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Nanuq

France

Le grand marcheur, le nanuq, le frère sauvage de l’Inuk, l’ours, roi solitaire de la banquise, me fascine comme au premier jour. N’est-ce qu’une coïncidence si l’Arctique tire son nom de arktos, qui désigne l’ours, et si les constellations de la Grande et la Petite Ourse sont situées près du pôle Nord céleste ? Il n’est d’autre terre des ours que celle des pays du Nord ; l’Antarctique n’en abrite pas.

L’Ours. Dès notre arrivée au Svalbard, nous avions été prévenus : « Vous en verrez tous les jours. »

Rien de plus exact ! Mascotte du Spitzberg, sa silhouette à la fois massive et attendrissante estampille fanons et drapeaux, sacs plastique ou papier à lettres. Il n’est pas rare que l’un d’eux déambule dans la capitale, Longyearbyen. Un spécialiste nous a « formés » à l’ours, avant notre premier hivernage : il s’agissait d’apprendre à déchiffrer ses attitudes, à savoir l’éloigner, à l’effrayer sans le tuer. L’animal est protégé, mais il est impossible de songer à sortir sans fusil. À bord de Vagabond, l’un est rangé à l’intérieur, l’autre sur le roof, à l’extérieur. Nous disposons aussi de pistolets d’alarme pour tirer des pétards qui soient propres à décourager les hôtes intempestifs.

Dès le premier jour sur la banquise, nous rencontrons donc un ours.

Dans la baie d’Inglefield où nous nous apprêtons à hiverner, après six jours de mer ; les deux chiens trépignent pour être débarqués. Nous jetons l’ancre. Une heure plus tard, du brash et des growlers ont déjà encerclé le bateau. Nous enfilons nos combinaisons de survie et descendons sur la glace, en nous demandant chaque seconde si nous tiendrons dessus ou passerons au travers. Les chiens attachés nous tirent vers la côte. Enfin, nous voilà à terre ! Nous attachons les chiens, chacun à un bout de glace. Ils se soulagent, reniflent tout. Leur joie de chien explose, bruyante.

L’ours est là. Présence fondue dans le blanc, décelable par le mouvement. Il semble s’être matérialisé en quelques secondes. Il s’avance sans se presser, lève la tête pour humer l’air. Ses épaules roulent ; chaque patte se pose avec puissance, ses mouvements sont magnifiques.

Il est chez lui. Nous sommes patauds, entravés dans nos combinaisons de survie. L’animal est léger et lourd à la fois. Comme il n’est plus très loin ! On distingue très bien le luisant noir de l’œil et du museau. Il continue de s’approcher, je suis tétanisée. Éric se déshabille à moitié pour être plus libre de ses mouvements, s’empare du fusil et lui envoie un pétard. L’autre bronche à peine, mais se couche sur la neige à deux cents mètres droit devant. Le grand corps blanc s’étale, souverain de tout son long.

« Qu’est-ce qu’on fait ?

– On rentre !

– Et les chiens ? »

Les chiens, nous ne les maîtrisons pas encore. Nous les connaissons mal. Les chiens polaires ne sont pas des animaux de compagnie mais des bêtes à l’instinct sauvage, dressées pour se rendre utiles à l’homme.

Le nanuq est tapi, immobile, dans la nuit qui s’épaissit.

« C’est nous qui devons être à l’abri. On rentre maintenant.

– Tu veux dire ?…

– Oui, on laisse les chiens. Tu as vu dans quel état d’excitation ils se trouvent ? Comment être certains qu’ils vont nous obéir ? Ils ne sont pas encore habitués à nous, on ne les connaît pas assez bien. Il fait sombre. Et sur cette glace… »

Vagabond n’est pas si loin. Quatre cents mètres de blocs agglutinés plus ou moins stables, hasardeux à franchir. Alors que l’on monte à bord, le cœur serré, nous entendons les jappements de nos bêtes, attachées, quelque part dans le cercle rôdeur de l’ours, au sein de la pénombre habitée de blancheur.

