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La nuit polaire
France
Ma première nuit polaire fut différente de toutes les autres, comme un pays où l’on débarque à vingt ans. Éric et moi étions arrivés en octobre sur le lieu d’hivernage, après six jours de navigation, seuls avec deux chiens que nous connaissions mal. À cette époque de l’année, le soleil ne se lève plus ; les premiers scientifiques ne seraient pas là avant février. Oui, nous avions la nuit devant nous. Partie avec mon seul enthousiasme pour l’inconnu, j’étais vierge de toute inquiétude, je ne m’imaginais rien, je n’avais pas envie d’avoir des craintes. J’étais partie. On verrait.
Avant tout, j’ai découvert combien l’horloge biologique de chacun est différente, à commencer par celle d’Éric et la mienne ! Je n’avais jamais sommeil le soir, me couchais tous les jours un peu plus tard et peinais à me lever le matin ; Éric fonctionne à l’opposé. Mais il faut garder à l’esprit que ces mots « jour », « soir » et « matin » ne reflètent pas une réalité extérieure ; le soir, on passe de la pénombre au noir, voilà tout. Le rythme circadien est totalement intériorisé. Insensiblement est venu le moment où je me couchais à deux heures puis à trois heures du matin, pour finalement croiser Éric à quatre heures. Il commençait sa journée quand je trouvais enfin le sommeil. Mais c’est vrai que l’on dort très bien pendant la nuit polaire. Je me suis efforcée de me coucher plus tôt, afin que nous ne soyons pas aussi décalés, si séparés. Mais c’était étrangement difficile. Le temps s’étire, les repères pour éprouver par les sens le déroulement des heures sont dissous, il n’y a rien d’autre que les chiffres sur le cadran de la montre. Un rythme interne prend le dessus.
Je guettais la lune. J’aimais la suivre, la voir atteindre sa plénitude, voir sa face éclairée illuminer le paysage, dispenser une vraie lumière. Puis elle diminuait, petit à petit, et je m’égarais alors à tenter de suivre son cours en vingt-quatre heures. La lune ne donne pas l’heure, elle suit sa trajectoire.
Je n’ai pas trouvé de repères plus fiables que ceux que nous nous sommes inventés, soit les heures de repas. Même à deux, nous nous sommes toujours efforcés de respecter leur régularité. Car il ne s’agit pas d’une interrogation sur la nature du temps, mais bien de contrôler nos cycles biologiques pour ne pas manquer de sommeil. Le temps qui s’étire est plus épuisant pour celui qui ne dispose pas d’un moyen de le voir ou de le calculer. Se dire : « Tiens, il fait déjà nuit ! Il est plus tard que je ne croyais ! » remet littéralement « les pendules à l’heure » et soumet le corps à un rythme apaisant, aussi artificiel soit-il.
La nuit polaire a beau être progressive, la perte de luminosité est bien là. Éric aime la pénombre, le demi-jour, et moi la lumière ; mais avant cette première nuit, je l’ignorais. En ce temps, nous étions très parcimonieux. Nous disposions de peu d’énergie dans les réserves de Vagabond, et faisions très attention à ne pas consommer trop de bougies. À l’intérieur, nous restions l’un proche de l’autre et n’en allumions qu’une. Une seule bougie. Laquelle découpait un petit espace, vraiment très réduit, au sein de l’immensité noire et froide, où je me sentais à l’étroit et d’humeur bougonne. Soit sommeilleuse, soit agitée. Et puis ce fut Noël. Le 25 décembre, la coutume veut qu’une délégation du gouverneur du Svalbard visite en hélicoptère toutes les personnes isolées de l’île : deux cabanes de trappeurs et Vagabond. Pour accueillir dignement ces visiteurs, nous leur avions commandé des paquets de bougies. Après leur passage, nous avions les moyens d’en allumer somptueusement trois à la fois ! Deux petites flammes supplémentaires me suffirent pour alléger mon humeur, m’insuffler assez d’énergie pour cesser de prendre les choses « côté ombre ».
