Il y a un peu de masochisme à publier en volume des chroniques rédigées au fil de l'actualité et déjà parues, entre avril 2013 et septembre 2017, dans un magazine mensuel (Causeur, que j'ai l'honneur de diriger). Le temps étant plutôt vachard, c'est l'assurance d'être confronté à ses défauts d'analyse autant que d'écriture, à ses tics de pensée et de langage. Mais alors, pensera-t-on, ignorer des prémices si dissuasives, c'est au minimum pécher par vanité. D'autant que, à l'effet refroidissant des années qui ridiculisent volontiers nos passions et tocades d'un moment, s'ajoute celui de la collection qui fait office de loupe, révélant dans les textes des faiblesses qui pouvaient passer inaperçues quand on les lisait comme ils ont été écrits – à chaud et en discontinu.
Pour ces faiblesses, le journaliste a une excuse : il doit rendre sa copie qu'il soit ou non inspiré. Malheureux mercenaire obligé de parler quand il n'a rien à dire. Dans le passé, il pouvait toujours se dire que, le jour, la semaine ou le mois suivant, ça emballerait le poisson. Ou les fleurs. Voilà des lustres qu'on n'emballe plus rien dans du « papier journal », comme on ne dit plus. Paradoxalement, à l'âge du tourbillon tout-info, les écrits et les images ne meurent jamais, de sorte que tout ce que vous avez dit, écrit, ou fait, en dehors de la stricte intimité (et encore, si vous choisissez bien ceux avec qui vous la partagez) pourra indéfiniment se retourner contre vous. En ce cas, autant revenir volontairement sur ses pas et réclamer, en même temps que le jugement des lecteurs, leur indulgence.
Il faut cependant une autre excuse pour repasser des plats devenus froids. À l'exception de quelques très grandes plumes (du passé pour la plupart), aucun chroniqueur n'échappe aux faiblesses congénitales du genre : dans le récit journalistique, le bavardage flirte avec la réflexion, l'impression va au secours de la conception. Et pourtant, aucun ne peut se départir de l'illusion que quelques-unes de ses phrases aient frappé juste et levé un coin, fût-il microscopique, du voile qui nous cache la vérité de ce qui se joue devant nos yeux, qu'elles aient contribué à mettre au jour l'une des innombrables supercheries, mascarades et entourloupes qui composent la comédie humaine. Quand la majorité se prend pour la résistance et qu'il faut appeler progrès tout ce qui est à venir, il ne s'agit plus de déterrer les cadavres cachés en masse sous les lits des puissants, mais de débusquer le sens derrière l'insignifiance. Il est de bon ton de se moquer de ceux qui pratiquent « le commentaire du commentaire », mais les milliers de paroles, images et autres signes qui se croisent dans l'esprit du public s'agrègent pour former l'esprit du temps. Et comme l'avait compris mon maître Muray, rien n'est plus instructif, pour qui veut le comprendre, que le discours approbateur que notre époque tient sur elle-même par le truchement de son avant-garde médiatique. « Tu n'aimes rien ! » est l'un des plus graves reproches qu'elle puisse vous adresser.
Que l'air du temps soit par nombre de ses aspects aussi pollué que celui qui emplit nos poumons n'inquiète pas grand monde. Personne ne lancera de plan d'action pour assainir le climat intellectuel (heureusement d'ailleurs, car on n'ose imaginer ce que serait une détox prescrite en haut lieu). On peut au moins tenter de comprendre ce qui se dit entre les lignes de la novlangue publique. Si on se donne la peine (au sens propre) d'écouter le verbiage de la maire de Paris (d'interminables bouclettes de lieux communs et de bondieuserie postmoderne entrelardées d'un jargon à la fois technocratique et new age dont on croit d'abord qu'il est une parodie), la transformation de nos villes en zones d'activités commerciales et touristiques, peuplées de néo-humains juchés sur roues qui se jettent contre les autos avec la conscience de leur supériorité morale et climatique, prend tout son sens : celui d'une entreprise de rééducation de la France d'avant, dont elle ne cache pas le dégoût qu'elle lui inspire. Ainsi cette grande femme de gauche, si occupée à « réinventer la ville autour des enjeux de végétalisation », a illuminé la tour Eiffel pour célébrer l'acquisition par le Paris Saint Germain d'un joueur valant 222 millions d'euros. Et elle clame, apparemment sans que cela effraie mes concitoyens, que « les Jeux à Paris sont en mesure de changer profondément nos vies ». Ce n'est rien, bien sûr, rien d'autre qu'un slogan, même s'il est difficile de ne pas y voir un aveu – et une menace{1}. C'est dans la sélection particulière de ces riens de toutes sortes qu'un récit puise sa singularité, son éventuel intérêt – et son potentiel comique. Alors que l'esprit de sérieux semble être venu à bout de l'esprit français, faire rire ses contemporains – ou au moins rire avec eux – des précieux ridicules de notre temps est en effet un devoir patriotique. De ce point de vue, le néo-féminisme médiatique est une source inépuisable d'amusantes inventions dont le sens échappe à leurs auteurs : l'association qui a organisé des visites du « matrimoine » grenoblois (parce que « patrimoine », ça rappelle des siècles de domination masculine) ignore que son littéralisme langagier traduit une salafisation du politiquement correct (qui est déjà un obscurantisme). C'est aussi pour lutter contre le scandale grammatical qui veut que « le masculin l'emporte sur le féminin », règle qui, paraît-il, « invisibilisait les femmes », comme en témoigne toute la littérature française, que les très sérieuses éditions Hatier publient un manuel pour les classes de CE2 (!!!), totalement rédigé en langue genrée, également appelée écriture inclusive. On peut ainsi y lire que « grâce aux agriculteur.rice.s, aux artisan.e.s et aux commerçant.e.s, la Gaule était un pays riche » – n'est-il pas scandaleux que l'on parle encore de la Gaule ?? Blague à part, on voudrait savoir combien de parents accepteraient aujourd'hui que leurs enfants soient ainsi endoctrinés (sans compter que, bon courage pour expliquer ça à des mômes de 7 ans).
Dans cette ambition modeste de dévoilement, le temps, en dépit de sa muflerie, peut être un allié. Une promenade rétrospective dans la période écoulée, qui correspond à peu près au quinquennat de François Hollande{2}, fera peut-être apparaître, sinon la cohérence globale, quelques lignes de force. Pendant ce « quinquennat pour rien », comme l'a résumé Éric Zemmour, il est devenu clair (quoique pas pour tout le monde et c'est l'un de nos problèmes, on y reviendra) que les fractures françaises n'étaient pas seulement le fruit du rapport des forces productives et des inégalités, mais aussi le résultat des différences d'imaginaires. L'âge numérique devait être celui de la réconciliation planétaire autour des divinités universelles que sont Google et sa nombreuse descendance : il est celui d'un affrontement planétaire entre les fluides et les lourdauds, les saute-frontières et les pieds-dans-la-glaise, les citoyens du monde et ceux qui sont nés quelque part. Ainsi, la scène inaugurale – et imprévue – du hollandisme s'est-elle jouée avec l'affrontement des « bobos » et des « cathos », c'est-à-dire des « mariage pour tous » et des « manif pour tous ». Que la société soit traversée par des oppositions n'est ni nouveau ni anormal. Ce qui a frappé dans celle-ci, c'est qu'on a vu se succéder sur les pavés de nos villes deux France qui ne vivaient pas sur la même planète mentale. Encore que les deux aient rivalisé dans la sucrerie familialiste, tous ayant invoqué à l'appui de leur juste cause l'amour des gentils papas et/ou mamans pour leurs gentils enfants (comme si la filiation était une question d'amour). Cependant, le camp progressiste n'avait pas imaginé que tant de ses concitoyens pussent ne pas adhérer à des avancées que lui-même et la doxa avaient décrétées indiscutables. Il était bien question, dans la rhétorique creuse de la gauche Taubira, d'une France rance, nauséabonde, enkystée dans ses sales habitudes, mais c'était une vue de l'esprit, un grand méchant loup que l'on invoquait pour faire peur aux enfants. De là à penser qu'elle existait pour de bon, c'est un pas que seuls quelques courageux explorateurs partis à sa recherche avaient franchi. Autant dire que cette découverte a mis tous les autres dans une rage folle. On a vu s'abattre sur cette France des familles venues de ses provinces un tombereau d'épithètes injurieuses, nos gouvernants ne se gênant pas pour faire chorus en affichant le mépris que leur inspirait la vue de ces résidus d'un passé que l'on espérait révolu. Notons au passage la stupidité de l'argument le plus employé par les aspirants à l'homoconjugalité/parentalité : qu'est-ce que ça peut vous faire ? Ce n'est pas votre affaire ! On aurait donc le droit de tout savoir du patrimoine de ses contemporains, celui de leur interdire d'aller aux putes (entre adultes consentants), mais pour la façon dont on fait des enfants, c'est chacun sa vie ? Cette désinvolture anthropologique indique à elle seule la médiocrité du débat.
Le face-à-face entre une France qui se targue d'être dans le vent de l'histoire et une autre priée d'accepter sa prochaine disparition s'est rejoué plusieurs fois, chaque épisode ajoutant à la geste de la lutte héroïque contre les forces du mal. Bien sûr, ces deux France sont loin d'être homogènes et la frontière entre elles est mouvante. La gauche, ou plutôt sa pointe avancée sociétale qui jouit dans la plupart des médias d'un préjugé naturellement favorable, n'en mène pas moins une guerre souterraine quoiqu'implacable au passé, vouant aux mêmes gémonies la culture classique, l'école à l'ancienne, la bagnole et la sexualité de papa. Tout cela n'a-t-il pas d'affreux relents de domination ? « Les marches contre le mariage pour tous sont le dernier avatar d'une crispation nostalgique et, au sens strict du terme, réactionnaire », écrit en février 2014 la patronne du Monde Nathalie Nougayrède. Poussés dans leurs retranchements, les avocats de l'homoparentalité sont bien obligés d'admettre que les changements dans la filiation qu'ils réclament (et ont très largement obtenu) représentent une révolution anthropologique, mais ils se refusent à envisager qu'un être humain sain d'esprit puisse ne pas la trouver désirable. Ainsi on ne cesse de demander aux Français ce qu'ils pensent et ce qu'ils veulent, mais quand ils le disent et que cela ne convient pas, toute la bonne presse fronce le nez et se désole rituellement de la progression des « idées du Front national ». Commentant l'enquête « fractures françaises », Le Monde observe avec une ironie désenchantée que non seulement, ces abrutis de Français (abrutis, c'est moi qui lis entre les lignes) ont peur de l'avenir, mais qu'ils redoutent aussi ce qui pourrait menacer leur passé. Comment diable peut-on avoir peur de perdre ce qu'on a déjà perdu, ces gens-là ne sont pas logiques ! Les mêmes qui glosent à l'envi sur le devoir de mémoire et se trémoussent sur des chansons des années 1970 trouvent soudain grotesque que l'on s'inquiète de voir rompus tous les fils qui nous relient au monde d'hier. Ou, plus inconvenant encore, que l'on éprouve à l'égard de celui-ci une quelconque nostalgie, sentiment réactionnaire s'il en est.
Les adhérents du centre Pompidou à Paris ont reçu en septembre 2017 une invitation à participer à « la manifestation pluridisciplinaire Hors-Pistes » qui se propose bien entendu « de produire, de donner à voir en dehors des sentiers battus », ce qui suppose que « se rencontrent et dialoguent des pensées diverses décloisonnées, s'imaginent des dispositifs participatifs et se produisent des restitutions sous différentes formes qui font trace. » Mais il y a plus grave, en tout cas plus agaçant, que ce salmigondis. L'édition 2018 sera consacrée à « la nation comme fiction(s) ». D'accord pour le roman national même s'il vaudrait mieux que nous ayons tous le même. Mais ça se gâte dès la présentation du sujet :
Il y a des mots que, selon les temps, on préférerait oublier, effacer, rejeter de l'histoire, des mémoires et des représentations. Depuis quelques années et la montée des forces réactionnaires en Europe et ailleurs, le mot de “nation” fait partie de ceux-là{3}.
On ne saurait mieux dire à une partie de la France qu'elle est priée d'applaudir à sa propre disparition. Si on ajoute que le thème de l'année précédente était « Traverser », cela dessine un programme : après avoir célébré ceux qui traversent les mers et les frontières, on décrète que ceux qui sont déjà là sont obsolètes. Qu'on se rassure, comme le constatent, pour s'en désoler, les auteurs de ce programme à propos de la nation, le mot et la chose ont la vie dure. Reste que cette session annuelle apparemment destinée à exprimer une détestation de la vieille France, qui n'est nullement hors-piste mais très tendance, est financée par vos impôts. Les bonnes âmes qui s'excitent si souvent sur l'argent des autres (n'en auraient-ils pas plus que moi et en travaillant moins ??) trouvent généralement mesquin que l'on invoque cet argument financier – pas de ça entre nous. De fait, le plouc est mesquin et parfois, il en a marre de payer pour se faire insulter (quand il doit verser sa redevance audiovisuelle pour financer France Inter par exemple)
L'ennui, c'est que, cette France qui trouve que c'était mieux avant, ça fait pas mal de monde – tout de même trois quarts des personnes interrogées en février 2014. Peut-être pourrait-on lui pardonner sa prédilection pour le mariage old school, si elle acceptait d'aimer l'Autre au point de cesser d'être elle-même et si elle ne rechignait pas à la perspective de devenir culturellement minoritaire chez elle, d'où ses réserves croissantes vis-à-vis de flux migratoires présentés comme incontrôlables (et dont tous les bons esprits, le pape en tête, prétendent qu'il serait honteux de vouloir les contrôler). D'où aussi son inquiétude à l'égard d'un islam radical dont l'écrivain algérien Boualem Sansal affirme qu'il est notre principal problème et qui étend son emprise sur des quartiers entiers, tentant d'isoler nos concitoyens musulmans ou d'origine musulmane du reste de la communauté nationale – et y parvenant trop souvent. Sur ces questions qui touchent à notre recette pour accommoder les différences, l'injonction contradictoire bien connue se met en place : il faut s'enthousiasmer pour le « nouveau visage de la France », tout en feignant de ne pas voir qu'il est nouveau, car ce regard lui-même serait discriminatoire. Au fil des enquêtes, ce sont pourtant 65 à 70 % des personnes interrogées qui affirment qu'il y a « trop d'étrangers en France » et qui réclament, de diverses façons, que l'islam s'adapte à la République plutôt que l'inverse. Sauf à décréter que la France ne doit pas avoir de frontières, on ne voit pas en quoi cette demande serait inconvenante ni en quoi ces inquiétudes mériteraient la réprobation qu'elles suscitent. Il serait donc permis de proclamer qu'il y a trop de vieux mâles blancs à la télévision{4}, mais criminel d'observer que nos capacités d'accueil et d'intégration sont limitées ?
Nul ne prétend, et certainement pas Alain Finkielkraut en dépit des calomnies éhontées de ceux qui condamnent sans lire, que l'identité française soit, pour ceux qui la chérissent et aimeraient la préserver, une totalité figée dans le refus obsidional d'intégrer la moindre nouveauté. Au passage, il est amusant de voir les contempteurs les plus fanatiques de « l'obsession identitaire » s'accrocher (sans le savoir) à un pan de notre identité sans doute hérité autant du colbertisme que de la Révolution française et qui fait aujourd'hui de chaque Français un créancier pinailleur en même temps qu'un enfant capricieux demandant à sa mère l'État de lui épargner tous les tourments de la vie et surtout, de lui assurer que l'assiette de ses frères ne sera pas mieux garnie que la sienne. Ainsi a-t-on pu voir, après des lycéens manifestant pour leur retraite en 2010, d'innombrables commentateurs éructant, en août 2017 contre une « mesure anti-pauvres » parce que l'on amputait de 5 euros par mois une allocation logement dont il n'est venu à l'idée de personne qu'elle n'était pas un dû. Certains pensent que le Français est, en naissant, un être doté de droits acquis d'autant plus sacrés qu'ils ont été trempés dans une longue histoire de lutte sociale et hurlent donc à la trahison dès qu'il est question d'y toucher. On peut partager ou pas cette réclamation identitaire, mais qui oserait prétendre que cet attachement à de l'ancien est rance ? Il faut croire que cette part de notre identité – que nombre de Français ne tiennent pas à enrichir par des apports venus d'Allemagne comme on les exhorte à le faire – fait partie des bagages que nous sommes autorisés à emporter dans l'avenir radieux. Laissez tomber le reste, tout ce qui fait de vous un homme de culture, de sensibilité et de croyance : dans le monde qui vient vous pourrez changer d'accessoires identitaires tous les jours pour les assortir à vos Louboutin. Et plus personne ne sera jamais rance. Ni nauséabond.
Ceux qui appellent les gens ordinaires, comme disait Orwell, à bien vouloir se déraciner pour entrer dans le monde des « mobilités », comme dit le président Macron, ont donc aussi leurs petites racines et leurs petites habitudes. Nul ne s'en offusquerait, du reste, s'ils ne passaient pas tant de temps à se boucher le nez devant celles qu'affectionnent les autres. Ce qui met en revanche très en colère, c'est que les attentats du 7 janvier 2015 et tous ceux qui ont suivi n'aient aucunement ébranlé les dénégateurs.
Pendant quelque temps, on a pu croire que les massacres de Charlie Hebdo et de l'Hyper Casher leur avaient dessillé les yeux. Derrière les djihadistes, on a découvert l'existence d'une France qui clamait haut et fort qu'elle n'était pas Charlie pour dire qu'elle n'était pas française parce qu'elle ne tolère pas qu'on se moque de sa religion. Dans un pays libre, ne pas partager l'émotion générale est un droit inaliénable. La liberté d'expression aussi, son prix dût-il être de froisser quelques susceptibilités individuelles ou collectives. Au fil des attentats, des enquêtes sociologiques sont venues confirmer la connaissance impressionniste des journalistes et l'expérience sensible de ceux qui vivent dans ces quartiers que l'on disait autrefois défavorisés avant de les appeler quartiers tout court, et qui, pour une bonne part, sont aujourd'hui islamisés. Beaucoup de Français ignoraient jusque-là qu'il y avait, parmi leurs compatriotes musulmans, une minorité qui déteste son pays et considère que la loi de dieu doit prévaloir sur celle de la République. On ne saura jamais à quel point le compassionnalisme victimaire qui a enfoncé dans le crâne de jeunes Français que leur pays était coupable d'esclavagisme, de colonialisme ou d'apartheid, a encouragé cette sécession culturelle. Depuis des années, des policiers, des enseignants, des infirmiers, des fonctionnaires actionnaient la sonnette d'alarme. Après le 7 janvier 2015, il aurait dû devenir impossible de ne pas les entendre.
Or, après avoir proclamé gravement que rien ne serait plus comme avant, les prêchi-prêcheurs ont recommencé comme devant à se répandre en imprécations contre le doigt pour interdire que l'on découvre ce qui se passe sur la lune. Une fois la sidération passée, ils ont entonné la même rengaine : c'est la faute à Zemmour, Finkielkraut et les autres (ah, la jolie mode des listes noires). La soumission, face à un islam conquérant qui sait tirer parti de nos libertés, et qui, s'il n'est évidemment pas tout l'islam, en est évidemment issu, consiste essentiellement à détourner pudiquement le regard en sermonnant tous ceux qui constatent que quelque chose ne va pas dans le fameux vivre-ensemble. Craignant autant les foudres de la presse que d'éventuelles représailles électorales, nombre d'élus agissent comme les enfants qui croient faire disparaître les choses en se cachant les yeux. Et les médias, quand ils évoquent le sujet, s'efforcent de noyer le poisson en parlant du « fait religieux dans l'entreprise ou à l'école », comme si toutes les religions mettaient également la laïcité à l'épreuve. Dire cela, c'est simplement constater que toutes ne vivent pas dans la même temporalité. Comme le résume l'intellectuelle tunisienne Hélé Béji, « dans un pays où on pense comme Voltaire certains musulmans pensent comme Bossuet »{5}. Quand tant de gens se battent pour qu'on ne puisse pas défendre les idées qu'ils ne partagent pas, cette vision de la France est peut-être exagérément optimiste... Surtout, c'est insulter la majorité silencieuse des musulmans que de les croire incapables d'affronter ces vérités. Que la loi ne voie pas les différences, c'est l'un des piliers de la démocratie. Condamner l'observateur à la même cécité, c'est s'interdire toute compréhension de ce qui arrive. Devrons-nous un jour manifester pour avoir simplement le droit de voir ?
Ce qui plombe le débat public plus encore que des procès en pureté idéologique dont la répétition a émoussé le pouvoir de nuisance, c'est donc le refus obstiné d'une minorité – qui se trouve être très largement aux manettes idéologiques, dans nombre de grands médias, à l'université ou les allées du pouvoir – d'admettre comme véridique le récit que lui fait entendre l'écrasante majorité de ses concitoyens qui savent, eux, que la coexistence des cultures n'est pas un dîner de gala – ni une émission de Canal +. Ce déni de réel donne le sentiment au péquin moyen qu'on veut camoufler le choc des civilisations qui se déroule, à plus ou moins bas bruit, à l'intérieur de la nation française. Ce mensonge n'apaise pas ses craintes, il aurait plutôt tendance à les aggraver.
Il est vrai cependant que, dans cette bataille pour le récit, le rapport des forces a changé : on entend désormais ceux qui voient autant que ceux qui louvoient. La première génération « néo-réac{6} », celle qui est née en 2002 dans le cerveau de Daniel Lindenberg, a fait des petits, très divers, mais qui partagent le même souci de la continuité historique – et ne craignent pas la comparaison pour l'aisance sur les plateaux. Cela signifie-t-il que, comme on nous l'annonce à intervalles réguliers, l'hégémonie culturelle a changé de camp ? Depuis quelques années, en effet, les bons esprits de gauche jouent à se faire peur en agitant le péril réac et en mesurant dans les esprits les progrès de la « droitisation » – mot-valise qui qualifie toutes les idées que l'on n'aime pas, que l'on peut aussi pathologiser en les taxant de phobies ou, à l'instar de Gaël Brustier et de l'impayable Laurence De Cock, de « paniques identitaires », sous-entendant qu'elles n'ont aucun fondement réel. Il a donc été proclamé, dans les deux camps d'ailleurs, que les réacs avaient gagné la bataille des idées et que le politiquement correct était en déroute – j'avoue n'avoir pas été loin de le croire. Le paysage électoral confirmait ce sentiment : en additionnant les scores annoncés de Fillon et de Le Pen, on se disait que l'autre France, celle qui avait presque disparu des radars médiatiques était désormais à la pointe de l'air du temps, pour un peu le look loden serre-tête allait devenir branché. Si, en dépit de leurs différences politiques, on peut, pour l'analyse rassembler sous le même drapeau des bourgeois et des prolos, autrement dit, des gagnants et des perdants économiques, c'est que, à force d'entendre ce qui leur est cher méprisé, détesté, brocardé, tous ont le sentiment d'être des cocus culturels. Avec le catho de Versailles qui va à la Manif pour tous, comme avec le prolo du nord qui vote FN, tous les coups sont permis. Frigide Barjot n'est ni versaillaise, ni lepéniste. Mais ceux que la psychologie des foules intéresse devraient se pencher sur les wagons d'injures scatologiques ou sexuelles qui lui ont été adressés par des défenseurs de la tolérance. Rousseau fustige quelque part « ceux qui se prétendent cosmopolites et qui, justifiant leur amour du genre humain, se vantent d'aimer le monde entier afin de jouir du privilège de n'aimer personne ». Le plus consternant est que les auteurs de ces déjections s'en fassent une gloire, ignorant que la barbarie dont ils nous rebattent les oreilles (pour dire qu'ils sont contre) commence à la seconde où on se joint à la meute.
Fort soucieuse de récupérer le pompon de l'incorrection qu'elle avait dû concéder à ses adversaires quand il est devenu clair qu'elle occupait, en plus du pouvoir politique, le haut du pavé culturel, la gauche s'est employée à proclamer sa propre défaite idéologique, de façon à pouvoir cumuler les honneurs de la rébellion et ceux de la notabilité. On n'entend plus qu'eux !, disait-elle. De fait, à l'exception de quelques forteresses qui résistent courageusement à l'invasion des idées ennemies, à commencer par la radio publique où elles sont tolérées comme invitées quand le point de vue convenable joue toujours à domicile, on les entend tout court, ce qui est déjà trop, peut-être même autant que le camp du bien. Mais autant ne signifie pas à égalité. Il est bien possible que ces idées (en tout cas ces inquiétudes) soient majoritaires dans le pays, mais le pouvoir culturel ne se joue pas au nombre de divisions. Conclure à la victoire de ce qu'on nommera faute de mieux le camp conservateur (bien que le mot soit, encore une fois, destiné à injurier ou, au minimum, à délégitimer ceux qu'il désigne), c'est confondre hégémonie et majorité. En réalité, le politiquement correct ne désarme pas, au contraire son isolement le rend de plus en plus agressif – mais pas plus imaginatif. Il est vrai qu'il a perdu sa Jérusalem (ou son Moscou, au choix), avec la quasi-disparition du mot « gauche » : employé pour terroriser tous ceux qui ne l'étaient pas assez, ou pas vraiment ou pas du tout, il semble soudain démonétisé – on notera que Jean-Luc Mélenchon ne l'emploie plus jamais. Du coup, entendre Pécresse, Wauquiez et les autres se chamailler pour savoir qui incarnera la « vraie droite » est un peu décourageant. Mais ce qui l'est plus encore c'est que la gauche culturelle ait survécu à la gauche politique, sa vision du monde ayant largement été recyclée par le progressisme macronien – qu'elle ne critique d'ailleurs que sous son aspect économiquement libéral sans s'apercevoir qu'il fait système avec le reste. Comme l'analyse, pour s'en réjouir, l'ami Brice Couturier dans un livre à paraître, Macron est sans doute la forme chimiquement pure d'un libéral de gauche. Lequel est cependant difficile à distinguer d'un libéral de droite.
Autant dire que les forces de l'avenir ne désarment pas. La révolution macronienne a cependant amorcé une clarification. L'anomalie n'est pas, en effet, que les libéraux-libertaires des deux camps, qui adhèrent (souvent parce qu'ils en bénéficient ou n'en supportent pas les inconvénients) aux beautés du multiculturalisme mondialisé et à celles du marché planétaire, se rassemblent, mais qu'ils aient si longtemps fait semblant d'être adversaires, accréditant l'impression que le jeu politique était pipé : Marine Le Pen l'avait bien compris et fait mouche avec son UMPS dont chacun sentait la réalité. Bénéficiant de la divine surprise des affaires Fillon, Emmanuel Macron a fait turbuler le système et rassemblé le bloc central de la société française, qui correspond sociologiquement, économiquement et culturellement à ce qu'on appelle « la France qui gagne ». Sans doute espère-t-il que cette force montante entraînera les lambins, les sceptiques, peut-être même les extrémistes, ces fameuses « forces du passé » qu'il lui faudrait vaincre. Tous ceux dont, quelques mois plus tôt, il jurait, comme n'importe quel candidat en campagne, qu'il les avait compris et avait « entendu leurs souffrances ». Le nuage populiste ayant finalement contourné la France, la partie du peuple concernée a été promptement renvoyée dans ses ténèbres par ceux qui font l'opinion, et avec elle toutes ces maudites questions qui ne servent qu'à nous diviser. Le possible déclin du FN ne fera pas plus disparaître l'aspiration identitaire que la défaite de l'État islamique n'éliminera le djihadisme{7}. Et on ne sait pas encore quelle arme électorale trouvera cette France pour bastonner les guignols qui se paient sa tête.
Cette France qui n'a pas l'heur d'être dans le vent startupiste de l'histoire ne demande pas qu'on la traite comme un enfant qu'il faudrait consoler. Et n'en déplaise à ceux qui rêvent de revanche et d'épuration des médias gauchistes, il ne s'agit certainement pas de remplacer une hégémonie par une autre. Qu'on écoute ce qu'elle a à dire, sans se boucher le nez quand ce n'est pas assez distingué, ce serait un bon début. Le pluralisme ne tient pas à l'égalité des temps de parole, mais à la loyauté de la discussion. Il suppose que l'on puisse entendre une opinion que l'on trouve détestable ou choquante sans en récuser la légitimité a priori et sans délégitimer celui qui la porte. Cette proposition semblera banale, voire un brin moralisante. Écoutez-vous les uns les autres, t'as pas mieux ? Tant que le débat public ressemblera à un tribunal, les bonnes manières et les droits de la défense en moins, tant qu'on pourra revendiquer l'arbitraire de ses jugements comme gage de pureté idéologique, il n'y aura pas mieux à trouver. Le 12 septembre 2017, Nicolas Demorand recevait Élisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut à la matinale de France Inter, pour leur livre En terrain miné. Chacun s'extasiait sur cette engueulade civilisée, quoique terriblement âpre, parfois violente et souvent sans issue, entre deux amis qui se respectent et se tapent mutuellement sur les nerfs. On avait sous le nez le modèle de ce que devrait être le débat intellectuel. Chacun dans le studio affirma que c'était bien beau l'amitié, puis Demorand aborda le cas Renaud Camus. Lequel, déclara-t-il, était antisémite, cela ne souffrait aucun doute, avant de demander, en substance à Finkielkraut, de déclarer nulle et non avenue l'amitié qui le lie à l'écrivain. Cet encouragement à lâcher ses amis pour complaire à l'opinion dominante traduit une curieuse conception du courage. Finkielkraut ayant, sans cacher ses désaccords avec Camus, fait justice de l'accusation infamante d'antisémitisme, il invita le journaliste et tous les procureurs de l'écrivain à avoir l'honnêteté minimale de lire celui qu'ils jugeaient, suggérant l'excellent Du sens – écrit dans la foulée du scandale en 2000. Demorand lâcha alors un aveu sidérant, en revendiquant bruyamment le droit de ne pas lire, et de condamner quand même. « Donnez-moi deux mots de la main d'un homme et je le fais pendre », a écrit Richelieu. Soyons honnête, Demorand a lu dix lignes de Renaud Camus, il y a quinze ans.
