19

Léa est contente de retrouver sa maison. Elle se rappelle le désespoir dans lequel l’avait plongée la vente de la ferme et leur installation dans cette bicoque perchée sur une falaise enveloppée de tous les bruits de la ville. C’est de l’histoire ancienne. Elle y vit depuis presque trente ans. Elle l’a refaite de l’intérieur, et la petite maison compartimentée et vétuste est devenue coquette, agréable, pratique. Elle s’y est fait des racines qui lui semblent s’attacher au roc de son promontoire.

Elle prend son repas face aux Laurentides qui bleuissent. Elle se verse un verre de vin rouge. Elle se sent calme, en sécurité. Son escapade à Peggy’s Cove lui paraît déjà lointaine. Les lieux familiers, la ville, la rue Cartier, la librairie et son foyer douillet recréent l’équilibre menacé. Que lui serait-il arrivé si elle y avait séjourné plus longtemps ? Était-elle sur la piste d’une importante prise de conscience ? Dans son décor, elle ne le sait plus. Charles lui a-t-il rendu service ou l’a-t-il soustraite à une rencontre cruciale avec elle-même, rencontre dont Léa soupçonne par ailleurs les dangers ? Elle se dit qu’elle devrait poursuivre sa démarche d’écriture, que tout n’est pas perdu et que cette rencontre peut sans doute avoir lieu ici même. Un autre soir…

Elle se sert un deuxième verre de vin, puis un troisième. Et chacun semble contribuer au mystère, chacun apporte son lot de questions qui deviennent de plus en plus compliquées. Finalement, elle vide toute la bouteille, tangue jusqu’à son lit pour s’y laisser choir.

Le lendemain, à son réveil, Léa est transie, a la bouche pâteuse et le crâne douloureux. Il y a longtemps qu’elle s’était soulée en solitaire. Cela n’est pas sans soulever les réminiscences d’une époque qu’elle espère révolue. Une fois n’est pas coutume et elle s’en fait sûrement pour rien. Le travail l’attend. Elle se rend sans entrain jusqu’à la salle de bain, prend deux analgésiques extraforts, passe sous une douche très chaude. Un bon café corsé achève de la remettre sur pied. Elle s’habille en vitesse et quitte la maison.

Le beau temps persiste. La lumière d’automne est la plus belle de toute l’année, un peu voilée, londonienne. L’air matinal est frais, revigorant. Léa respire à fond. Elle arrive sur la rue Cartier, y retrouve avec satisfaction l’agitation des matins de semaine, salue quelques habitués qui la reconnaissent. Elle pénètre dans sa librairie. Tous les livres sont là pour elle. C’est tranquille comme un port de plaisance à l’orée du jour, un havre pour l’âme. Plus tard passeront petit à petit les bouquineurs, les étudiants, les bibliomanes et les bouffeurs de best-sellers, ceux qui feuillettent avant d’acheter et ceux qui se contentent du titre, ceux qui profitent des fauteuils qu’elle a mis à la disposition de ses clients et ceux qui sont toujours pressés. Une jeune fille ne semblant pas très fortunée vient régulièrement et achève de lire toute l’œuvre de Francine Ouellet, discrètement. Maria, ayant constaté son manège un jour où elle passait s’acheter un livre, est d’avis que Léa devrait la mettre à la porte, que ce n’est pas une bibliothèque publique, mais Léa laisse la jeune fille agir à sa guise. Que sait-on des détresses qui se cachent sous les visages lisses des adolescentes ? Maria avait alors haussé les épaules, ce n’était plus son affaire. Léa pense, pour sa part, que Maria ferait de même, qu’elle a même donné beaucoup plus à une jeune à la dérive, il y a de cela bien des années, une fille qui avait l’air d’une itinérante et qui réclamait l’emploi offert.