Dormir ? Une tension intérieure nous réveille, l’un après l’autre, plusieurs fois au fil des heures. Nous nous sommes couchés dans le carré, prêts à l’action. Tout autour, le silence à peine éraflé par de brefs souffles de vent, des craquements, les râles de la glace contre la coque. Le moindre bruit suspect nous jettera au-dehors, prêts à tirer un pétard. Mais non, rien. La nuit s’approfondit. Les chiens attachés sont-ils à sa merci, donnés en pâture ? Va-t-il s’y désintéresser ? Soudain, à 4 heures du matin, des aboiements furieux retentissent. Vite. Debout. Les jets de lumière des torches éclairent le gros mâle, auquel la distance et le reflet de la neige prêtent une aura fantomatique. Il est intrigué par la présence inédite de ces animaux bruyants, invisibles, qui ne s’enfuient pas devant lui. Puis avalé dans le noir. Reviendra-t-il ? L’attente reprend, nous ne dormirons plus. Au petit matin, nous le voyons rôder autour des deux chiens. Il voit qu’ils sont attachés. Il s’approche. Deux pétards éclatent : il bondit de côté. Il considère la situation, puis s’éloigne, sans hâte, sans fuir, mais pour de bon.

« Voilà !

– On va les chercher maintenant. »

Nous ramenons les chiens. Les heures froides de la nuit ont raffermi la glace. Je tourne la tête. Encore. Toujours. Lui.

L’animal se confond presque avec la neige. De si loin, on distingue son mouvement, sa marche ondulante, entrecoupée d’arrêts durant lesquels il dresse la tête, goûte le vent. J’ai ressenti une crainte si profonde pour les chiens, une telle frayeur de cet ours qui était très proche, allait et venait, qu’on apercevait puis qu’on perdait de vue dans l’obscurité plus ou moins noire, au fil des heures qui passaient lentement, qui s’entassaient dans un puits d’angoisse.

Il m’a fallu beaucoup de temps, toute cette première longue nuit polaire peut-être, pour l’apprivoiser. Pendant des semaines, je me suis fait violence pour sortir, les intestins tordus d’appréhension. Les ours ne nous craignent pas, eux. Ils nous observent.

« Qu’est-ce qu’il fait ? Tu crois qu’il va nous suivre ? »

Éric affichait plus de sérénité que moi. Nous sortions tous les jours, vaille que vaille, moi avec ma peur au ventre. Comme nous étions au début de l’hivernage, la nuit arrivait de plus en plus tôt : dans la pénombre plus épaisse, on distinguait de plus en plus difficilement les éventuels nanuqs. Nous savions qu’ils étaient là, on tombait sur leurs traces. Une fois, nous avions fait un tour, sur la terre, dans une demi-obscurité. Éric courait, heureux, un chien attaché à lui ; nous retournions au bateau.

« Doucement. Va doucement. Regarde là-bas, ce rocher, c’est peut-être un ours.

– Mais non.

– Si… regarde… trois points noirs… là. »

Sa fourrure aux nuances jaunâtres se confondrait parfaitement avec toutes les blancheurs de la neige et de la glace, s’il n’y avait pas les touches charbonneuses du museau et des yeux. Pour chasser le phoque, l’ours les dissimule entre ses pattes avant.

Un ours, oui. Alors, il faut puiser du calme en soi et continuer à marcher vers le bateau, doucement. L’animal s’est réveillé, il se redresse. Il nous observe puis se met en marche ; nos traces sont parallèles à 150 mètres les unes des autres. Ne pas s’arrêter. Nos cœurs battants. On ne sait pas. Chaque pas nous coûte. Vagabond est désormais visible. Depuis combien de temps cheminons-nous ainsi ? Pas un seul signe, pas un seul mot entre nous. Notre chemin bifurque vers le bateau rouge. Sans faire vraiment attention à notre compagnie, il s’éloigne.