Encore un petit rien, dira-t-on. Que l'une des voix les plus autorisées – et les plus puissantes – de l'audiovisuel public puisse accabler d'invectives un écrivain isolé et ostracisé en se faisant gloire de ne rien savoir de lui ni de son œuvre, devrait glacer, en raison de l'inégalité du combat et parce que la calomnie ne peut tenir lieu de critique. Ceux qui prétendent parler au nom des opprimés, mais adorent crier haro sur le baudet, devraient réécouter Brassens et les mots sans appel qu'il a pour les gens bien intentionnés qui ricanent, huent, balancent en bande organisée. Ces tartuffes sont les vrais beaufs. Et ça fait un bail qu'ils ne sont pas là où on croit.
Avril 2013. Affaire Strauss-Kahn saison 2. Parution de Belle et Bête de Marcela Iacub, qui bénéficie d'un lancement en grande pompe. L'Obs fait du Closer.
Nous avons déboulonné l'ordre établi, nous nous sommes affranchis des carcans d'antan, nous avons abattu tous les murs. La modernité a gagné et nous n'avons plus d'ennemi à combattre. Bref, nous sommes libérés, mais sommes-nous libres ?
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Notre époque a ceci de bon qu'elle se livre à domicile et sur écran plasma. En slalomant entre météo, réclames et séries pleines de gentils flics et de méchants criminels – ou l'inverse –, on peut avoir la chance de tomber sur une scène qui, en quelques secondes, rend les choses visibles comme un éclair dans la nuit. Ce fut le cas le 22 mars, dans une émission, souvent excellente par ailleurs, consacrée au débat d'idées sur une chaîne de service public (c'était chez Frédéric Taddéï). En fait de débat d'idées, on put voir une intellectuelle (Marcela Iacub) se livrer à un épatant numéro de midinette outragée pour offrir à la France, qui n'en demandait pas tant, le récit de son amour malheureux avec un homme célèbre. Encore qu'il s'agissait plutôt, ce soir-là, d'une explication de texte, les « faits », exposés dans un livre, ayant préalablement bénéficié d'un battage de grande ampleur. Elle ne comprenait pas tout ce raffut, affirma-t-elle avec force battements de cils et minauderies, avant de décréter, sans rire, que ses détracteurs étaient tous animés d'un « désir sexuel coupable ». Les cochons ! Elle s'était contentée d'écrire un roman, où était le mal ? Elle avait bien, au passage, pris quelques libertés avec la vie privée du goujat, mais n'a-t-on pas le droit de violer l'intimité quand on lui fait de beaux enfants ? (Je trouve pour ma part celui-là plutôt contrefait, mais ce jugement n'engage que moi.) Un roman donc, et un roman, paraît-il, a tous les droits. Qu'un homme s'avise de me tromper ou, pire encore, de me résister, et je sors mon roman !
Quelques jours avant cette émouvante confession, la mijaurée avait cru bon de révéler, en une d'un honorable magazine, l'existence de cette « histoire » avec qui vous savez. Sur le plateau de télévision, égaré sans doute par la galanterie, son interlocuteur, que l'on connaît plus avisé, ne lui demanda pas si cette couverture très Closer faisait partie du roman. Il ne s'étonna pas plus que cette femme de tête trouvât si naturel de raconter ses ennuis amoureux face caméra. Dans cette affaire, on s'est en effet beaucoup indigné, et à juste titre, de l'exhibition de la vie privée de l'amant – justement sanctionnée par un tribunal. On a beaucoup moins commenté le viol par la femme rejetée de sa propre intimité. Un viol, Monsieur le Président, c'est quand on ne veut pas. Et elle, elle voulait{8}.
On se demandera peut-être ce que tout cela a à voir avec le « nouveau désordre moral » que nous annonçons en une. Certains pensent sans doute que le désordre, si désordre il y a, réside dans les agissements de l'amant volage et compulsif plutôt que dans ceux de la femme délaissée et indiscrète. C'est tout le contraire. Que la sexualité obsède l'humanité, et certains de ses représentants plus que d'autres, cela ne date pas d'hier. L'indiscrétion non plus, même si, grâce à nos merveilleuses technologies, elle est devenue une industrie florissante. Ce qui est nouveau en revanche, c'est que l'on puisse confondre l'espace public avec le salon où on papote avec ses copines en se faisant les ongles (ou les bigoudis). Ce qui est nouveau, c'est que chacun (et plus encore chacune) se croie autorisé et même encouragé à livrer à ses concitoyens son « misérable petit tas de secrets », pour parler comme je ne sais plus qui. Ce qui est nouveau, c'est que ce genre de prestations, naguère réservées à la télé-trash, ait droit de cité dans une émission dédiée à la controverse intellectuelle. Ce qui est nouveau, c'est que nul ne s'en offusque. On ne verra pas se lever un printemps des téléspectateurs protestant contre le spectacle débile ou dégradant auquel ils sont quotidiennement conviés. On dirait qu'il est désormais interdit de penser que certaines choses ne se font pas. Ou plutôt, que chacun entend décider pour son propre compte et en fonction de ses envies du moment ce qui ne se fait pas. Au point que certains aimeraient aujourd'hui délivrer la langue elle-même des pénibles contraintes qui la corsètent. Tout cela ne facilite pas la vie en société.
Certains jubilent déjà, convaincus d'avoir enfin déniché des défenseurs de l'ordre patriarcal et de la morale traditionnelle, contre lesquels ils continuent à ferrailler alors qu'ils ont depuis belle lurette sombré corps et biens dans l'océan de l'individualisme contemporain. Au risque de les décevoir, on ne trouvera pas ici de lamentations sur la dépravation des mœurs. Nous sommes heureux de vivre dans un monde où chacun a droit à la « paisible jouissance de l'indépendance privée », selon la formule de Benjamin Constant, y compris, si cela lui chante, en participant à des partouzes ou en s'imposant l'abstinence.
Reste que toute communauté humaine a besoin, pour se constituer et pour durer, d'un ensemble de règles explicites et de valeurs implicites acceptées par tous, qui forment ce qu'on pourrait appeler une morale commune. Nous nous sommes débarrassés de celles qui asservissaient l'individu à la loi du groupe et nous avons fort bien fait. Seulement, sur notre lancée, nous avons détruit, en tout cas fortement sapé, les fondements de notre existence collective. Quand la « culture racaille » devient celle de tous, comme le démontre Pascal Bruckner, et qu'à l'inverse, la loi ne vaut que pour certains, ainsi que s'en désole Philippe Bilger, quand les frontières sont étanches pour les uns et transparentes pour les autres, quand la « décence commune » chère à Orwell et à Michéa s'efface au profit du ressentiment de tous contre tous, quand la force se substitue à l'autorité, quand les malfrats brandissent leur code d'honneur, quand la rébellitude légitime toutes les transgressions, quand le droit s'oppose au bon sens, quand les honnêtes gens pensent qu'« il n'y a pas de justice », quand chacun se soucie de ce que les autres auraient dû faire pour lui sans jamais se demander ce qu'il pourrait faire pour les autres, il y a bien péril en la demeure commune.
On ne se risquera pas ici à établir la cartographie de ce « nouveau désordre moral », et encore moins à fournir les recettes qui permettraient d'y remédier ou la boussole qui nous orienterait. On tentera plus modestement de « nommer les choses » dans l'espoir que cela contribuera à les éclairer.
Peut-être sommes-nous dans la situation de guerriers qui s'avancent, sabre au clair, vers un ennemi féroce, pour découvrir au moment où ils enfoncent leur pointe qu'il s'est évaporé. Cela fait quelques siècles que nous autres Modernes, comme dirait Alain Finkielkraut, luttons pied à pied pour arracher nos libertés aux dieux, aux rois, à la nature et à l'arbitraire. La bonne nouvelle, c'est que nous avons gagné. La mauvaise, c'est que la modernité n'a plus d'ennemi. Plus rien ne s'oppose à l'extension indéfinie de nos droits, sinon justement ces cadres collectifs ou ce qu'il en reste. On n'est jamais trop libre, me dira-t-on. Pas si sûr. La liberté est certes une belle et bonne chose (et bien plus encore). Mais nos mères nous l'ont assez répété : il ne faut pas abuser des bonnes choses.
Mai 2013. Après l'affaire Cahuzac : « Plenel, président ! »
Ce n'est pas la transparence qui nous attend, mais la surveillance généralisée.
Danton et Robespierre se croisent dans les couloirs de l'Assemblée nationale. Robespierre : « Danton, tu conspires ? » Danton : « Robespierre, quand on baise, on ne conspire pas ! » Apocryphe ou pas, l'anecdote est une merveilleuse parabole de la France entrée en transparence. Attention, on ne trouvera ici aucune information sur la sexualité des prophètes Philippulus qui, vertu en bandoulière, nous promettent la fin du monde si nous ne nous décidons pas à « assainir » la démocratie, « purifier » la vie publique et « balayer » la classe politique – cette obsession de la propreté mériterait quelques heures de divan. De nos jours, les conspirateurs baisent – c'est un droit de l'homme, non ? Ils ne guillotinent pas, se contentant de réclamer la peine de mort sociale pour ceux dont ils dévoilent les faiblesses. Et ils ne conspirent qu'à pourrir l'existence de leurs concitoyens, en leur rappelant jusqu'à l'obsession qu'on leur raconte des craques. Et bien sûr, ce n'est pas toujours faux. Alors, quand ils tombent juste et débusquent un vrai coupable, ils ne se sentent plus de joie. Ils sautillent de plateau en studio, où on les reçoit avec force courbettes, claironnent que ça ne fait que commencer, laissent entendre que d'autres têtes vont tomber. Rien ne leur est plus doux que dénoncer. Rien ne leur est plus contraire que l'indulgence. Rien ne leur est plus étranger que l'ironie. Pour eux, la méfiance est une « vertu citoyenne »{9}, la délation un devoir moral et la chasse en meute un acte de résistance. « Délinquance fiscale : des noms ! », réclamait récemment Marianne (dont le directeur, nous reproche de ne pas assez critiquer une droite qui divise au lieu d'unir) : cet appel à la délation est certainement de nature à rassembler. Dans cette vision du monde, une presse libre est un auxiliaire de police et de justice, du moins quand la gauche est au pouvoir, car sous la droite, comme chacun sait, la justice est muselée et la police corrompue ou raciste. Bref, plus encore qu'à leur croyance folle en une démocratie totale, les héritiers de « l'Incorruptible » se reconnaissent au plaisir qu'ils prennent à surveiller et punir.
Alors, s'il faut choisir, pour nous gouverner, entre des margoulins et des saints, des jouisseurs et des puritains, des mafieux et des terroristes, pitié, qu'on nous laisse les voyous : avec eux, au moins, on peut discuter. Certes, nous ne sommes pas encore condamnés à cette cruelle alternative. Pour l'instant, nous avons plutôt le choix entre l'impuissance et la mollesse. Un François Hollande qui piquerait dans la caisse mais ferait reculer le chômage serait d'ailleurs infiniment plus populaire que l'honnête homme qui réside à l'Élysée avec les résultats que l'on connaît. En attendant, la République irréprochable qu'on nous promet a des allures de cauchemar. Je ne connais rien ni personne qui soit irréprochable et j'aimerais autant que ça continue.
Notez bien, cependant, que si j'avais l'honneur d'être consultée par un institut de sondages, je dirais que je préfère l'honnêteté à la filouterie et la vérité au mensonge. Encore qu'il ne faille point abuser de la vérité : un monde où l'on ne pourrait plus raconter de craques, déguiser ses pensées, ou simplement se montrer sous son meilleur jour, serait inhabitable – aucune histoire d'amour, aucun gouvernement n'y résisterait : aimer, c'est mentir ; gouverner aussi. À charge pour chacun de décider des mensonges auxquels il a envie de croire. Qu'on ne me malentende pas : il ne s'agit pas de laisser penser que « gouverner, c'est voler ». D'après une enquête confidentielle, 100 % des personnes interrogées souhaitent que leurs élus soient intègres, soucieux de l'intérêt général et respectueux de la règle – en somme meilleurs que nous. Que la loi s'applique dans toute sa sévérité quand l'un d'eux faute, fort bien. Mais si la justice démocratique préfère laisser filer dix coupables qu'embastiller un innocent, il doit y avoir une raison. Le journaliste-justicier fait exactement le contraire : affranchi des contraintes qui pèsent sur le magistrat et le policier, il soupçonne, accuse et condamne dans le même mouvement, que la Justice se débrouille pour reconnaître les siens. A-t-on oublié les prétendues parties fines de Dominique Baudis dans un château de la campagne toulousaine équipé d'anneaux « à hauteur d'enfants » ? C'était en une du Monde – dirigé par Edwy Plenel. Se souvient-on du « système Pierret » dans les Vosges – deux pages entières, toujours dans Le Monde, consacrées aux malversations imaginaires du malheureux député ? De DSK débarqué du gouvernement pour l'affaire de la MNEF, conclue par sa relaxe ? D'Hervé Le Bras, accusé de harcèlement pour avoir posé la main sur le genou d'une étudiante et amie, affaire terminée par un non-lieu ? Les esprits forts, ceux à qui on ne la fait pas, laissent entendre que tous ces présumés innocents n'étaient pas blanc-bleu. Sauf que, justement, l'acquittement, la relaxe ou le non-lieu valent certificat d'innocence. Si le juge ne parvient pas à prouver qu'un prévenu a commis le crime dont on l'accuse, il affirme, en notre nom à tous, qu'il ne l'a pas commis. Et moi, peuple français, quand je dis « innocent », j'aimerais bien qu'on n'entende pas « coupable quand même ».
Malheureusement, les confrères qui ont eu le privilège d'interroger Edwy Plenel, tout auréolé de gloire après les aveux de Jérôme Cahuzac, n'ont pas eu l'idée de lui chatouiller la moustache{10} et la mémoire en lui soumettant la liste noire de ceux qu'il avait cloués au pilori dans le « journal de référence ». Je les comprends : quand Edwy s'énerve et transperce son interlocuteur d'un regard qui semble signifier « J'en connais un rayon sur toi, alors fais gaffe ! », on se sent immédiatement coupable. Je parle de privilège parce que moi, j'ai eu beau lui envoyer des courriers longs comme son bras, au camarade Edwy, il n'a pas voulu me causer. Il aurait passé plus de temps à les corriger qu'à y répondre : mes questions ne convenaient pas. Et j'ai comme l'impression que ma personne non plus{11}.
Tout cela ne suffit pas, cependant, à justifier que nous ayons placé ce numéro de Causeur{12} sous le haut patronage du fondateur de Mediapart. Après tout, les émules de Robespierre sont légion : de Jean-Luc Mélenchon (qui ne déteste pas la comparaison) aux juges du Syndicat de la magistrature, en passant par tous les amis du Bien qui traquent sans relâche le « dérapage » raciste, homophobe, islamophobe et autre, les professionnels de la vertu tiennent consciencieusement à jour la liste des ennemis du peuple – désormais appelés « cons » par commodité de langage. Opérant par syllogismes et associations successives, la nouvelle loi des suspects ratisse large. Des homophobes s'opposent au « mariage pour tous » ? Tout opposant sera frappé par une présomption d'homophobie. Puisque ce sont les riches qui fraudent le fisc (sauf dans les blagues belges), la richesse sera considérée comme le début de la pente glissante : ainsi tout riche est-il un délinquant en puissance. Et mieux vaut prévenir que guérir.
Donc, pourquoi Edwy Plenel ? « Tu parles trop de lui, ça lui fait plaisir », m'a soufflé un confrère. Peu me chaut que mes modestes écrits contribuent, conformément au vieil adage « l'essentiel, c'est qu'on en parle », à faire grimper le cours de l'action Plenel sur le grand marché de la comédie sociale. Plenel n'est pas seulement un porte-drapeau ou un emblème : il exerce un pouvoir bien réel. Ce pouvoir, qu'il appelle contre-pouvoir, ne tolère pas de contre-pouvoir. Quand on lui demande des comptes sur ses méthodes, il se drape dans sa dignité et renvoie l'impudente à la lecture de ses œuvres complètes. On brûlerait pourtant de l'entendre commenter ces images récemment diffusées par Canal +. On y voit le futur Président congratuler le journaliste – « Alors, vous l'avez eu, le “délinquant” ! » – et l'intéressé répondre en rosissant qu'il a juste fait son boulot, ou quelque chose d'approchant.
Rappelons qu'à ce jour le « délinquant » n'a été condamné par aucun tribunal et qu'il a donc droit à l'adjectif « présumé ». Bien sûr, il s'agissait de propos privés et volés. On ne saurait donc les opposer à leurs auteurs – sauf s'ils s'appellent Brice Hortefeux ou Rachida Dati.
Il est vrai que Mediapart distribue ses taloches de façon presque égalitaire entre la gauche et la droite. François Hollande était peut-être un ami de Plenel. Quand on est en mission, on n'a pas d'amis. Ainsi le journaliste évoque-t-il en ces termes l'alternance de 2012 : « Il ne fallut pas attendre longtemps pour avoir une confirmation que, décidément, la France était une démocratie de basse intensité [...] L'ayant mis en évidence sous Nicolas Sarkozy, Mediapart l'a rapidement vécu sous la gauche gouvernante. » Personnellement, j'aimerais autant ne jamais connaître la démocratie de haute intensité qu'il appelle de ses vœux, démocratie à laquelle, selon lui, le journaliste est aussi nécessaire que le suffrage universel : peut-être faudrait-il inscrire dans la Constitution que la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par la voie de ses médias.
Edwy Plenel croit incarner le seul et vrai journalisme. Mais pour lui, le journalisme est un combat. Politique et idéologique. Sa mission : régénérer non seulement la démocratie, mais la gauche. C'est sans doute une coïncidence si, au PS, la plupart de ses têtes de Turc appartiennent au cercle des anciens strauss-kahniens. La gauche dont rêve Plenel est propre, sociale, internationaliste et désintéressée. La formule répond, en creux, au portrait que certains brossent volontiers du PS : goût pour l'argent, amour du pouvoir, abandon des plus défavorisés, politique migratoire détestable. Il y a sans doute du vrai dans cette accablante description. « Du vrai », cela ne fait pas une vérité.
Nul ne contestera à Edwy Plenel le droit de défendre ses idées. Nous les prenons suffisamment au sérieux pour les combattre. Quand ces idées deviennent la politique de la France, c'est même une urgence. Le soir même des aveux de Jérôme Cahuzac, il déclarait à la télévision que François Hollande aurait dû limoger son ministre le jour où Mediapart a publié son premier article. Or, quelques semaines après cet article, un des limiers lancés sur la piste du compte suisse reconnaissait ne pas disposer de preuves formelles. C'est à la Justice de les apporter, disait-il. Ne soyons pas naïfs : exiger des journalistes le même degré de certitude que celui qu'on attend des juges, c'est condamner l'investigation. Mais si j'ai bien compris le Président aurait dû décréter que Cahuzac était coupable sur la seule foi d'une conversation dont les protagonistes n'étaient pas clairement identifiés, enregistrée dans des conditions crapoteuses. Avec des méthodes aussi expéditives, on remédierait peut-être à l'engorgement des tribunaux. Pas à celui des prisons.
Que Plenel s'autorise à tancer le chef de l'État, coupable de ne pas lui avoir obéi à la première injonction, en dit long sur l'équilibre entre les pouvoirs. Le terrible numéro de servitude volontaire auquel se sont livrés le chef de l'État et son Premier ministre montre, si besoin était, qu'entre le politique et le journaliste, le puissant n'est pas celui que l'on croit. Le spectacle d'un Jean-Marc Ayrault baisant les pieds (métaphoriquement) de celui qui l'avait mis dans une sacrée panade était presque insupportable. La suite fut à l'avenant : nos dirigeants ont promptement répondu « présent » à l'appel à la moralisation générale. Ils n'avaient pas le choix. C'est bien le problème. La politique de la France se décide-t-elle dans les conférences de rédaction ?
Il est vrai que la copie gouvernementale a été fort mal notée, y compris paraît-il par ceux qui avaient réclamé la punition. Donnons acte aux limiers de Mediapart de ce qu'ils n'ont jamais, semble-t-il, réclamé la publication des patrimoines ministériels. Il n'empêche : c'est bien leur conception d'une démocratie branlante, dont tous les placards renferment des cadavres et tous les tiroirs de vilains secrets, qui est à l'œuvre derrière la ridicule opération « transparence » à laquelle nous avons assisté. Chauffée à blanc par les médias, l'opinion voulait des têtes. On lui a jeté en pâture celles des ministres, priés de divulguer leur patrimoine sur un « site internet consultable par tous les Français ». Nul n'a remarqué que le patrimoine relevait de la vie privée{13}. Qu'on ne s'impatiente pas, ce sera bientôt le tour de tous les élus, puis des chefs d'entreprise, sans oublier les journalistes et autres stars de la télé, du show-biz et du sport – on verra si ces mesures purificatrices amusent beaucoup Canal +. On a bien ri avec le kayak de l'une et l'accordéon de l'autre. Fini de rire : la mécanique infernale est lancée, pourquoi s'arrêterait-on en si bon chemin ? Les électeurs peuvent-ils faire confiance à une femme qui trompe son mari ? Nous avons le droit de savoir : alors enlevez le bas, et fissa !
Ce n'est pas la transparence qui nous attend, mais la surveillance généralisée. Tous flics ! Tous juges ! Tous inspecteurs du fisc ! Qui résisterait à une promesse si démocratique ? L'ennui, c'est qu'un tribunal populaire est toujours synonyme de justice de classe. Après tout, serait-ce si grave quand « les riches mènent une guerre contre les pauvres », ainsi qu'a pu tranquillement le proférer, sur un plateau de télévision, une sociologue présumée ? Ces pénibles déballages seraient en somme le prix à payer pour restaurer la confiance des citoyens. Quand les gens souffrent, que le chômage progresse, que la vie est de plus en plus difficile, l'opulence dont bénéficient certains, qui ne sont pas toujours meilleurs ou plus compétents qu'eux, leur apparaît comme une injustice. On peut le comprendre. Mais les pères-la-vertu qui veulent nous rendre meilleurs ne cessent de flatter en nous ces passions tristes que sont l'envie et la jalousie. À jouer sur nos ressentiments, on gagne à tous les coups.
On nous l'a assez répété : pour informer, tous les moyens sont bons, même ceux que la morale réprouve. On avait oublié de préciser que cela ne valait pas pour tous les journalistes ni pour toutes les informations. Nombre de confrères ont estimé que le « mur des cons » du Syndicat de la magistrature était une blague de potache, un enfantillage – on imagine leurs mines graves s'il s'était agi de « cons de gauche » épinglés par des magistrats de droite. Pourtant, la divulgation de cet enfantillage, grâce à des images volées par Clément Weill-Raynal, journaliste à France 3, a incontestablement contribué à informer le public sur l'état d'esprit d'une partie de sa magistrature. Or, pendant que la France regardait l'affiche blagueuse, un syndicat de journalistes, soudain frappé par un accès de pudeur et soucieux du respect de la vie privée, s'en prenait au messager que personne n'a qualifié de lanceur d'alerte. Les courageux syndicalistes, qu'on n'accusera pas de corporatisme, ont réclamé avec force cris des sanctions disciplinaires (qu'ils n'obtiendront pas). On ne se rappelle pas que ces déontologues raffinés aient défendu Liliane Bettencourt espionnée par son majordome, Laurent Blanc balancé pour prétendu racisme à Mediapart, ou DSK exhibé par son amante. C'est que voler pour la bonne cause, ce n'est pas du vol. Contre les méchants, les riches, les puissants, les sarkozystes, la France d'hier, point de chichis déontologiques. Mais quand il s'agit de révéler les faiblesses ou les turpitudes de la « vraie gauche », des enseignants en lutte, des juges rebelles, des journalistes résistants, informer c'est trahir.
Juillet-août 2013 : Manif pour tous contre Mariage pour tous.
Les discours antagonistes de la France des familles et de celle des branchés cachent une proximité souterraine entre ces deux camps qui ne se parlent pas.
Ce fut, paraît-il, un combat homérique entre les forces du passé et le parti de l'avenir. Qu'on se rassure, le passé a perdu. Mais personne ne s'attendait à ce qu'il oppose une telle résistance. La France des familles, qui a déboulé sur la scène publique avec la Manif pour tous, semblait avoir intériorisé sa défaite. Elle rasait les murs pour aller à la messe, et se résignait à être le souffre-douleur des comiques appointés et autres faiseurs d'opinion. Quand ils s'amusaient à la faire enrager en vomissant ou en moquant ses bondieuseries, seule une infime minorité réagissait, à coups de prières, de processions et d'imprécations contre les modernes et la modernité. Pour la joie de ses tourmenteurs, qui trouvaient dans ces accès de rage sans direction ni lendemain la preuve inespérée que le péril (homophobe, réactionnaire ou catho-intégriste) qu'ils dénonçaient bruyamment était bien réel. Alliés objectifs, Jean-Michel Ribes et Civitas faisaient le spectacle.
Le débat sur le « mariage pour tous » démarrait donc sous les meilleurs auspices. Le camp du Progrès allait jouer à se faire peur pour pouvoir, ensuite, d'autant mieux écraser l'infâme que l'infâme était plutôt chétif. En lieu et place des phalanges excitées et des groupuscules folkloriques qu'on attendait, c'est le pays catho, provincial et convenable qui s'est invité sur le pavé. En quelques semaines, des mères de famille dépourvues de toute expérience militante se sont transformées en manifestantes chevronnées, des fils peu portés à l'engagement, hormis pour réussir leur prépa, ont découvert l'âcreté des gaz lacrymogènes, des lycéens protégés des bruits du monde par les murs de leurs écoles privées ont appris l'art de la banderole. Que des défenseurs supposés de l'ordre bourgeois s'emparent de la grammaire de la contestation, voilà qui n'était pas prévu au programme. Sur l'autre rive, on hésitait entre la stupéfaction et l'indignation. Une manif de droite, ça ressemblait à une usurpation.
Qui sont ces gens et que veulent-ils ? À ces questions apparemment simples, il n'y a pas de réponses simples. Observateurs et acteurs tournent autour du pot (et nous avec), dans l'espoir de trouver la formule ou le concept qui rendra lumineuse une réalité d'autant plus opaque qu'elle est formée de plusieurs strates. Des cathos, certes, en tout cas dans leur écrasante majorité, mais quel genre de cathos ? En vérité, de tous les genres : conciliaires et tradis, exaltés et tranquilles, libéraux et décroissants. Tous les genres, à la notable exception du catho de gauche, espèce qui a peut-être sombré dans la tourmente. L'une des conséquences de cette poussée de fièvre collective sera sans doute d'avoir durablement ancré à droite le catholicisme français.
Tous cathos ou presque, donc, même si des musulmans se sont mobilisés en nombre significatif, rompant l'alliance tenue pour naturelle entre la gauche et les enfants de l'immigration{15}. Et avec ça, conservateurs revendiqués : au-delà du mariage à l'ancienne, ils affirment défendre les fondements de notre civilisation menacés, pensent-ils, par l'hédonisme libertaire issu de Mai-68.
Beaucoup sont réfractaires, voire hostiles à la liberté des mœurs. Mais une minorité seulement serait prête, si elle le pouvait, à remettre en cause l'avortement ou les droits des homosexuels. Au plus fort de la mobilisation, toutes les sensibilités, de franchement réac à catho branché, coexistaient, non sans mal, dans la MPT, jusqu'à l'éviction de notre amie Frigide Barjot et de ses minijupes, quelques jours avant la dernière manif. On a alors vu apparaître une minorité dans la minorité, que l'on peut qualifier de littéralement réactionnaire, sur laquelle la gauche a habilement concentré ses tirs.
Cela n'a fait qu'aggraver un malentendu originel. Tout étonnés de faire l'Histoire, les MPT se sont probablement abusés sur l'Histoire qu'ils faisaient en croyant avoir initié un « Mai-68 à l'envers », mais peut-être ont-ils seulement donné un autre contenu aux libertés conquises en 1968. En première analyse, ce sont bien les « valeurs de 68 » qui creusent la fracture culturelle entre la France des cathos et celle des bobos. Mais ces discours antagonistes de deux France qui ne se causent pas cachent une proximité souterraine entre elles.
Les uns veulent de la norme, les autres veulent que la norme soit l'absence de normes. Chacun fait ce qui lui plaît ! L'arme atomique du combat pour la suprématie culturelle. Qui résisterait à une telle promesse ? Pas votre servante, assurément, mais en réalité, pas non plus ces jeunes gens nouvellement entrés dans la carrière. Car ils sont aussi, à leur façon paradoxale, des enfants de 68. Comme l'observe justement Marcel Gauchet, la tradition qu'ils prétendent ressusciter n'a jamais existé. Le mariage d'amour et de foi qu'ils ont érigé en modèle n'a guère à voir avec le mariage bourgeois, d'intérêts et de convention, pratiqué par leurs grands-parents. Ils se voient en nostalgiques de l'Ancien Régime. Ce sont des modernes.
Ils se fichent des consignes de l'Église, et plus encore de celles des partis. Veulent applaudir le pape sans se cacher. Et même en se montrant. Bref, eux aussi entendent vivre comme il leur plaira. Et le faire savoir. La découverte de la visibilité crée un autre canal de proximité souterraine entre les deux France. Les « cathos » ne se sont pas seulement initiés au vocabulaire de la contestation et aux délices de l'individualisme, ils ont appris la grammaire identitaire. Certains investiront sans doute la politique classique. Les « purs » rejoindront les Veilleurs. Les partis de droite lorgnent tous avec convoitise sur ce nouveau marché électoral, tout en proclamant que « surtout, pas de récupération ». À l'approche des municipales, les MPT ont table ouverte à l'UMP comme au Front national. Et au PS, la consigne semble être de ne plus les insulter. On a dû se rappeler qu'ils votaient.
L'interminable débat a eu une autre conséquence, plus insidieuse. Loin d'avoir les vertus apaisantes d'un échange civilisé entre les différents secteurs de la société, la foire d'empoigne qu'a été le débat sur le « mariage pour tous » a révélé le durcissement du climat idéologique. On ne s'amusera jamais assez de voir des apôtres ravis du multiculturalisme afficher sans la moindre vergogne leur mépris ou leur haine pour une culture qui a le défaut de ne pas être assez exotique. Après des mois de variations sur le thème de l'homophobie, on peut compter sur les chevau-légers de la gauche sociétale pour agiter la menace du « retour de bâton » et justifier que leurs adversaires soient réduits au silence. L'arbitraire commence avec les petites choses. Pour le jeune homme condamné à passer ses vacances en prison quand les casseurs du Trocadéro se la couleront douce, ce n'est pas une petite chose. Pas une petite chose non plus que Bruno et Virginie Tellenne, alias Basile de Koch et Frigide Barjot, soient menacés d'expulsion d'un appartement qu'ils occupent en toute légalité, et dénoncés comme de grands bourgeois par des salauds à grande conscience qui mènent la résistance depuis leur terrasse dominant Paris. Enfin, pour la palanquée de hauts fonctionnaires de la Culture qui viennent d'être congédiés sans ménagement par Aurélie Filippetti, ce n'est pas non plus une si petite chose. Bien sûr, il n'y a pas de « chasse aux sorcières ». Mais déjà, de peur d'être mal jugés, ou de devenir tricards on n'ose plus dire tout haut ce qu'on pense. Jusqu'à ce qu'on n'ose plus le penser.