Quand arrive l’heure de la fermeture, Léa a l’impression de ne s’être jamais absentée. Déjà le tourment du dernier mois s’enfonce dans le brouillard. Elle en ressent du soulagement. Elle doit bien constater que la vie reprend ses droits et avec elle la paix difficilement acquise au cours des années, cette tranquillité qui lui tient lieu de bonheur. Elle s’est définitivement arrachée à l’œil du cyclone. Cette dernière tempête était passagère, provoquée par la mort de sa sœur. Un pareil drame peut bien expliquer à lui seul des turbulences. Il n’y a pas lieu de craindre de retomber dans les errements qui l’avaient autrefois fait descendre très bas. Non, elle s’en fait pour rien. La crise qui l’a contrainte à se terrer à Peggy’s Cove était temporaire. La vie a repris son cours. Voici d’ailleurs Maria qui passe la prendre. Léa s’ébroue et sourit à Maria qui lui envoie la main à travers le pare-brise de sa voiture.

Maria roule en Volvo, une voiture massive et puissante, un modèle qui semble avoir été créé pour elle. La portière de sa passagère à peine refermée, elle écrase l’accélérateur, faisant crisser les pneus, bruit qui renvoie Léa à Peggy’s Cove. Un frisson lui parcourt l’échine, un regret lui serre le cœur.

— Ouais, cœur qui soupire… Il faut que tu me racontes tout, ajoute Maria d’un ton autoritaire.

— Merde que je hais ça quand tu m’épies. On dirait que tu lis dans mes pensées ! rouspète Léa. Tu ne sauras que ce qu’il me plaira de te raconter, la fouine !

Maria sourit. Léa a l’air d’attaque. Elles vont passer une belle soirée.

Elles arrivent à l’appartement de Maria, un petit condo douillet à Pointe Sainte-Foy. La campagne en ville, comme Maria se plaît à répéter. Léa déplore l’omniprésence du béton et l’impersonnalité de l’entrée, des ascenseurs, des corridors. Cependant, là-haut, chez son amie, la perspective bascule. Tout autour, les promoteurs ont réussi à épargner un bosquet d’érables et de chênes. Le logis de Maria, au cinquième étage, offre une vue sur le Saint-Laurent. Le vaste balcon encerclé de verdure, le grand fleuve, les volutes du mobilier de patio, et voilà qu’elle est dans une oasis, voilà qu’elle est en voyage. L’esprit peut prendre son envol, planer, rêver. Le cœur peut s’épancher. Maria débouche un bon vin, dispose des fruits de mer dans une assiette, des laitues tendres, des fromages, et Léa devient gourmande. Elles vident tranquillement la bouteille, elles parlent, elles rient et Léa devient presque heureuse.

Ce soir, la magie opère. Une température estivale permet qu’on mange à l’extérieur. Maria a mis sur la desserte un syrah, du pain aux noix, des fromages odorants. Et sur la tablette d’en dessous, une tarte aux pommes. Maria remplit deux verres de vin de pays. Léa soupire d’aise.

— Alors, ma grande, passe aux aveux. Raconte-moi tout, exige Maria, d’un ton faussement péremptoire où perce une note de tendresse.

— Raconter tout… raconter tout… pas facile.

Par touches, par bouts, Léa fait un récit pudique de ses réactions à l’annonce du drame, de son besoin de fuir, de son errance dans Saint-Irénée et sur le rocher de Peggy’s Cove, de son éprouvant retour en arrière. Comme d’un tableau impressionniste se dégagent graduellement de ses propos une errance, une quête d’enracinement à la vie, une profonde détresse. Maria, émue, reconnaît cet affolement, ce sentiment d’être suspendu au-dessus du vide. Au fond, malgré leur apparente dissemblance, leur sœuritude les attache solidement l’une à l’autre.

— Enfin, j’ai rencontré un gars, un caméraman de Radio-Canada, et on a sympathisé…

— Vous avez sympathisé ! ne peut s’empêcher de relever Maria sur un ton narquois. C’est la première fois que je l’entends, celle-là, pouffe-t-elle. Quand tu couches, maintenant, tu dis que tu sympathises ?

— Tu peux rire, belle fin finaude. J’ai beaucoup couché dans ma vie, comme tu dis. Mais cette fois-là, c’était autre chose. Il y a eu une… étincelle entre nous. Ce qui s’est passé ce soir-là, je ne l’oublierai jamais… soupire Léa.

