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Là voilà enfin seule dans sa chambre, face à sa feuille blanche, face à elle-même. Non, pas tout à fait. Cette enfant sur la piste de qui elle part, cette petite fille toute floue dans les brumes du passé, qu’en sait-elle ? Non, ce n’est pas elle-même. C’est une étrangère qu’elle a autrefois connue, mais qu’elle a perdue de vue depuis si longtemps… Comment renouer le dialogue avec elle ? Comment l’aborder, l’apprivoiser ?

« Qui es-tu, petite Léa ? Petite fille esseulée rôdant dans la fraîcheur du sous-bois, dans l’ombre protectrice des grands arbres qui enserrent la maison et l’isolent du monde. Pour moi, c’est ainsi que tu nais à ma mémoire. Tu as presque six ans, les photos montrent une fillette fluette, châtaine et bouclée, le regard craintif, peut-être même un peu sauvage…

Que caches-tu dans ce bosquet ? Oui, je me souviens. Ton grand secret. Personne ne doit savoir que tu sais. Comment as-tu percé ce mystère, je n’en ai pas la moindre idée, mais une chose est certaine, tu sais parfaitement qui est ta mère, qu’elle est morte, et que Louise, la légitime épouse de ton père, qui t’élève, qui te déteste et qui se fait appeler maman, usurpatrice de ce mot si doux qui n’appartient qu’à l’autre, tu te jures qu’elle n’aura jamais ton cœur.

Alors tu te terres dans ton monde de verdure, sous les érables et les ormes qui te semblent monter jusqu’au ciel. Tu habites un royaume dont tous les humains ont été chassés, princesse solitaire qui parade entre les repousses du bocage, sujets foisonnants et soumis. Un arbre courbé te sert de trône au bas duquel tu as construit une petite tombe pour ta mère défunte. Quelques cailloux péniblement arrachés à la rivière. Et la croix de bois que ton frère avait plantée sur la tombe du chien mort de vieillesse. Et des fleurs des champs que tu renouvelles tous les jours.

Tu y crois vraiment, à ton histoire. Et qui peut dire si tu te trompes ou si on te trompe ?

Qu’importe. Sous l’humus de ce petit boisé, au pied de ton arbre, ton cœur a couché une mère. Morte, c’est vrai, mais présente aussi puisque tu lui parles, que tu lui racontes des histoires que j’ai oubliées, et qui remplissaient sans doute la vacuité de tes jours. À quoi donc pouvais-tu occuper tes longues journées quand ton père et ton frère étaient au champ, Louise à la cuisine et ta sœur tu ne sais trop où ?

Il me semble entendre le murmure de ta voix cristalline, toute fondue au babil des oiseaux… et des mots isolés… chenille poilue… cachette… chaton…

Ah oui ! les chatons. Bien sûr. Comment n’y avais-je pas pensé ! Avec ta mère Léanne, avec la grande sœur Michèle, ils sont tout ce que tu aimes. Et les plus fidèles. Avec de la patience, tu en trouveras toujours un à caresser.

Je te vois quitter ton arbre, émerger de l’ombre du bocage. Tu te faufiles vers l’étable pendant que les hommes sont au champ. Tu épies depuis quelque temps une des nombreuses chattes de la ferme, pas n’importe laquelle, celle qui avait un gros ventre il y a quelques jours à peine et qui balance maintenant sa panse flasque, à la recherche de nourriture. Tu avances sur la pointe des pieds. Mais elle t’a vue et tourne en rond, cherche à te leurrer. Elle n’ira pas au nid maintenant. Elle attendra que tu t’éloignes. Tu n’as cependant pas dit ton dernier mot. Si elle est rusée, tu es tenace. Tu trouveras la portée un autre jour. Pour l’instant, tu restes les bras vides et le cœur vacant. Le temps sera long à tuer jusqu’à l’heure d’aller chercher les vaches…

