courants, des relevés en Arctique aux hypothèses formulées dans un laboratoire à des milliers de kilomètres de Vagabond, de la présence des enfants à l’école du village au dialogue des chercheurs avec les chasseurs, que tout se rencontre et se réponde, voilà ce qui porte le désir de ce livre. S’interroger sur soi, sur ce qui nous entoure, et, par là, être utile.