Septembre 2013
La multiplication des interdits ne traduit pas seulement la louable volonté de nous protéger. Les préoccupations de santé cachent une pulsion moraliste qui évoque les ligues de vertu d'antan.
Le matin, nous éructons parce qu'il nous espionne, le soir nous défilons parce qu'il nous abandonne. Nous l'accusons à longueur de sondages de ne pas s'occuper de nos problèmes et lui reprochons de se mêler de tout. Nous le trouvons absent et envahissant, intrusif et indifférent. L'État n'en fait jamais assez et toujours trop. Il y a quelques mois, Causeur dénonçait « l'impuissance publique ». Et voilà que nous nous insurgeons contre la folie interventionniste. Il faudrait choisir ! Mère abusive ou père absent, vous ne pouvez pas sans cesse vous plaindre sur les deux tableaux. Sauf que, justement, on peut être les deux à la fois, la preuve : mon État me pique mon permis pour trois flashages à 90 km/h sur le périphérique, m'infligeant mine de rien une peine de plusieurs dizaines d'heures d'ennui pour retrouver le droit de me faire arrêter, mais il ne peut rien faire pour que l'on continue à fabriquer des voitures en France. Il mène une guerre totale contre le tabac, mais face aux caïds de cité, il n'y a plus personne. Il est intraitable sur le grammage des saucisses servies à la cantine de mon enfant, mais n'a pas le droit de battre monnaie. Il me harcèle pour que je fasse du sport, mais fait la sourde oreille quand je le supplie de faire respecter la laïcité. Il s'inquiète des générations futures au point d'interdire toute activité dont on ne connaisse pas précisément les conséquences pour les cinq cents prochaines années, mais ne sait pas quoi dire aux jeunes adultes qui multiplient les stages cinq ans après avoir quitté la fac. Il me sermonne si je bois un verre de trop, mais quand mon usine a fermé, il m'a expliqué que c'était le sens de l'Histoire – il est vrai qu'il était triste, mon État.
Nous avons donc de bonnes raisons de penser que l'État manque à son devoir de protection, et de toutes aussi bonnes de nous rebeller contre sa propension à nous surprotéger. Pour sortir de cette impasse logique, il faut admettre que les mots ont changé de sens. Aujourd'hui, comme hier, l'État nous protège. Mais il ne s'agit ni du même État, ni de la même protection, ni d'ailleurs du même « nous » : si l'État est de moins en moins capable de nous représenter et de nous défendre comme peuple, il est de plus en plus soucieux de nos petites personnes. Il se préoccupait hier d'organiser notre existence collective, il prétend aujourd'hui réglementer des pans croissants de notre vie domestique.
La puissance publique (et ceux qui l'exercent en notre nom) a, à l'égard des citoyens d'aujourd'hui comme des sujets d'hier, un devoir de protection. C'est pour ça qu'on l'a inventé – pour être le garant et l'exécuteur du deal par lequel nous renonçons à un peu de liberté en échange de plus de sécurité, et qui a peu ou prou fonctionné jusqu'à la fin des Trente Glorieuses.
« Protéger ou disparaître »{16} : en 1995, notre ami Philippe Cohen décrivait en ces termes l'alternative devant laquelle étaient, selon lui, placés nos gouvernants. Bien sûr, ils n'ont pas disparu, et surtout pas des écrans de télévision. Mais on a le sentiment qu'ils ne gouvernent pas grand-chose et que, dans le monde mondialisé qu'ils ont tant appelé de leurs vœux, ils ne nous protègent plus de rien.
En somme, moins l'État est régalien, plus il est maternel. Moins il a d'autorité, plus il se montre autoritaire. Moins il peut faire, plus il nous dit quoi faire. Comme si, faute de pouvoir agir sur le monde, il lui fallait régir les moindres détails de nos existences. Les amateurs de complotisme concluront à la manœuvre de diversion : nos bons ministres se soucieraient de nos poumons et de nos assiettes pour faire oublier qu'ils sont impuissants face au chômage. Cette thèse a le mérite de faire de nous des victimes innocentes. Mais on ne comprend rien au règne de Big Mother si on oublie que nous l'avons voulu. On peut ironiser sur les vaccins de Roselyne Bachelot, ricaner de la prétention de nos dirigeants à nous protéger contre tous les risques, actuels ou futurs, avérés ou potentiels, répandus ou exceptionnels. Mais que survienne une canicule ou une épidémie mal anticipée, et l'on exige bruyamment que des têtes tombent. Tout événement imprévu exige un coupable. Un volcan immobilise le ciel européen ? La faute à l'État qui n'a pas fourni aux voyageurs les informations qu'il n'avait pas. Des automobilistes sont piégés dans la neige ? L'État aurait dû saler les routes avant même qu'elle commence à tomber. On n'a pas encore vu de femme atteinte d'un cancer du sein porter plainte parce qu'elle n'avait pas été convoquée pour sa mammographie, ni d'obèse réclamer des dommages et intérêts parce que personne, dans son enfance, ne lui avait dit d'éviter de « manger trop gras et trop sucré » ; aucune victime d'incendie n'a intenté de procès parce que les détecteurs de fumée ne sont pas obligatoires – scandale qui sera réparé dès 2015, date à laquelle tous les logements devront être équipés. Mais tout cela ne saurait tarder. Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que la précaution, érigée en principe constitutionnel en 2003, soit devenue, pour nos malheureux gouvernants, une véritable religion. Nous voulons que l'État fasse notre bien, y compris contre nous-mêmes, sauf quand nous décidons que c'est notre bien, après tout, et qu'il faudrait « arrêter d'emmerder les Français », ainsi que le réclamait Pompidou en 1966. Et comme nous n'avons pas tous, heureusement, un proche mort dans un accident de voiture, mais que nous sommes tous terrorisés à l'idée de perdre des points sur notre permis de conduire, nous estimons massivement que les radars automatiques sont hautement liberticides.
En conséquence, si la santé – au sens large – est devenue un enjeu politique majeur, ce n'est pas parce que la France d'en haut a décidé « d'emmerder » celle d'en bas en la privant de tout ce qui rendait la vie un peu moins dure, voire un peu plus amusante – et sans doute un brin plus dangereuse, ou au moins plus imprévisible. L'État s'est contenté de mettre en musique, en l'occurrence en lois, décrets et circulaires, les nouvelles normes demandées, ou en tout cas validées, par nos « sociétés de bien-être », bien plus préoccupées de l'entretien des corps que de l'élévation des esprits.
On pensera qu'il faut vraiment avoir le goût de la contestation ou de la provocation pour déplorer que tout soit mis en œuvre pour nous faire échapper aux accidents, à la maladie et à la « mort dans d'atroces souffrances » promises aux fumeurs. Qu'on se rassure, il n'y a pas ici de partisan du cancer du poumon, d'ennemi des vaccins ou d'adepte du carambolage meurtrier. Que nous vivions plus vieux et en meilleure santé est une excellente nouvelle et les politiques de santé publique – qui, du reste, ne datent pas d'hier – y sont certainement pour quelque chose. Et puis, c'est une question de curseur, tant il est vrai que notre tolérance au risque et à la contrainte évolue. Personne ne prétend que la limitation drastique de l'alcool au volant soit une brimade insupportable – et celui qui s'obstine à conduire bourré sait qu'il transgresse la loi et le bon sens. Il en va de même pour la ceinture de sécurité : certains de mes amis nés dans les années 1940 tempêtent encore d'avoir à s'attacher à l'avant, les trentenaires se harnachent automatiquement dès qu'ils s'installent à l'arrière ; quant à moi, il ne me viendrait pas à l'idée de conduire sans la boucler (ma ceinture...), mais j'aurais l'impression de m'infantiliser en me sanglant sur le siège arrière. C'est qu'on a ses petites habitudes. Certaines, du reste, changent vite : il n'est pas certain que les fumeurs approuveraient massivement un retour au temps où ils pouvaient s'adonner à leur vice au bistrot ou au bureau. Hypothèse purement rhétorique, puisqu'il est désormais question de les priver de la cigarette électronique, dont des données récentes paraissent, il est vrai, confirmer qu'elle n'est pas totalement inoffensive. Mais outre qu'il est presque impossible de se forger une idée claire à partir du maquis d'informations partielles et divergentes publiées sur ces questions, ce n'est pas tant à cause de sa dangerosité (réelle ou supposée) que cette ingénieuse invention est dans le collimateur du gouvernement et de l'expertocratie qui lui tient lieu de bras armé, mais parce qu'elle est moralement intolérable. Où irait-on si on pouvait fumer sans danger ?
La multiplication des interdits et obligations destinés à nous maintenir « en forme » ne traduit donc pas seulement les progrès de la science et la louable volonté d'en faire bénéficier le plus grand nombre. Les préoccupations de santé cachent une pulsion moraliste qui évoque les ligues de vertu d'antan. Il ne s'agit plus de nous inciter à faire ce qui est bon pour nous, mais de définir pour nous ce qui est bien. Et à moins d'avoir la chance de préférer les carottes râpées au chocolat, le plaisir, la plupart du temps, c'est pas bien. Aussi doit-il se payer au prix fort. Nous sommes ainsi passés de la vigilance à la surveillance et de la compassion pour le malade au mépris, voire à l'hostilité, pour celui qui « se laisse aller ». Le fumeur, le buveur, le mangeur de choucroute et le réfractaire à toute activité sportive ne sont pas seulement des inconscients, mais des mauvais citoyens qui coûtent cher à la collectivité. Avant, peut-être, d'être condamnés demain comme délinquants ou éléments antisociaux. « Le tabac est un poids », clame une campagne récente. Le message, à peine subliminal, c'est que le fumeur est un poids. « Presque tous les plaisirs du pauvre sont punis de prison », notait Céline dans Voyage au bout de la nuit. En ira-t-il de même, demain, des plaisirs du faible, de l'insouciant, du flemmard et du poète ?
Il faut, pour finir, se pencher sur le paradoxe qui voit des sociétés hédonistes – d'aucuns diraient « avachies » – valoriser ainsi le dépassement de soi et la volonté. C'est qu'on ne rigole pas : rester en forme, c'est un sacré boulot. Nous hurlons à la mort dès qu'il est question de travailler quelques heures de plus chaque semaine ou quelques années de plus par vie. Nous trouvons que la lecture de Balzac est bien fatigante pour nos précieux rejetons et nous inquiétons sans cesse de leurs horaires et programmes surchargés. Bref, nous dénonçons sans relâche les cadences infernales, sauf quand il s'agit de pousser de la fonte ou de se torturer les abdominaux. Comme si la salle de gym était l'ultime refuge de l'effort sur soi, le dernier théâtre où se déploie la volonté d'individus gâtés et fatigués.
Heureusement, le Français est râleur. Il est assez rassurant qu'il défende sa liberté de se mettre en danger, et s'insurge contre une intrusion souvent tatillonne ou grotesque, même si c'est lui qui l'a voulue. Qui n'a pas ses contradictions ? Ce qui est plus étonnant, c'est que nul ne remette en cause la hiérarchie des valeurs qui est à l'œuvre derrière la montée en puissance de cet État surprotecteur. Il est tout de même curieux d'être si préoccupé de l'épanouissement de nos corps et si indifférent à celui de nos esprits. Il est certainement bon de manger cinq fruits et légumes par jour, mais n'est-il pas aussi important de lire un ou deux livres par semaine ? Le sport c'est très bien, mais on peut vivre sans sport. Pas sans culture. On imagine le tollé si l'État se mettait à vendre des cigarettes ou de la drogue. Mais qui proteste contre certains programmes de l'audiovisuel public ? La possible suppression (baptisée « évolution ») de l'épreuve de culture générale au concours de l'ENA, annoncée durant l'été, n'a pas fait la moindre vague. Comme si cela n'avait aucune importance que ceux qui, demain, seront en charge de faire fonctionner l'État, aient l'amour des belles choses et le goût de la réflexion. Voulons-nous désormais des esprits vides dans des corps sains ? Que nous tenions à rester en forme, fort bien, mais des jambes musclées et un ventre plat ne sauraient constituer l'horizon d'une existence humaine. Certes, ce n'est pas parce qu'on s'occupe de ses fesses qu'on se désintéresse de sa tête. Mais il faut bien avoir des priorités. À en juger par les nôtres, le jour où Big Mother nous dira « Entre la santé et la vie, il faut choisir ! », nous ne broncherons pas. La vie humaine sera déjà un lointain souvenir.
Octobre 2013. Parution de L'Identité malheureuse d'Alain Finkielkraut (Stock).
Le vivre ensemble était une espérance. Il est devenu une nostalgie. On a détricoté l'identité française pour pouvoir synthétiser une néo-citoyenneté multiculturelle. Le résultat vous l'avez sous les yeux.
Il doit exister quelque part un monde enchanté où les cultures dialoguent harmonieusement, où les différences s'enrichissent mutuellement, où les peuples se métissent naturellement. Dans ce monde, tout homme est un frère parce que tout homme est un Autre. Dans ce monde, l'immigration est toujours une chance, l'existence humaine un perpétuel mouvement et l'identité un plébiscite de chaque instant. Tout le monde aime tout le monde, on s'entr'invite pour Noël, Ramadan et Kippour, on échange des recettes pleines de miel. Ça s'appelle la « diversité ».
Si ça se trouve, on s'enquiquine ferme dans ce Club Med abrité des cauchemars de l'Histoire. De toute façon, on n'est pas près de le savoir. Parce que le territoire de ce royaume se limite à quelques cerveaux choisis à une proportion notable des salles de rédaction d'Occident.
Seulement, dans la vraie vie, l'Autre, ce n'est pas toujours l'enfer mais c'est parfois prise de tête. Ce n'est pas très glorieux mais, qu'on soit Papou ou Américain, on a spontanément tendance à penser que la façon dont on vit, aime, mange, s'habille et élève les enfants est infiniment supérieure à celle qui a cours dans le patelin d'à côté. On est facilement agacé par les croyances et les mythes des autres. Ça ne devrait pas empêcher de vivre en bonne intelligence. L'âge démocratique et la culture des droits de l'homme nous ont appris à conjuguer le souci de l'égalité et le respect de la pluralité humaine. Et nous avons fini par croire que les différences n'étaient que d'amusantes fanfreluches pour campagnes de pub ou de plaisants moyens d'engager la conversation avec son voisin. Surtout en France, où on pensait avoir appris à les raboter ou, à tout le moins, à les tenir en respect. Après, on a dit « intégrer », ça sonnait plus gentil.
Tout ça marchait plutôt bien tant qu'il y avait des frontières. Pas pour s'enfermer ni pour se séparer, plutôt pour se distinguer. Ou s'identifier. Les communautés humaines étaient inscrites dans une continuité historique jalonnée de solides repères, d'« heures les plus noires de notre histoire » et d'œuvres glorieuses. Elles n'étaient pas pour autant fermées, frileuses ou crispées, au contraire, la conscience naturelle qu'elles avaient d'elles-mêmes leur donnait l'énergie de se transformer sans se renier. C'est encore un peu à cela que ressemblait la France de mon adolescence. Elle était « black-blanc-beur », mais ce n'était pas un sujet. Les enfants d'immigrés défilaient pour l'égalité et on râlait parce que ça n'allait pas assez vite. On ressentait encore une sorte d'évidence de la culture, donc de l'identité française, et ils voulaient en être. On disait « nous » sans y penser et il n'y avait pas de « eux ». Bien sûr, il y avait des ratés. Mais nous ne savions pas que nous vivions la fin de la France d'avant. D'avant quoi, c'est ce qu'il faut chercher à savoir.
Il suffit d'allumer un poste de radio pour savoir que cet heureux bricolage national n'est plus de saison. Il n'est plus question de black-blanc-beur, mais de Français de souche et d'immigrés, de voile et de racisme, de burqa et d'islamophobie, de campements roms et de violences urbaines. Sans oublier la colonisation, l'esclavage et tout le reste.
Dans ce méli-mélo d'histoires et de mémoires concurrentes, non seulement on ne sait plus ce que signifie être français, mais ce n'est pas marrant tous les jours de l'être. Pour comprendre d'où viennent les embarras de notre identité, il faut lire le beau livre d'Alain Finkielkraut, plonger avec lui dans le roman national pour y repérer les petits riens et les grandes choses qui tissent une conscience collective. On ne racontera pas ici cette exploration qui le mène loin dans le passé pour éclairer notre présent. Observons simplement qu'à l'issue de cette lecture, il apparaît que le noyau dur de l'identité française, ce qui n'est pas négociable ou, en tout cas, ne l'était pas jusque-là, tient en deux mots : les femmes et les livres – plus précisément une grammaire spécifique des relations entre les sexes et l'amour des œuvres et des auteurs du passé, qui implique la responsabilité de les transmettre. Les malheurs de l'identité ont donc des racines profondes. Mais ils se sont aggravés avec l'effacement des frontières. Dans le tourbillon permanent et planétaire d'êtres humains jetés sur les routes de la mondialisation, on ne sait plus très bien distinguer l'Autre de soi, donc on ne sait plus qui on est. C'est précisément ce que souhaitent les partisans d'une société métissée, d'un grand brassage dans lequel les identités anciennes, à commencer par l'identité majoritaire, s'effaceront au profit d'une culture nouvelle, enrichie par la diversité de ses branches. L'ennui, c'est que ce beau projet ne peut avoir que deux issues, aussi contrariantes l'une que l'autre : d'un côté, le hall de gare planétaire, où les territoires deviennent des « lieux » interchangeables et les peuples des groupes de touristes ; de l'autre, la disparition de ce qu'on appellera, faute de mieux, l'identité traditionnelle de la France – dont il faut immédiatement préciser qu'elle ne tient pas à la couleur de la peau, l'origine ni même à la religion, si on s'en tient à une acception étroite. Il n'est pas besoin, pour être français, d'être catholique ou d'avoir des ancêtres qui le furent, mais d'admettre que le catholicisme a contribué à façonner la France.
Au contraire, l'identité française a – ou avait, on ne sait – la particularité d'être structurellement partageuse, dès lors qu'elle peut accueillir quiconque souhaite l'adopter. Sauf que, pour les nouveaux arrivants, il ne s'agit plus tant d'adopter que d'adapter. On se récriera qu'il n'y a plus, ou très peu, d'arrivants depuis belle lurette et que ceux que nous appelons « immigrés » sont français depuis plusieurs générations. Certes, et, comme individus, ils bénéficient évidemment des mêmes droits que n'importe quel citoyen. Mais l'égalité des droits entre les individus n'implique pas nécessairement l'égalité des droits entre cultures. Dans le modèle multiculturel, il n'y a plus de culture d'accueil et de culture d'origine. Toutes sont, en quelque sorte, placées à égalité. Cette organisation particulière de la vie collective, fondée sur la double reconnaissance des individus et des groupes (ou communautés) a sa légitimité, et peut-être est-elle, comme on nous l'assure, la plus adaptée à une société menacée de fragmentation. Mais dès lors qu'elle rompt avec la tradition républicaine d'intégration individuelle, il faudrait au moins en discuter collectivement. En effet, nous sommes en train de l'adopter sans le savoir, donc, sans l'avoir choisie. Or, si la France n'a aucun problème avec le fait d'être banalement multi-ethnique, il semble qu'elle résiste au multiculturalisme radieux qu'affectionnent ses élites, protégées qu'elles sont contre les difficultés de la coexistence par d'invisibles frontières culturelles.
Les flux migratoires massifs qui, en quelques décennies, ont vu s'installer et faire souche des millions d'immigrés venus du Maghreb et d'Afrique subsaharienne, ont changé la donne. Pour les âmes sensibles, évoquer la question du nombre est déjà inconvenant. Il est pourtant facile de comprendre qu'on ne s'intègre pas de la même façon quand on débarque en solo et quand on arrive au sein d'une communauté déjà structurée.
Cela nous amène à l'entêtante question de l'islam et de son acculturation en France, devenue le révélateur et l'accélérateur du malaise identitaire. En simplifiant outrancièrement, on dira que deux camps s'affrontent. Pour le premier, ici représenté par Claude Askolovitch, qui publie ces jours-ci Nos mal-aimés, ces musulmans dont la France ne veut pas, la France est musulmane, que cela lui plaise ou non, et elle doit se débrouiller avec toutes les différences, y compris celles qui la chatouillent le plus, comme le port du voile, de plus en plus répandu dans les rues de ses villes. Dans ce contexte, demander à des « immigrés » nés sur le sol français de s'intégrer est tout simplement « islamophobe », terme fort discutable qu'on ne discutera pas ici. « Nous sommes nés ici, nous n'avons pas à nous intégrer », répondent les Indigènes de la République et autres groupuscules spécialisés dans la dénonciation de la vieille identité française, qui ne prennent pas de gants pour dire à la France d'avant que son heure est passée.
L'autre camp, dont le champion pourrait être Alain Finkielkraut, estime au contraire que l'islam, dernier arrivé dans le paysage culturel, doit s'adapter à la règle commune au lieu de réclamer qu'on la change pour lui et se conformer à la discrétion laïque au lieu de revendiquer une visibilité croissante. Difficile de nier, en effet, que certaines expressions de l'identité musulmane sont problématiques, notamment quand elles contreviennent à l'égalité entre les hommes et les femmes ou encore quand elles sont le vecteur d'une hostilité à la France. Répétons-le : les musulmans sont des citoyens aussi égaux que d'autres. Mais quand certains affichent leur détestation des valeurs libérales occidentales, on comprend que les « Gaulois » s'inquiètent. Tout comme on comprend que les millions de musulmans à la papa qui se sont fondus dans la masse, puissent se sentir injustement dénigrés. Les uns ne se sentent plus chez eux, les autres se disent mal-aimés, et plus on parle de vivre-ensemble, plus ils mènent des existences séparées. Seulement il est un peu tard pour brandir le vieil adage – « À Rome, fais comme les Romains ». Tout simplement parce que les amis salafistes de Claude Askolovitch peuvent se prétendre aussi romains que les Romains.
Novembre 2013. Contre la pénalisation du recours à la prostitution, Causeur a publié le manifeste des 343 salauds.
Avant d'interdire la prostitution, nos nouvelles ligues de vertu veulent abolir le droit à la critique et à la rigolade.
Nous n'avons rien vu venir. D'accord, il y avait un peu de malice dans notre « Manifeste des 343 salauds », et même, comme l'ont souligné de nombreux journalistes sans cacher leur réprobation, un brin de provocation. Voire, soyons fous, un zeste d'humour. Nous devions avoir la tête ailleurs car certes, l'Assemblée nationale n'a pas encore aboli la prostitution (ni le réel dans son ensemble), mais elle a dû voter une loi proscrivant la malice, la provocation et l'humour, ou réservant leur usage à certaines catégories de la population et à certains sujets. On remercie Frédéric Beigbeder d'avoir lancé, au cours d'une discussion au Flore, cette amusante idée. Nous ignorions que nous allions faire scandale en la saisissant au bond.
Nous étions donc encore en train de plancher sur ce numéro, quand le coup est parti. Mardi 29 octobre, en fin d'après-midi, le site du Monde a mis en ligne une tribune d'Anne Zelenski, « féministe historique » et signataire du « Manifeste des 343 salopes » contre l'avortement, répondant à notre texte... qui n'était pas encore publié. Fort occupée à relire les derniers textes, j'ai répondu à une journaliste de Libération sans inquiétude particulière et sans exiger, comme je le fais habituellement, de relire mes citations. Sans doute me suis-je mal exprimée car la journaliste a compris, de bonne foi d'ailleurs, que la référence au « Manifeste des 343 salopes » « répondait surtout à l'envie d'emmerder les féministes d'aujourd'hui ». Je l'avoue, donner quelques aigreurs aux copines de « Osez le Féminisme » peut être un bénéfice collatéral. De là à travailler pour ça, faut pas pousser.
« L'affaire des salauds » était sur le point de commencer. Dès potron-minet, le mercredi, le téléphone sonnait dans nos locaux, où les maquettistes étaient au travail. À 11 heures, j'avais reçu une vingtaine d'appels de journalistes, y compris suisses et canadiens, et j'étais invitée dans sept ou huit émissions, dont, pour la première fois, et sans doute la dernière, au Grand Journal de Canal +. C'est finalement Basile qui s'y colla avec brio, tandis qu'à la rédaction nous tentions de répondre aux dizaines de demandes d'interviews tout en poursuivant ce bouclage chaotique.
Je ne vais pas vous raconter d'histoires : nous espérions bien que notre petite facétie ferait du buzz et permettrait, par la même occasion, à de nouveaux lecteurs de découvrir Causeur. Mais nous n'avions pas un instant imaginé les tombereaux d'insultes qui allaient se déverser sur nous et sur les malheureux signataires : « 343 mâles dominants qui veulent défendre leur position et continuer de disposer du corps des femmes par l'argent », éructait une militante de OLF ; « Ils n'ont pas usurpé leurs noms de salauds », décrétait une autre ; « Le plaisir masculin unilatéral est pour eux la normalité. Les violences qu'il occasionne ne sont qu'un détail », présumait Laurence Cohen, responsable du droit des femmes au PCF – heureusement qu'elle n'est pas responsable de la lecture, car ça n'a pas l'air d'être son fort, notre texte précisant, bien sûr, qu'il ne défend « ni la violence, ni l'exploitation, ni le trafic des êtres humains ». Jusque-là, rien de très étonnant. Ce sont les arguments habituels des « abolitionnistes » : tous les hommes sont des cochons mais, de nos jours, toutes les femmes n'aiment pas les cochons. À défaut d'avoir stimulé la créativité de nos détracteurs, notre initiative a déchaîné leur méchanceté. J'avoue avoir trouvé un peu faible la parodie sobrement intitulée « Caunard » présentant l'appel des 343 colons (« Touche pas à mon esclave ! »). Mais le cœur y était.
Nous n'avons pas seulement commis le crime de ne pas adhérer à la conception de la sexualité, et plus encore de la liberté, autorisée par le lobby de la vertu. Nous nous sommes rendus coupables d'un double sacrilège contre le féminisme et contre l'antiracisme, en nous référant au « Manifeste des 343 salopes » et au « Touche pas à mon pote » de SOS racisme. « Les 343 salopes réclamaient en leur temps de pouvoir disposer librement de leur corps. Les 343 salauds réclament le droit de disposer du corps des autres. Je crois que cela n'appelle aucun autre commentaire », a lapidairement déclaré Najat Vallaud-Belkacem, lors du compte rendu du Conseil des ministres. Peut-être ignore-t-elle le sens du mot « consentement » qui figure dans notre manifeste. On lui pardonnera parce que ce n'est pas tous les jours qu'on cause de Causeur à l'Élysée.
Quand un député socialiste compare l'expulsion de Leonarda à une « rafle », cela passe comme une lettre à la poste. Mais notre innocente référence historique a suscité force vociférations : « odieuse », « insoutenable » et même « abjecte » pour la présidente d'OLF. J'ai trouvé particulièrement délicieux le ton outré d'un journaliste de radio qui me faisait part de l'indignation « des féministes » devant ce détournement. Comme je lui demandais pourquoi ces indignées seraient les seules dépositaires autorisées de la mémoire du féminisme, il me fit cette étonnante réponse : « parce qu'elles sont féministes ! » Un autre article mentionne sur le mode ricaneur la présence, parmi les signataires, « des très féministes Éric Zemmour et Ivan Rioufol ». A-t-on le droit de ne pas être féministe ou est-ce un délit, au même titre que le racisme ou l'homophobie ? L'intolérance fanatique que manifestent de tels propos ne surprend même plus. Faudra-t-il demain montrer patte blanche politique pour avoir le droit de s'exprimer ? Le positionnement politique prêté à Causeur – de droite, réac, ou même facho – est une circonstance aggravante. Dans un texte intitulé « Allez les salauds, tous au bois de Boulogne », Annette Lévy-Willard résume ainsi nos coupables agissements : « On vole les idées progressistes et on les retourne comme des chaussettes en idées réacs pour la défense de nos couilles menacées. » Au voleur ! Que fait la brigade des idées ?
« Nous ne défendons pas la prostitution, nous défendons la liberté », avais-je écrit dans la présentation du Manifeste. C'est pourquoi nous avons placé ce texte sous le patronage des féministes d'antan qui étaient tout de même plus marrantes que leurs glaçantes héritières. On n'imagine pas les filles du MLF réclamer sans cesse plus de flics et plus de répression. Aujourd'hui, la gauche sociétale, à l'avant-garde du progressisme, est travaillée par une irrépressible libido de contrôle et d'interdiction. Et si les réseaux sociaux sont représentatifs de l'opinion dominante, notamment des jeunes, on ne va pas rire dans les années à venir.
Répétons-le, nous ne défendons dans ce texte rien d'autre que le droit de deux (ou plus) adultes consentants d'avoir la sexualité qu'ils veulent, tarifée ou pas. Le consentement est un leurre, rétorquent les abolitionnistes. « La majorité des personnes qui se prostituent le font par contrainte économique ou psychologique », écrit Anne Zelensky. Admettons. Mais alors, il faudrait protéger toutes les femmes à qui il arrive, par exemple, de faire l'amour sans en avoir envie, parce qu'elles veulent faire plaisir à leur compagnon. N'est-ce pas la preuve d'une intolérable contrainte psychologique ?
Il est vrai que la plupart des gens ont du mal à croire qu'une femme puisse faire librement commerce de ses charmes. À Causeur, nous avons eu d'intenses discussions sur le sujet – heureusement plus nourrissantes que les éructations qui ont salué notre petite niche. Il est en effet difficile d'admettre que tout le monde n'a pas le même rapport que nous à son corps et à la sexualité. Pour autant, on ne prétendra pas que la prostitution soit un métier comme un autre. Enfin, les prostituées par choix – celles dont il est question dans notre manifeste – représentent certainement une minorité. Mais on ne voit pas au nom de quel principe on pourrait libérer cette minorité par la force. La protection infligée à des filles qui n'en demandent pas tant ne relève-t-elle pas d'un maternalisme de mauvais aloi ?