Bon… aucune idée de ce que tu as pu faire de ta journée. Par contre, je sais que tu n’as pas raté l’heure des vaches. Encore aujourd’hui, je me demande ce qui t’avertissait que le moment était venu. Une horloge intérieure mue par la peur des reproches ? Le fait est que je ne me souviens pas que tu te sois fait gronder. À l’heure dite, tu délaisses tes occupations, tu traverses la rivière et tu t’engages sur le sentier des vaches. Tu aimes bien ce moment, hein, ma Léa ? Laisse-moi te suivre. Tu suis le fil de l’eau dont tu connais tous les secrets, les méandres, les touffes d’herbe, les cailloux. Puis tu commences à remonter le champ en suivant le sentier des vaches, le nez en l’air, parce que tu aimes suivre le fil des nuages, le nez par terre, parce qu’il faut faire attention aux bouses. Au milieu du champ, tu t’arrêtes. À cause du vieux pommier sauvage, rabougri, torturé par le vent et les intempéries. Une sorte de tristesse qui monte dans ton cœur d’enfant. Je vous regarde tous les deux… et cette tristesse refait surface. Il est si tordu, si seul… Son profil ravagé dessine contre le ciel quelque chose que tu connais, que tu reconnais. Il t’arrive d’enserrer son tronc ravagé de tes bras graciles, de coller ta joue à la rudesse de son écorce. Tu l’imagines sous la pluie, sous l’orage. Tu le vois se cambrer contre les grands vents du nord-est et contre la poudrerie. Si c’était en ton pouvoir, tu le déracinerais et le transplanterais au cœur du bocage, là même où tu trouves toi-même refuge. Pourtant, tu ne peux rien pour lui. Il faut lui tourner le dos, aller chercher le troupeau sans tarder. Tu soupires, reprends ta marche vers les bêtes que tu aperçois au loin.

Elles t’ont vue aussi, se lèvent péniblement, restent immobiles. Qu’attendent-elles pour se mettre en marche ? Tu aimerais bien les laisser là, au bout du champ, loin des coups du père, des cris du frère. Elles doivent être heureuses ici, dans l’herbe abondante, dans le silence de leur bout de champ, dans leur vie de vache à l’abri des humains. Pourtant, tous les soirs, tu claques dans tes mains pour les inciter à prendre le pas que tu leur emboîtes, à distance raisonnable, toujours un peu craintive. Elles ont beau être dociles, tu les trouves énormes. Et la nuit, tu rêves souvent d’un troupeau affolé qui fonce sur toi. Tu te terres dans un repli du terrain et le troupeau te survole, te laissant intacte, mais anéantie de peur.

Voilà, c’est le moment que tu aimes. Les vaches avancent maintenant à l’unisson, d’un pas rythmé par le balancement de leurs gros pis. Tu es emportée par leur cadence. Quelques instants, tout est en ordre, ton petit univers tourne tout seul, dans le bon sens. Tu n’as qu’à suivre. Tu es en paix. Pas pour longtemps. Ton bien-être se brise dans les éclaboussures des sabots qui dérapent sur le lit caillouteux de la rivière. Les bêtes trébuchent, se bousculent. Dans quelques minutes, elles passeront le portail de l’étable. Gare à celles qui ne trouveront pas leur port du premier coup, ou qui ne marcheront pas assez vite, ou qui lorgneront vers leur veau qui braille dans un coin. Elles goûteront aux coups de coude, aux coups de gueule. C’est le moment où, entre deux maux, tu préfères fuir vers la maison.

En fait, tu aimerais disparaître, te volatiliser, ne rien savoir de l’impatience des hommes ni de la colère de Louise. Pourtant, tes pas te mènent jusqu’à la cuisine. Jusqu’à ton souper qui a refroidi dans l’assiette et que tu portes à tes lèvres, que tu avales sans rien goûter. Rien n’a de saveur dans cet espace saturé de quelque chose que tu ne comprends pas, mais qui s’exprime en bruits de vaisselle malmenée, en soupirs, en silences et en sourcils contractés. Tu bois ton lait, évites de demander autre chose, un dessert, une douceur. Tu ne souhaites que t’éclipser et retourner à l’étable.