— C’est plus sérieux que je pensais. Tu vas le revoir ? interroge Maria, l’air préoccupé.

— Pas du tout. Ç’a été un instant de magie, une rencontre… Il n’est pas question qu’il y ait de suite. Ça restera un souvenir à part… Mais en quoi ça t’inquiète ?

— Oh ! Une minute, je m’en suis fait pour Charles, laisse tomber Maria.

— Quoi, Charles ? interroge Léa. Qu’est-ce qu’il a à voir dans tout ça ?

— Ben voyons, Léa. Fais-moi pas croire que tu sais pas que Charles est fou de toi. Ça m’aurait fait de la peine pour lui que tu rencontres quelqu’un d’autre. Remarque que c’est de tes affaires, tu tombes en amour avec qui tu veux. Si tu rencontres un homme de ton goût, laisse-le pas passer, plaisante-t-elle.

— Qu’est-ce que tu me racontes, Charles, fou de moi ? C’est un bon copain, je dirais même un ami. Le seul homme pour qui j’ai eu de l’amitié dans ma vie à part de ça, proteste Léa.

— Énerve-toi pas. Toi, peut-être que t’as juste de l’amitié pour Charles. C’est possible. C’est toi qui le sais, mais ça crève les yeux à tout le monde qu’il est amoureux de toi. Demande à Noémie si tu ne me crois pas.

— Au fait, comment elle va la petite ? J’ai pas encore eu le temps de lui téléphoner.

— Ça fait ton affaire de changer de sujet, ma gueuse ? Noémie, elle va assez bien, je crois. Je suis restée près d’elle, après l’accident, elle a énormément pleuré. Pauvre chouette, elle faisait de la peine à voir. Puis, les répétitions des Femmes Savantes ont repris en même temps qu’elle joue le soir, dans une pièce dont j’oublie le nom. Elle s’est concentrée là-dessus et elle m’a dit que ça lui faisait du bien, que ça l’empêchait de penser. Je l’ai vue samedi dernier, après son travail. Je peux pas dire qu’elle saute au plafond mais, dans les circonstances, je dirais qu’elle va assez bien. Je trouve qu’elle est mature, cette petite femme-là. Elle a de la profondeur… pis le théâtre, ça doit être comme une thérapie, tu penses pas ? À force de jouer toutes sortes de rôles, d’entrer dans la peau de toutes sortes de personnages, de brailler, de hurler, d’aimer, ça doit travailler sa bonne femme…

— Ouais… probablement… sûrement même. Si j’avais eu ça plus jeune, j’aurais peut-être été moins sauvageonne, plus extravertie. Bon ! J’ai pas eu ça. Tant mieux pour elle si ça l’aide un peu. Je l’appellerai demain. Puis faudrait bien aller prendre un café toutes les trois. On a tellement de plaisir ensemble.

— Souviens-toi de notre sortie de filles, au bar du château. Comme on s’était amusées ! se rappelle Maria, en se frappant la cuisse du plat de la main.

— Comment veux-tu que je l’oublie ? demande Léa, l’œil méfiant. C’est un piège pour me ramener à notre sujet de tantôt, ça. C’est gros comme un éléphant dans un arbre, ton astuce.

Maria veut protester, mais Léa ne la laisse pas parler et continue, bonne perdante.

— C’est le soir où j’ai revu Charles.

— Mon Dieu ! qu’on avait rigolé, dit Maria. On faisait un méchant trio. J’avais l’air d’une mère qui débauchait ses filles.

— Tu exagères, dit Léa, tout de même amusée par l’image.

— J’exagère pas du tout. T’as l’air presque aussi jeune que Noémie tandis que moi, avec l’allure que j’ai ! Ça fait rien, c’est pas important. Ce qui l’est, c’est qu’on avait un plaisir terrible. Nous nous tordions à écouter Noémie raconter certains jeux de coulisses. Y’ a des comédiens que je verrai plus jamais du même œil ! Rien que d’y repenser, j’en pleure encore, dit-elle en s’essuyant les yeux.

