Léa masse sa main douloureuse à force d’être crispée sur son récit.
Que s’était-il donc passé juste avant cet orage ? Léa a la certitude qu’elle oublie quelque chose d’important. Quand l’enfant s’était levée pour aller chercher le troupeau, un poids l’écrasait. Elle flambait d’une fièvre qui venait de l’intérieur et que le temps a emportée. Elle portait quelque chose de trop lourd pour elle… un secret ? Un drame ? Elle n’en sait rien. Peut-être n’est-ce que le fruit de son imagination ou l’œuvre du temps qui a déformé ses souvenirs. Ce qui lui semble improbable tant elle se remémore avec précision certains événements de son enfance, des conversations, des atmosphères, de menus détails. Et pourtant, l’impression de l’oubli, de l’engloutissement, ne fait jamais relâche. Son enfance, ou quelque chose de son enfance, a naufragé. Elle est comme une toile trouée, rongée par le temps. Ici et là, entre quelques scènes isolées, de grands espaces blancs et vides. L’enfant n’existe que par moments épars. Elle n’a presque pas de réalité… un arbrisseau parmi les branches, une petite bête parmi les chats ou sur le sentier des vaches, une ombre parmi les humains…
Ah ! Si Michèle pouvait revenir. Émerger tout entière des eaux qui l’emprisonnent, marcher jusqu’à Léa en tenant dans ses mains le secret qu’elle cherche ! Sa Michèle qu’elle a perdue depuis si longtemps, bien avant l’accident… Sa grande sœur dont elle a boudé le bonheur et qu’elle aurait voulu tirer de son côté, du côté de l’ombre. Comme elle lui manque.
Léa laisse tomber sa tête sur ses bras repliés et couler ses larmes, sans se débattre, jusqu’à ce qu’elles se tarissent par elles-mêmes.
Puis, elle reprend son crayon. Si quelque chose d’effarouché doit émerger des profondeurs de son être, il le fera en son temps. Il faut poursuivre. Un autre orage s’apprêtait à fondre sur cette petite dont elle piste les errances.
« J’entends le tintement et le raclage des ustensiles au fond des assiettes. Sonnailles d’un troupeau qui broute en silence autour d’une table privée de conversation. Autre bruit : la pluie qui tambourine contre les vitres depuis le matin. Et j’aperçois une petite fille, assise à sa place habituelle, qui absorbe comme une éponge l’humeur maussade des membres de la famille. Comme si le mauvais temps déteignait sur eux. Cette enfant, c’est toi et tu ne sais rien. Tu ne comprends rien. Tu ressens. C’est tout. Quelque chose couve. Une présence invisible tapie dans la cuisine, prête à bondir. Tu jettes des regards furtifs autour de toi. Sous le poêle, peut-être. Tu grignotes en faisant le dos rond, craignant que cette chose s’en prenne à toi. Et, comme si tu n’étais déjà pas assez inquiète, c’est le moment que choisit ton père pour agiter ces spectres :
— Plus que trois semaines avant l’école… As-tu hâte de commencer, Léa ?
Aussitôt se lève en toi un monde inconnu, terrifiant, à peine imaginable, dont la seule facette familière est celle de ton frère et de ta sœur, prisonniers de leurs cahiers, de leurs livres pendant de longues heures. Comment expliquer tes appréhensions ? Ta vie s’arrête. Ton ventre se noue rien que d’y penser. Aussi, tu te tais et tu te concentres sur ton assiette.
— Le chat lui a mangé la langue, ironise ton grand frère chéri. Ça va lui faire du bien, l’école. Ça va la dégourdir. Elle apprendra peut-être à parler.
— Laisse-la donc tranquille, grand fatigant, proteste Michèle.
— Bon, prends encore sa défense, toi. Chouchoute-la. C’est pas ça qui va la déniaiser.
— Voyons, Junior, plaide Robert d’une voix traînante.
Bien sûr, je recrée des conversations vieilles de plus de trente ans. Tu me diras, petite Léa, que je ne peux me souvenir au mot près de ces échanges. Et tu auras raison. Mais si j’en ai oublié la teneur exacte, je me souviens parfaitement des attaques acrimonieuses de Junior, des protestations vigoureuses de Michèle et du ton défaitiste de ton père. Je ne crois pas que Junior ait insisté. Il pique avec brusquerie les cubes de bœuf, les porte à sa bouche d’un geste sec et précis et les mastique hargneusement. D’ailleurs, il te semble qu’il a toujours mangé de cette manière, comme quelqu’un d’enragé.
