Samedi 26 juin 2021, 11 h,
West Wing, Maison-Blanche, Washington
Le président arpente le bureau ovale avec une excitation volcanique, les yeux fixés sur les rayons solaires de l’épais tapis blanc. Il fait un tour complet de la pièce, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, sous le regard indifférent d’un Winston Churchill en buste, le Washington dans son cadre au-dessus de la cheminée se montrant à peine plus attentif.
Ils sont quatre à attendre dans leur fauteuil, face au bureau présidentiel : le conseiller spécial, le secrétaire d’État des États-Unis, une conseillère scientifique, enfin Adrian Miller, captivé par l’aigle majestueux du panneau du Resolute desk, Adrian à qui le chef du protocole a fait passer dès son arrivée une chemise blanche propre et parfumée, Et nous en profiterons pour laver rapidement votre T-shirt, professeur Miller.
— Je n’ai pas envie d’appeler le Français, boude le président en retournant s’asseoir.
— Nous retenons soixante-sept ressortissants français, dit le conseiller spécial. Et c’est un vol Air France. Il va bien falloir l’appeler, monsieur le prési…
— Non et non. Je vais d’abord appeler Jinping. Nous avons combien de Chinois ?
— Une vingtaine, monsieur le président. Mais nous appellerons le président français juste après.
— Oui, nous verrons. Jennifer, passez-moi le Chinois. Et moi, professeur Muller, au bout de quelques minutes, je vous passerai Jinping, n’est-ce pas ?
Le président se tourne vers Adrian Miller, qui lui fait vaguement penser à cet acteur de Forrest Gump, comment s’appelle-t-il déjà ? Avec quelque chose de plus juvénile.
Adrian ne répond pas. La fatigue des nuits blanches lui pèse, et il pense, un peu étourdi, C’est dingue, dingue, je suis dans le bureau ovale avec le président, je vais parler au président chinois, et je porte une chemise blanche.
— Professeur Muller, je vous parle…
Tom Hanks, voilà, c’est ça, songe le président. Il me rappelle Tom Hanks.
— Oui, monsieur le président, acquiesce Adrian. C’est Miller, monsieur le président.
— Je disais que je vous passerais Jinping, vous lui expliquerez.
— Le professeur Miller doit-il répondre à toutes les questions, sans exception ? demande le conseiller spécial.
Le président hausse les sourcils, cherche sa réponse vers le secrétaire d’État, lequel hoche la tête :
— Racontez tout ce que vous voudrez, professeur. De toute façon, on ne sait pas grand-chose.
— Monsieur le président, je vous passe le président chinois, dit une voix féminine.
À onze mille kilomètres de là, à Zhongnanhai, dans la salle de conférences du West Building Compound, une main décroche.
— Bonjour président Jinping, dit le président. Il est très tard, je suis désolé.
— Je ne dormais pas, cher président.
— Tant mieux, tant mieux. Je vous contacte pour un sujet d’une importance capitale. Nous sommes confrontés à une situation inédite. Le monde entier y est confronté et c’est la raison pour laquelle vous êtes le premier que je contacte. Je suis en ce moment avec mes conseillers scientifiques. Ils m’assisteront à tout moment. Voici : il y a deux jours, un avion d’Air France s’est posé sur notre territoire. C’est un avion qui s’est posé il y a trois mois déjà.
— Oui ? Cela arrive souvent qu’un avion se pose plusieurs fois, fait le président chinois en retenant un rire. Surtout pour un vol régulier…
— C’est plus compliqué. Je vous passe l’un de mes meilleurs conseillers scientifiques, le professeur Adrian Muller, de l’université de Princeton.
Adrian se lève, saisit le combiné que lui passe le président, bafouille « Professeur Adrian Miller, monsieur le président… » puis tente d’être à la fois clair, bref, et exhaustif. Au bout du fil, c’est l’incompréhension. « L’avion s’est posé deux fois ? » demande le président chinois, avant de répéter : « Deux fois ? » La conversation se prolonge, et Adrian répond à des questions sur les cumulonimbus, les tests ADN sur les passagers, leurs conditions de rétention… Après l’exposé, il aborde les différentes hypothèses, tente d’expliquer l’inexplicable. Devant la stupéfaction de son interlocuteur, il doit souvent reprendre. Au bout d’un long quart d’heure, le président exige la liste des citoyens chinois retenus sur la base de McGuire.