Derrière la croisade abolitionniste, il y a le rêve d'une sexualité transparente, démocratique, égalitaire, c'est-à-dire le contraire d'une sexualité. Comme si on était passé de la guerre des sexes à la guerre au sexe. C'est parce que les hommes se trouvent particulièrement visés dans cette guerre que nous avons décidé de prendre leur défense – et que celles qui ne les aiment pas ne tentent pas d'en dégoûter les autres en les faisant tous passer pour des brutes, des harceleurs et des violeurs. Car au train où vont les choses, les derniers spécimens en circulation devront bientôt se balader en burqa. L'air de rien, la peur commence à s'insinuer dans les esprits. Mes copains socialistes sont prêts à signer des textes dont ils ne pensent pas un mot pour acheter la paix avec leurs camarades. Ces effrayantes donzelles finiront par nous faire regretter la domination masculine.
Le manifeste des 343 « salauds »
En matière de prostitution, nous sommes croyants, pratiquants ou agnostiques.
Certains d'entre nous sont allés, vont ou iront « aux putes » – et n'en ont même pas honte.
D'autres, sans avoir été personnellement clients (pour des raisons qui ne regardent qu'eux), n'ont jamais eu et n'auront jamais le réflexe citoyen de dénoncer ceux de leurs proches qui ont recours à l'amour tarifé.
Homos ou hétéros, libertins ou monogames, fidèles ou volages, nous sommes des hommes. Cela ne fait pas de nous les frustrés, pervers ou psychopathes décrits par les partisans d'une répression déguisée en combat féministe. Qu'il nous arrive ou pas de payer pour des relations charnelles, nous ne saurions sous aucun prétexte nous passer du consentement de nos partenaires. Mais nous considérons que chacun a le droit de vendre librement ses charmes – et même d'aimer ça. Et nous refusons que des députés édictent des normes sur nos désirs et nos plaisirs.
Nous n'aimons ni la violence, ni l'exploitation, ni le trafic des êtres humains. Et nous attendons de la puissance publique qu'elle mette tout en œuvre pour lutter contre les réseaux et sanctionner les maquereaux.
Nous aimons la liberté, la littérature et l'intimité. Et quand l'État s'occupe de nos fesses, elles sont toutes les trois en danger.
Aujourd'hui la prostitution, demain la pornographie : qu'interdira-t-on après-demain ?
Nous ne céderons pas aux ligues de vertu qui en veulent aux dames (et aux hommes) de petite vertu. Contre le « sexuellement correct », nous entendons vivre en adultes.
Tous ensemble, nous proclamons : touche pas à ma pute !
Décembre 2013
Quand on est certain que la pensée de ses adversaires est nauséabonde, pourquoi perdre son temps à discuter ? Le déluge d'insultes qui s'est abattu sur les 343 illustre une nouvelle conception du débat d'idées, sans débat ni idées. Devrons-nous apprendre à vivre et penser par temps de peur ?
Ils ne regrettent rien. Mais on ne les y reprendra pas de sitôt. À une écrasante majorité, les « 343 salauds » sont des gentlemen – et beaucoup sont des amis. Ils n'ont pas eu la muflerie de me reprocher leur choix, fait en toute liberté, de figurer sur une liste dont nous ignorions tous qu'elle serait d'infamie (pour les distraits, il s'agit de celle des signataires du manifeste contre la pénalisation des clients de prostituées publié dans notre précédent numéro). En attendant, beaucoup trouvent qu'ils ont pris cher. On les comprend. La bagarre, c'est un métier.
Et même quand on aime ça, on n'est pas forcément outillé pour essuyer avec philosophie le torrent de venin et la pluie acide de haine, relevés d'un pénible fumet scatologique, qui se sont déversés sur les malheureux signataires – et, au passage, sur votre servante. Ceux-là se sont vus dénoncés comme d'abjects prédateurs, de dégoûtants exploiteurs, des ordures jouissant sans vergogne de la misère des femmes. Quant à moi, bien qu'ayant quelques heures de vol en matière de polémique, j'ai été sidérée par les épithètes accolées à mon nom : admettons que « la salope », je l'avais cherché, mais que tant de gens qui ne m'ont jamais vue – et encore moins lue – puissent écrire, sans même se planquer derrière un pseudo, que je suis « libidineuse », « monstrueuse », « repoussante », « malfaisante », j'avoue que cela me surprend. Sur son blog hébergé par 20 minutes, un obscur avocat, dont la première raison de vivre semble être une haine rabique d'Israël, qualifie Causeur de « foyer microbien », et le plus aimable des commentaires voit en moi « toute la malveillance du monde déguisée en jolie fille ». Soral fait à peine mieux en me décrivant comme une « vilaine putain sioniste » – vilaine, c'est vexant, non ? Notons qu'en matière d'invective, je n'arrive pas à la cheville de notre amie Virginie Tellenne, Frigide Barjot à la scène : une « mocheture », une « abomination », qu'on dirait « sortie d'un film porno » et qui ne mérite que de pourrir dans les « abysses du néant », pouvait-on lire, entre autres gracieusetés, sur je ne sais plus quelle page Facebook.
Je dois être exagérément susceptible. D'après mes amis de gauche, j'accorde beaucoup trop d'importance à des quidams excités. Tu sais bien que « c'est comme ça », me disent-ils. Non, je ne sais pas. Je ne sais pas pourquoi les excités qui injurient Christiane Taubira sont plus inquiétants que ceux qui crachent sur Barjot. Je ne sais pas pourquoi nul ne moufte quand l'impertinent Nicolas Bedos, rétractataire précoce, affirme que ses anciens complices sentent mauvais – le pauvret a été abusé, je lui avais caché ma « liste nauséabonde ». Ce ne sont pas les idées qui puent, mais les personnes. L'animalisation de Christiane Taubira est insoutenable, mais la « merdification » des ennemis du peuple et du progrès est anecdotique, voire admirable. Rioufol, Zemmour et de Koch, qui étaient nommément désignés par Bedos, ne sont ni ministres de la République, ni femmes, ni noirs. Quand ils parlent, c'est de la « diarrhée », quand ils écrivent, c'est de la « bouse » ou du « vomi ». Ainsi, la plupart des commentateurs et des acteurs qui étaient, comme nous, opposés à la loi anti-prostitution ont tenu à faire savoir que nous étions infréquentables, ringards, débiles et tutti quanti. Comme s'ils avaient peur que nous contaminions leurs merveilleuses idées par notre dégoûtante présence.
On n'a pas non plus invoqué, quand le ciel est tombé sur la tête des « 343 », le climat délétère ou le terreau corrompu. Quelques racistes à bas front cachent, selon la romancière Scholastique Mukasonga, une forêt de « papas et mamans de souche qui apprennent à leurs enfants de souche à agiter des bananes de souche », mais les milliers d'imbéciles qui éructent à jet continu l'aversion que leur inspirent ceux qui ne pensent pas comme eux ne contribuent nullement à dégrader le climat. Les uns souillent la République, les autres font œuvre de salubrité publique.
D'accord, nous ne sommes pas des porcelaines chinoises – pas moi en tout cas. Si nous revenons sur ce mémorable scandale, ce n'est pas pour pleurnicher sur la méchanceté de nos détracteurs, mais parce qu'il est symptomatique de l'état du débat public et paradigmatique de ce qui nous arrive : les cris et trépignements de la meute des bigots donnent une idée de l'avenir dont ils rêvent et des méthodes qu'ils emploieront pour le faire advenir. Ainsi apparaissent les prémices d'une nouvelle terreur, certes kitsch mais pas si douce que ça. Par grignotages successifs, c'est « l'un des droits les plus précieux de l'homme » – celui de « parler, écrire, imprimer librement », selon La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen – qui disparaît. Et personne ne s'en offusque. Le spectacle de l'autocritique télévisée et la pratique décomplexée de la délation publique n'inspirent pas la moindre analogie aux amateurs d'« heures les plus sombres de notre histoire ». Pas l'ombre d'une réminiscence quand de nouveaux ennemis du peuple sont chaque jour cloués au pilori – vieux mâles blancs, riches, réacs, sans oublier les gens de la Manif pour tous : la roue de l'infortune tourne sans relâche. Dans le monde parfait qu'on prétend nous faire aimer, de gré ou de force, tout est pour tous, sauf le pluralisme.
Il suffit pourtant de tendre l'oreille pour connaître le programme que concocte une constellation d'associations punitives, groupusculaires mais efficaces, encouragées par quelques aboyeurs médiatiques et leurs innombrables perroquets. Il s'agit de réformer les mentalités, de décoloniser les représentations et de dégenrer les imaginaires. Bref, pour transformer le monde, il faut interdire qu'on le comprenne et plus encore qu'on le critique. Malheur aux réfractaires, aux hésitants, aux mous du genou : le changement, c'est maintenant. Applaudissez ou disparaissez ! Ne pleurez pas le monde ancien, il est déjà mort et vous le serez bientôt, déclare en substance Léonora Miano, lauréate du prix Fémina, s'adressant à travers l'écran à tous ceux qu'inquiètent les malheurs de l'identité française. Je suis une progressiste, ânonne pour sa part Anne-Cécile Mailfert, la tordante patronne d'Osez le féminisme ! Bientôt, grâce à elle et à ses copines, tout le monde aura le droit à une sexualité libre – un oxymore, lui ai-je fait remarquer, mais je ne suis pas sûre qu'elle ait goûté ma blague. C'est qu'elle semble vraiment croire qu'on a découvert le clitoris il y a une dizaine d'années, sans doute dans les livres des féministes américaines.
Bien entendu, ces péronnelles et perroneaux imbus de certitudes veulent notre bien. Ils entendent nous délivrer du mal et du mâle, de la guerre des sexes et du choc des cultures – le plus simple étant de détruire et le sexe et la culture eux-mêmes, ce à quoi ils s'emploient avec un zèle infatigable.
On se consolera en pensant qu'après tout, avec ce nouveau stalinisme, l'Histoire, comme prévu, nous repasse le plat en farce. En effet, il y a de quoi rire, il n'y a même que ça à faire, quand un Thierry Ardisson, évoquant le Manifeste des 343, fait sa chochotte outragée, que Bruno Gaccio, ex-auteur-à-vie des « Guignols », nous dispense une leçon de maintien, ou que l'impayable Nicolas Bedos s'autorise à décréter, sur Canal +, que Frédéric Beigbeder (coupable d'avoir eu l'idée des « 343 salauds ») aurait « niqué Anne Frank avant de la vendre aux Allemands ». Désolée, cher Frédéric, mais s'il faut se cacher un jour, j'aimerais mieux ta cave que celle de Nico.
En attendant, des adultes n'osent plus émettre publiquement des opinions d'adultes (critiquables mais respectables). Nous sommes en train d'apprendre à vivre et penser par temps de peur.
L'édification de ce vaste dispositif de contrôle des esprits – les corps suivront – n'a pas commencé avec les « 343 ». Cependant, la quinzaine de la haine organisée en notre honneur révèle peut-être un aspect ignoré de la mutation en cours. L'homme nouveau est d'abord une femme. Dans le vaste arsenal des armes d'intimidation massive, le moralisme néo-féministe est le plus féroce. Rien de plus terrifiant, dirait-on, que de passer pour un macho, un mâle dominant, un homme à l'ancienne. Cela explique que quelques « salauds » repentis se soient livrés à de piteuses autocritiques et à d'humiliantes contorsions sur le mode du chaudron : j'ai signé sans réfléchir – elle m'a obligé – je ne la connais pas. De grands gaillards vous confient en privé qu'ils recourent parfois à « l'amour tarifé » et proclament gravement en public que le « système prostitueur » doit être éradiqué.
Il faut dire que l'enjeu n'est pas seulement le désagrément moral que procure la réprobation de ses contemporains. Un écrivain qui s'était spontanément proposé pour être le 344e et le proclamer avec fracas dans le présent numéro s'est désisté dans un courriel embarrassé, l'agence de com' avec laquelle il collaborait pour le lancement d'un produit de luxe lui ayant fortement déconseillé, pour être poli, de mêler son nom à une cause aussi douteuse, défendue par des gens plus douteux encore. Salaud mais pas téméraire. On ne lui jettera pas la pierre – il faut bien vivre. Mais que dire à celui-ci, englué dans un divorce sanglant, dont la tendre épouse menace d'utiliser son affreux forfait (faire partie des « 343 ») pour s'attirer la sympathie des juges ? Et à cet autre, qui craint de voir une nomination future compromise : le sommera-t-on de dépérir pour ses idées ? Tous les domaines de la pensée et de l'existence humaines sont ainsi balisés par de nouveaux interdits qui ne visent nullement à protéger les valeurs auxquelles même les réactionnaires les plus endurcis sont attachés, comme la dignité humaine ou l'égalité entre les hommes et les femmes, mais à sanctuariser l'unique vision acceptable du monde. L'air de rien, on instaure, par la loi ou la pression sociale, de nouveaux délits d'opinion. Une illustration éclatante en a été fournie lors de la longue bataille du « mariage pour tous », tous les opposants ayant été, de proche en proche, dénoncés comme homophobes, puis, grâce à l'agitatrice de banane, comme racistes – tout se tient. On assiste aujourd'hui à la traque obsessionnelle de tout propos non conforme sur les femmes. Animateur d'un blog nommé « Hommes libres », hébergé par la Tribune de Genève, John Goetelen a récemment vu deux de ses textes, dans lesquels il tentait, non sans brio, de déconstruire la notion de femme-objet, refusés par Agoravox – que l'on ne savait pas si regardant. « Suite à vos deux derniers articles intitulés “Pubs sexy : la femme-objet n'existe pas” et “Pub, femme, sexe : puritanisme contre libéralisme” », nous avons reçu des plaintes pour contenu illicite en application de la loi du 29 juillet 1881 (sexisme et misogynie). » Messieurs, il faudra désormais parler de nous avec tous les égards qui nous sont dus – sauf si on est réac, ce qui annule le bénéfice de l'état de femme. Dans le même esprit de paix et d'amour entre les sexes, Mediapart a récemment inventé le « Machoscope », outil analytique permettant de procéder à « l'inventaire du sexisme ordinaire et du harcèlement dont sont victimes militantes et responsables politiques ». C'est bien la haine de l'homme, et plus encore de la sexualité, avec ses tourments et ses turpitudes, ses ratages et ses malentendus, qui anime nos casseuses de tabous et de bonbons. Parlant avec dégoût des clients des prostituées, la marchande de perles Mailfert m'a lancé cette amusante accusation : « Vous défendez les puissants ! » Je me suis retenue à temps de lui demander si, elle, défendait les impuissants.
N'empêche, c'est pas pour nous vanter mais, dans le débat sur la prostitution, mes « salauds » et moi (qu'ils me pardonnent ce possessif affectueux) avons quand même fait bouger les lignes. Après deux semaines d'unanimisme vociférant où le parti de l'abolition – de la prostitution et du réel avec – a pu croire qu'il avait gagné, il a enfin été possible d'échanger des arguments raisonnables. Et là, surprise, les plus solides piliers du camp du Bien se sont ralliés à notre position, qui s'est également avérée celle d'une écrasante majorité de Français, mais ça, ça ne compte pas. En revanche, que Le Monde se soit prononcé contre la pénalisation des clients, cela peut changer la donne. Les députés qui jusque-là faisaient le dos rond, peu soucieux d'être étiquetés comme complices des proxénètes et des réseaux mafieux, n'ont plus très envie d'apparaître comme des partisans de l'abolition. Coïncidence, sans doute, le début de l'examen du texte a été reporté à un vendredi, jour où les parlementaires sont absents. On peut rêver que ce projet phare de la modernité en marche aille rejoindre l'instauration du droit de vote des étrangers aux élections locales au magasin des illusions enterrées. Mais même si l'intimidation échoue pour cette fois, il est peu probable que ce semi-échec arrête les épurateurs{17}. En attendant de réduire intégralement les divergences, on peut compter sur eux pour s'employer à neutraliser les divergents, ou, au moins, à les décourager. Vous regrettez le temps où l'on pouvait fumer dans les bistrots ? Vous roulez pour le lobby du tabac. Vous pestez contre les radars ? Vous êtes partisan de la « violence routière ». Vous plaidez pour l'enseignement de l'Histoire de France ? Vous voulez traumatiser les enfants d'immigrés. Vous doutez des bienfaits du multiculturalisme ? Vous déroulez le tapis brun à Marine Le Pen.
Autant dire que l'idéologie du soupçon n'en a pas fini avec vous.
Janvier 2014
Aujourd'hui, seule une poignée de dévots continue de croire à l'avenir radieux de l'Europe. Les peuples, eux, regardent ailleurs. Des solutions ? Ils en ont vingt-huit.
« Union bancaire : Berlin et Paris relancent l'Europe » : alors que nous mettions la dernière main à ce numéro intitulé « L'Europe, c'est fini ! », la « une » du Monde, le 20 décembre, nous a fait penser à l'une de ces blagues où l'on ne sait pas si le fou est celui qui se prend pour Napoléon ou celui qui n'y croit pas. Et l'éditorial ne nous a guère rassurés : « C'est un bon jour pour l'Europe, pouvait-on y lire. L'accord sur l'Union bancaire, acquis tard dans la soirée du mercredi 18 décembre à Bruxelles, marque une avancée importante dans l'intégration européenne. » Proche de l'exaltation, le grand quotidien français saluait « un saut de souveraineté comme l'UE n'en a pas connu depuis longtemps », concluant péremptoirement que ce saut était le « bienvenu ». Bienvenu pour qui, au fait ?
Remarquons d'emblée que, d'après Le Monde lui-même, cette merveilleuse avancée dans l'intégration résulte des efforts conjoints de « Berlin et Paris », c'est-à-dire des deux pays les plus puissants de l'Union européenne. Deux vieilles nations se mettent d'accord, sur la base d'intérêts communs, pour réguler un secteur économique qui, depuis quelques années, semble précisément échapper à tout contrôle politique. Et on nous explique qu'il s'agit d'un « saut de souveraineté » ?
On ne discutera pas ici des bienfaits, certainement innombrables, de l'Union bancaire. On ne s'interrogera pas non plus sur la faisabilité d'un mécanisme prévoyant qu'une banque allemande pourra être sommée de payer pour sauver une banque grecque de la faillite. On se gardera d'ironiser sur les clauses en petits caractères prévoyant que, jusqu'en 2026 (!!!) « on reste dans le champ national ». On oubliera, enfin, pour la commodité du raisonnement, que la mise en œuvre du dispositif est subordonnée à la conclusion, en 2014, d'un grand traité intergouvernemental entre les vingt-huit membres de l'Union – perspective qui, paraît-il, n'enchante guère le Président de la République, allez savoir pourquoi. Voilà en tout cas qui nous promet quelques manchettes lyriques, pour les jours où l'on aura collectivement accepté des « sauts de souveraineté », et d'autres, alarmistes ou franchement apocalyptiques, pour ceux où il faudra constater que les « égoïsmes nationaux » ont la vie dure. Car voyez-vous, les nations sont égoïstes, c'est là leur moindre défaut.
L'Europe est sauvée, donc. Peut-être n'accordons-nous pas à l'événement l'importance qu'il mérite, mais à notre décharge, il se produit en moyenne une trentaine de fois par an. Et puis, cette fois, on n'a pas eu droit à la dramaturgie des palabres bruxellois avec portes qui claquent le soir, déclarations dramatiques dans la nuit et réconciliation au petit matin, quand les cernes et les barbes naissantes attestent des heures où l'on dansait à côté du précipice. On ne saurait exclure que le « fonds européen de résolution des banques », l'usine à gaz supposée sauver de la faillite les banques qui auraient forcé sur le crédit comme leurs clients sur la boisson, dont la création a été entérinée le 18 décembre par les ministres des Finances, finisse par voir le jour. Disons que dans la catégorie « un grand jour pour l'Europe », celui-ci fait partie des petits. « Ce que nous avons fait cette nuit est très important », a sobrement commenté Michel Barnier, « notre » commissaire préposé aux services financiers. Dans le registre « Je dirais même plus », Pierre Moscovici a été parfait : « C'est un jour très important pour l'Europe », a-t-il renchéri. « Très important » : sur l'échelle de Richter de l'euro-lyrisme, on est à peine à la moyenne. Ces deux estimables responsables, dont on a peine à se rappeler qu'ils représentent des camps politiques opposés, appartiennent pourtant au parti des dévots. On ne sait pas quand et où la vérité leur a été révélée, à eux et aux autres zélotes du messianisme intégrateur, mais elle ne se discute pas. L'Europe ou la guerre, ils y croient pour de bon. Et s'ils ont parfois des manières d'inquisiteurs, c'est encore pour le salut de leurs semblables. Qu'ils se rassurent, s'il faut choisir entre la guerre et la paix, la misère et la prospérité, l'égoïsme et la générosité, même à Causeur, on n'hésitera pas.
Ce n'est pas par hasard si le vocabulaire qui vient spontanément à l'esprit, s'agissant de l'Europe, est celui de la religion. Que des gens par ailleurs fort raisonnables s'obstinent, contre toute évidence, à annoncer à leurs concitoyens, qui n'en demandent pas tant, la bonne nouvelle de la disparition prochaine de leurs antiques nations, ne s'explique que par leur adhésion à une forme de croyance échappant largement à la rationalité. Pour autant, on n'a pas affaire à une religion conquérante : c'est même tout le contraire. Les vrais croyants ressemblent plutôt aux membres d'une secte dont la passion se radicalise à mesure que leur nombre se réduit. Mais paradoxalement, nombre d'anciens adeptes, quoique désabusés, continuent de psalmodier les articles de la foi européenne, comme s'ils n'avaient conservé de celle-ci que la peur de rôtir en enfer. Et, dans la foulée, à dénoncer les frileux, peureux et grincheux prêts à se retrancher derrière ces improbables lignes Maginot qu'on appelait autrefois « frontières ».
Le hic, c'est que les mauvais coucheurs sont devenus si nombreux que ce sont les euro-béats qui finiront par passer pour hérétiques. On n'en est pas encore là. Qu'on l'appelle souverainiste, populiste ou nationaliste, voire « néocons », comme l'a aimablement fait Le Point, l'eurosceptique trimballe toujours sa mauvaise réputation et, sauf aux Pays-Bas, reste généralement cantonné aux marges protestataires des systèmes politiques. Mais à force de trépigner, il pourrait bien renverser la table, par exemple en envoyant à Strasbourg des députés européens très peu européens lors des élections de mai 2014. De plus, dans le fonctionnement de nos vieilles démocraties, l'obstination avec laquelle les gouvernants refusent d'entendre le message martelé par les gouvernés finit par faire mauvais genre. En France, depuis qu'il a failli perdre le référendum sur le Traité de Maastricht, le parti de l'Europe a tout essayé, de la menace à la fameuse « pédagogie ». En 2005, après la victoire du « non » au référendum sur la Constitution européenne, il a fait comme s'il n'avait rien entendu, espérant sans doute que la raison ou la lassitude finiraient par l'emporter. Las ! Changer le peuple s'est avéré moins facile que prévu. Et les peuples d'Europe, décidément, ne veulent pas de cette Europe fédéraloïde dans laquelle ils soupçonnent, non sans raison, qu'on les invite à disparaître.
En conséquence, si l'on se contente d'observer prosaïquement les évolutions politiques, la messe est dite : l'Europe, c'est fini ! Toutefois, nous ne sommes pas en train d'annoncer – et ne souhaitons nullement d'ailleurs – l'explosion en vol de la fusée bruxelloise. Nous nous contentons de constater ce que n'importe qui peut voir à l'œil nu : l'Europe politique des « pères fondateurs », appellation performative employée par ceux qui partageaient leur rêve, n'est pas advenue et n'est pas près de l'être. On peut s'en réjouir ou s'en désoler : il devrait être difficile de le nier.
Reste à essayer de comprendre pourquoi. Après tout, dans l'« Europe année zéro » de 1945, dévastée par la guerre et par la conscience de ses crimes, l'idée de créer un vaste ensemble permettant de dépasser des nations qui avaient pour le moins failli était légitime, peut-être même enthousiasmante. Certes, chaque pays avait une histoire singulière, mais justement, on en avait soupé de l'Histoire et de ses passions mauvaises. Pour en finir avec le passé, le droit serait notre code, la démocratie notre culte. Comment un Français ou un Allemand ayant connu deux, parfois trois guerres dévastatrices, aurait-il pu résister à cette promesse ?
Seulement, essayez de fonder une religion dont Habermas serait le prophète. Ce n'était pas gagné d'avance. En tout cas, ça n'a pas marché, ou plutôt ça a marché tant que l'Europe est restée une communauté de nations liées par des engagements mutuels, autrement dit jusqu'à ce qu'elle se mette à faire du fédéralisme non pas sans le savoir, mais sans le dire. On avait oublié un léger détail qui est que, jusqu'à preuve du contraire, la Cité, c'est la nation. Autrement dit, pour qu'un habitant de Brest accepte de payer les écoles destinées aux enfants de Prague ou de Larnaca, il ne suffit pas que tous se sentent héritiers de la même civilisation, il faut qu'ils aient le sentiment d'appartenir à la même collectivité. Et le miracle n'a pas eu lieu : l'édifice institutionnel et économique européen n'a pas accouché de la nation Europe.
Le plus triste, c'est que c'est plutôt le contraire qui s'est produit. Là où on espérait que la chaleur des nations se diffuserait à l'étage européen, c'est la froideur de cette Europe procédurale qui a en quelque sorte contaminé les nations, que leurs dirigeants, comme happés par la fatigue d'être soi, ont peu à peu cessé de gouverner pour se contenter de les gérer. En somme, nous avons peu à peu lâché la proie de nos vieux pays pour l'ombre d'une construction sans âme.
On dira que la France, l'Allemagne et les autres n'ont pas cessé d'exister. Un peu tout de même, dès lors qu'elles se sont dépouillées de l'un des premiers attributs de la souveraineté : la monnaie. Sur le plan monétaire, la souveraineté européenne est un mythe et la souveraineté nationale un souvenir – sauf pour les Allemands. Il faudra bien sortir de cette situation périlleuse où l'euro apparaît comme une excroissance fédéraliste dans un paysage qui redevient de plus en plus national. En effet, depuis 2005 et plus encore depuis la crise financière de 2008/2009, les nations sont de retour. Toujours sans le dire. On continue à parler européen, mais on fait de la politique à l'ancienne, c'est-à-dire aux rapports de force. En réalité, l'Europe de 2013 évoque fortement le « concert des nations » de 1815, quand les rivalités entre puissances déterminaient l'équilibre du Continent.
Autant dire qu'il ne sert plus à grand-chose de répéter « l'Europe ou le chaos », comme si la peur de l'inconnu pouvait être le moteur de l'action politique. Il ne s'agit pas non plus de faire croire à des peuples gavés de fariboles en tous genres que l'on défera en un tournemain ce qui a été fait en plus d'un demi-siècle. Les gouvernants européens et ceux qui aspirent à le devenir doivent cesser de se bercer de l'illusion que l'institutionnel pourrait congédier le réel, car c'est cette prétention qui nourrit la défiance croissante des peuples pour leurs élites. Et c'est sans doute dans ce divorce que réside le principal danger qui guette nos vieilles démocraties. Autrement dit, si nous ne voulons pas avoir et l'Europe et le chaos, il s'agit moins de détruire que de cesser cette folle course en avant. Une nouvelle aventure collective s'offre à nous. La nation est une idée neuve en Europe. Et un jour, qui sait, la France sera une idée neuve en France.
Février 2014
L'affaire Dieudonné est à la convergence de toutes les crises françaises : fragmentation communautaire, naufrage scolaire, déclin intellectuel, impuissance politique se conjuguent et se résument dans cette catastrophe.
Le 9 janvier 2014, le spectacle de Dieudonné était interdit et la République sauvée. Deux semaines plus tard, des manifestants défilaient à Paris en scandant, entre autres gracieusetés homophobes et racistes : « Juif dehors ! La France n'est pas à toi ! » Depuis les années 1940, on n'avait pas entendu, dans notre pays, des slogans antisémites braillés à ciel ouvert. Pourtant, ceux qui, il y a un an, se jetaient avec une joie mauvaise sur le moindre dérapage isolé pour pouvoir en conclure que la Manif pour tous était un repaire de factieux, sont restés étrangement discrets. De même que les abonnés au point Godwin et spécialistes de la réminiscence historique malvenue. Pourtant, il ne s'agit plus seulement de jouer à se faire peur : il y a peut-être des raisons d'avoir peur. Le fond de l'air est glauque.
Cependant, il n'y a pas de quoi de perdre son sang-froid ou s'abandonner à la délectation apocalyptique. Après tout, cet improbable et déplorable ramassis de groupuscules n'a pas mobilisé plus de 20000 personnes. L'hétérogénéité même de l'attelage réuni à l'enseigne du « Jour de colère » est rassurante : à part hurler d'une seule voix leurs haines diverses et variées, quel projet pourrait fédérer des cathos fanatisés, des identitaires exaltés, des islamistes déterminés, des racailles déstructurées, des patrons excédés, des monarchistes dévoyés et des quenelliers échauffés ? Un rassemblement des ressentiments ne fait pas un projet politique, ni une famille idéologique. Mais peut-être, tout de même, un embryon de courant idéologique. Pour la première fois, en tout cas, on a vu le syncrétisme soralo-dieudonniste en actes et en marche. Et on aimerait autant ne pas le revoir. Car Soral, lui, a un programme, qui a au moins le mérite d'être clair : réconcilier la France black-blanc-beur contre les « feujs ». Contre cette ambition, les mines graves et les grands mots ne nous seront d'aucun secours. L'urgence, c'est de comprendre.
La France a découvert qu'un humoriste connu pour ses blagues antisémites faisait un tabac dans la jeunesse, et pas seulement dans les banlieues. Et elle voit sur le visage du comique égaré le reflet du mal qui la ronge. De fait, l'affaire Dieudonné est le point de convergence de toutes les crises françaises : fragmentation communautaire, naufrage scolaire, déclin intellectuel, impuissance politique se conjuguent et se résument dans ce désastre.