Le repas terminé, les femmes se mettent à la vaisselle et les hommes repartent à leurs travaux. La pluie persiste, constante, tenace. Que faire sinon monter au grenier, cette partie de l’étage qui n’a jamais été achevée, où Louise étend le linge en hiver et où tu trompes ton ennui durant la saison froide ou quand ça dégouline sans arrêt comme aujourd’hui ?
Que fais-tu ? Tu y erres un moment, cherchant à quoi t’amuser. Cette pièce sert de débarras pour les vieux meubles de bois, les malles remplies de vêtements anciens, les couvertures mitées, les chaises bancales, la poussière. C’est aussi ta salle de jeu.
Tu traînes tes savates autour de la pièce, touchant une table, effleurant une valise. Aucun plaisir familier à te trouver là, maîtresse de ces lieux peu fréquentés. Le dîner t’a chargée d’une lourdeur qui ne te lâche pas.
Sait-on jamais la part de nos souvenirs que nous inventons ? Il me semble revoir la suite dans ses moindres détails, comme si j’étais une caméra filmant la scène. Qui me dit que je ne me fais pas du cinéma ? Qu’importe… Il me faut décrire ce film que ma mémoire projette…
Tu fouilles dans le coffre où sont jetées pêle-mêle tes poupées. La plupart ont appartenu à ta sœur. Une seule t’a été offerte en cadeau lors du dernier Noël. Tu en étais restée muette d’admiration. Michèle t’avait donné en cadeau une belle poupée dormeuse aux cheveux blonds. Toute neuve. Et qui fermait les yeux quand on la couchait. Tu revois sa jolie robe garnie de dentelle, sa petite culotte semblable aux tiennes, ses chaussettes, ses souliers de plastique blanc. Comme elle était merveilleuse. Tu étais paralysée de bonheur. Et Michèle s’était déplacée pour venir cueillir ton baiser, ton merci timide.
Cependant, en ce jour de pluie, la chose que tu extrais du coffre a les cheveux en broussaille. La dentelle est défraîchie et pendouille. Elle a perdu un bas. Oh ! cette colère en toi ! Tu vas lui montrer à faire la vilaine ! Elle va être punie !
Et, tout naturellement, la colonne qui soutient le plafond te suggère le châtiment mérité. Junior t’y avait un jour attachée. À son tour, aujourd’hui. Une frénésie t’emporte. Tu trouves dans le coffre une vieille cravate dont tu te sers pour attacher la coupable au poteau. Tu disposes tout autour des feuilles de papier journal chiffonnées. Et comme Junior l’avait fait, tu tournes autour en faisant la danse de l’Indien, une danse silencieuse, le dos courbé, la main tapant la bouche ouverte. Il est maintenant temps de brûler la méchante, comme Junior avait menacé de le faire avec toi. Cette fois-là, tes cris aigus avaient fait accourir Michèle, qui t’avait détachée en grondant son frère.
Tu te coules le long des marches. La cuisine est déserte. Tu prends une allumette dans le récipient accroché au mur, près du poêle à bois, et tu remontes vivement vers le grenier. Tu refermes la porte sans bruit, t’assois par terre en face de ta victime et, en proie à une fièvre qui te brûle jusque dans tes souvenirs, tu grattes l’allumette sur le plancher de bois rugueux. La flamme jaillit si prestement que, surprise, tu laisses tomber l’allumette sur un morceau de papier qui s’enflamme aussitôt.
Tu recules, effrayée, fascinée, et tu regardes le feu se propager aux autres boulettes de papier. Il lèche les jambes de la poupée, qui prend feu à son tour. Des volutes de fumée noire montent vers le plafond.
“C’est bien fait pour elle ! te dis-tu. Si elle avait été une bonne fille, cela ne lui serait pas arrivé.”
En un rien de temps, toute la poupée flambe. Une horrible grimace déforme le visage de la coupable, qui fond dans la chaleur du brasier. D’autres visages se tordent et disparaissent, Louise, Junior… Je crois bien que tu es hypnotisée par ce carnage…
La suite… une série de moments découpés. La porte du grenier s’ouvre à toute volée. Des cris dans ton dos. Des bruits de course. Des ordres entrecoupés de toux. Toi, tu t’es retirée dans un coin et la fumée te fait pleurer. Une masse d’eau venue on ne sait d’où s’abat sur le bûcher, un panache de fumée s’en élève… Un deuxième seau éteint les derniers tisons.
Le silence règne maintenant, encore plus alarmant que l’agitation. Te tournant le dos, Michèle, Louise et Robert sont en arrêt devant le site de l’immolation, dont tu aperçois les restes. La colonne est noircie jusqu’à mi-hauteur. Un œil bleu exorbité domine le sol charbonneux et te fixe atrocement. L’eau se répand sur le sol et commence à couler au rez-de-chaussée par la grille de chauffage, ce qui semble sortir les spectateurs de leur torpeur.
