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Une vie avant Vagabond
Éric
Je suis né au Japon. Peu après leur mariage, mes parents se sont installés à Nagoya. Mon père, chercheur au Centre d’Études Atomiques (CEA), y avait été dépêché en coopération. Ce séjour fut une expérience inoubliable pour ce jeune couple français. Moi, presque nouveau-né, je quittai le pays du Soleil levant pour Arcueil, en banlieue parisienne, avant un nouveau départ pour Boston, la dernière expatriation de mon père. Je crois m’en souvenir un peu. En hiver il y avait beaucoup de neige, la glace pendait aux fenêtres et déjà cela me plaisait bien. Mon père acheta une camionnette Volkswagen et nous embarqua pour un tour des États-Unis. Pendant que la camionnette roulait, mon frère et moi jouions aux petites voitures ou au train sur le plancher. Sinon, il y avait l’école ; je fréquentai deux ans la maternelle.
Pour le grand retour, nous traversâmes l’Atlantique sur le France et son restaurant pour enfants avec des petites chaises et des tables assorties. Mais ce qui me fascina pour de bon, ce furent des plongeurs au fond de la piscine. Sans doute la nettoyaient-ils ? Je garde une image très nette de ces deux hommes en combinaison noire, luisante sous l’eau, alors que nous flottions sur l’Océan. Je crois avoir aussi alors pensé qu’en dessous il y avait des choses, et ce souvenir n’est sans doute pas étranger à mon envie de plonger pour voir ce qui n’apparaît pas à la surface.
La famille s’installa à Antony, dans un appartement puis un pavillon. C’était une banlieue assez verte, avec des parcs et un bois, qui n’était pas désagréable. La nature, même domestiquée, m’attirait. Sans doute est-ce pourquoi j’ai tant aimé le scoutisme, pratiqué de mes 8 à 20 ans ; enfin, on était dehors avec de bonnes raisons pour camper, allumer des feux, se réveiller au bruit du vent sur la tente. Les copains étaient musulmans, juifs ou athées : aux Scouts de France la pratique religieuse catholique était proposée, jamais imposée. Chacun arrivait avec ce qu’il était, croyait et savait faire, pour y découvrir qu’en s’entendant à plusieurs on pouvait monter des projets qui auraient été inconcevables en étant seul. Construire les installations en début de camp exigeait un plan général, une organisation des scouts pour couper les arbres, les préparer, les scier et les assembler pour fabriquer mâts, tentes surélevées ou tables à feu. Non seulement on acquérait des techniques, mais on comprenait aussi, pour toujours, que deux c’est plus qu’un. Le scoutisme enseigne ce que l’école ne peut faire : le travail collectif, la définition du rôle et des aspirations de chacun, y compris les siens. Personne ne peut se défiler, chacun est nécessaire, doit prendre sa place et s’y tenir. Les animateurs poussent à se dépasser, c’est-à-dire à dépasser ce que le scout croit connaître de lui-même. Les petits défis relevés avec succès alimentent la confiance en soi. Le principe était que chaque garçon jouait un rôle dans son groupe. Il lui appartenait d’imaginer et de renouveler une façon personnelle de tenir ce rôle. L’année suivante, il serait chargé d’une autre fonction. Nul ne restait dans la passivité, réduit à subir ou à suivre. Il y eut ce camp où il était prévu de descendre une rivière ; nous construisîmes de bout en bout un canoë en fibres de verre. Les équipiers se documentèrent, mirent en pratique leurs connaissances toutes fraîches, apprirent la navigation et la sécurité…
Cette leçon a été fondatrice. Le processus et sa réussite forgent le caractère, la confiance en soi, l’envie d’aller au bout. L’intérêt d’une structure est qu’elle impose un projet auquel on n’aurait pas forcément pensé, ou dont on n’aurait même pas eu envie. Enfin, par la pratique, on gagne la conviction que tout s’apprend et que rien n’est vraiment hors de portée ou sans intérêt.
Le scoutisme fut aussi pour moi une école de la découverte et du voyage. Bien sûr, les débuts furent modestes, mais un périple à Madagascar couronna ma carrière ! C’est aussi avec des copains scouts que je partis dans le Nord du Québec, pour ma première véritable expédition. Nous partagions les techniques et une amitié soudée par les années et les camps. Il restait à en baver encore plus dur, à partager des expériences qui nous sortiraient de l’enfance.
Mon Deug bouclé à Orsay, je choisis de partir à Grenoble pour une école d’ingénieurs spécialisée en hydraulique et mécanique. Mes études s’achevèrent par un master en génie océanique. À ce moment, mes parents divorcèrent. Les tensions s’étaient accumulées depuis quelques années, et cette séparation ne fut pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Mes frères et sœur vécurent plus intensément la décomposition de la famille que moi, qui étais en train de quitter la maison.
À ce moment-là, la distance entre mon père et moi ne fut plus uniquement géographique. Pendant des années, nous aurions du mal à nous comprendre et à nous parler. Mes activités « extrêmes » dans la nature, mes grands voyages n’emportaient pas forcément son adhésion ; ainsi, quand je décidai d’acheter Vagabond et faire de ma vie professionnelle une aventure, il manifesta d’abord des doutes. L’avenir d’un fils salarié d’une grande entreprise était tout tracé, plus rassurant.
Or, en tout état de cause, je m’éloignais de ce modèle. En 1994, à 24 ans, alors que j’étais en stage chez Elf à Pau, je fus sur le point de signer un contrat et partir au Texas. Une carrière intéressante et internationale s’esquissait. N’était-ce pas le but de ces années études ? Et pourtant, en parallèle, je présentais ma candidature auprès de l’Institut Polaire pour partir douze mois aux îles Kerguelen, dans le cadre du service national. La sélection était sévère, à plusieurs reprises les candidats devaient motiver leur décision. Tout au long de la procédure, j’eus donc le temps de réfléchir. Je fus sélectionné et démissionnai sans un regret. Je partais. La beauté rude et sauvage de la mer et des montagnes, le quotidien d’une base, la vie en équipe, les liens et les découvertes, les temps de navigation, les manipulations et les observations, tout me convenait. Naviguer et explorer pour cartographier ou prélever des roches, baie après baie, camper, observer et photographier mouflons, morses, manchots ou sternes, mesurer le magnétisme, le vent, les secousses sismiques, plonger pour prélever des oursins : cette routine n’en était pas une. J’étais ravi d’un quotidien où les ennuis consistaient en un zodiac empêtré dans les algues, et les rencontres de voisinage en celle d’un léopard des neiges au milieu de la route que j’empruntais en tracteur. J’écrivis peu après mon arrivée : « Les échanges sont riches et les découvertes inépuisables, dans des domaines jusqu’ici inconnus. De la fabrication du pain quotidien au travail du bois, de l’abattage des porcs à la transmission par satellite, en passant par la microbiologie, la météo et la mécanique auto. » Car je tenais un journal d’hivernage avec une parfaite constance, comme si je ne voulais pas laisser sans trace un seul jour. Sans le formuler encore tout à fait, je comprenais que « j’aimais faire des choses » et que ma soif de découvertes était loin d’être assouvie.
À mon retour en France, je fus recruté par la Compagnie générale de Géophysique comme prospecteur. Pendant six ans, je voyageai. Égypte, Botswana, Arabie Saoudite, Venezuela, Afrique du Sud, Nigeria, Sibérie… Les déserts, les forêts, les terres reculées, des peuples séparés du reste du monde, je n’en finissais pas de rencontrer et d’apprendre. Mais j’avais en vue un autre dessein que la prospection minière…