Dans ces conditions, il n'est pas sûr que la fermeté de Manuel Valls validée par le Conseil d'État ait les heureuses conséquences que l'on dit. Les adversaires comme les partisans de l'interdiction du spectacle arborent des certitudes de fer, mais entre ces deux maux-là – l'inaction et la répression –, on a du mal à décider lequel était le moindre. Pour l'heure, Dieudonné devra s'abstenir de proférer des insanités déguisées en blagues : on ne s'en plaindra pas. Reste à trouver le moyen de combattre ce qu'il ne dit pas mais que ses partisans entendent. Car si ses imprécations, au bout du compte, n'ont aucune importance en tant que telles, il est urgent de parler à ceux qui l'écoutent. En commençant par arrêter de les traiter par le mépris et de les voir comme des marginaux désocialisés ou des brutes fanatisées. Si des professeurs ou des commerçants s'esclaffent en voyant Faurisson en pyjama rayé, ou y voient un acte « dada » (comme le talentueux écrivain Olivier Maulin dans Causeur), c'est que, déjà, nous ne vivons plus tout à fait dans le même monde.
Pour autant, on ne hurlera pas avec les loups qui guettent la moindre occasion de se payer le ministre de l'Intérieur. Je me refuse à croire au cynisme de Manuel Valls dans cette affaire. Mais pour une fois, je crois aux sondages. Si sa popularité a brutalement chuté, ce n'est pas en dépit de sa fermeté, mais à cause d'elle. Et peut-être pas tant parce qu'il a déçu des défenseurs sourcilleux de la liberté d'expression que parce que, pour pas mal de gens qui ne sont nullement des antisémites patentés, on en fait trop pour les juifs – et aussi que les juifs eux-mêmes en font trop. On peut se désoler, s'indigner, trépigner, crier au retour de la bestiole immonde, on ne la fera pas reculer. Au contraire, à sermonner tous ceux qui, bien au-delà de la dieudosphère, pensent et, désormais, disent tranquillement qu'ils en ont marre de ces histoires de juifs, on n'aboutira qu'à les enkyster dans leur agacement.
Aussi pénible que cela soit, il faut accepter de se demander si « les juifs en font trop ». Poser cette question, penseront certains, reviendrait à rendre les victimes coupables de la haine qu'on leur voue. Bien entendu, les juifs ne sont nullement responsables de l'antisémitisme obsessionnel d'un Dieudonné ou d'un Soral. Mais peut-on jurer que l'activisme parfois maladroit des responsables communautaires n'a pas contribué à la lassitude affichée par un nombre croissant de leurs concitoyens ? Si beaucoup de Français pensent que la Shoah c'est l'affaire des juifs, n'est-ce pas, en effet, parce qu'on en a trop fait ou, en tout cas, parce qu'on a mal fait, en mobilisant l'émotion plutôt que la réflexion ? Une adolescente absolument insoupçonnable m'a confié récemment qu'elle en avait soupé, des chambres à gaz, jusqu'en classe de sciences. En érigeant l'extermination en religion plutôt qu'en événement historique, n'a-t-on pas donné des ailes aux blasphémateurs qui ont aujourd'hui beau jeu de protester contre le « deux poids-deux mesures » ? Allez donc expliquer à des gamins (ou d'ailleurs à des adultes), à qui la gauche compassionnelle a mis en tête qu'ils étaient victimes par essence, que se moquer de Mahomet, Moïse ou Jésus n'est pas la même chose qu'insulter les morts d'Auschwitz. J'ai essayé. Ce n'est pas impossible, mais la tâche est immense.
Il faut s'arrêter un instant sur l'argument ressassé par les fans de l'humoriste. Dieudonné crache sur tout et sur tout le monde, répètent-ils inlassablement, persuadés que cette équité supposée rend ses crachats tolérables, sinon admirables. Il est, disent-ils, « contre le système ». Et eux aussi.
Oublions qu'il y a beaucoup de juifs dans ce système-là. Mais si tant de gens, parfaitement intégrés au demeurant, croient qu'il est bon et intelligent d'être « contre le système », nous en sommes collectivement responsables. Nous avons encouragé ou toléré la rhétorique du ressentiment qui infuse l'idée que les « riches » sont haïssables (sauf quand ils sont humoristes professionnels ou footballeurs) et qu'il y a des salauds derrière les malheurs de chacun. Ajoutez le complotisme ambiant et des tas de gens bien sous tous rapports finissent par croire que le réel, c'est ce qu'on nous cache, et la vérité ce qu'on nous interdit de dire.
Au passage, les souverainistes, au sens large, devraient aussi faire leur examen de conscience. Inutile de le cacher, j'ai été troublée de découvrir que beaucoup d'habitués du théâtre de la Main d'or étaient des sympathisants de Jean-Pierre Chevènement ou de Nicolas Dupont-Aignan. Ces deux estimables responsables politiques n'ont jamais dit ou écrit quoi que ce soit qui puisse les rattacher aux divagations du comique. En attendant, si certains ne voient pas la contradiction entre leur amour proclamé pour la France et la détestation des juifs, des sionistes, des Arabes ou des Américains, c'est peut-être que nos critiques, certes fondées, des lobbies bruxellois ou de la politique américaine n'ont pas toujours évité l'écueil et les accents de la diabolisation.
Quant à la gauche dite « morale », il est peu probable qu'elle consente enfin à s'interroger sur l'étouffoir qu'elle a imposé au débat public, pavé de tant d'interdits qu'il sera bientôt suspect de dire que la pluie mouille. Ce ne sont pas les excès de la tolérance, mais ceux de la surveillance qui ont libéré la parole. Quand tout est tabou, il n'y a plus de tabou.
C'est ainsi que s'est installée dans pas mal d'esprits l'idée que la seule morale qui vaille, en ces temps troublés, consiste à passer tout ce que la collectivité tient pour bon ou précieux à la moulinette de la dérision. Triste rire en vérité ! On ne peut pas vivre sans humour. Mais qu'est-il arrivé à l'humour ? C'est simple : il a pris le pouvoir. Célébrés, encensés, respectés comme s'ils étaient de grands sages, les amuseurs sont au pouvoir. Le comique, cette géniale invention du cerveau humain, est devenu l'arme avec laquelle ils font feu sur tout ce qui leur déplaît sans jamais risquer d'être détrônés. Il n'y a certes pas une ligne directe allant de l'esprit Canal à la quenelle. On dira qu'il n'est pas très grave de portraiturer un DSK, alors à terre, en immonde satrape, ou de traiter Martine Aubry de « pot à tabac ». Mais si tout est permis au nom du droit sacré à rire de tout, pourquoi s'arrêterait-on à Auschwitz ? Parce que ce n'est pas drôle ? Et qui a le droit de décider de ce qui est drôle et de ce qui ne l'est pas ? Justement, eux trouvent ça drôle et d'autant plus drôle que c'est interdit.
Eh bien, fini de rire ! On n'a guère prêté attention à la mise en examen de Nicolas Bedos, accusé de racisme pour avoir employé, évidemment au second degré, l'expression « enculé de Nègre » dans une chronique de Marianne. Il ne risque pas d'être condamné (ou alors il faut émigrer fissa). Mais la peur de l'opprobre vaut bien celle du gendarme. Déjà, on se surprend à se surveiller, à craindre qu'une innocente blague soit mal comprise. Bref, à force d'ânonner qu'on pouvait rire de tout, nous sommes presque arrivés au point où nous ne pourrons bientôt rire de personne, ni des juifs – ce qui est une victoire paradoxale de l'antisémitisme –, ni de quelque groupe que ce soit.
Certes, la loi n'a pas changé, encore que l'instauration d'un délit de blasphème ne soit pas une menace fantaisiste, mais de nombreuses voix réclament que l'on s'abstienne désormais de tout propos susceptible de choquer ou de blesser. C'est, nous dit-on, la condition pour pouvoir vivre ensemble. Admettons. Mais il faudra m'expliquer à quoi sert de vivre ensemble si on ne peut plus rire de rien.
Mars 2014. Le Monde annonce le réveil de la France réactionnaire.
On n'a pas à choisir entre le parti de la nostalgie geignarde et celui de l'avenir radieux. Mais sans passé nous sommes amputés.
Les lecteurs de la bonne presse savent déjà que les Français, ou une moitié d'entre eux – la mauvaise –, sont frileux, méfiants, tentés par le racisme, l'homophobie, l'islamophobie et le Front national. Mais là, on touche le fond. Dans la dernière étude IPSOS sur les « fractures françaises », 78 % des personnes interrogées déclarent s'inspirer de plus en plus, dans leur vie, des « valeurs du passé » et 70 % pensent qu'« en France, c'était mieux avant ». Le passé ? C'est grave, vous dis-je. Les journalistes ne se sont pas donné la peine d'expliquer en quoi cet attachement massif aux « valeurs du passé » était une mauvaise nouvelle. À leurs yeux, cette « puissante nostalgie », selon l'expression navrée de la patronne du Monde, Natalie Nougayrède, ne peut être que le symptôme d'une grave pathologie, seuls le chômage ou la pauvreté excusant, à la rigueur, ceux qui en sont frappés.
On comprend que Le Monde – promptement imité, relayé et copié par une bonne partie de la profession – ait sonné le tocsin. Le 2 février, il annonçait en « une » le « réveil de la France réactionnaire », commentant curieusement une manifestation qui n'avait pas encore eu lieu (celle du 3) – ce qui permettait au passage de confondre dans le même opprobre les sinistres enragés du « Jour de colère » de la semaine précédente et les familles qui s'apprêtaient à envahir la capitale. Sur ce coup-là, les journalistes n'ont pas eu besoin d'aller sur le sacro-saint terrain pour se faire une opinion. Ils savaient d'avance.
Quelques jours plus tard, Nougayrède enfonce le clou, écrivant, dans un éditorial retentissant{18} : « Les marches contre le mariage pour tous sont le dernier avatar d'une crispation nostalgique et, au sens strict du terme, réactionnaire. » « Dernier avatar » : elle est optimiste, la consœur ! Par la suite, elle expliquera, dans la chronique du médiateur, que « l'adjectif “réactionnaire” vise à englober les aspects variés d'une mobilisation hétéroclite mais ne taxe pas chaque manifestant, pris individuellement, de réactionnaire au sens d'extrémiste ». Un réac, ça va, c'est quand il y en a beaucoup que ça pose des problèmes.
Mais le plus intéressant, c'est la définition que la directrice du Monde donne du terme infamant : « La “réaction” s'entend ici au sens de protestation contre une avancée, une réforme. C'est le refus de certaines évolutions, assorti d'une demande de retour à l'état antérieur. »
Le réac, donc, se reconnaît à ce qu'il proteste contre une « avancée ». En clair, c'est un ennemi du progrès qui voudrait, de surcroît, priver les autres des bonnes choses qu'il n'aime pas. Encore faudrait-il s'entendre sur ce qu'est le progrès. Oui mais, pour s'entendre, il faudrait discuter, et ça, il n'en est pas question. On ne parle pas avec les ploucs. Décider ce qui est bon pour le peuple, c'est l'affaire de l'avant-garde. Cette avant-garde a sa jeune garde, ses people, ses maîtres à penser et ses restaurants préférés. Certains de ses membres notoires officient dans les sphères gouvernementales, notamment Najat Vallaud-Belkacem et Vincent Peillon, ce qui leur vaut la haine farouche – et d'ailleurs détestable – d'une partie de cette « France réac » qu'eux-mêmes adorent détester. Mais avec tout le respect que l'on doit à nos ministres, ils sont surtout là pour porter la bonne parole et faire le show. Le vrai pouvoir, celui de définir et de garder l'orthodoxie, appartient aux sentinelles médiatiques et à leurs cohortes de disciples zélés, qui n'imaginent même pas que l'on puisse être « normal » et opposé à la PMA. Passer pour macho, homophobe ou ringard terrifie nombre de politiques. L'obsession de certains élus pour les âneries que peuvent écrire sur eux des journaux que pas un de leurs électeurs ne lit révèle que le rapport de force idéologique ne se joue pas à « un homme une voix ». En termes d'influence, la voix d'un journaliste influent vaut, semble-t-il, celles de millions de Français. Certains, visiblement, tiennent leurs concitoyens en si piètre considération qu'ils sont convaincus d'avoir raison précisément parce qu'ils sont minoritaires. Quant à la directrice du Monde, elle est effrayée d'apprendre que 78 % des Français se déclarent attachés aux « valeurs du passé », mais elle ne paraît pas envisager que cet attachement puisse être légitime, ni que son propre point de vue puisse être critiquable.
Inutile de chercher à fuir. Le « Parti de demain{19} » triomphe. De gré ou de force, vous entrerez dans l'avenir radieux, tel est le message qu'il martèle à coups de lois punitives, de stages citoyens et de brimades langagières destinées à nous faire perdre nos mauvaises habitudes. Ces pittoresques inventions, diffusées à jet continu sous forme de rapports et dispositifs innovants, ne laissent pas d'être hautement comiques. L'ennui, c'est que leurs promoteurs, eux, les prennent très au sérieux.
Peut-être incarnent-ils l'Histoire qu'ils font. Il n'en existe pas moins un fil conducteur entre des discours, projets et théorisations disparates qui affectent de nombreux aspects de la vie des collectivités humaines. Beaucoup de gens sentent confusément qu'on les invite à en finir avec le passé, individuel autant que collectif. D'où l'angoisse, et même la colère, qui monte des tréfonds de la société. Allons donc, vous charriez, me dira-t-on. Ce ne sont pas des politiques impuissants à agir sur le réel, ni même des procureurs médiatiques dont les sermons n'impressionnent plus que les précédents, qui vont réussir, avec leurs petits bras, à détruire les anciens cadres de l'existence. Est-ce bien sûr ? De fait, ceux qui s'activent aujourd'hui pour faire advenir un monde nouveau, libéré de toute hiérarchie et de tout conflit, sont les agents de mutations à la fois souterraines et profondes, générées par la tectonique des plaques idéologiques et anthropologiques. Cette révolution culturelle tient à la montée de l'individualisme et l'extension des droits afférente, et à leur conséquence qu'on pourrait appeler l'« horizontalisation » du monde. Il n'en demeure pas moins que, pour la première fois depuis l'écroulement des totalitarismes européens, les jeunes générations sont explicitement invitées à renier celles qui les ont précédées, tandis que les anciennes sont priées de renoncer à transmettre ce dont elles ont hérité. Or, comme le notent Marcel Gauchet, Marie-Claude Blain et Dominique Ottavi : « Il y a transmission dans les sociétés humaines parce qu'elles sont historiques et que le transfert des acquis, d'une génération à l'autre, est, pour toute société, la condition de sa survie dans le temps{20}. »
C'est dans le domaine de l'éducation que cette rupture dans la transmission a déjà produit les effets les plus manifestes. Dès lors que l'autorité, inégalitaire par nature, est tenue en suspicion et que, conformément au slogan le plus crétin qu'ait inventé l'Éducation nationale – pourtant prodigue en la matière –, l'élève doit être placé « au centre du système », il ne s'agit plus de l'aider à trouver sa place dans un monde plus vieux que lui, mais de faire comme si le monde était né avec lui. Ainsi nos trois spécialistes de l'éducation écrivent-ils : « Ce qui frappe l'observateur contemporain, c'est un retrait significatif des adultes, parents ou enseignants, de l'acte de transmission, au profit de la liberté de choix et de l'expérimentation par soi-même. Toute appartenance ou affiliation est vue comme un obstacle à la liberté et à la créativité, perçue comme un déterminisme inacceptable ou comme l'imposition d'un réseau d'obligations ou de dettes à l'égard de crimes que les nouveaux n'ont pas commis. » En somme, l'enfant ne procède plus que de lui-même. On objectera, avec Michel Serres, qu'aujourd'hui, ce sont les enfants qui apprennent à leurs parents à se mouvoir dans le monde numérique. Outre que cela revient à confondre transmission et transfert de compétences (ou de technologie), cela ne nous dit pas comment on fera vivre, à l'avenir, les auteurs du passé – qui, il est vrai, étaient odieusement sexistes.
On ne s'attardera pas sur les conséquences à long terme des changements qui s'annoncent dans la filiation, changements encore menés sous l'étendard du droit de tous à tout. Précisons que ce n'est pas l'élevage des enfants, mais leur fabrication, qui est ici en cause. L'homoparentalité fait partie depuis longtemps des possibilités concrètes de la vie ; l'homofiliation, qui s'invente simultanément dans les Parlements et dans les labos, remet en cause ce qui était peut-être le dernier universel : tout humain se savait né d'un homme et d'une femme. Les militants de la « reproduction sans sexe » destinée à suppléer les manques du « sexe sans reproduction » tiennent un discours parfaitement contradictoire puisqu'ils célèbrent cette révolution des mœurs et de la famille tout en engueulant leurs opposants sur le mode : « Qu'est-ce que ça peut vous faire, vous n'êtes pas concernés ! » En somme, le salaire de mes concitoyens me regarde, mais pas les structures élémentaires de la parenté ? Autant renoncer à vivre en société. Il ne s'agit pas d'annoncer des catastrophes dont nous ne savons rien. Mais qu'on cesse de nous raconter des bobards. Quand il y aura dans les cours de récréation des enfants que l'on dira nés de deux pères, de deux mères et d'autres issus d'un père et d'une mère, on aura changé de monde. On a le droit de se réjouir de ce changement. Est-il si condamnable ou risible de le redouter ? De toute façon, il est inéluctable, affirment ses partisans. Et sans doute ont-ils raison : tôt ou tard, les possibilités ouvertes par la science et déjà validées par les lois de certains pays se déploieront sur toute la planète.
On évoquera, pour conclure ce rapide tour d'horizon du futur, la refondation de la politique d'intégration annoncée par Jean-Marc Ayrault. Dans ce domaine aussi, nous sommes invités à nous délester du fardeau du passé, exclusivement relu à l'aune du crime esclavagiste et colonial. Il n'est plus question de tout faire pour que les derniers arrivés bénéficient pleinement de notre héritage commun, mais de répudier cet héritage pour ne pas froisser ceux que nous accueillons.
Tout cela, dira-t-on, ce ne sont que des mots et des idées plus ou moins fumeuses. Justement, les mots et les idées changent le monde, c'est même pour ça qu'on les a inventés. Et en l'occurrence, on comprend que beaucoup de gens ne soient guère enthousiastes à l'idée de voir disparaître tout ce qui conférait à leur existence une forme de continuité.
Il est certain, en tout cas, que le Parti de demain a réussi à coaliser, mobiliser, puis radicaliser un improbable Parti d'hier. Et pour l'heure, tout notre problème est là. En effet, le souci de l'héritage est une chose, l'illusion du retour au passé en est une autre. La nostalgie n'est pas une politique. Nous n'avons pas plus à choisir entre Racine et Internet qu'entre la défunte famille patriarcale d'autrefois et la famille à la carte d'aujourd'hui ou de demain. Tout au long de l'histoire humaine, nous avons été à la fois des héritiers et des pionniers. On aimerait autant que ça continue. Nos aïeux réclamaient du pain et des roses. Nous, nous voulons Racine en Pléiade et Daft Punk sur YouTube.
Avril 2014. On apprend que Nicolas Sarkozy est écouté sur ordre des juges.
Aujourd'hui, Big Brother n'est plus tant l'État-espion de ses citoyens que le juge, le voisin, le journaliste ou le conjoint.
« Il n'est point de secret que le temps ne révèle », a écrit Racine dans Britannicus. Heureux, les hommes de l'âge prénumérique ! De nos jours, il n'est point besoin de temps pour que nos secrets soient tambourinés en place publique. À l'ère de Facebook, du téléphone intelligent (c'est-à-dire espion) de la NSA et de Mediapart, rien de ce qui vous est personnel n'est étranger à votre voisin. Quand l'indiscrétion est un devoir et la délation un acte de résistance, nos conversations peuvent être écoutées, nos amours épiées, nos achats décortiqués et nos affaires étalées aux yeux de tous. Non pas que nous vivions sous le joug d'un pouvoir totalitaire : ce que notre situation a d'inédit, c'est que chacun se croit autorisé à être le gardien – ou le flic – de son frère, mais aussi son contrôleur fiscal, son directeur des impôts, son confesseur ou son conseiller conjugal. Bref, seules nos pensées sont aujourd'hui assurées de demeurer privées. Et peut-être pas pour très longtemps : des chercheurs d'Oxford, Genève et Berkeley étudient la possibilité de pirater le cerveau humain pour en extraire des informations. Au point qu'on pourra bientôt proclamer avec Flaubert : « Big Brother, c'est moi ! »
Il n'est tout de même pas anodin qu'en quelques jours, on ait appris que l'un des plus proches conseillers du Prince enregistrait clandestinement les conversations et les réunions auxquelles il assistait, que le Prince en question avait été placé sur écoute par deux magistrats, et enfin que les services secrets avaient un accès libre aux données transitant par le réseau Orange, opérateur de millions de Français pour leur accès Internet et leur courrier électronique. Autrement dit, la DGSE peut, en dehors de tout cadre légal, accéder à vos messages. La confidentialité et la sécurité, dont toutes les grandes boutiques du Web se targuent d'avoir fait leur priorité, ne sont plus que des slogans publicitaires ou des vœux pieux. Au passage, les clients d'Orange ont reçu cette semaine-là un courriel intitulé : « Orange vous écoute »...
On dira que tout cela n'est guère neuf et que, dans la Florence des Médicis, on espionnait tout aussi activement que dans la France de François Hollande. Sans doute, mais deux « détails » ont considérablement modifié la donne.
D'une part, la technologie met l'espionnage à la portée de tous : ainsi peut-on se procurer sur le Web des logiciels explicitement destinés à pirater l'ordinateur de son « partenaire », comme on dit aujourd'hui. À cela s'ajoute le pire défaut d'Internet : sa mémoire d'éléphant. Sachez-le : tout ce que vous avez dit, écrit ou fait pourra se retourner contre vous. Votre passé vous colle à la peau : c'est ce qu'on appelle l'« empreinte numérique », quoique le terme « boulet digital » conviendrait tout autant.
D'autre part, si autrefois, on se cachait pour espionner, aujourd'hui, c'est souvent un titre de gloire... et une source de profits. Le magazine Closer, qui avait révélé la liaison du chef de l'État avec Julie Gayet, a été condamné à payer 15 000 euros à l'actrice pour « atteinte à la vie privée ». Des cacahuètes, comparées aux centaines de milliers d'euros engrangés grâce aux amours présidentielles, on peut penser que la justice encourage grandement le journalisme de trou de serrure.
Au royaume de la transparence, la surveillance est reine. Surveillance volontaire, pour une grande part, quand l'exhibitionnisme rencontre le voyeurisme. Mais quoi qu'on pense de la tendance contemporaine à se montrer, elle ne rend pas moins inquiétante la revendication citoyenne d'un droit de savoir. D'autant plus que nous ne sommes pas tous égaux face au secret. D'abord, certains, par leur fonction, sont invités à se mêler des affaires des autres : on ne les appelle pas « espions » ni « concierges », mais « lanceurs d'alerte », « journalistes d'investigation »... ou « juges d'instruction ». Ensuite, ce qu'on entend cacher, ou qu'on ne veut pas montrer, ne suscite pas le même intérêt selon que l'on est puissant ou misérable. Même si, à l'aune des vertueux, personne n'est innocent.
« Si l'on n'a rien à cacher, il n'y a pas de problème à être écouté » : la formule de Benoît Hamon{21} a glacé tous ceux qui l'ont entendue. Si on voulait badiner, on lui rétorquerait que quand on n'a rien à cacher, on n'a rien à montrer. Mais quand un ministre de la République fait si peu de cas de cette grande conquête de notre civilisation qu'est le droit à la vie privée, on n'a pas tellement envie de rire. C'est que, sauf à devenir des êtres sans consistance et finalement sans existence, nous avons tous quelque chose à cacher. Placez n'importe qui sur écoute pendant des mois, vous trouverez forcément, sinon un délit pénal, du moins quelques turpitudes ou défaillances dont nul n'a envie qu'elles soient portées à la connaissance de ses contemporains. À ce compte-là, on regrettera vite le péché originel : tant qu'à subir les foudres d'un juge impitoyable, mieux vaut un Dieu transcendant qu'un « journaliste de gauche », comme disait Guy Debord{22}, ou un juge adhérent du Syndicat de la magistrature qui peut vous aligner dans un prétoire après vous avoir épinglé sur le « mur des cons ».
La proximité temporelle et les similitudes fonctionnelles ont pu donner l'illusion que l'affaire des enregistrements clandestins et celle des écoutes de Nicolas Sarkozy relevaient de la même problématique. En réalité, Patrick Buisson est un espion à l'ancienne, si tant est que le terme « espion » soit adapté : après tout, si l'ex-éminence grise s'est rendue coupable d'une grave indélicatesse – doublée d'une incroyable maladresse qui a permis à ces enregistrements de se retrouver dans la nature où ils se baladent peut-être encore –, il n'était pas, que l'on sache, caché dans un placard, mais assistait très officiellement aux réunions qu'il enregistrait. Contrairement au majordome de Liliane Bettencourt, qui laissait traîner un dictaphone pour capter des conversations auxquelles il ne prenait pas part. Cela n'excuse nullement la trahison personnelle, mais devrait inciter à relativiser son forfait.
En revanche, l'affaire des écoutes de Nicolas Sarkozy est emblématique de ce que pourrait devenir la vie humaine soumise à l'impératif de transparence : un cauchemar. À travers elle, on peut en effet observer le cœur du réacteur où s'opère la fusion de deux hubris : celle des juges et celle des journalistes.
Sur ce dossier très politique, on rappellera simplement que deux juges d'instruction enquêtent sur un éventuel financement de la campagne Sarkozy de 2007 par la Libye de Kadhafi, sur la base d'un document assez fumeux qui s'est avéré être un faux. Bien que leurs investigations ne leur aient pas permis de procéder à des mises en examen, les deux magistrats ont ordonné le placement sur écoute de l'ancien chef de l'État. La suite est connue : les conversations avec Thierry Herzog, les « bâtards de Bordeaux », les allusions à un magistrat soupçonné de vouloir entraver le cours de la justice et l'ouverture d'une nouvelle instruction pour « trafic d'influence » et... « violation du secret de l'instruction », ce qui est désopilant quand on pense que la caractéristique des affaires dites « politico-financières » est que les instructions sont menées à ciel ouvert, les pièces du dossier étant équitablement réparties entre quelques journaux. Il est bon, dira-t-on, que nul ne soit au-dessus des lois : mais justement, les lois garantissent à chaque accusé un procès équitable et contradictoire. Or, de DSK à Sarkozy, on assiste plutôt à des lynchages.
On a répété sur tous les tons que ces écoutes étaient légales – ce qui est éminemment contestable vu qu'elles ont été décidées en l'absence d'« indices sérieux et concordants » de l'existence du délit présumé. De toute façon, on n'en saura rien : l'écouté n'ayant pas été mis en examen, il ne peut pas contester la légalité de la procédure. Pratique, non ?
Il est certain qu'on n'assiste pas à des arrestations arbitraires ou à des internements d'opposants commandités en haut lieu. Les membres du gouvernement, Christiane Taubira en tête, ont pris les Français pour des buses en jurant qu'ils n'étaient au courant de rien. Que François Hollande ait reçu deux journalistes du Monde le jour même où ils révélaient l'existence des écoutes vaut, sinon aveu de complicité, brevet d'approbation. Le chef de l'État, garant des institutions et de la Constitution, ne trouve rien à redire à une violation flagrante du secret de l'instruction : décidément, le pouvoir n'est pas là où l'on croit.
En revanche, quand nos gouvernants jurent que la justice est indépendante, ils disent sans doute vrai. Mais justement, c'est cette indépendance qui fait peur. Quand deux magistrats peuvent écouter, sans rendre de comptes à personne, une personnalité politique de premier plan – et par la même occasion, tous ceux qui l'appellent –, on aimerait qu'ils soient un peu moins... indépendants. Car le résultat de cette merveilleuse indépendance, c'est qu'on nous annonce régulièrement en gros titres que Nicolas Sarkozy est cerné par les affaires, alors qu'à ce jour, les dossiers semblent plutôt vides. Difficile, dans ces conditions, de ne pas penser que les juges se sont donné une mission : trouver les casseroles judiciaires susceptibles de légitimer l'anti-sarkozysme frénétique d'une partie de la gauche et de nos plus éminents médias.
La scandaleuse publication, le 17 mars, par Mediapart, de transcriptions issues de ces écoutes n'a donc pas déclenché le moindre scandale. Au contraire, la plupart des journalistes ont applaudi et repris sans vergogne les éléments de langage fourni par le site d'Edwy Plenel. Ces écoutes laissaient penser que l'ex-président était informé par un magistrat sur l'enquête Bettencourt. Traduction, par Mediapart : Sarkozy a mis sur pied un « cabinet noir » pour tenter d'entraver la marche de la justice. À ce compte-là, tout politique ayant des relations dans la haute fonction publique, la magistrature ou la police, est suspecté de conspiration. Au fait, les journalistes de Mediapart n'auraient-ils pas, eux aussi, des amis bien placés qui leur fournissent des documents hautement confidentiels : faudrait-il parler à ce sujet de « cabinet blanc » ?
Les mines outrées et les airs offusqués des commentateurs soudainement intraitables sur la correction langagière – M'dame, il a dit « bâtard » ! – étaient un spectacle hilarant. Celui de Fabrice Arfi, de Mediapart, et de ses confrères du Monde, reçus avec la déférence due à leurs hauts faits d'armes, l'était un peu moins. Le plus grave n'est pas le contenu des écoutes mais le fait qu'elles aient été divulguées au mépris des règles fondamentales de notre droit : sans secret de l'instruction, il n'y a pas de présomption d'innocence, sans présomption d'innocence il n'y a pas de justice. Et sans justice, nos libertés sont en danger.
On se félicitera donc que Nicolas Sarkozy ne soit pas du genre à tendre la joue gauche. Le 21 mars, il répliquait dans une longue et solennelle tribune publiée par Le Figaro. « Si j'ai décidé de rompre le silence, écrivait-il, c'est parce que des principes sacrés de notre République sont foulés aux pieds avec une violence inédite et une absence de scrupule sans précédent. » Avant de lâcher sa bombe, au détour d'un paragraphe : « Aujourd'hui encore, toute personne qui me téléphone doit savoir qu'elle sera écoutée. Vous lisez bien. Ce n'est pas un extrait du merveilleux film La Vie des autres sur l'Allemagne de l'Est et les activités de la Stasi. Il s'agit de la France. » L'évocation de la sinistre police politique est-allemande a suscité, on s'en doute, une salve d'imprécations. Admettons que l'ancien président s'est montré excessif, car il s'agit encore d'une Stasi à visage humain. N'empêche : quand le gibier fait face à la meute, on applaudit.