Les idées noires ne sont pas qu’une métaphore. Elles naissent spontanément quand on demeure dans un endroit obscur, à force du manque de lumière. Il peut faire noir dans la tête. Je ne peux pas dire que la nuit, surtout cette première nuit, n’influait pas sur mon moral. À cela s’ajoutaient les tensions du huis clos. Peu à peu, j’ai appris à connaître mes limites, à les accepter, à faire avec mon besoin de lumière et avec l’enfermement. Aujourd’hui encore, si je sens que la pression monte, que les plombs risquent de péter, je vais dehors, je sors me promener seule dans la nuit.
Éric me dit qu’il ne souffre pas de l’obscurité, parce que dans un environnement aussi blanc elle n’est pas si obscure qu’il n’y paraît ; elle réfléchit la moindre source de lumière venue des étoiles ou de la lune. Quand le ciel est criblé d’étoiles se reflétant sur la neige, même à minuit les montagnes se découpent contre l’horizon. Il faut se rappeler aussi que sur quatre mois de nuit polaire, il y a deux mois avec des crépuscules, chaque soir et chaque matin.
Si des tensions s’installent, la merveilleuse beauté de la nuit polaire aide à les surmonter, emplissant le cœur de calme et de joie. Une bulle se cristallise autour de soi. La lune éclaire la banquise, qui renvoie une luminosité d’étain et d’argent, peuplée par les ombres familières du bateau. Au long de la première nuit, immobile et sereine, j’oubliais la lumière du soleil. À l’heure de la pleine lune, il me semblait qu’on y voyait comme en plein jour. L’intensité du soleil m’était devenue presque étrangère, je n’y pensais plus dans cette autre lumière. Ainsi advint ce moment où je me promenais et me voyais, par – 30 °C, au cœur du blanc, le blanc ruisselant de l’astre lunaire, le blanc diffusé par l’immensité glacée. Je me dis : « Ce n’est pas possible ! Je n’ai pas froid. Il ne fait pas noir. Je suis bien. » Cet étonnement, ce sentiment d’un pays des merveilles, je ne les ai jamais perdus.
Nos filles n’ont pas eu à « s’adapter ». Léonie est née à la fin d’une nuit polaire ; toutes deux ont toujours connu ce rythme saisonnier. Elles le vivent. Voilà tout. Avant leur naissance nous sortions tous les jours, puis cela a été un peu plus difficile quand elles ont commencé à grandir. Au bout d’une demi-heure, elles s’ennuient. À quatre ans, les joies de la contemplation s’épuisent vite, même quand nous portons les lampes frontales qui clignotent rouge et blanc, et que nous les faisons rire aux éclats. C’est durant les nuits polaires que nous avons beaucoup joué à l’intérieur du bateau, à dessiner, à faire des pièces de théâtre avec des marionnettes, à bricoler, à jouer aux cartes… Maintenant que nous hivernons à 3 km d’un village, les choses ont encore changé. La nuit est la période privilégiée des rencontres et des réjouissances ; tout est prétexte à une fête dans le gymnase. Noël dure une dizaine de jours. Les femmes font de la couture ou cuisinent ensemble. Je crois que les villageois ont besoin de se rapprocher pendant l’hiver, créer des liens où se réfugier comme dans un cocon, quand dehors il fait sombre et froid.
Cette année, nous avons connu notre dixième hivernage, celui-là sur l’île de Baffin. J’ai appris que la nuit polaire n’est pas noire. Ni monotone. La neige, la glace changent à l’infini, à chaque éclat mouvant de lumière. Les milliers de nuances qui jouent sur la banquise se contemplent à l’œil nu. Sans arbres, sans rien qui bouge distinctement, ombres et lumières sont d’abord difficiles à percevoir. Quand on sait les saisir, jamais elles ne vous lassent.