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Nunavut
Éric
Le 19 août 2011, nous avons effectué les formalités d’entrée et de séjour au Canada, en français, au bureau local de la Gendarmerie royale de Grise Fiord, le village le plus septentrional d’Amérique ; son nom en inuktitut, Aujuittuq, se traduit avec réalisme par « le lieu qui ne dégèle jamais ». Nous voilà habitants du Nunavut, une région qui a été administrativement détachée des Territoires du Nord-Ouest en 1999. C’est le Grand Nord canadien, couvrant une superficie d’un peu plus de 2 millions de km2, soit un peu moins que le Groenland, mais quatre fois la France. Et ce, pour une population de 36 900 habitants, rassemblés en une trentaine de communautés. À l’exception d’Iqaluit, la capitale où vivent 8 000 personnes, la population des villages oscille entre 130 et 2 000 habitants. À Qikiqtarjuaq, notre résidence depuis 2013, nous comptons 500 personnes. Ici comme là-bas, rien de pittoresque. Les maisons, rectangulaires, peintes en couleur terne, fonctionnelles avant tout, sont alignées le long de la baie. Des pick-up américains stationnent au plus près des portes d’entrée. Ils servent aux petits trajets dans le village, aux promenades en zig zag au long de la vingtaine de kilomètres à peu près carrossables toute l’année. C’est en pick-up que les Inuits vont chasser le phoque ou partent en week-end dans leur cabane, quand la neige n’est pas trop épaisse sur la banquise. Quel confort de ne pas avoir à s’habiller aussi chaudement qu’il ne le faut pour prendre la motoneige, et partir en famille, en buvant son café et en écoutant de la musique !
Outre l’indispensable aéroport dont dépend l’intégralité des approvisionnements, chaque village comprend des bâtiments plus importants que les autres. Les parallélépipèdes presque sans fenêtres signalent les bâtiments administratifs : une école, un hôpital (des infirmières à demeure et une salle de soins par télémédecine), un poste de police (deux agents et une petite prison), parfois un bureau d’accueil ou de « tourisme » pour les amateurs de randonnées. Rarement une piscine, plus souvent une patinoire, et, surtout, la salle des fêtes, un gymnase constituant le lieu essentiel de la sociabilité, où les habitants se réunissent en toutes occasions. Enfin, un ou deux « magasins », des supermarchés. Le gouvernement fédéral fait beaucoup d’efforts pour que chaque village du Nunavut soit le plus confortable possible, et que la vie y ressemble à celle du Canada du Sud.
Mais cela n’a pas toujours été le cas, l’histoire de Grise Fiord en témoigne.
En 1953, afin d’affirmer sa présence dans le Grand Nord face à l’Union soviétique, le gouvernement canadien propose à huit familles inuites du Québec, vivant 2000 km au sud, de s’installer ici, au vent d’un bras de mer, entre montagne et banquise. Les fonctionnaires canadiens promettent à ces gens modestes une vie meilleure, un gibier abondant, et un retour au bout de deux ans s’ils ne s’acclimatent pas. Les Inuits s’embarquent pleins d’espoir. La traversée dure un mois ; elle se révèle éprouvante, comme un présage.
Le 28 août, débarquant du bateau, hommes, femmes et enfants découvrent un paysage nu, immobile, rocailleux, sans la moindre végétation, bien plus désertique et froid que l’endroit d’où ils viennent. Ils sont laissés là-bas avec leurs maigres bagages, des tentes et peu de provisions. Le bateau s’éloigne avec une implacable lenteur ; il reviendra dans un an… Aucun autre bâtiment ne viendra jamais mouiller dans ces parages désolés.
Les exilés ne trouvent pas le moindre buisson pour faire du feu, la neige n’est ni ferme ni assez abondante pour construire des igloos, ils n’ont jamais expérimenté le froid glacial de l’île d’Ellesmere, ils ne connaissent pas la nuit polaire. Ils se réfugient dans les tentes. Ils ont faim. Il leur faut vivre de la chasse exclusivement. Beaucoup meurent. Ils souffrent aussi du terrifiant sentiment d’être le seul et dernier peuple sur terre. Au bout d’un an, le bateau revient mais refuse de les prendre à bord, conformément aux directives du gouvernement. En 1955, deux autres familles sont à nouveau déposées à Grise Fiord ; personne n’a le droit de repartir.