Pour Edwy Plenel, la presse et la justice sont des contre-pouvoirs au service des citoyens. Il se réjouit de voir que les puissants tremblent devant ces arbitres autoproclamés des élégances démocratiques et morales. Sauf que l'on ne voit pas pourquoi leur furie purificatrice s'arrêterait aux puissants. Coupable ou pas, le malheureux qui se retrouve dans les griffes des vertueux a toutes les chances de voir ses secrets étalés à la « une » des journaux. Alors, j'avoue : j'ai peur de la justice et de la presse de mon pays.
Mai 2014. Alain Finkielkraut est élu à l'Académie française.
Ses ennemis ne critiquent pas Finkielkraut, ils le calomnient. Ils ne réfutent pas sa vision du monde, ils la caricaturent. Ils ne contestent pas ses idées, ils insultent sa personne. Leur défaite a comme un goût de miel.
On a gagné ! À force d'entendre quelques calomniateurs à carte de presse déverser en boucle leur fiel sur notre « Rabbi », le surnom affectueux et gentiment moqueur que nous avons donné à Alain Finkielkraut, on avait presque fini par croire que cette détestation vociférante était, sinon unanime, largement partagée. Lui aussi d'ailleurs, qui semble souvent plus atteint par la bassesse des attaques que réconforté par la chaleur des encouragements. Comme si la rage haineuse de quelques-uns pesait plus que la gratitude des milliers de lecteurs, auditeurs et élèves qui ont appris à penser par eux-mêmes avec lui, parfois contre lui. Il est vrai que beaucoup, parmi ces derniers, sont des sans-grade quand les premiers, pour la plupart, occupent d'éminentes positions. Après tout, Finkielkraut n'est pas non plus muselé – on le lui reproche assez –, il a la chance de pouvoir rendre les coups. Et il ne s'en prive pas. C'est qu'Alain Finkielkraut est un écrivain de combat. Et le combat d'aujourd'hui, ce n'est pas d'arracher le pouvoir aux puissances conservatrices, c'est de sauver ce qui peut l'être face aux saccages du pseudo-progressisme. On ne saurait trouver meilleur champ de bataille que l'Académie française.
Cependant, ce serait lui faire injure que de prétendre le soustraire à la critique et à la contestation – nos amicales engueulades en témoignent. On a parfaitement le droit de ne pas partager l'inquiétude fondamentale qui guide sa plume et sa pensée. Mais ses adversaires ne le critiquent pas, ils le calomnient ; ils ne réfutent pas sa vision du monde, ils la caricaturent ; ils ne contestent pas ses idées, ils insultent sa personne. Il est des noms qui empêchent de penser. Que « Finkielkraut » en fasse partie n'est pas le moindre paradoxe de notre temps.
Un intellectuel peut et doit accepter la contradiction, et même se nourrir d'elle. Contre le mensonge, on ne peut rien. Que répondre à une Aude Lancelin, plumitive de Marianne, qui s'autorise à décréter, à propos de L'Identité malheureuse, que « le feel good book réactionnaire de l'automne dernier était aussi un livre d'une grande faiblesse intellectuelle » ? On aimerait connaître l'œuvre qui justifie la prétention de cette péronnelle, aussi servile devant ses maîtres qu'elle est arrogante face à ceux qu'elle a érigés en ennemis. Que penser du portrait que dresse de lui l'inénarrable Aymeric Caron, l'homme qui défend la tolérance à coups d'injures et exprime son amour de l'humanité en crachant sur ses adversaires ? « L'étrangeté grandissante de ses mimiques, la traviolitude désespérante de ses bésicles, l'agitation inquiétante de ses paluches, le saccadé laborieux de son propos ou l'emportement fiévreux de son indignation lui confèrent l'aura du prêtre illuminé prédisant à ses ouailles la prochaine apocalypse. » Bizarre, tout de même, ces remarques sur le physique quand on se targue de démonter une pensée. On dirait que, contre Finkielkraut, tous les coups sont permis. Surtout les plus bas.
Sans doute accorde-t-on trop d'importance à ces petits esprits, qui ne sont même pas minoritaires mais groupusculaires. En tout cas, quand, quelques jours avant l'élection, d'éminents académiciens ont joint leur voix, courageusement anonyme, à celle des professionnels de la dénonciation, on s'est surpris à douter. Alors remercions-les tous : grâce à eux, une élection imperdable est devenue une victoire éclatante. Celle d'Alain Finkielkraut, de ses proches et amis, mais aussi celle de tous ces anonymes qui assistent en silence à la destruction de ce qu'ils aiment, à la diabolisation de ce qu'ils pensent. Notre victoire à tous. Notons enfin que, jusque dans les synagogues, on s'est réjoui de l'honneur fait à ce juif qui a pourtant choisi la voie du savoir plutôt que celle de l'étude. Ce qui lui a inspiré ce commentaire lors de notre rencontre hebdomadaire sur RCJ : « Il s'est produit à travers moi l'événement inattendu d'une double reconnaissance : la reconnaissance du désarroi identitaire d'un nombre croissant de Français, la reconnaissance aussi, parce que prononcer mon nom est difficile, de la présence juive en France. » Alors, cher « Rabbi », cher Alain et cher Maître – titre donné aux académiciens –, au nom de toute l'équipe de Causeur : Mazel tov !
Juin 2014
Hier triomphant, le « politiquement correct » est aujourd'hui minoritaire. Il n'en reste pas moins hégémonique.
Le « politiquement correct », c'est comme le pudding{23} : la preuve de son existence, c'est qu'on en mange tous les jours – et même jusqu'à l'indigestion. Curieux, quand on y pense, vu que nul ou presque ne reconnaît aimer ça. En effet, le terme appartient désormais au répertoire des noms d'oiseaux que l'on s'envoie à la figure dans le débat public. Il y a un quasi consensus pour le dénoncer et personne pour le revendiquer, des légions de victimes et pas l'ombre d'un coupable. Bref, le politiquement correct est dans toutes les têtes. Surtout dans celles des autres.
C'est que si le mot est omniprésent, chacun a sa petite idée sur la chose. À ce compte-là, on se dit qu'on ferait mieux d'abandonner cette catégorie devenue inopérante à force d'être accommodée à toutes les sauces. Si on ne sait plus qui, de Pascale Clarke ou de Natacha Polony, d'Edwy Plenel ou d'Éric Zemmour, des Inrocks ou de Causeur, incarne le politiquement correct, c'est que ce terme n'a plus de sens. Un destin presque naturel pour une entreprise idéologique qui prétendait transformer le réel en régnant sur les esprits, donc en régentant le langage. Quand « mal nommer les choses ajoute aux malheurs du monde », il devait suffire de bien les nommer pour lui apporter le bonheur. Sauf qu'il y a erreur sur la nature du « bien » dont il est question. Là où Camus parlait de vérité, les apôtres du politiquement correct convoquent la bienséance et tentent de nous obliger à voir le réel tel qu'il devrait être, ou tel qu'ils croient qu'il devrait être. Au lieu de s'efforcer de bien penser, ils ont inventé la bien-pensance. Moyennant quoi, ils n'ont pas fait le bonheur du monde mais nous ont pourri la vie.
Vous me direz qu'il faut choisir. Si le politiquement correct n'existe pas, il est absurde de le dénoncer. Pour sortir de cette impasse, une clarification s'impose.
Né dans les universités américaines dans les années 1970, le politiquement correct est devenu le code culturel des classes urbaines mondialisées avant de s'imposer à tous sous la forme d'une pensée obligatoire et, pour finir, d'une politique. Comment peut-on être contre le mariage gay ? Comment peut-on être eurosceptique ? Comment peut-on souhaiter le retour des frontières ? Comment peut-on être de droite ? Dans son dernier avatar, le politiquement correct n'a pas grand-chose d'autre à offrir que le viatique progressiste résumé en quelques slogans : « L'immigration est une chance pour la France », « L'Europe est notre avenir », « La femme est l'avenir de l'homme ». Il se pâme devant la saucisse à barbe Conchita Wurst et s'étrangle face à la Manif pour tous. Il aime son prochain mais méprise volontiers son voisin. Il adore la différence mais abhorre la divergence.
En se diffusant, le politiquement correct a donc perdu en précision, au point de devenir un vague synonyme de « conformisme », de « bien-pensance », voire simplement de « gauche ». Or, justement, la gauche est, intellectuellement sinon politiquement, en voie d'épuisement. Il serait absurde de nier qu'il existe un conformisme de l'anticonformisme ou, pour le dire autrement, une doxa conservatrice qui s'oppose à la doxa progressiste. Les uns se croient subversifs parce qu'ils épousent une personne de leur sexe, les autres parce qu'ils se marient à l'église. Le monde fantasmatique des premiers est peuplé de réactionnaires et de suppôts de l'ordre moral, celui des autres est livré aux syndicats gauchistes et aux enseignants bolcheviques qui incitent les enfants à la débauche. Et comme toujours, la première victime de cette guerre des récits, c'est la vérité.
C'est bien la preuve, dira-t-on, que le politiquement correct a changé de camp. De fait réfugiée dans ses bastions médiatiques, très loin du pays réel, la gauche culturelle enrage. C'est d'abord avec stupeur, puis avec dégoût, qu'elle a assisté à la montée en puissance de ses adversaires. Non contents d'exister, ce qui était déjà gonflé, ces malfaisants osaient marcher sur leurs plates-bandes médiatiques – sur la pointe des pieds, certes, mais c'était déjà trop. Pour un Zemmour ou une Polony autorisés (comme votre servante) à exprimer une opinion inconvenante, combien de centaines d'éditorialistes convenables et surtout, combien de soutiers anonymes qui, sans même en être conscients, distillent une vérité officielle qu'il ne leur viendrait même pas à l'idée de contester ?
C'est alors qu'est née l'idée de retourner à l'envoyeur cette arme de guerre sémantique : le politiquement correct, c'est vous !
Tout doux bijoux ! La manœuvre, fort habile cache une entourloupe. De fait, hier triomphant, le politiquement correct est aujourd'hui minoritaire, ce qui lui permet de se parer de l'habit flatteur de la résistance. Il n'en reste pas moins hégémonique. Maître des lieux où se fabrique l'opinion – les médias et, dans une moindre mesure, l'Université –, il exerce une vigilance féroce sur le langage et la pensée de ses contemporains. De ce point de vue, Aymeric Caron, chroniqueur gauche de Laurent Ruquier durant deux saisons et auteur d'un livre intitulé Incorrect, est un cas d'école, le mètre-étalon de la rien-pensance.
Il serait cruel de lui disputer le macaron de la rébellion auquel il semble tant tenir.
Cette bataille de chiffonniers pour décrocher la médaille de l'incorrection est aussi comique que dérisoire. Mais elle révèle un antagonisme profond, peut-être irréductible. On peut avoir des désaccords, c'est le sel de l'existence. On peut se détester. Mais quand on ne parle pas le même langage on ne vit plus dans le même monde. On ne saurait s'y résoudre. Nous n'avons pas d'autre choix que de retrouver, littéralement, un sens commun.
Juillet 2014
À défaut de comprendre ce que sont les Français et ce qu'ils veulent, le pouvoir central est toujours plus intrusif, toujours plus prompt à leur dicter ce qu'il faut penser et ce qu'ils doivent aimer. On dirait que Paris n'est plus en France.
Gamine, je croyais que, dans tous les villages de France, il y avait une pancarte indiquant la direction de Paris. Ce repère partagé par tous, ce lien qui m'unissait à des gens que je n'appelais pas encore mes concitoyens, me paraissait être des plus ingénieux. Alors, c'est pas pour me vanter, comme dirait l'ami Basile, mais j'avais peut-être inventé une astucieuse métaphore de ce qu'est un pays : un territoire mental dont les habitants ne peuvent pas se perdre parce qu'ils savent tous où se trouve son centre névralgique. Bien sûr, le mot « métaphore » m'était aussi inconnu que la notion d'État jacobin. J'ignorais que, derrière la façade, encore impressionnante, les fondations de notre édifice régalien se lézardaient. Je n'avais pas entendu parler des contestataires chevelus qui réclamaient de « vivre et travailler au pays », ni lu le livre de Jean-François Gravier, Paris et le désert français, publié en 1947, resté un classique pendant trente ans malgré la jeunesse maurassienne de son auteur : « Dans tous les domaines, écrivait-il, l'agglomération parisienne s'est comportée depuis 1850, non pas comme une métropole vivifiant son arrière-pays, mais comme un groupe “monopoleur” » dévorant la substance nationale. » En ce temps-là, on pouvait trouver tous les défauts de la terre aux Parisiens, crever les pneus de leurs autos, brocarder leur arrogance et se moquer de leur accent – ou de leur absence supposée d'accent. N'empêche, Paris, c'était l'affaire de tous. La terre promise de tous les Rastignac du pays, la scène où se jouait la comédie du pouvoir. « L'État, c'est moi », disait-on. Et Paris, c'était la France.
Par la grâce du TGV, la capitale est désormais à quelques heures des principales villes de France. Mais que l'on vive à Lyon ou à Aurillac, jamais elle n'a paru aussi lointaine. La périphérie ne cherche plus à disputer son pouvoir au centre, ni même à l'encercler, conformément aux enseignements du président Mao. Elle se contente de lui tourner le dos, comme si elle avait déjà décidé qu'il n'y a plus de centre. La France n'est pas en guerre contre Paris : elle a décidé de vivre sa vie sans Paris. Ainsi peut-on gager qu'une majorité des élus qui seront sommés de choisir entre un siège de député et un mandat local opteront en masse pour le second. Beaucoup, à commencer par les barons du PS qui se tiennent prudemment à l'écart des péripéties parisiennes de leur parti, savent depuis longtemps que, pour faire carrière, mieux vaut éviter soigneusement la capitale.
On l'aura compris : il n'est pas question ici de la ville dans laquelle des millions de Français ont des copains et des cousins, des souvenirs et des fantasmes, mais du siège de l'État et du pouvoir, du lieu où se fabriquent les modes et les élites, bref du Paris symbolique – et symboliquement, il n'est pas innocent que le commun des Français n'ait pas les moyens de s'y loger. Peu importe que cet État répare les routes, assiste les indigents et fasse encore marcher les trains, les hôpitaux et les écoles certes, pas très bien, mais pas plus mal que ne le ferait une multinationale. Pour beaucoup de gens, il est tout juste bon à persécuter d'honnêtes travailleurs à coups de retrait de points de permis, de règles illisibles ou absurdes, de fiscalité mouvante, le tout ayant un rapport fort lointain avec la réalité qu'on prétend changer.
Or, en plus de cette vieille propension à l'abstraction, qui le pousse à intervenir dans la vie de ses sujets en dépit du bon sens, il se mêle de leur dicter ce qu'il faut penser et ce qu'ils doivent aimer. Et ça, ça ne passe décidément pas. Sur le plan économique, la France, ou plutôt ses régions les plus prospères, avait déjà largement affirmé leur indépendance par rapport à Paris. Le divorce est désormais culturel. On ne parle plus le même langage. La Manif pour tous a d'abord été cela : une révolte contre la prétention d'une élite perçue comme parisienne, branchée et totalement déconnectée du réel, à imposer ses façons de voir et de vivre à tout le pays. Il y avait évidemment des adversaires du mariage gay à Paris et des partisans en province puisque, répétons-le, il est ici question d'un Paris métaphorique, lequel cependant recoupe en partie le Paris géographique. L'insularité culturelle de la capitale se manifeste notamment par sa résistance au vote frontiste. Le parti de Marine Le Pen a beau y envoyer des candidats présentables susceptibles d'amadouer le bobo, il plafonne à moins de 5 % des voix, alors qu'il progresse même dans les centres-villes bourgeois de nos régions. Ces exceptions parisiennes nourrissent l'aimable conte d'une France homophobe, raciste et passéiste, à laquelle le Paris des élites progressistes et minoritaires résiste héroïquement. Autant dire que ce Paris-là n'est plus tout à fait la France.
Le psychodrame de la réforme territoriale – qui ne fait que commencer – a révélé que, dans nos belles provinces, on n'était guère soucieux de se battre pour la survie du royaume. L'ambiance est plutôt à la foire d'empoigne qu'à l'harmonieuse solidarité, chacun espérant tirer le meilleur jeu de la redistribution des cartes qui s'annonce. Dans cette perspective, des alliances inédites se nouent entre les élites locales et les activistes de l'identité, comme en Bretagne avec les Bonnets rouges. Ailleurs, on brandit le drapeau européen, tout en communiant dans l'exaltation du passé, réel ou mythologique, de son douar d'origine.
Est-ce ainsi que les pays meurent ? Ce qui meurt, c'est au minimum l'État à l'ancienne, la puissance tutélaire qui assurait la diffusion du progrès dans les coins les plus reculés du royaume et attirait à son service les meilleurs de ses enfants. Pleurer sur la splendeur passée de l'État-bâtisseur, de Versailles à Airbus, ne nous avancera guère. Il paraît que notre futur sera pavé de réseaux, d'interactions, de synergies et de crèches bio. Dans ce monde connecté, on sera breton et citoyen du monde, on ne parlera plus de « pays » mais de « territoires », ou peut-être de « zones de mobilité permanente ». Reste à savoir ce qu'il adviendra de ceux qui vivent à l'écart des usines et des autoroutes numériques. Les propagandistes de l'Europe des régions vantent le dynamisme de la Catalogne ou de la Bavière. La France n'est ni l'Espagne ni l'Allemagne, mais un vieux pays dans lequel l'État a précédé et construit la nation. Comme le montrent Todd et Lebras dans L'Invention de la France, sa diversité anthropologique s'est révélée soluble dans une unité administrative pensée de façon quasi scientifique. Le modèle jacobin a d'ailleurs remporté une victoire paradoxale car, à bien des égards, les pouvoirs issus de la décentralisation se contentent de le reproduire à l'échelle locale, comme si la solution à la crise française passait par l'émergence de multiples petites France. Sauf que dans ce schéma, Strasbourg refusera bientôt de payer pour Marseille. Ce qui était vrai hier a de fortes chances de l'être encore : sans un État aussi unique que le Dieu de la Bible, point de France.
Alors, il paraît que le mythe jacobin a vécu et qu'il nous faudrait faire notre deuil de la République une et indivisible. Mais en dépit de l'affichage exubérant des patriotismes locaux, le message que les gouvernés adressent avec constance à leurs gouvernants, c'est qu'ils veulent rester un seul peuple. Il n'y a qu'un Parisien pour croire que la France devrait disparaître.
Septembre 2014. Guerre entre Israël et le Hamas (« Bordure protectrice », 8 juillet-26 août 2014).
Pas facile de vivre en France en plein conflit israélo-palestinien. On voit des commerces juifs qui brûlent à Sarcelles, puis des éditorialistes qui trouvent des excuses aux incendiaires, puis des amis juifs qui vous disent que tous les défenseurs de la cause palestinienne sont antisémites. Lassée par le fanatisme des uns et le manichéisme des autres, je suis allée voir en Israël si j'y étais.
Finalement, c'est mon copain Karim qui m'a décidée à aller faire un tour en Israël. Juillet tirait à sa fin, je rentrais d'une semaine de vraies vacances : loin de Gaza, d'Israël et de Paris. Après quelques jours d'intense activité sportive sans m'empailler avec qui que ce soit sur les Juifs et les Arabes, j'étais pleine de bleus et de bons sentiments. Et voilà que Karim, que je retrouve au café du coin, me cueille sur le mode narquois : « Tu arrives de Tel-Aviv ? »
Devant lui, traîne un numéro du Monde datant de quelques jours. « La génération #Gaza se mobilise », proclame la une, avec la photo d'une jolie blonde à la joue délicatement ornée d'un drapeau palestinien.
Mon altercation avec Karim, deux semaines plus tôt, m'était sortie de la tête. C'était le samedi 19 juillet en fin d'après-midi. La première manifestation pour Gaza interdite par la Préfecture avait bien eu lieu, dégénérant en scènes d'émeutes à Barbès et à l'est de Paris. Des blondes, et des filles en général, il n'y en avait pas beaucoup. De la délicatesse non plus. Le dress code devait plutôt préciser « keffieh, cagoule et cuir ». De la Bastille à l'Hôtel de Ville, le centre de la capitale était quadrillé de CRS épuisés par des heures de combats de rue. Un vague parfum de lacrymo persistait par endroits. Trois racailles de petit calibre m'ayant reconnue m'avaient aimablement apostrophée : « Lévy, sale feuj, rentre dans ton pays ! » Comprenant qu'ils parlaient d'Israël, j'avais tenté d'attirer leur attention sur leurs contradictions :
« Bande d'andouilles, je croyais que ce n'était pas mon pays... » Et voilà que Karim, à qui j'avais relaté l'incident, n'avait pas trouvé d'autre réponse que : « Oui, mais aussi pourquoi interdire cette manifestation ? C'est ça qui crée les violences... – Peut-être qu'il ne fallait pas l'interdire, avais-je rétorqué, mais tout de même, la semaine dernière, ils ont attaqué des synagogues. – C'est faux ! C'est des rumeurs ! Tu n'as aucune preuve ! » Il faut dire que Karim, c'est mon musulman modèle à moi, celui que j'oppose à mes petits camarades quand ils sont tentés d'amalgamer-stigmatiser-globaliser, bref, de décréter l'incompatibilité radicale de l'islam et de la République.
« Et Karim, qu'est-ce que tu en fais ! » Or, mon Karim n'était pas loin de me faire le coup du complot juif.
« Tu arrives de Tel-Aviv ? » La réponse fuse : « Non, mais j'y vais. J'entendrai peut-être moins d'âneries qu'ici. » À vrai dire, rien n'est moins sûr. Mais après tant de conneries « propal » – c'est-à-dire parfois antisémites –, entendre des conneries cachères me réconciliera peut-être avec la France. Ici, sous le mauvais prétexte de rétablir l'équilibre, je finirai par opposer une propagande à une autre : d'un côté des soldats cruels assassinant des enfants sans défense, de l'autre un petit pays luttant pour sa survie face à des terroristes fanatiques. On ne va pas prendre la tête du téléspectateur en expliquant que les premiers responsables de la mort des enfants ne sont pas ceux que l'on voit ni que les terroristes qui ne sont pas seulement cela ont quelque chose à voir avec la politique du pays. La nuance, il y a des maisons pour ça. Pour autant, je refuse de renvoyer tout le monde dos à dos. Ai-je tort ? Suis-je coupable de « soutien inconditionnel », c'est-à-dire aveugle, c'est-à-dire bête, voire en train de devenir l'un de ces Israéliens imaginaires qui agacent Daoud Boughezala ? Certains mots me font perdre mon légendaire sang-froid. Le jour où une effroyable bavure israélienne tue dix personnes dans un bâtiment de l'ONU, on parle de « carnage », de « tuerie ». Quel mot, alors, pour les dizaines de milliers de Syriens, de Congolais, d'Irakiens tués ? Vous n'avez pas honte d'établir une comptabilité des victimes ?, s'étranglent mes contradicteurs, si pleins de leur propre émotion qu'ils ne voient pas à quel point elle est sélective{24}.
« Gaza : silence on assassine », annonce je ne sais quelle gazette. Assassiner, ça veut dire tuer avec préméditation, non ? Des juifs qui assassinent des enfants – pour fabriquer les matzots{25} ?
Branchés sur I 24, la nouvelle chaîne israélienne tout-info en français, les juifs de France sont en effervescence – je sais, « les juifs », ça ne veut rien dire, mais on se comprend{26}. Depuis Sarcelles, la moindre rumeur d'agression, qui souvent se révèle infondée, met la judéosphère en émoi. D'accord, il ne faut pas exagérer, ni jouer avec les réminiscences historiques, mais, tout de même, c'est la troisième ou la quatrième fois que, « pour la première fois depuis 1940 », on a braillé des slogans antijuifs dans les rues de Paris. Et maintenant, après le saccage d'un magasin juif le 20 juillet, les journaux racontent à longueur de reportages que Sarcelles est un merveilleux laboratoire du vivre-ensemble. Mon ado de nièce n'a pas dû avoir de chance : venue assister à un office à la mémoire de son grand-père dans une synagogue sarcelloise, elle est sortie jacasser et faire quelques pas avec une amie. En quelques minutes, elles ont été encerclées par une bande de cailleras femelles qui leur ont fait savoir tout le mal qu'elles pensaient des juifs tueurs de Palestiniens. Imperturbables, mes camarades de café du commerce médiatique répètent que l'antisémitisme et l'intégrisme sont des épiphénomènes groupusculaires qui n'ont rien à voir avec l'islam. Avec l'islam comme théologie, je veux bien l'admettre, mais peut-on nier qu'ils ont partie liée avec l'islam concret ? Peu importe, comme le dit plaisamment Marc Cohen, le vrai problème de la France, c'est l'amalgamisme.
Alors, bien sûr, les juifs se sentent abandonnés, sinon persécutés – se sentir persécuté n'est-il pas une spécialité juive ? Tout à leurs malheurs, ils sont bien incapables de comprendre que nombre de leurs compatriotes en ont simplement marre d'être convoqués dans un conflit qui ne les concerne pas. Certains paniquent, verrouillent leur profil Facebook ou même changent leur nom de peur d'être « repérés » – par qui ? D'autres, surtout les jeunes, virent « ultrasionistes », terme qui m'est soufflé par l'ami Guillaume Erner, et font la guerre par procuration, maniant sans discernement excessif les « éléments de langage » favoris des faucons israéliens : « les Arabes ne comprennent que la force », « ils n'accepteront jamais Israël ». Il faut admettre que, sur le deuxième point, ils ne manquent pas d'arguments. En attendant, beaucoup se réfugient dans l'entre-soi, sans réaliser que, de Français de confession ou de culture juive, ils sont en train de devenir des Juifs de nationalité française. « Nous n'avons plus rien à faire ici », affirment les plus radicaux – ou les plus angoissés. D'habitude, je m'énerve contre cette propension à en rajouter, voire à crier avant d'avoir mal. Il n'y a pas que les « goys » que le mot « Israël » empêche de penser. Mais pour la première fois, je me demande s'ils ne finiront pas par avoir raison. Je ne veux pas être enrôlée. Un changement d'air s'impose.
Un reportage en Israël pour échapper à la parano juive ? Personne ne peut comprendre ça mieux que Gil Mihaely – ça tombe bien, c'est lui qui donne le feu vert{27}. Depuis un mois, il vit en stéréo, entre ses deux pays. Gil n'est pas un patriote aveugle – et encore moins un « fana-mili ». Mais le décalage grandissant entre ce qui se passe là-bas et ce qui se dit ici le consterne. Paradoxalement, c'est d'abord pour la France qu'il souffre, pas à cause des réactions pavloviennes que provoque le mot « Israël », ça il est habitué ; ce qui lui fait mal, à lui qui aime dévoiler les enjeux, comprendre ce qui se joue derrière les caméras, c'est moins l'hostilité que la bêtise : le simplisme débité en tranches, le compassionnalisme écervelé, le manichéisme militant – bref, la réduction médiatique d'un conflit pour le moins complexe à une guerre de bande dessinée. Le 17 juillet, alors que les blindés israéliens franchissaient la frontière de Gaza, il a entendu l'une des beautés qui officient sur les chaînes info en été affirmer péremptoirement : « Les Israéliens profitent du crash du Boeing de la Malaysia Airlines pour lancer l'offensive terrestre... » Eh, les gars, personne ne regarde, on y va !
C'est ainsi que, le 7 août à 5 heures du matin, j'atterris à l'aéroport Ben-Gourion. Ce n'est pas la cohue estivale habituelle avec son lot d'invectives et de glapissements enfantins, mais, après quelques jours d'accalmie sur le front militaire, les avions sont à nouveau pleins. Dans la file d'attente devant le contrôle des passeports, le seul rappel de la guerre ce sont les jeunes Français qui parlent fort et semblent croire qu'ils viennent rejoindre les Brigades internationales.
Mon hôtel, situé au cœur du boboland de Tel-Aviv, dans le quartier Bauhaus où de nombreux immeubles sont en cours de rénovation à prix d'or, est le comble du chic branché : bibliothèque dans les chambres et carte des vins interminable. À partir de 13 heures, des gens de la presse, de la pub et de la mode font du coude à coude dans le lobby pour dénicher une table. Comme souvent ici, quand une guerre s'arrête, on dirait qu'elle n'a jamais eu lieu. Pourtant, si les alertes ont pratiquement cessé à Tel-Aviv, l'opération Bordure protectrice n'est pas finie. Alors que chacun ici a un ami, un amant, un frère ou un fils engagé dans le conflit, la guerre continue d'occuper, sinon les conversations, du moins les esprits.
C'est dans ce brouhaha très parisien que je déjeune avec un homme d'affaires franco-israélien et l'avocat parisien Gilles-William Goldnadel, fervent supporteur d'Israël que sa vision politique situe dans l'héritage de Jabotinsky (pour aller vite, du sionisme « de droite »). Ils enragent à propos de la couverture du conflit par les médias français en général et du texte farouchement anti-israélien que Dominique de Villepin a publié dans Le Figaro en particulier. Face aux certitudes de mes commensaux, je joue les avocats du diable, pas du Hamas ni de Villepin, il ne faut pas pousser, mais des critiques raisonnables d'Israël. Goldnadel impute mes doutes à un reste de surmoi de gauche : « Sur Israël, tu n'as pas encore fait ta révolution copernicienne », me lance-t-il avec un sourire affectueux. Il faudrait en informer tous ceux qui, à Paris, me dénoncent comme suppôt de Netanyahou...