— Vous pensez bien qu’ils l’ont déjà, souffle à voix basse la conseillère scientifique. Ils savent où se trouve tout Chinois à tout instant, alors, vous pensez bien, ceux qui ont embarqué en février sur un Paris-New York…
— Nous allons laisser nos services régler les problèmes contingents, conclut le président chinois, saluez votre président et dites-lui que je le rappellerai dans l’heure qui vient.
Puis l’homme de l’empire du Milieu raccroche, Adrian en fait autant, se rassied. Le président américain reste immobile, comme sonné. Le mathématicien observe cet homme primaire, et il se conforte dans l’idée désespérante qu’en additionnant des obscurités individuelles on obtient rarement une lumière collective.
— Ils sont sûrement déjà en train d’aller arrêter les « doubles » de leurs citoyens, réfléchit à voix haute le secrétaire d’État.
— Nous avons contacté le président Macron, monsieur le président. Il sera en ligne dans une minute, dit le conseiller spécial.
— J’ai du mal avec les Français, et avec ce type en particulier. Bon. Jennifer, passez-moi ce petit connard arrogant.
Le téléphone émet une vibration, le président boit un verre d’eau, décroche, sourit d’un air forcé.
— Mon cher Emmanuel, je suis si heureux de vous parler. J’espère que vous allez bien, et votre charmante femme également. Je vous contacte pour un sujet d’une importance capitale…
À onze mille kilomètres de là, Xi Jinping regarde un instant la nuit qui tombe paisiblement sur le lac du Milieu de la Nouvelle Cité interdite. Tout le long de la berge, il a fait planter des ginkgos par centaines, pour les contempler, méditer. Cet arbre primitif l’a toujours fasciné. Il existait des millions d’années avant même qu’apparaissent les dinosaures, et il survivra à l’humanité. Une version végétale du memento mori. Puis, Jinping retourne s’asseoir à la table de conférence. Ils sont là une douzaine, militaires et civils, silencieux. Ils ont écouté les explications de Miller, en prenant de rares notes. C’est le plus noir des « cygnes noirs », ces événements improbables aux conséquences infinies.
Sur les écrans de la salle de la présidence s’affichent des images prises par les tout nouveaux satellites Yaogan 30-06 déployés autour du globe. La définition est excellente : on déchiffre très bien le numéro du Boeing d’Air France, on voit nettement la longue procession entre l’avion et le hangar, on observe en continu le ballet des hélicoptères. Défilent aussi les visages de chaque passager : deux jours que le ministère de la Sécurité de l’État collecte sur eux tout ce qui est possible, avec non moins d’efficacité que la NSA.
— C’est bien ça, résume Xi Jinping. Ils sont dans la même merde que nous en avril dernier avec le vol Beijin-Shenzhen de janvier. Ils détiennent deux cent quarante-trois personnes sur leur base de la côte Est… Contre combien déjà dans l’Airbus ?
— Ils sont trois cent vingt-deux, camarade président, dit un général. La plupart sont toujours sur la base militaire aérienne de Huiyang.
— Devons-nous avertir les Américains de l’existence de ce vol ? demande une femme en civil.
— Pas tout de suite. Peut-être jamais. Ils n’ont pas réclamé le moindre des quinze Américains à bord. Ils ne manquent à personne.
— Et donc, pour eux aussi…, dit un autre militaire à quatre étoiles, cette hypothèse de la simulation est la plus prob…
— Oui, pour eux aussi…, coupe le président.
Le président de 1 415 152 689 programmes.
Lorsque Adrian quitte la Maison-Blanche, le chef du protocole le rattrape dans le couloir. Il lui tend un sac de toile noir arborant le drapeau américain :
— Votre T-Shirt est à l’intérieur, professeur Miller. Nous l’avons lavé et avons pris
la liberté… de le recoudre. J’ajoute que j’ai dû taper Fibonacci sur internet pour
comprendre votre « I
zero, one, and Fibonacci ». Très amusant, si je puis me permettre. Vous pouvez garder
la chemise, bien entendu. Vous trouverez aussi un sweat-shirt à capuche au logo de
la Maison-Blanche. Le président a insisté pour vous le dédicacer personnellement.
Adrian n’a pas le temps de placer un mot que le chef du protocole ajoute, impassible :
— Ne vous inquiétez pas, professeur. Nous lui avons donné un feutre à l’eau, cela partira au premier lavage.