Au fur et à mesure des années, les exilés parviennent à organiser la survie de la communauté, mais chacun d’entre eux est hanté par la séparation d’avec sa famille et ses proches, déchiré par la frustration, conscient d’avoir été trahi et méprisé, alors que dans le reste du pays, le niveau de vie des Canadiens est confortable. Des années durant, leur droit au départ est refusé. Peu à peu, le gouvernement améliore leur quotidien en subventionnant quelques infrastructures et un magasin où l’on vend de l’alcool, qui seul engourdit la douleur latente, le chagrin des déportés. Une nouvelle misère s’installe, morale celle-là. Beaucoup d’enfants issus de ces familles nombreuses grandissent seuls, livrés à eux-mêmes, porteurs d’une histoire qu’ils apprennent souvent tardivement, ou par bribes. En 1993, le gouvernement canadien ouvre une enquête sur les conditions de ce que l’on appelle la « réinstallation ». Cette déportation est qualifiée comme la pire violation des droits de l’homme au Canada.
Un an avant notre arrivée est érigée, comme monument commémoratif, la statue d’une femme affligée mais debout, un enfant blotti contre elle, un chien à ses pieds. Sa tristesse fait partie de l’histoire de cette petite communauté.
Cinquante ans après, malgré la réserve atavique des Inuits, les larmes montent très vite aux yeux de ceux qui se souviennent de la grande détresse de leurs parents et grands-parents. Cette génération née dans les années 1960 a peu à peu développé la fierté de vivre aussi haut dans le Nord, de s’être approprié la beauté sauvage des paysages, d’avoir créé un lien puissant avec la nature, de descendre de parents qui ont traversé des épreuves terribles, même si celles-ci ont brisé nombre d’entre eux. Au-delà de ces sentiments intimes, la reconnaissance officielle des torts du gouvernement leur permet d’envisager l’avenir, et forger une double identité de Canadiens et d’Inuits.
Les habitants du Nord n’ont pas été persécutés partout comme à Grise Fiord – bien que ce fût le cas à Resolute Bay, à Qikiqtarjuaq… –, et la reconnaissance progressive de cette histoire a déclenché une prise de conscience nouvelle chez les dernières générations de « Blancs » : ils ont découvert que des peuples ont été déplacés et abusés, des promesses bafouées. Le mépris dans lequel les Eskimos – les « mangeurs de viande crue » – étaient tenus justifiait tacitement les persécutions. Que l’on disposât d’eux en fonction des intérêts de l’État, sans tenir compte de leurs protestations ni même de leurs besoins les plus élémentaires, cela semblait anecdotique. Ce sont des hommes, bien sûr, mais pas comme les Blancs du Sud, n’est-ce pas… Leurs souffrances et leurs angoisses pouvaient-elles ressembler à celles d’un citoyen de Toronto ou d’Ottawa ? Cette inexorable dépréciation, les Inuits l’ont assimilée intérieurement, et l’ont parfois retournée contre eux-mêmes, dans un élan destructeur. Je crois que ce racisme rampant expliquait en partie le mal-être répandu dans les minorités du Nord, qui se traduisait par une échappatoire dans la drogue et l’alcool, une sexualité incestueuse, ou le suicide pur et simple. Si les Eskimos sont maintenant désignés et se nomment eux-mêmes Inuits, soit les « vrais hommes », peut-être le pouvoir des mots pourra-t-il régénérer leur dignité blessée. Pourtant, le mépris n’a pas encore été aboli, prenant aujourd’hui la forme d’un désintérêt des Canadiens du Sud envers leurs compatriotes du Nord, et l’ignorance de leur mode de vie et de leur culture.