À Tel-Aviv, mes deux grands amis – en fait quatre avec leurs dames – sont, à mon humble avis, deux des esprits les plus subtils du pays. Tous deux historiens, tous deux ultra-laïques, ce n'est peut-être pas un hasard si leurs recherches ont quelque chose à voir avec la religion – le christianisme des origines pour Aviad Kleinberg, les guerres de religion en Europe pour Élie Barnavi. Tous deux sont « de gauche », ce qui ici signifie qu'ils sont favorables à une paix négociée avec les Palestiniens, mais ont renoncé à la politique active. Du reste, comme le souligne Kleinberg, « la gauche n'existe plus ». Tous deux pensent néanmoins que la confrontation avec le Hamas était inévitable tout en déplorant la montée aux extrêmes : « Il est absurde d'accuser Israël de tuer délibérément des civils, ajoute Kleinberg, mais nous ne faisons pas assez d'efforts pour en tuer le moins possible. » Tous deux, enfin, critiquent vertement l'immobilisme de Netanyahou. « Cette guerre juste est le fruit d'une politique injuste, résume Kleinberg. De plus, avec Bibi, c'est toujours la même rhétorique belliciste : la gauche est prête à brader la sécurité d'Israël et on est toujours à une marche d'Auschwitz. Au lieu d'analyser le problème froidement, il brandit tout de suite une menace existentielle. Le Hamas n'est certes pas un ennemi classique, mais il ne menace pas l'existence d'Israël. » Seulement la majorité des Israéliens pense le contraire, en particulier depuis la découverte des tunnels creusés entre Gaza et Israël. Celle-ci a suscité une psychose compréhensible parmi les habitants des kibboutz frontaliers de l'enclave qui ont l'impression qu'un commando terroriste peut, à chaque instant, débouler dans leur cuisine. Autant dire que l'ambiance n'est guère propice à l'autocritique. « La responsabilité de ce qui se passe repose largement sur nos épaules, analyse pourtant Barnavi. Lorsque nous avons évacué Gaza, nous avons donné aux extrémistes par la force ce que nous avions refusé de céder aux modérés par la négociation. Et maintenant que nous avons ces extrémistes en face de nous, Netanyahou pense qu'il n'y a pas de solution. » Comme beaucoup d'Israéliens, comme ma cousine, évacuée de Gaza en 2008, qui a beau jeu d'affirmer que la réponse à ce sacrifice a été la pluie de roquettes qui, à intervalles réguliers, s'abattent sur les villes israéliennes.
En sillonnant les routes avec Moti, je prends la mesure du patriotisme ambiant au nombre de drapeaux et d'autocollants qui ornent les voitures et à celui de banderoles et de graffitis géants qui encouragent la glorieuse armée d'Israël – « Électricité d'Israël soutient Tsahal », « Hadera salue les soldats d'Israël ». Les petits malins ajoutent, sous leurs bons vœux, le numéro de leur entreprise – l'amour du pays n'exclut pas le sens des affaires. Moti, qui fait le taxi après avoir roulé sa bosse, gagné et perdu plusieurs fortunes, est résolument à gauche, voire à l'extrême gauche. Ces proclamations ne lui arrachent que sarcasmes. Quant à moi, je suis partagée : venant d'un pays où le sentiment national n'est toléré que pendant les compétitions de football je ne peux me défendre d'un certain attendrissement. En même temps, l'unanimisme cocardier est toujours pesant.
Certes, on imagine mal des Israéliens célébrer bruyamment la mort de civils palestiniens – et ceux qui le font sont largement condamnés. La cacophonie n'est pas le moindre charme d'un pays où Juifs et Arabes, religieux et laïques, extrême gauche antisioniste et extrême droite ultrasioniste sont bien obligés de cohabiter. Et le débat sur la guerre qui fait rage dans les médias prouve que la société reste fondamentalement tolérante. Reste qu'elle l'est de moins en moins et que, beaucoup de gens, s'ils ne se réjouissent pas de la mort d'enfants, s'en émeuvent plutôt modérément. « Ce n'est pas le racisme qui progresse, mais la tolérance à la violence, remarque Kleinberg. De plus en plus de gens croient à une solution militaire » – ici, on appelle ça la tendance « Let's kill them all ».
Au début de la guerre, Barnavi et son épouse Kirsten ont assisté à une manifestation de Breaking the silence, une association de vétérans hostile à l'occupation, fondée en 2004, qui publie des témoignages de soldats sur les injustices, fautes et peut-être crimes qu'ils sont amenés à commettre. À la sortie, quelques centaines de braillards d'extrême droite, visiblement venus pour en découdre, attendaient le public et les organisateurs, qui ont dû quitter les lieux sous haute protection policière.
Kippa vissée sur le crâne, issu d'une famille plutôt à droite, Yehuda Shaul, le fondateur de Breaking the silence, a servi deux ans en Cisjordanie. Il en est sorti convaincu que le prix moral de l'occupation était trop lourd et décidé à informer ses concitoyens de ce que l'on commet en leur nom. Par exemple, un jour, alors qu'il était stationné à Hébron, l'ordre est tombé : il faut faire respecter le couvre-feu. Shaul a protesté, expliqué qu'une famille musulmane était en train de célébrer un enterrement. Rien n'y a fait, il a dû disperser l'enterrement. « C'est ça que vous faites, là-bas ? », lui a lancé son père lors de l'exposition inaugurale de Breaking the silence. « Non, papa, on a aussi gâché des mariages », a-t-il répondu. Lui non plus ne croit pas qu'à Gaza tout soit fait pour épargner des vies humaines : « Une grande partie des morts gazaouis sont victimes de la doctrine selon laquelle la vie de nos soldats passe avant celle des civils du camp ennemi. » Peu lui chaut que ce genre de propos lui vaille d'être accusé d'agir contre les intérêts de son pays : « Nous n'appelons nullement à l'insoumission. De toute façon, ce n'est pas Tsahal le problème, c'est l'occupation. »
Benjamin Goldnadel, fils de son père, n'en démord pas : ces gens de Breaking the silence sont des traîtres, point. Benjamin a fait son alyah{28} il y a neuf ans. Pas à cause de l'antisémitisme, mais parce que, pour lui, la place des juifs est en Israël. Il assure n'éprouver aucun sentiment raciste à l'égard des Arabes, mais confesse volontiers une véritable détestation idéologique pour l'islam, « comme beaucoup de mes amis à Paris ». Après son service militaire, accompli, précise-t-il, en « Judée-Samarie », nom hébreu de la Cisjordanie utilisé par les religieux, les habitants des colonies et la droite sécuritaire en général, cet ancien avocat est entré dans la police. Il travaille à Holon, banlieue populaire de Tel-Aviv, dans l'équivalent de la BAC et passe une bonne partie de son temps libre à s'activer sur Internet et les réseaux sociaux pour « tenter de rééquilibrer l'information » : « Mais on dirait que nos arguments tournent à vide parce qu'il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Tout le monde se fiche que le Hamas utilise des boucliers humains. » Adepte assumé de la manière forte, Benjamin est assez représentatif de l'immigration française récente, qui retrouve ici une forme d'appartenance, et même de fierté, collective, qui se délite en France. Plutôt réaliste cependant, il accepterait sans enthousiasme un État palestinien démilitarisé, mais il ne croit pas que les Palestiniens aspirent à la paix : « Ils rêvent moins de créer la Palestine que de détruire Israël. » Des Palestiniens, Benjamin n'en a croisé que quand il portait l'uniforme, ce qui ne prédispose guère au dialogue. Finalement, tout ce qu'il connaît d'eux, ce sont les roquettes tirées pour le tuer lui et les siens. Alors il se dit que « c'est eux ou nous ».
Moshé, lui, ne se résout pas à cette alternative. Cadre dans une institution financière dans le civil, parfaitement trilingue, ce commandant de réserve dans les services spéciaux rentre de quatre semaines à Gaza. Il me rappelle à plusieurs reprises que les dossiers qui se sont accumulés l'attendent. Depuis la guerre du Liban de 2006, il a participé à toutes les confrontations armées d'Israël. Il se dit proche d'un des grands partis sionistes – dont on suppose qu'il s'agit du Likoud –, mais fier d'être citoyen d'un pays où les opinions les plus farfelues et les plus hostiles à la politique du gouvernement peuvent s'exprimer. Moshe n'a rien d'un jusqu'au-boutiste : « Mon père a été parachutiste, je suis parachutiste, croyez-vous que je tienne à ce que mon fils le soit ? J'ai une vraie volonté de réconciliation et de connaissance de l'autre. Et je sais qu'Israël a commis des erreurs. Mais comment voulez-vous que l'on fasse la paix avec des gens qui nient notre droit à l'autodétermination et glorifient les martyrs ? Un Israélien qui part à la guerre veut protéger sa famille, ses amis, son existence, pas détruire l'ennemi. » Irrité lui aussi par la presse française, il cite Ben Gourion : « Peu importe ce que disent les gens, ce qui compte, c'est ce que nous faisons. » Mais il a été très déçu que la France insiste pour inviter le Qatar et la Turquie à la table des négociations. Quant à la conduite des opérations militaires, Moshé est formel : « Nous avons mené une guerre propre. » Il évoque les boucliers humains, des roquettes tirées sur un convoi humanitaire, des opposants muselés ou exécutés. « Connaissez-vous un autre pays qui soigne les enfants blessés par ses soldats ? Connaissez-vous une autre armée qui divulgue à l'avance ses plans de bataille pour épargner des civils ? » Reste qu'une fois les populations prévenues d'une offensive, les tirs d'artillerie n'ont rien de chirurgical. Il assure en revanche que, lors des opérations spéciales, les directives sont très claires : faire tout ce qui est possible pour s'assurer que les cibles sont des combattants. « Si nous avions suivi la même tactique que les Américains en Afghanistan, il y aurait eu 2 000 à 3 000 fois plus de victimes », avance Moshé. Sur le point de se lever, il répète, comme pour s'en convaincre, qu'il croit à la paix par l'éducation : « En 1967, l'un des premiers actes de l'administration militaire israélienne a été de créer sept universités en Cisjordanie et à Gaza. Et, aujourd'hui, on y enseigne la haine d'Israël et du juif. »
La paix, ou au moins la pacification par l'éducation, c'est un peu la vie des Arabes israéliens. Oudeh Bisharrah est écrivain et chroniqueur à Haaretz. En 1948, ses parents ont été expulsés de leur village, mais – par chance ? – ils sont restés de ce côté de la frontière. « La première génération des Palestiniens d'Israël voulait seulement rester sur sa terre. Moi, je ne peux pas reprendre la terre de mes ancêtres, explique Odeh, mais je veux l'égalité des droits. » Situé entre la Nazareth arabe, musulmane et chrétienne, et Nazareth Illit, la ville juive, le centre commercial où il nous a donné rendez-vous est en quelque sorte le terrain neutre où se rencontrent les habitants de toutes confessions, ce qui, ajouté à la présence des mêmes enseignes que partout ailleurs, confère au lieu une étrange atmosphère de normalité. Nul ne s'étonne que le propriétaire du restaurant soit arabe et la serveuse juive...
Membre du Hadash, le PC israélien, essentiellement arabe, Bisharrah n'a jamais cherché à être élu à la Knesseth : « Dans l'atmosphère nationaliste juive un peu étouffante, les députés arabes ne peuvent rien faire pour favoriser un règlement. Même leurs collègues de gauche ont peur de s'afficher avec eux, de peur d'être perçus comme traîtres. » Et, à l'extrême droite, Naftali Bennet n'hésite pas à désigner tous ses concitoyens arabes comme des ennemis. Comme tous les Arabes d'Israël, Bisharrah est écartelé entre son pays et son peuple, entre le présent concret et le futur rêvé : « Que voulez-vous que nous pensions quand nos frères, nos cousins, sont massacrés à Gaza ? Je suis opposé au Hamas, que je trouve moyenâgeux, mais même si le diable était Premier ministre là-bas, cela ne justifierait pas une telle violence. Et la première cause de l'atmosphère de terreur qui règne là-bas, ce n'est pas le Hamas, c'est le blocus. » Pourtant, quand on lui demande s'il est favorable à la lutte armée, Odeh soupire et admet que, malgré les inégalités persistantes, beaucoup d'Arabes ont profité de la prospérité israélienne : « Moi-même, parfois, je pourrais être tenté de lutter contre l'oppression, mais voyez-vous, mon fils de 20 ans entre en agro à Rehovot en septembre. Et ça, c'est le plus important... » Il faut croire que la science adoucit les mœurs.
Après la rencontre avec Oudeh, on se prend à croire que l'avenir pourrait être meilleur. Le récit du professeur Mohamed Dajani, ancien directeur du département d'études américaines à l'université Al Quds, à Jérusalem-Est, fait office de douche froide. En 2012, ce musulman modéré a été invité à Auschwitz avec de nombreuses personnalités religieuses. Très ébranlé, il a publié dans le New York Times un article intitulé « Pourquoi les Palestiniens doivent connaître l'Holocauste », puis le premier livre en arabe sur la question. Convaincu que la compréhension mutuelle passe par la connaissance par chaque peuple des tragédies vécues par l'autre, il s'est mis en tête d'emmener 30 étudiants palestiniens à Auschwitz et 30 étudiants israéliens dans les camps de réfugiés palestiniens. « Je ne prétends pas que la Naqba et la Shoah soient la même chose, mais ce sont des expériences fondatrices essentielles pour comprendre les psychologies collectives. » L'université a refusé de s'associer à un projet mené en partenariat avec une université israélienne, mais a laissé ses professeurs libres d'y participer. Pour les 27 étudiants palestiniens – trois avaient renoncé sous la pression –, le voyage, qui s'est déroulé en mars dernier, a été un choc. « Certains croyaient que les juifs n'avaient pas été gazés mais amenés par bateau en Palestine, raconte Dajani. Avant le départ, l'une des étudiantes disait que certes, il y avait eu Auschwitz, mais qu'elle avait bien passé quatre ans dans les prisons israéliennes. C'est seulement dans le camp qu'elle a compris que les déportés, eux, n'étaient jamais sortis d'Auschwitz. » C'est au retour, quand les participants commencent à raconter ce qu'ils ont vécu, que les choses se gâtent : pressions, intimidations, sit-in se multiplient à l'encontre du professeur. Les syndicats étudiants et ceux du personnel se mobilisent. De guerre lasse, il donne sa démission. En fin de mandat, le président d'Al Quds n'est autre que Sari Nusseibeh, intellectuel raffiné et homme de paix s'il en est. Il apprend à Dajani qu'on lui a transmis des menaces très explicites à son encontre s'il ne renonçait pas à enseigner. « Ces gens-là ne plaisantent pas », dit-il. Et ils n'ont visiblement jamais entendu parler de la liberté académique. Ni d'ailleurs de la liberté tout court. Je me demande si, finalement, cette atmosphère étouffante n'est pas pire que l'occupation. Mes amis de gauche me diront que c'est l'occupation qui crée l'atmosphère, mais quid, alors, de celle, tout aussi pesante, qui règne en Irak, en Syrie ou en Iran ? Serais-je en train de me faire endoctriner ?
De toute façon, l'heure du départ approche. Avant de m'envoler pour Paris, je vais faire un tour à la frontière pour voir la vraie guerre. À quelques centaines de mètres de Gaza, Moti et moi montons au sommet d'une colline d'où, paraît-il, on peut voir les tunnels. Au moment précis où nous arrivons, une explosion, au-dessus de nos têtes, indique qu'une roquette a été interceptée par le « dôme de fer ». Ravis, nous applaudissons. Assis contre un arbre, un journaliste d'Associated Press a planté sa caméra devant lui. Venu de Nairobi pour épauler ses collègues de Jérusalem, il a passé toute la guerre ici, sur son fauteuil pliant, à compter les roquettes. C'est chouette, le reportage de guerre !
Septembre 2014
Un souci élémentaire de précision devrait interdire de placer un signe d'égalité entre les apprentis pogromistes de Sarcelles, les décapiteurs fous de Mossoul, et les miliciens du Hamas à Gaza. N'empêche que les uns et les autres ont des valeurs communes, que les musulmans démocrates seraient fort avisés de stigmatiser.
La photo que nous a proposée notre directeur artistique, Aymeric Dutheil, pour la une de ce numéro, nous a dit l'histoire que nous voulions raconter. C'est que le djihadiste au physique avantageux qui poste lui-même ses images sur Twitter n'a pas grandi au cœur des montagnes afghanes, ni en Arabie saoudite : Abou Hussein al-Brittani est né dans la banlieue de Birmingham, qu'il a quittée en 2013 pour aller faire le coup de feu en Syrie. On le soupçonne aujourd'hui d'appartenir à une faction de l'État islamique (EI) surnommée « les Beatles » par les otages étrangers qu'elle est chargée de surveiller. Autrement dit, ce charmant garçon est peut-être un barbare, mais c'est notre barbare. Comme Merah, comme Nemmouche, il n'est pas un produit d'importation mais une fabrication locale, et, même, une spécialité dont l'Europe est désormais exportatrice. Les abominations perpétrées par les phalanges de l'EI ne nous concernent pas seulement parce que nous souffrons pour les victimes, mais parce que certains de nos compatriotes y participent et que d'autres les applaudissent. Et si les premiers constituent une infime minorité, on aimerait être sûrs que les rangs des seconds ne sont pas en train de grossir.
Gaza-Sarcelles-Mossoul : on ne prétendra pas, bien sûr, que les trois situations évoquées ici sont identiques. Aussi détestables soient les méthodes et l'idéologie du Hamas, il n'est pas seulement un mouvement terroriste mais une force politique avec laquelle il faudra bien compter. Et aussi atterrantes soient les agressions antijuives commises à Sarcelles et à Paris en marge des manifestations pro-Gaza, elles restent des actes isolés, qui suscitent une indignation unanime et une ferme réplique des autorités. Il n'empêche : à Gaza, comme à Paris et en Irak, on a vu flotter le drapeau de l'El et entendu la même rhétorique haineuse contre les juifs et les infidèles. Tout cela au nom de l'islam. On nous dit que cet islam-là n'est pas l'islam. Dont acte. Il faudrait cependant se demander pourquoi cet islam qui ne l'est pas exerce une telle séduction sur certains musulmans.
C'est donc en toute conscience que nous avons choisi ce titre en forme de raccourci, et même d'amalgame, comme ne manqueront pas de le dire nos habituels censeurs. Bien sûr, une manif, même violente, à Paris, ce n'est pas du tout la même chose que le nettoyage ethnique mené en Irak ou le bal incessant des missiles et des roquettes à Gaza. Mais il faut vouloir s'aveugler pour affirmer que tous ces événements n'ont rien à voir les uns avec les autres.
Bien entendu, mon voisin M. Benmoussa qui pratique un islam pépère n'est pas plus coupable des crimes djihadistes que ma voisine Mme Cohen n'est responsable des frappes israéliennes ou de l'assassinat d'un jeune Palestinien par trois extrémistes juifs, dans les premiers jours du conflit. Sauf que ces trois meurtriers ont été non seulement arrêtés mais aussi dénoncés par la quasi-totalité de la nation. On aimerait que tous les Benmoussa de France disent haut et fort que le pillage d'un « magasin juif » les révulse, sans avoir peur d'être dénoncés comme traîtres à l'islam – puisque ce n'est pas l'islam. Tout ce que nous attendons des musulmans de France, c'est que leur détestation des Merah et Nemmouche soit à la hauteur du dégoût que nous éprouvons pour les lyncheurs juifs de Jérusalem-Est.
Octobre 2014
Faute de soutien populaire, et dépourvue de tout bagage idéologique sérieux, la gauche n'a plus grand-chose d'autre en rayon que ses bons sentiments.
« Si tu ne t'occupes pas de la gauche, c'est la droite qui s'occupera de toi. » Frédéric Lordon, économiste officiel des anti-systèmes, ne se donne pas la peine d'expliquer l'effroi que doit naturellement inspirer une telle perspective. Dans l'imaginaire du lecteur-type du Monde diplomatique, le mot « droite » doit évoquer soit un banquier cynique, soit un fasciste botté – l'affameur et le tortionnaire. Et à en croire Lordon, il y a péril en la demeure : la droite est partout, surtout à gauche. Qu'on se rassure cependant : « La gauche ne peut pas mourir », proclame-t-il en une du Diplo. La vérité ne meurt jamais. Il serait injuste de réduire Lordon à ces slogans et à l'affligeant manichéisme qui lui interdit de parler à ses adversaires. Reste que cette bonne conscience innée qui rend sourd à toute contradiction est peut-être l'ultime dénominateur commun de l'« être de gauche » : être de gauche, c'est avoir raison.
Pour le reste, on ne sait pas très bien ce que signifie un mot dont se réclament à la fois Frédéric Lordon et Pierre Moscovici. D'où l'importance d'être le dépositaire de la marque, le garant de l'appellation contrôlée.
Et si la gauche n'était plus que cela, un totem – un signifiant pour lequel on s'empaille, sans voir que le cadavre de son référent est déjà entré en décomposition ? C'est l'une des curiosités du débat politique français : la moitié des responsables politiques (la bonne) consacre un temps considérable à montrer patte gauche, à protester qu'ils sont la « vraie gauche », à rappeler leurs états de services de gauche, ou encore à démasquer les imitateurs qui usurpent le mot magique. Si Arnaud Montebourg quitte le gouvernement, c'est parce que celui-ci ne mène pas une politique de gauche, si Aurélie Filipetti le suit, ce n'est nullement à cause de ce que vous avez vu en une de Paris Match{29}, c'est parce qu'elle reste de gauche, si les frondeurs contestent Hollande, c'est parce qu'aider les entreprises, c'est aider les patrons, et ça, ça n'est pas de gauche du tout. La preuve, braillent les réseaux sociaux, que le président n'est pas de gauche, c'est qu'il n'aime pas les pauvres – les sans-dents. Deux siècles de révolutions, de luttes sociales, de controverses doctrinales, pour en arriver à expliquer que la gauche aime les pauvres – c'est sans doute la raison pour laquelle les pauvres ne sont pas de gauche (eux non plus n'aiment pas les pauvres).
En l'absence d'un pape reconnu par toutes les chapelles, ou d'un petit livre rouge vénéré par l'ensemble des fidèles, il faut se rendre à l'évidence : la gauche, tout le monde veut en être, mais personne ne sait ce que c'est. Lordon nous apprend cependant que c'est une idée, enfin deux : « Égalité et démocratie vraie, voilà l'idée qu'est la gauche. » On ne voit pas qui, même à droite, s'oppose à ce bel idéal. La formule est donc soit parfaitement insignifiante, soit un brin effrayante – quelque chose me dit que cette « démocratie vraie » pourrait avoir un air de Comité de salut public. Bref, nous ne sommes guère avancés. Il est vrai que Lordon ne se contente pas de ce viatique : « Être de gauche, dit-il, c'est refuser la souveraineté du capital. »
Malgré la méfiance qu'inspirent les solutions proposées pour y arriver, on aurait tort de se contenter d'ironiser sur ce programme qui rejoint les aspirations de millions de citoyens qui sentent que les manettes ont échappé à leurs élus. De plus, Lordon s'en prend à la chimère post-nationale et en appelle à la refondation de gauches nationales, ce qui a au moins le mérite de la cohérence.
De Mélenchon à Hollande, un point fait cependant l'unanimité : la gauche va mal, très mal. Égarée sur le plan doctrinal, politiquement affaiblie, elle voit son hégémonie culturelle menacée – phénomène partiellement masqué par la persistance de puissance médiatique. Et savez-vous pourquoi elle va mal ? Parce qu'elle a perdu le peuple, saperlipopette ! Même Libération consacre sa Une à Christophe Guilluy, pourtant coupable de se soucier des « petits blancs ». Et quand Guilluy déplore que l'on ait sacrifié les classes populaires, les journalistes estiment qu'il n'y a là « rien de très nouveau, ni de très polémique ». Que les prolos aient fui la gauche de gouvernement n'étonne plus et semble encore moins inquiéter.
Une gauche sans peuple, ce n'est pas très sérieux. Les bobos et les immigrés (qui d'ailleurs, fichent le camp à droite eux aussi), ça ne fait pas une base électorale. Faute de sociologie, et dépourvue de tout bagage idéologique sérieux, la gauche n'a plus en rayon que ses bons sentiments. La gauche a du cœur. Elle n'a même plus que ça.
Et, pourtant, le monde est plein d'idées de gauche devenues folles. Ou très bêtes. La gauche est pour le changement, la vertu et l'égalité – dans une version qui réduit cette dernière au droit de l'individu-roi de faire ce qu'il lui plaît. Résignée – pour son aile gouvernementale – à l'idée qu'il n'y a pas d'autre politique possible que l'Europe sous direction allemande, elle croit se refaire une santé avec ses nouveaux hochets sociétaux ou des amuseries sémantiques.
Cela fait pas mal de temps que la gauche a congédié le but au profit du mouvement – c'est ce qu'elle appelle progressisme. Mais elle n'a pas vu que le mouvement avait changé de camp en s'acoquinant au capitalisme le plus débridé. Aussi continue-t-elle à psalmodier le mantra du changement sans envisager que ce changement puisse être porteur de régressions. Interrogé par Anne Sinclair sur Europe 1, Matteo Renzi a énoncé l'une de ces tautologies qui plongent la Rue de Solferino dans le ravissement : « La gauche qui ne change pas, ça ne s'appelle pas la gauche, c'est la droite. » Et, a-t-il poursuivi, « si nous ne changeons pas les choses, nous sommes conservateurs ». Imparable.
De même qu'elle n'a pas vu le changement changer, la gauche ne s'est pas aperçue que, l'ordre établi, c'était elle. Ce qui lui permet de cumuler les bénéfices de la contestation et ceux de la domination. Le quarteron de rebellocrates qui a appelé au boycott de Marcel Gauchet (donc des Rencontres de Blois dont il donnait la conférence inaugurale) est représentatif de cette gauche pensante fâchée avec le peuple, forcément réac, voire facho.
On ne s'attardera pas sur l'égalité, les innombrables méfaits commis en son nom étant bien connus. Ainsi, on exige que les homosexuels puissent avoir des enfants ensemble, mais on supprime les « bourses au mérite » – coupables d'avantager les bons élèves. Pas une tête ne doit dépasser mais chacun doit voir réalisés tous les désirs de son petit « moi ».
Mais la plus folle de toutes les idées folles de la gauche, c'est la vertu et son corollaire la transparence. Ce n'est pas un hasard si, au mot « morale », sans doute trop marqué par ses origines bourgeoises, beaucoup préfèrent « vertu », plus révolutionnaire. En inventant la transparence pour faire plaisir aux journalistes (qui ne vont pas cependant jusqu'à en étendre les exigences à leur corporation) et se sortir du bourbier Cahuzac, François Hollande a envoyé un message clair aux Français : « Vous avez le droit de tout savoir de nous. Nous n'avons rien à cacher. » Pas grand-chose, en effet, à en juger par l'ouvrage de son ex-compagne. Avec Trierweiler, les socialistes ont reçu en pleine figure le boomerang de la transparence. L'indécent déballage auquel nous avons été conviés est bien le revers de la moralisation, nom désormais donné à la délation organisée. On dénonçait hier les fraudeurs, aujourd'hui les mauvais payeurs, demain les menteurs, après-demain les maris trompeurs ? Certes, le président n'a jamais prétendu que la transparence devait être étendue aux affaires intimes, mais il fallait être naïf pour croire que la curiosité citoyenne s'arrêterait à la porte de la chambre à coucher. Après tout, c'est là que les maris violents battent leur femme – ce qui n'a rien à voir avec François Hollande. En attendant, l'ex-compagne du président de la République a un revolver braqué sur sa tempe, donc un peu sur la nôtre (elle a fait savoir qu'elle avait conservé tous ses SMS). Imaginons que ça la démange au moment où les forces françaises sont engagées dans les opérations en Irak, cela égayerait certainement les tueurs de l'EI. Alors, le parapluie n'est pas un attribut essentiel de l'homme d'État{30}. Le secret, oui. Dans le fond, l'image de ce président plaintif et exposé aux regards est un raccourci. La gauche est nue. Et ce n'est pas très beau à voir.
Octobre 2014. Parution de Merci pour ce moment, le livre de Valérie Trierweiler.
En toute femme, il y a une hystérique qui sommeille. Chez Trierweiler, elle est bien réveillée.
Dans les comédies américaines, les amoureuses délaissées, trompées ou éconduites, ont la plastique de Scarlett Johansson et l'espièglerie de Meg Ryan. Entre shopping et jogging, elles consacrent un temps considérable à échafauder des manigances amoureuses avec leurs copines. L'une rêve de libérer un coquin mal marié de l'enfer conjugal – dans lequel elle s'emploiera promptement à le replonger –, l'autre intrigue pour reconquérir un amant volage, la troisième ne pense qu'à se venger du butor qui ose la désaimer. Tout cela, bien sûr, en changeant de tenue cinq fois par jour et avec des ongles impeccables. À la fin, le coureur repenti ne pense plus qu'à embrasser la main qui tient la clef de sa nouvelle prison, tandis que le malotru irrécupérable et impardonnable – en tout cas impardonné – se voit infliger, en plus des tourments du regret, la punition suprême du ridicule ou de l'opprobre publics.
Dans la littérature classique, la femme séduite puis abandonnée, donc deux fois déshonorée, panse ses plaies narcissiques en s'élevant dans le sublime grâce au concours de la religion. « La chrétienne vous a pardonné, mais la femme souffre encore », avoue l'héroïne du Lys dans la vallée, Henriette de Mortsauf – coupable du désir auquel elle a pourtant résisté. En général, Dieu, volant au secours de la pécheresse abusée, s'emploie à châtier l'abuseur qui, à l'image de Don Juan, paiera ses frasques terrestres de l'enfer éternel. Peut-on par ailleurs imaginer revanche plus éclatante que celle de la présidente de Tourvel des Liaisons dangereuses ? Certes, elle meurt, consumée par la trahison, mais elle meurt en se sachant aimée quand Valmont, dessillé, est torturé par le remords d'avoir causé la perte de l'amante qu'il avait repoussée avec cruauté. Si « chagrin d'amour dure toute la vie », la vengeance, qu'elle soit perpétrée par la main de la femme ou par celle de Dieu, fait au moins office de calmant pour l'orgueil piétiné.
On me dira qu'il n'y a plus ni hommes ni femmes ou, en tout cas, que, comme le chantait Brassens, il est aujourd'hui permis à tous et toutes de « jouer aux jeux de l'amour en inversant les rôles », et pas seulement en épousant une personne de son sexe : nul ne s'étonnera que, dans un couple, le cœur de monsieur soit d'artichaut et celui de madame de pierre. Cependant, de même que notre cerveau reptilien a peut-être conservé le souvenir du temps où Cro-Magnon allait chasser l'auroch pendant que Cro-Mignonne s'employait à maintenir le feu dans la grotte, dans la guerre des sexes contemporaine, les hommes et les femmes égaux d'aujourd'hui sont encore nombreux à jouer des vieux stéréotypes qui font de l'homme le conquérant et de la femme le butin convoité, réservant à celle-ci les tourments du cœur et à celui-là les instincts du corps. Aussi les femmes de notre temps ont-elles le privilège de pouvoir être amazones à la scène et midinettes à la ville. Et si cela fait belle lurette, heureusement, que l'honneur d'une femme ne se loge plus entre ses jambes – dans nos contrées en tout cas –, il exige encore qu'elle soit l'objet d'un choix sans cesse renouvelé, et renouvelé publiquement. C'est ainsi que chacun admet naturellement qu'une femme trompée et congédiée est, en prime, humiliée – terme rarement employé au sujet d'un homme. Bien sûr, nous avons gagné la liberté d'échapper à ces rôles autrefois figés : dans le couple du XXIe siècle, la domination ne cesse de changer de camp. L'antique présomption selon laquelle elle est la victime et lui le bourreau n'en persiste pas moins dans nos imaginaires. Comme si, face à la maladie d'amour, nous n'étions pas vraiment égaux.