Léa sourit sans retrouver cette hilarité qui les avait secouées comme des couventines, plutôt habitée par le souvenir des retrouvailles inespérées avec Charles, leur amitié renouée, absolvant enfin une vieille faute impardonnable, cette injure qu’elle lui avait jetée au visage et qui avait provoqué leur rupture. Elle goûte une joie plus grave qui fait pâlir l’effervescence indéniable de cette soirée.

— Ça remonte à quand, au juste, cette soirée-là ? s’interroge Maria, un peu calmée.

— Ça fait à peu près six mois. C’était précisément le 3 avril dernier. Souviens-toi, on fêtait les trente-cinq ans de Noémie, lui rappelle Léa.

— T’as raison. Je revois la scène comme si c’était hier. Tu sais, j’ai eu l’impression que Charles était déjà amoureux de toi, ce soir-là. Ça date peut-être de très longtemps, insinue Maria.

— Tu fabules, ma vieille. Charles était un ami d’adolescence. Moi, j’aimais ailleurs. Tu te souviens, mon professeur… Et aujourd’hui, à mon avis, c’est encore de l’amitié. Ça doit être possible que j’aie un ami de gars sans coucher avec lui ? lance Léa avec un air de défi.

— Sûrement, ma grande. Pourtant tu me feras pas changer d’opinion. Puis là, on va arrêter d’en parler parce que têtue comme t’es, c’est assez pour que tu te vires le cul à la crèche pour de bon.

— Quoi ! Qu’est-ce que tu racontes avec ton cul pis ta crèche ? demande Léa en rigolant.

— Ben… ça veut dire tourner le dos à ce qui nous nourrit.

— Ah bon ! laisse tomber Léa en haussant les épaules. Pour conclure là-dessus, Maria, déclare Léa redevenue sérieuse, si jamais Charles est assez fou pour tomber en amour avec moi et qu’il t’en parle, rends-lui service, laisse-le pas s’accrocher. Tu me connais assez pour savoir que je ne suis pas équipée pour rendre un homme heureux. Tu devrais pas manquer de matériel pour lui mettre les yeux en face des trous, profère Léa, avec une implacabilité à faire froid dans le dos.

— Qu’est-ce que tu me racontes là encore ? proteste-t-elle. Comment, pas équipée pour rendre un homme heureux ? Comment tu peux le savoir, t’as jamais essayé, ajoute-t-elle avec impatience.

— C’est vrai… j’ai jamais essayé… et je pense pas de m’y mettre à mon âge. Je suis « passée date ». Ce serait pas un tour à jouer à un bon gars.

— Tu veux savoir ce que je pense. Eh ben tu déconnes, ma belle. L’amour, ça pourrait te surprendre quand tu t’y attendras le moins et j’espère que j’aurai la chance d’être là pour en être témoin.

Léa secoue la tête en silence, jugeant inutile d’argumenter davantage, convaincue que Maria ne sait pas ce qu’elle dit, qu’elle a un peu trop bu ou qu’elle oublie certains épisodes du passé.

— En attendant que ça arrive, il faut gagner sa croûte. Je ne suis pas rentière, moi, et demain je me lève tôt. Merci pour le souper, Maria. J’aime ça venir manger avec toi, ici, même si tu es une emmerdeuse, dit Léa en se hissant sur la pointe des pieds pour lui poser un baiser sur chaque joue. Appelle-moi un taxi, veux-tu, pendant que je redescends. Bonne nuit.

Maria reste seule, perplexe, l’assurance de Léa quant aux sentiments de Charles jetant un doute sur sa lecture de la situation. Et puis, ce qui compte, ce n’est pas tant la justesse de ses perceptions que le talent de Léa pour bousiller toute tentative de rapprochement amoureux avec les idées tordues qu’elle entretient sur elle-même. Comment lui en faire prendre conscience ? Les racines de ses divagations sont tellement profondes ! Chère Léa… Maria débarrasse la table avec un soupir résigné.