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Vie pratique

France

Nous vivons comme nous l’avons rêvé, conciliant des inconciliables, ou qui semblent l’être. Travailler au sein de la nature et de la famille. Être utile. Mais ce rêve a un prix : la vigilance, l’attention minutieuse – certains disent qu’Éric est un peu maniaque ! – aux détails concrets, une organisation précise. Plus qu’une contrainte, c’est un moyen de mener notre vie comme nous le désirons, le cœur inlassablement ébloui. Le bon sens, l’esprit pratique et la modestie des besoins peuvent mener très loin, plus loin, là où nous voulons aller. Ce qui est vrai pour nous l’est pour chacun.

L’Arctique exige une raison ferme et des prévisions justes. Il ne s’agit pas d’inconfort, mais de ne pas se mettre en danger, de connaître et mesurer avec précision nos besoins. Bref, de penser à tout !

Les cales et les réservoirs de Vagabond doivent être pleins : trois mille litres de gazole sont brûlés pendant les dix mois d’hivernage (moteurs, chauffage, électricité, cuisine), mais le stock correspond à quatre mille cinq cents litres. Lors du récent séjour d’Éric en Antarctique sur la base Dumont d’Urville, la consommation s’est élevée à soixante mille litres par an et par scientifique, en supposant que toute la logistique et le personnel technique permettent seulement aux scientifiques de travailler et vivre sur place. Nous en sommes loin, heureusement. En réserve également, de l’essence pour le hors-bord et le générateur de secours, et quelques petits bidons destinés à l’alimentation du réchaud. Nous embarquons aussi des pots de peinture pour les zones immergées : le pont, les pavois, l’intérieur. Être autonome suppose de stocker assez de pièces détachées de moteur et d’équipement électrique afin de faire face au plus grand nombre de pannes possibles, assurer le simple entretien, changer ce qui commence à s’user. Mais il faut également avoir assez de savoir-faire pour remédier aux pannes. L’expérience nous apprend à évaluer nos besoins de mieux en mieux. Quand il faut occuper le moins de place possible et garder à portée de main le maximum de matériel, le rangement touche véritablement à l’art. Enfin, la propreté la plus minutieuse est requise, en particulier dans la salle des machines, pour prévenir les défaillances dues à des encrassements.

Vivre avec sérénité, dans les conditions singulières d’un bateau pris dans les glaces, exige de prendre en compte chaque détail, ou de considérer que rien n’est un « détail ». L’entretien et le rangement du matériel sont médités et améliorés par l’expérience, année après année. Dans un espace aussi petit, le désordre, les objets égarés, une propreté approximative deviennent vite une source d’irritation et de conflits.

Certains gestes se répètent selon un rythme quasi immuable. La routine la plus indispensable concerne l’eau. S’habiller pour sortir, enfiler la combinaison étanche quand la banquise est encore fragile, avoir la frontale au front si c’est la nuit, descendre du bateau, arrimer la pulka ou atteler un chien, y caler le bidon vide, et marcher parfois plusieurs centaines de mètres. La neige et la glace sont partout, mais l’eau pure que nous sommes venus chercher est issue de morceaux d’icebergs enchâssés dans la banquise. Le chien aboie, ses appels résonnent à travers l’étendue chatoyante, sous la lune ou le jour. Je teste la glace avec le tuk, la longue tige ferrée des Inuits ; si elle est trop friable, ce n’est pas de l’eau douce. J’emmène Léonie ou Aurore depuis qu’elles sont toutes petites. Nous sommes heureuses d’être ensemble ; sereinement, elles me regardent m’escrimer contre la glace brillante et très dure. Les petites filles ont appris à parler en répétant après moi combien la glace est belle. Elle se brise comme du cristal sous les martèlements du tuk. Le chien s’est couché dans la neige. Nous remplissons ensemble le bidon en plastique bleu roi – l’indispensable « touque » – de gros morceaux transparents, durs comme des pierres. Ne pas oublier de visser soigneusement le couvercle avant de le charger sur le traîneau. Rentrer à la maison qui s’appelle Vagabond. Hisser à bord la barrique par ses deux poignées, et la poser dans la timonerie pour que la glace fonde doucement. À moins que l’on n’en pose aussitôt un morceau dans une casserole. La jolie glace devient de l’eau, nos enfants le savent depuis toujours. Elles mangeront une soupe et feront leur toilette, rempliront un gobelet pour peindre ou boire, et se laveront les dents. La semaine prochaine, on recommencera.

L’aventure des petites choses remplit nos vies. En hiver, il est compliqué de garder opérationnel le circuit d’eau de Vagabond. La toilette se fait au gant et à la bassine ; les tout-petits étaient baignés dans l’évier de la cuisine. Lors de nos passages au village, nous sommes souvent invités à prendre une douche ; sinon, il faudra se contenter de rincer le shampoing à la carafe. À bord, pour les enfants, dès que la température commence à baisser, les toilettes sèches remplacent celles à circuit d’eau de mer. Les adultes ont appris à aller dehors, à l’abri d’un muret de neige. La situation déconcerte parfois nos visiteurs ; se dénuder – même partiellement – dans le froid, agir avec tranquillité, traiter ses propres déchets en les recouvrant de neige, ces pratiques renvoient à d’enfantines pudeurs.

Nous ne tombons pas malades. Sauf au contact de visiteurs venus du Sud. Au fil des mois, nos corps ont cessé de développer des défenses, inutiles sur la banquise ; l’immunisation décroît peu à peu. Nos organismes succombent, faute de résistances aux bactéries étrangères. Pourtant, est-ce le fruit de la chance ou celui de la vigilance, ou des deux ? nous n’avons rien eu de vraiment grave à bord de Vagabond. Aux enfants, nous répétons qu’il n’est pas permis de se casser la jambe. Une grosse onglée, une blessure bénigne, une douleur au foie, de petits maux chez les filles traités à l’hôpital local, voilà nos plus grosses alertes. Au fil des années, j’ai le sentiment que nous découvrons peu à peu nos limites physiques, un peu comme dans ces jeux vidéo où il s’agit de gouverner un territoire dont les frontières sont floues, et se dévoilent au fur et à mesure des conquêtes ou des alliances. Nos fragilités, un mur invisible.