En cinq ans au Spitzberg, sept cent cinquante-sept fois nous observerons ce grand prédateur dans les environs de notre site d’hivernage ; si la peur d’être attaqué s’apprivoise, la fascination demeure intacte. Le fusil est l’accessoire obligé de chaque promenade, il matérialise notre vigilance et rend l’ours présent même en son absence. En excursion, l’arme repose à l’entrée de la tente et notre sommeil est léger, surtout quand les chiens ne sont pas avec nous. Il n’est pas question de baisser la garde, même si, à force, je crois savoir reconnaître l’ours dangereux de celui qui va passer au large. Mais rien n’est vraiment prévisible. Ainsi, une fois, il en est un qui s’est approché du bateau, une nuit de janvier, à 50 km de Grise Fiord ; il a effleuré un cordage et déséquilibré une pelle qui, glissant vers lui, l’a affolé dans une fuite zigzagante et parsemée d’urine. Au Spitzberg, nous en avons découvert un autre endormi à la place de Zagrey, le dernier venu de nos chiens. Les trois autres, Yin, Frost et Imiak, attachés en ligne, se tenaient cois, ne cherchant pas à le réveiller. Lequel avait sans doute trouvé judicieux de rester auprès d’une miraculeuse et immobile réserve de nourriture. Zagrey était le chien favori de Léonie, le seul qui ne la regardait pas en se léchant les babines ; il la laissait manifester son affection câline. Lorsque cette petite fille de 2 ans a vu l’ours et que nous lui avons annoncé qu’il avait mangé une bonne partie de Zagrey, elle fut à peine triste. Elle n’a pas pleuré. Puis elle a déclaré :

« L’ours aussi avait faim. Il fallait bien qu’il mange. »

Avec ses sept à huit cents kilos, l’ours polaire, mammifère semi-marin, est le plus grand carnivore terrestre. Il chasse le phoque à l’affût, avec une redoutable patience, quand celui-ci remonte à la surface pour respirer ou se prélasser sur la glace. Ses jours ne se ressemblent pas. Au printemps, quand la chasse est bonne, il peut avaler jusqu’à un phoque par semaine, soit jusqu’à quatre-vingts kilos de viande et de graisse ; mais l’été, la fonte de la banquise le contraint à un régime de carême : quelques phoques chassés en eau libre, des renards, des lièvres, et les fameuses baies arctiques. Les petits viennent au monde dans la tanière pendant le temps de l’hibernation. Ils sortiront avec leur mère au bout de deux ou quatre mois, elle s’occupera d’eux, leur enseignera la chasse et la survie jusqu’à leurs 2 ans. Un jour de printemps, un ami inuit a surpris une femelle avec ses deux oursons. La motoneige a épouvanté l’un d’eux qui s’est enfui, alors séparé de sa mère et de son frère, errant, impuissant à retrouver les traces maternelles. L’homme s’est emparé de l’animal égaré, l’a calé contre lui sur la motoneige, et l’a ramené dans les parages où la mère tournait en rond.

L’ours fascine, mais il n’est pas le seul à vivre le grand hiver. Le renard, le corbeau, le loup, le lièvre arctique, le bœuf musqué, le caribou, les chiens, eux aussi sont dehors toute l’année.

Il semble exister, entre l’inuk (« l’homme » en inuktitut) et le nanuk, un lien aussi profond que mystérieux. Tous les deux rivaux, au sommet de la chaîne alimentaire, proies et chasseurs l’un de l’autre. Certains anthropologues supposent que les premiers habitants de l’Arctique ont imité le mode de vie de l’ours pour survivre. L’igloo ressemble à une tanière ; la chasse au harpon et à l’affût, caché derrière un écran blanc, est consciemment inspirée de celle de l’ours ; les ressources nutritives reposent sur le phoque… Les vêtements en peau d’ours parachèvent la similitude ! Des légendes racontent comment il est arrivé que des ours s’éprennent de femmes humaines…

Nous, les étrangers, les « venus de loin », simples observateurs derrière nos écrans et nos livres, n’échappons pas moins au magnétisme de l’ours. Nous l’avons érigé comme symbole du dérèglement climatique. Bien que sa population demeure stable, voire grandissante, l’espèce est menacée à plus ou moins long terme, en raison de la diminution de la banquise estivale et de la contamination des ours par des métaux lourds et des substances chimiques, via le plancton, la nourriture des phoques. Cet animal innocent mais redoutable est-il la personnification de notre culpabilité et de nos inquiétudes ? Le seigneur des vastes espaces blancs nous rappelle-t-il quelque Éden, où le mode de vie des hommes ne s’opposait pas à leur communion avec la nature ?

Roi impuissant, malgré sa force, en son royaume qui fond, serait-il le reflet confus, dans nos cauchemars, de notre propre vulnérabilité ?

Je ne sais pas…