Nouvelle période d’agitation. Surgit une vadrouille, des torchons. Et durant ce temps, personne ne prête attention à toi, mais tu sais que ça ne durera pas. Tu te tiens toute raide dans ton coin, dans l’attente d’une terrible punition qui ne saurait tarder.
Soudain, Louise est devant toi, immense. Elle te crucifie du regard, la main levée. Brusquement, elle te saisit par le bras et te traîne vers ta chambre. Elle t’y pousse sans ménagement en sifflant entre ses dents serrées :
— Tu en ressortiras quand je te le dirai !
La porte claque. Tu es seule au milieu de la pièce, tremblant de tous tes membres. Tu t’assois par terre, et les sanglots débordent en hoquets spasmodiques pendant que montent en toi le sentiment de ton inéluctable méchanceté et l’irréalisable désir que tout cela ne soit jamais arrivé.
Dans la cuisine, sous ta chambre, éclatent les vociférations de Louise :
— Comprenez-vous ça, vous autres ? Quelqu’un peut-tu m’expliquer ce que cette enfant a dans la tête ? Jamais un mot ! On sait pas c’qu’a pense ! Elle va finir par me rendre folle !
— Voyons, maman, t’exagères toujours quand il s’agit de Léa, proteste vigoureusement Michèle.
— Ah oui ! J’exagère ! A met le feu à la maison et j’exagère. Si tu t’en étais pas rendu compte, la maison aurait flambé comme une allumette.
— Elle a pas mis le feu à la maison. Elle a fait brûler une poupée. Penses-tu qu’elle a compris toutes les conséquences de son geste ? C’est encore un bébé.
— N’empêche que tu m’diras pas que c’est normal. Elle a fait brûler la poupée que tu lui as donnée à Noël. On dirait des fois qu’elle a pas de cœur.
— C’est sûr que c’est pas ordinaire… Moi non plus, j’la comprends pas toujours.
Tu es à la torture. Michèle pourrait bien ne plus jamais t’adresser la parole. Cette perspective te serre la gorge et te noue le ventre.
La porte d’entrée… Junior est de retour de la laiterie.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? Ça sent don’ ben la fumée !
La voix intransigeante de Louise le met au courant.
— Je vous l’ai toujours dit, qu’elle était bizarre, c’t’enfant-là ! clame-t-il.
Un silence… Puis la voix de Michèle, triste et lasse :
— Je vais aller la voir.
— Laisse-la réfléchir. Elle mérite bien cette punition, tonne Louise.
— Je monte. Il faut que je lui parle.
Non ! Prise de panique, tu cherches éperdument une cachette. Les pas sont dans l’escalier. Tu roules sous le lit et retiens ton souffle. Tu vois la porte s’ouvrir, les pieds de Michèle s’immobiliser sur le seuil puis s’avancer sans hésitation vers toi. La tête de ta sœur apparaît. Tu fermes très fort les yeux.
— Sors de là, Léa.
Les oreilles perçoivent la douceur de la voix, mais les muscles demeurent pétrifiés.
— Sors, Léa.
La peur t’en enlève les moyens.
Michèle saisit ton bras et tire délicatement.
Elle s’est assise sur le bord du lit, t’a prise sur ses genoux, te berce et te serre avec une chaleur qui te réchauffe, te détend et te fait fondre en larmes.
— Pourquoi t’as fait ça, Léa ?
Que répondre ? Tu n’en sais rien. Tu n’as aucun mot pour parler de ce que tu ressens et tu ne peux que balbutier :
— C’est pas moi. Ça s’est fait tout seul. C’est pas ma faute.
— Tu feras plus ça ? demande Michèle.
Tu fais signe que non. Tu souhaites de toutes tes forces ne plus jamais faire de peine à Michèle. Pourtant, comment en être certaine ?
— Dors, je viendrai te chercher pour le souper.
Tu aimerais qu’elle reste là, qu’elle se couche avec toi, qu’elle te débarrasse du poids qui t’écrase. Tu ne fais cependant aucun geste pour la retenir. Tu n’as pas mérité une telle faveur.
Je crois que tu t’es endormie, épuisée, et que c’est cet après-midi-là que tu as fait ce rêve. Un monstre te crache du feu et ton visage se recroqueville en une grimace horrible, et personne ne s’en rend compte. Tu cherches à attirer l’attention. Soudain Louise te secoue et te crie d’arrêter de faire des bêtises.
— Réveille-toi, Léa. Viens manger, dit Michèle en te secouant doucement. »