L’irruption de l’argent et du mode de vie américain s’est faite trop brutalement pour ne pas engendrer des dégâts psychologiques. Les deux ways of life se mélangent aussi mal que l’huile et l’eau. Beaucoup d’heures sont consumées devant les grands écrans de télévision. Les esprits sont livrés aux déferlements d’images et de sons des cent cinquante chaînes nord-américaines. Et toutes ces histoires que les Inuits avalent sans limites n’ont rien à voir avec eux, ni avec leur atavisme ni avec leur connaissance directe de la vie. Si les documentaires sont pour eux les seuls voyages qu’ils ne feront jamais – le coût du transport aérien pour quitter le Nunavut est prohibitif –, la plupart des programmes répercutent une image brouillée du monde extérieur, qui les bouscule dans leur appréhension du monde. Ils s’interrogent ; ils cherchent à copier et à dépasser – parfois en pire – les « modèles » des séries, afin d’avoir le sentiment d’exister vraiment. Le taux de criminalité est vingt fois plus élevé au Nunavut que dans l’Ontario…
Profond est leur besoin d’être reconnus par les citoyens du Sud, de s’inventer une autre identité, en rupture avec l’ancienne, dévalorisée par l’Histoire. Avant tout, ils veulent être écoutés. On en revient toujours là, à ce foyer de douleur entretenu par le mépris. Obtenus du gouvernement fédéral, les subventions et autres dédommagements financiers leur permettent de vivre plus ou moins mais ne les incitent pas à chasser, détruisant ainsi, de facto, le fondement de leur culture, leur façon d’être au monde, ce qu’ils font de plus extraordinaire. D’un côté, on les reconnaît comme des citoyens à part entière, et cela leur fait du bien. De l’autre, on les paye, on les prend en charge comme s’ils étaient des incapables…
Mais le temps passe. Désormais il y a des entrepreneurs, des fonctionnaires, des rangers inuits, bien que la poursuite d’études supérieures soit toujours compliquée, exigeant d’aller à Iqaluit, Montréal ou Ottawa, d’obtenir une bourse, d’accepter une ou deux années de remise à niveau, de vivre des années séparé des siens… Dans la plupart des villages, les emplois tertiaires ou qui concernent la santé sont toujours occupés par des « Blancs ». Mais le défaut de compétence des Inuits n’est pas seul en cause ; il n’est pas facile d’être policier ou infirmier, ni même de diriger le magasin-poste-banque, dans une toute petite communauté où tout le monde se connaît, où tout le monde est lié par la parenté ou des amitiés d’enfance…
Les Inuits ont désormais leur propre gouvernement, et sont impliqués dans les décisions du gouvernement fédéral. Avec le réchauffement climatique, l’ouverture éventuelle à la navigation estivale de l’océan Arctique, l’exploitation de ressources minières et les autres possibilités ouvertes par la fonte de la banquise, les données économiques et politiques changent du tout au tout.
Les nouvelles générations parviennent à l’âge adulte. Elles n’ont jamais connu – sinon par ouï-dire – les huttes traditionnelles, calfeutrées de peaux d’ours ou de bœufs musqués, construites en tourbe avec des poutres en os de baleine ou en bois flotté, où l’on entrait à quatre pattes. Elles n’ont pas envie de vivre comme avant, mais elles ne veulent pas perdre leur rapport à cet endroit et aux éléments. Les Inuits doivent renouveler jour après jour leur mode de vie, pour concilier le désir d’une existence plus facile et confortable et la volonté de garder leur lien exceptionnel avec une nature sauvage, souvent hostile à l’homme. Au-delà des traumatismes, il s’agit d’un défi colossal pour ce peuple si peu nombreux. Leurs vulnérabilités face à la société qui nous pousse à des addictions consommatrices ne sont-elles pas aussi les nôtres ? Nous qui en sommes les concepteurs, arrivons-nous mieux à les résoudre ? À notre modeste échelle, notre famille et nos amis, de Grise Fiord ou de Qikiqtarjuaq, cherchons à trouver un mode de vie équilibré, entre consommation et tradition, technologie et vie simple, confort et communion avec la nature. Ce que les Inuits nous enseignent à tâtons n’est pas à négliger, cela ranime en nous la mémoire des valeurs dont nous avons cruellement besoin.