De ce côté-là, les choses se sont calmées. Ton père et Junior travaillent en silence, accomplissent un cérémonial qui te semble immuable et qu’ils connaissent par cœur. Ce sera le meilleur moment de la journée si tu arrives à éviter les pincements de Junior, ses mauvais tours, son rire de corbeau. Comme tu aimes être là, dans l’odeur forte des vaches, du foin et du lait qui te saute au nez dès ton arrivée. Et ces bruits, enveloppants, nombreux, disparates, le beuglement des vaches et des veaux qu’on a séparés et qui se réclament, le tambourinage des sabots sur le ciment, le cliquetis des carcans, et puis, cet autre son, rythmé, rassurant, comme un battement de cœur, la pulsation de la pompe qui actionne les trayeuses. Ces ondes acoustiques, ces senteurs t’enrobent de leur filet protecteur.

Pourtant, comme tout cela est fragile… Un mouvement, un mot, une onde, et tout apaisement disparaît. Les hommes s’entrechoquent comme des glaces à la fonte des neiges, créent des remous qui t’aspirent, te noient. Car leur silence n’est pas harmonie. Il est prudence, protection. Ces deux hommes sont des bêtes qui s’affrontent et se tiennent en respect. C’est du moins ainsi que je les vois émerger aujourd’hui des paysages flous de ton enfance. Et toi, sans mots, mais absorbant tout, sans explications, mais comprenant tout dans les profondeurs de ta chair qui se recroqueville, qui frissonne au moindre de leurs grognements. Alors tu te fais petite, tu t’amuses dans les recoins du bâtiment. Tu patientes, car tu ne saurais rater l’heure du lait. Et eux non plus. Les chats. Ils le savent, à la fin de la traite, ils auront leur part. Ils rodent déjà depuis un bon moment. Tu apportes alors une vieille assiette d’aluminium cabossée dans laquelle ton père verse un filet de lait ivoire et gras. Ils sont nombreux. Maigres, anonymes. Pour certains, tu le sais, ce sera la seule pitance du jour. Tu peux caresser les plus hardis, ceux qui t’ont connue dès leurs premiers miaulements. Les autres s’éloignent avec une prudence que tu connais et que tu respectes. Tu en fais autant, pour qu’ils ne repartent pas sans se nourrir.

Tout cela ne dure que quelques minutes. L’assiette est léchée, les hommes ont commencé à détacher les vaches dans des claquements de carcans. La bousculade vers les champs recommence. Tu préfères encore une fois t’esquiver.

Selon le moment de l’été, le soleil résiste encore à sa chute ou la brunante humide commence à engloutir les contours familiers de ton royaume. Tes pas te ramènent à la maison sans l’assentiment de ton cœur. Mais que faire d’autre que rentrer te coucher ? La pénombre a envahi la maison. Tu manges peut-être un biscuit, tu bois peut-être un verre de lait pour remplir ton estomac déjà vide.

Puis tu glisses sous tes draps, dans le moelleux du matelas de plumes. Non, avant, je me le rappelle, tu te mets à genoux. Comme tu as vu faire ta grande sœur. Tu presses très fort tes mains l’une contre l’autre. Tu ne connais pas encore les formules magiques des grands, mais tu connais Jésus. Michèle t’a raconté, l’enfant dans la crèche, en plein hiver, dans la neige, et la mère et le père qui n’ont que le souffle des bêtes pour ne pas mourir de froid. Elle t’a affirmé qu’il était là-haut dans le ciel, là où nous irons un jour rejoindre ceux qui partent, qu’on pouvait lui adresser nos demandes, lui révéler nos désirs secrets. Et tu l’as vu sur les images qui marquent les pages de son missel. Il est étrange et beau dans sa robe, avec sa barbe et ses longs cheveux… Et comme il a l’air doux. Et comme tu l’aimes.

Un rêve me revient. Ta mère est là. Plus belle encore que sur les photos de l’album dans sa robe bleu pâle, des fleurs emmêlées à ses cheveux bruns. Elle marche doucement, comme si elle flottait au-dessus du sol. Elle circule entre les arbres, apparaissant et disparaissant tour à tour. Elle n’est pas seule. Il y a un homme, on dirait le Jésus des images, il a passé son bras sous le sien. Une lumière crépusculaire les nimbe d’une aura de mystère. Ils se parlent, chuchotent. Ils n’entendent pas les appels affolés que tu leur lances de ta fenêtre. »