La femme vaincue sur-le-champ de bataille de l'amour peut heureusement se consoler en s'identifiant aux héroïnes tombées avant elle. Dans son cinéma intérieur, elle se glissera, selon son humeur et ses préférences culturelles, dans la peau de Meg Ryan, de Michelle Pfeiffer, la Tourvel de Stephen Frears, ou des innombrables héroïnes dont les larmes n'enlaidissent jamais le joli minois. Sauf que, dans la vraie vie, quand c'est vous-et-moi la femme humiliée, elle ressemble à Valérie T. plutôt qu'à Scarlett J. On conviendra qu'il y a des modèles plus gratifiants.
Si les femmes délaissées sont rarement très douées dans le registre du « même pas mal ! », la plupart se contentent d'imaginer des vengeances raffinées ou carrément tordues et s'abstiennent sagement de passer à l'acte. En tout cas, elles préféreraient se faire découper en rondelles plutôt que d'exposer en place publique les jérémiades victimaires qui leur embrument le cerveau. La lecture du Harlequin à l'Élysée dont nous a gratifiées l'ex-girlfriend du président n'en suscite pas moins un certain malaise chez la lectrice lambda : au début, on se réjouit, parce qu'au moins on n'est pas aussi tarte qu'elle, puis, au fil des pages, on repère les échos des pensées mesquines, stupides ou grotesques qui nous viennent à nous aussi quand l'amour s'en va, on observe avec l'œil du spectateur la jalousie féroce que l'on a vouée à celle dont le seul crime était de nous avoir précédées, on se voit s'apitoyer sur son propre sort et pleurnicher sur l'injustice, comme si la justice avait quelque chose à voir avec ces affaires de cœur. Exposant au grand jour ce que nous détestons le plus en nous, Mme « Femme bafouée » nous tend un miroir certes déformant, mais pas totalement mensonger. Et on ne rit pas de s'y voir si niaise.
En somme, on a toutes quelque chose de Valérie Trierweiler. Ses 200 pages de pleurnicherie dignes d'un roman-photo ont donc au moins la vertu de nous rappeler que ce n'est pas ce qu'on a de mieux. D'accord, « toutes », c'est une façon de parler. Il sera seulement ici question des bécasses amouro-centrées, celles qui demandent à être en permanence rassurées, chouchoutées et complimentées, qui hurlent à la froideur quand on a oublié de conclure le message où on leur demande de penser au pain par une cajolerie – « Quoi ? Même pas un “baiser” ? Tu vois bien que tu t'en fiches, de moi ! » – et dénoncent comme un insupportable manque de respect tout signe montrant qu'elles ne sont pas l'unique préoccupation de leur chéri. D'aucuns évoqueront les tendances hystériques que l'on croyait autrefois réservées au sexe dit faible – dont la faiblesse, indexée sur la culpabilité masculine, a toujours été l'arme la plus efficace.
Mais si en toute femme il y a une hystérique qui sommeille, chez Trierweiler, elle est bien réveillée. Alors qu'elle a le privilège d'observer de l'intérieur l'histoire en marche, elle n'est occupée que d'une chose : sa propre place. Que pense-t-on d'elle ? Sera-t-elle sur la photo ? Est-il assez clair pour les Français qu'elle est la première dame, elle qui n'a pas été épousée ? Les caméras ont-elles bien saisi ce baiser réclamé au soir de l'élection – « Embrasse-moi sur la bouche ! » : déjà agaçante dans l'intimité, cette injonction est franchement déplaisante quand elle est proférée au vu et au su de tous. Trierweiler est toute gonflée de fierté d'être avec le chef du monde (enfin presque) et elle tient à ce qu'on le sache, mais elle n'entend pas jouer les seconds rôles. Elle est bien obligée de consentir à ce que son homme ait la France pour maîtresse, mais l'épouse, c'est elle.
Cinq mois après l'élection de son jules, alors que la « rumeur Gayet » a commencé à lui « empoisonner la vie », elle passe un week-end à vider la maison qu'elle louait à L'Isle-Adam : « Il ne me vient pas à l'idée de demander à François de m'aider, écrit-elle. Il est président, il a autre chose à faire. » C'est dire si elle est accommodante – la phrase montre que l'idée lui est au contraire passée par la tête et qu'elle l'a courageusement repoussée, sacrifiant son bien-être à l'intérêt de la France, quelle abnégation. Ni moi ni aucune de mes copines n'ayant eu de love affair avec un président de la République, j'espère qu'en de telles circonstances nous aurions su dompter nos penchants autocentrés. Je ne jurerais pas cependant qu'il ne nous est jamais arrivé d'exiger des serments et des égards d'un compagnon coupable, le salaud, de se soucier d'une échéance professionnelle (voire d'un match de foot) plus que de notre petite personne.
Toute à ses peines de cœur, la journaliste narre par le menu tous les micro-épisodes de sa bluette entamée avec le « baiser de Limoges » (misère...). Brassant des souvenirs qui n'ont de sens et d'intérêt que pour les deux protagonistes, elle ne nous épargne rien : les scènes, les doutes, les pleurs, les mensonges, les réconciliations, toutes les banalités qui tissent les liens amoureux des puissants comme des misérables. Si l'amour rend idiot, il le fait très démocratiquement.
Il est vrai qu'il n'est ni agréable ni valorisant d'être quittée pour une autre, surtout devant la France entière. On comprend qu'une femme découvrant qu'elle a perdu tout pouvoir sur l'élu de son cœur cherche à l'atteindre par l'unique moyen qui lui reste – salir sa réputation –, et même que, dans le feu de la rupture, elle se laisse aller à proférer de vaines menaces : « Tu verras, tout le monde le saura que tu es un salaud ! » Mais que serait un monde dans lequel chacun se penserait autorisé à exposer à la lumière ses chagrins intimes ? En réalité, ce n'est pas François Hollande qui a humilié Valérie Trierweiler, c'est elle qui s'humilie toute seule en révélant à ses lecteurs son incapacité totale à admettre qu'on puisse cesser de l'aimer. « C'est lui qui a fait basculer notre amitié dans l'amour-passion. Mais in fine, c'est moi qui ai fait les frais de cette relation », écrit-elle avec l'aplomb d'une propriétaire lésée. Au fil des jours qui détricotent son couple, elle brandit imperturbablement les larmes, les cajoleries, les souvenirs, tous les petits riens qui attendrissent l'homme amoureux et ne sont plus que des mots vides pour celui qui ne l'est plus. Ce n'est pas parce qu'elle n'est plus aimée, mais parce qu'elle refuse catégoriquement de l'envisager, qu'on se sent humiliée pour elle – et pour soi quand on a déjà souffert, fût-ce passagèrement, du même autisme sentimental.
Valérie Trierweiler, c'est la femme qu'on ne veut pas être et qu'on deviendrait rapidement si on laissait nos encombrants sentiments nous asphyxier le cerveau. C'est pourquoi on a presque envie de la remercier, non pas pour ce moment, mais pour nous rappeler que, dans la guerre amoureuse, on a toujours deux ennemis, et que c'est d'abord contre soi qu'il faut ferrailler. Et aussi que l'amour n'est pas un droit acquis. Ce qui le rend si excitant, joyeux et douloureux.
Novembre 2014. La parution du Suicide français déclenche un scandale.
Il existe bien des raisons de critiquer Zemmour, notamment sur sa lecture de Pétain, mais ses détracteurs, de Zahia à Cali en passant par Manuel Valls, n'ont qu'une ambition : le faire taire.
« Éric Zemmour ne mérite pas qu'on le lise. » Si je n'avais pas eu d'autres raisons de lire Le Suicide français, cette déclaration de Manuel Valls m'aurait suffi. Comme pas mal de mes concitoyens, je pense spontanément qu'un livre frappé d'interdit doit être rudement intéressant. Et puis, j'aime bien me faire ma petite opinion, et pour ça, il n'est pas mauvais de « frotter sa cervelle à celle d'austruy », comme le suggérait Montaigne. C'est peut-être une perversion : j'aime lire (et parler) en m'opposant, en formulant des objections, en cherchant les failles. On peut le faire avec soi-même quand on n'a pas mieux sous la main, ou avec un partenaire sélectionné sur affinités électives. Mais il est plus sportif d'avoir un interlocuteur dont les idées vous agacent, vous enragent, et parfois vous horrifient. À Causeur, on trouve que le monde est plus amusant avec les idées des autres. Même avec celles d'Éric Zemmour – et, pour certains que je ne dénoncerai pas, surtout avec elles.
Or, avec une seule phrase, glaçante, le Premier ministre a tout dit de l'idée qu'une certaine gauche a du débat intellectuel. Question méthodes, on peut puiser dans un riche héritage. Dénonciation, calomnie, disqualification morale, citations manipulatoires, appels publics à l'exclusion professionnelle – et j'en passe sans doute : contre ceux qui s'écartent des opinions admises, tout est admissible. Sauf les lire et les discuter. Des fois que ce serait contagieux. Et puis c'est fatigant. Comme l'a proclamé la nouvelle directrice de France Inter dans une sorte d'autocritique, il ne faut pas aller « trop loin dans la prise de tête ». Tout point de vue déviant est donc haché menu pour ressortir sous forme de quelques mots-clefs destinés à tuer. « Assimilationniste » (et désormais, « laïque ») est traduit par « raciste », « hostile au mariage gay » par « homophobe », « conservateur » par « rance » ou « moisi » et « nostalgique » par « réac », « facho », voire « nazi » les grands jours. Il est vrai que les frontières ne sont pas étanches et que l'on peut sans doute dévier de la critique ou même de la détestation de l'islam (désagréable mais autorisée), à la haine des musulmans (dont l'expression est illégale et moralement condamnable). De toute façon, les nuances et les distinctions n'intéressent guère les prêcheurs déguisés en journalistes et les chasseurs de sorcières promus en intellectuels. Alors, quand l'accusé du jour, consciemment ou pas, joue avec la limite, s'amusant de leur jeter au visage une grenade dégoupillée appelée « Vichy », ils ne cachent pas leur joie. « Zemmour était un agent lepéniste. Le voici avocat des collabos », exulte Laurent Joffrin dans Libération.
Et pourtant, il faut le reconnaître, à Causeur, nous avons aussi été consternés par le court chapitre du Suicide français consacré à Vichy. L'invocation du Vel'd'Hiv à tout bout de champ nous ulcère autant que Zemmour. Et on ne l'avait pas attendu pour savoir que la France, « éternellement pétaino-moisie » pour une partie de ses élites, a été le seul pays d'Europe à avoir sauvé une proportion significative des Juifs qui se trouvaient sur son sol. Mais que la politique du régime ait ou non contribué à cet heureux résultat n'y change rien. S'il n'y a rien de choquant à défendre la souveraineté nationale, sur ce terrain, Vichy n'est pas un modèle, mais un contre-modèle. En menant ce combat scabreux, même s'il n'affiche aucune sympathie pour la Révolution nationale, contrairement à ce qui est répété de toutes parts, Zemmour offre à ses ennemis un alibi en or pour évacuer les vérités embarrassantes qu'il agite sous leurs nez délicats et les questions gênantes qu'il inflige à leurs certitudes. Le vacarme causé par ces quelques pages a permis d'étouffer toutes les autres sous un silence de plomb. « Ceux qui vont jusqu'à défendre des thèses racistes ou négationnistes, ceux qui construisent leur notoriété sur la peur, la résignation, la réaction, ceux-là ne méritent pas la place qu'on leur accorde dans le débat public », a encore affirmé Manuel Valls. Circulez.
Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire – à l'intéressé : les innombrables procureurs de Zermmour ont ressorti la vieille stratégie des trois singes. Au lieu d'affronter l'ennemi à la loyale, ils espèrent le noyer sous un flot d'imprécations.
Il faut les comprendre. Depuis le temps qu'ils le tiennent en joue, cherchant la faute, guettant le faux pas, traquant le dérapage, il aurait dû disparaître de la circulation. Or, non seulement il est toujours là, mais plus ils le vomissent plus ses partisans l'adulent. Dans l'adversité, les seconds ne font guère plus dans la dentelle que les premiers. Rien à jeter pour les uns, rien à garder pour les autres : pour tous, Zemmour est un bloc. Quant à nous, nous réclamons le droit d'inventaire qu'exige tout travail intellectuel. Face à la haine et au mensonge, il nous trouvera toujours à ses côtés. Pour le reste, nous refusons de l'idolâtrer autant que de le diaboliser. Autrement dit, face à ses ennemis, nous le défendons, face à lui, nous le contestons. Puisque, en dépit ou peut-être à cause de nos différences, nous sommes avec lui entre gens de bonne compagnie, nous préférons la critique sans concession à l'adhésion militante. C'est que, si nous partageons en partie sa nostalgie de la France d'avant, nous refusons son tout-ou-rien, qui consiste à jeter tous les bébés du Progrès avec l'eau du bain néo-progressiste. Contrairement à lui, nous ne sacrifions pas les droits de l'homme avec le droit-de-l'hommisme, l'égalité avec l'égalitarisme et l'autonomie de l'individu avec les réclamations incessantes des individualismes. Nous n'aimons guère le monde de l'horizontalité dans lequel tout se vaut, mais ne croyons pas souhaitable, ni du reste possible, de revenir à l'étouffante verticalité d'hier. Question de tempérament autant que d'analyses : je suis pour ma part libérale (au sens politique du terme), quand Zemmour est bonapartiste. Si on veut des catégories plus claires, on dira que Zemmour est « réactionnaire » ou quelque chose d'approchant, et que nous, à Causeur, sommes plutôt « conservateurs ». Nous voulons de l'héritage et du nouveau, la liberté de la femme et la différence des sexes, la pluralité française et l'unité républicaine. Défenseur de l'assimilation à la dure, Zemmour n'est certes pas raciste mais il veut que pas une tête ne dépasse. Autant dire que nos échanges ont été vifs, comme il sied à des amis qui se respectent assez pour s'engueuler.
En tout cas, les centaines de milliers de lecteurs Le Suicide français sont une très mauvaise nouvelle pour tous ceux qui croient pouvoir prononcer des décrets d'infréquentabilité et ne peuvent observer qu'avec effroi la zemmourisation des esprits – à moins qu'ils n'y trouvent une nouvelle raison de vouer aux gémonies un peuple de beaufs à l'esprit étroit qu'ils ont échoué à rééduquer. « Éric Zemmour n'est que la part émergée d'une montée vers les extrêmes, assène Frédéric Bonnaud dans Les Inrocks. Celle d'un néo-populisme ouvriéro-droitier qu'illustre une cohorte de céliniens de talk-show et de maurrassiens de plateau télévisé. » (Je n'ose penser qu'il a dit ça pour moi, trouvant bien trop limitée l'omniprésence dont me créditent mes adversaires...)
Au-delà des idées défendues par le nouvel ennemi public, l'engouement que suscite sa personne demande pourtant à être analysé. Zemmour n'est plus un journaliste, mais un acteur du combat politique. La preuve, il est devenu un sujet de sondage. Selon l'un d'eux, publié par Le Parisien, seuls 37 % des Français (20 % à gauche, 53 % à droite) ont de lui une bonne opinion. Ses détracteurs auraient tort d'être rassurés par ce score : mieux vaut pour leur ego qu'on ignore les performances qu'eux-mêmes réaliseraient. On notera cependant que nombre de zemmouriens presque fanatiques dans l'admiration quand ils se trouvent en milieu hostile, sont loin d'être des godillots. Ainsi, une moitié seulement de ses sympathisants le suit pour déplorer la féminisation de la société.
Au cours de sa promenade subjective, érudite, désabusée et parfois désespérée à travers « les quarante années qui ont défait la France », Zemmour soulève des pierres, établit des rapprochements, tire des fils qui l'amènent souvent à des conclusions hasardeuses, aveuglé qu'il est parfois par un esprit de système qui le porte à ignorer ce qui le contredit ou l'affaiblit. Toutefois, en dépit des erreurs et des approximations relevées avec gourmandise par les facts-checkers qui mesurent la vérité à l'exactitude des chiffres, Le Suicide français raconte avec brio la fabrication de l'idéologie dominante qui a recouvert l'existence concrète d'un discours irénique, interdisant au populo de dire ce qu'il vivait et de voir ce qu'il voyait.
La popularité d'Éric Zemmour est donc avant tout un désaveu cinglant à la propagande frénétique pour les beautés du métissage, les richesses de l'immigration et les joies du partage. Non pas que les Français soient massivement atteints de xénophobie, comme ils en sont régulièrement accusés. Simplement, ils ont compris que l'ampleur et la rapidité des flux migratoires avaient imposé à la République l'adoption subreptice d'un modèle multiculturel qui, en instaurant une stricte égalité, non pas seulement entre les individus, mais aussi entre les cultures, a abouti à détruire le pays qu'ils aimaient et qui devient, sous leurs yeux attristés, le champ clos des rivalités, des exigences et des susceptibilités communautaires. Ainsi les Français sont-ils de plus en plus nombreux à penser que l'immigration et la faillite de l'intégration constituent la plus grave menace qui pèse sur leur identité collective. (Raison pour laquelle des libéraux bon teint rallient le néo-FN étatiste de Marine Le Pen). D'après le sondage du Parisien, sur ce sujet, 50 % des personnes interrogées estiment, comme Zemmour, que l'immigration constitue la première cause du déclin français. C'est ainsi : une proportion croissante de nos concitoyens ne se sent plus chez elle, ou, pour le formuler comme Christophe Guilluy, refuse de devenir minoritaire dans son pays, sa ville ou sa cité. Les beaux esprits peuvent continuer à se boucher le nez. Plus ils interdiront au peuple de penser cela, plus il le pensera. Alors, les amateurs d'autodafés feraient mieux de foutre la paix à Zemmour. S'ils parvenaient à le brûler (métaphoriquement, bien sûr), ils pourraient avoir affaire à des adversaires qui n'auront ni son intelligence, ni sa culture, ni son amour passionné de la France.
Janvier 2015. Parution du tome I de Ultima Necat.
Jusque-là, les écrivains avaient pour mission de dévoiler le réel. Dans son Journal, Muray invente la langue, donc la pensée, qui lui permettront de raconter sa disparition.
« Si Balzac t'avait connue, il n'aurait jamais écrit La Comédie humaine ! » Le soir de ce 17 décembre 2002 où Muray m'a balancé ce scud avant de claquer la porte de ma vieille auto, nous avions décidé de mettre fin à une bouderie dont j'ai oublié le prétexte autour d'un verre au Select. Après quelques semaines de silence, je l'avais retrouvé à un dîner organisé par je ne sais plus qui, peut-être moi, pour concocter une éventuelle riposte collective à Daniel Lindenberg, qui publiait alors un ridicule Rappel à l'ordre, où il dressait la liste noire des « nouveaux réactionnaires » – de Gauchet à Houellebecq, de Finkielkraut à Manent, de Raynaud à Debray, Dantec et Muray. Quelques fleurons de cette mauvaise engeance étaient rassemblés dans un bistrot à Montparnasse, mais, heureusement, une cohorte de grands esprits ne fait pas un parti, et il avait été sagement décidé que chacun riposterait comme il l'entendrait{31}. N'empêche, on s'amusait bien. On avait de la chance. Le goulag en si brillante compagnie, ça fait plus envie que le pouvoir avec Rosanvallon et Plenel – que les deux instigateurs de ce complot de pacotille exercent toujours, douze ans plus tard, leurs infatigables offices de commissaires politiques n'a rien de surprenant. C'était écrit. Dans Muray.
En attendant, cette réconciliation offerte par l'ennemi se présentait sous les meilleurs auspices. Et puis, en quelques secondes, je ne sais vraiment plus pourquoi, le ton était monté, j'avais exécuté un demi-tour avec crissement de pneus sur le boulevard du Montparnasse, qui n'était pas encore la piste à bus et vélos que l'on connaît, et stoppé quelques centaines de mètres plus loin dans un bruit de freins et de fureur. « Si Balzac t'avait connue »... Muray s'éloignait à grandes enjambées, je m'étais penchée vers la fenêtre passager laissée ouverte, fulminant : « Eh bien, écris-la, La Comédie humaine, et on en reparlera ! » J'étais repartie en trombe, fort satisfaite de ma riposte. Œil pour œil. Avec Muray, il fallait faire la guerre pour survivre. J'avais oublié qu'il serait toujours celui qui tire la dernière balle. J'avais oublié le Journal.
Le Journal, c'était la bombe à retardement qu'il actionnerait de son tombeau, la mauvaise nouvelle que sa voix puissante adresserait au monde sans que le monde pût y répondre. Ultima necat, la dernière heure, la dernière parole, celle qui tue sans réplique (celui qui la dit ou celui qui l'entend ?). Escortés des limbes jusqu'à la lumière terrestre par la fidélité scrupuleuse et la rigueur impérieuse d'Anne Sefrioui, la messagère qu'il avait choisie, ces mots d'acide et de feu sont devenus un livre, qui est la preuve matérielle que le miracle a eu lieu : un siècle après Dieu, l'homme est mort, et Muray est immortel.
Quelques années avant sa mort, en 2006, ça commençait à se savoir. D'ailleurs, il le disait noir sur blanc, comme dans Chers djihadistes..., paru en 2002. Cette chronique du suicide de l'Occident gréco-biblique, magasin de porcelaines dont les propriétaires, après avoir tout saccagé, observent avec effroi l'approche des éléphants islamo-terroristes, se conclut par ce verdict insusceptible de recours : « Nous vaincrons. Parce que nous sommes les plus morts. » Quelqu'un eut alors l'idée absurde d'inviter Muray à une émission de télévision à laquelle je collaborais. Le producteur eut cette phrase sidérante, à la fois de sagacité et de surdité : « Tout de même, on ne peut pas dire aux gens qu'ils sont morts. » Bien sûr qu'on peut, et même, si on est écrivain, qu'on doit. Dès ses premières pages, écrites en 1978 par le jeune homme aux joues pleines qui fourbissait ses armes pour déclarer la guerre à son temps, le Journal dit qu'il n'y a rien d'autre à dire aux hommes, aucun autre message à leur adresser que le faire-part annonçant leur propre mort. 16 septembre 1978 : « Ils veulent, ils sont en train de devenir des maîtres, des conquérants. Mais par dérision, il n'y a pas plus écroulés, harassés qu'eux. » Dans le fond, la seule façon de rester vivant, c'est d'accepter d'entendre cette oraison funèbre.
Pour ses « amis » – quoique le terme soit incongru pour désigner les quelques privilégiés qui se disputaient les heures soigneusement comptées qu'il voulait bien arracher à sa vraie vie, sa vie d'écrivain –, le Journal, c'était aussi sa dernière blague, la menace qu'il brandissait avec son rire aussi perçant que son regard, pour clouer le bec à l'impudent qui osait le contredire ou le déranger. On se demandait ce qu'il fallait redouter le plus : de s'y retrouver un jour, disséqué par son impitoyable microscope, aussi nu que le Grand Duc d'Andersen{32}, avec ses risibles faiblesses et ses petits travers à l'air, ou de ne pas y figurer du tout. On voyait bien que, sa plume et son esprit s'aiguisant au fil des années, il prenait de moins en moins de gants avec la vérité et avec les puissants qu'il voyait avec jubilation rejoindre la cohorte pontifiante de ses ennemis. Le Journal n'était pas, tant s'en faut, le seul endroit où Muray, pour reprendre la formule de Péguy, « faisait des personnalités ». Alors on supputait que les rares contemporains qu'il ne voulait pas blesser de son vivant – pour être écrivain, on n'en est pas moins homme de temps en temps – seraient copieusement servis dans le Journal. En vrai, on n'avait pas si peur que ça. On pressentait bien que, dans le secret de son « atelier », comme il appelait parfois son bureau, une autre guerre se jouait, plus cruelle encore, celle que Muray livrait sans fin contre Muray. La seule qu'il ne pouvait pas gagner, car nul homme – eût-il pour nom Mozart, Balzac, Picasso, ou Philippe Muray – ne peut être à la hauteur de l'ambition démente de dire la vérité du monde, surtout quand « il n'y a plus aucune parole pour dire l'horreur et l'indicible » (Ultimat necat, 31 décembre 1978).
Dans son Journal, Kafka formule cette injonction : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. » Oui, mais s'il ne reste plus rien à sauver, pourquoi choisir le camp qu'on a décidé de combattre ? La solution, nécessairement paradoxale, de cette équation impossible est peut-être la formule magique, le secret caché entre les lignes du Journal de Muray : pour gagner la guerre contre le monde, il faut accepter de perdre contre soi-même. 31 décembre 1978 : « Il n'y a plus rien pour dire, au-delà de ce qui peut être dit. D'où la solitude, plus atroce que jamais, de chacun de nous face à la nuit. La langue, qui disait le cauchemar, la folie, a cédé sous les assauts de la raison, mais le cauchemar est toujours là, régnant dans les dehors du monde que ne peut visiter aucun discours rationalisant. » Parler, non pas des choses telles qu'elles sont, mais de ce que les choses lui font, c'est peut-être la seule façon d'occuper la place qui doit être la sienne, au centre en même temps que dans les dehors du monde. Dire, au-delà de ce qui peut être dit : Muray avait quelques raisons de penser que Dieu ne lui avait pas assigné la tâche la plus facile. En quelques siècles, ses immenses devanciers avaient réussi à inventer des formes capables de donner la parole au réel comme Dieu l'a donnée à l'homme. Il lui revenait le diabolique honneur de devoir inventer la langue permettant de dire la disparition du réel. On comprend qu'il ait régulièrement été envahi par le doute, le découragement, le sentiment de l'échec inéluctable. D'où l'impression déroutante, pour qui a connu le Muray de la maturité, qui se dégage des premières années du Journal, quand il n'a pas encore la dextérité qu'on lui connaîtra dans le maniement de l'ironie, l'arme qu'il avait choisie pour son duel avec le monde : la plainte recouvre encore l'insolente certitude, l'humilité de la défaite annoncée détrône la superbe du vainqueur, la rage étouffe le rire. Ses ailes de géant l'empêchent déjà de marcher droit, comme elles le feront toujours, mais, parfois, elles obligent sa pensée à accomplir de tels tours et détours (parfois abscons voire, oserai-je le dire, un brin ennuyeux), à satisfaire à tant d'exigences qu'il s'est imposées, qu'on se dit qu'elles pourraient presque le paralyser. Mais, ne renonçant jamais à arriver à bon port, chaque fois, il sort du piège qu'il a lui-même tissé, tandis que sa voix singulière, cette voix qui paraissait déjà venir d'outre-tombe de son vivant, se fait plus nette, plus précise, au-dessus de sa mêlée intérieure. Quelque part dans le cours de l'hiver 1983, alors qu'il observe, du campus de Stanford noyé par une pluie incessante le visage de notre avenir, Muray devient Muray.
Le Genre humain, le roman total dont on peut suivre, dans ce premier volume, le travail préparatoire et les vicissitudes jusqu'au renoncement final, ne verra jamais le jour. Mais Muray s'est trompé. Malgré moi et malgré tous ceux dont l'affection admirative prétendait l'en empêcher, il a écrit sa Comédie humaine. Pas comme Balzac, sans doute, sous le regard vigilant, moqueur et bienveillant duquel il a écrit tout au long de sa vie – il avait face à lui le célèbre daguerréotype. Muray aimait passionnément le roman, c'est-à-dire des romans. Mais, contrairement à nombre de ses héritiers ou imitateurs qui, dans le meilleur des cas, ont réussi à écrire des fables dont Homo festivus est le héros, il savait qu'il était vain de chercher à l'imiter en remplaçant Nucingen, Rastignac ou Esther par des personnages inspirés des innombrables pitres contre lesquels se déployait sa verve assassine. À un monde nouveau, il fallait un langage nouveau, un langage dont la beauté du style exprimerait la laideur de ce monde naissant et dont la charge de vérité désintégrerait la langue mensongère qui efface l'époque derrière sa célébration obligatoire. 3 octobre 1978 : « S'il y a encore à écrire, si écrire a encore un avenir, ce sera sûrement un classicisme. Lequel ? Je ne veux pas le rater. »
Alors certes, Muray, il en a violemment souffert, a écrit peu de romans au sens que l'on donne aujourd'hui à ce terme – encore que On ferme et Postérité, les deux qui sont parvenus à nous, sont loin d'être des œuvres négligeables. Ce qui autorise les benêts qui confondent roman et littérature à prétendre qu'il n'est pas écrivain – comme si les « romans » qui encombrent les librairies avaient quelque chose à voir avec la littérature. Muray, au contraire, a respecté à la lettre la feuille de route que l'auteur d'Illusions perdues assignait à la littérature : dévoiler la comédie, exposer à la lumière les cadavres en décomposition qui peuplent les placards de l'époque. Tel le petit bonhomme de Sempé intimant à l'océan l'ordre de se coucher, il a voulu faire rendre gorge à son époque. Et à la différence de l'océan, l'époque s'est couchée devant son maître, obligée de regarder en face ses turpitudes et même d'avouer son crime : la destruction de la grammaire biblique fondée sur la séparation, la division, l'écart irrémédiable qui nous éloigne à jamais du salut, la faute qui ouvre, par la révolte contre Dieu, la possibilité de l'histoire humaine. 31 décembre 1978 : « Il est désormais, il est de nouveau certain, que l'évaluation du ciel est la condition de toute guerre contre la terre ; que c'est l'indication de l'autre monde qui engendre la critique de celui-ci ; que l'idée du salut est indispensable pour éclairer rétrospectivement celle de la chute, sans quoi la tragédie de l'espèce ne peut se comprendre. »
Qu'on ne croie pas, pour autant, qu'il croyait alors trouver un secours dans la religion. « Dieu, poursuit-il le même jour, n'est pas la dernière chance des dernières années de notre fin de siècle. Son “retour” n'existe que dans l'imagination intéressée des canailles et des imbéciles. Quant à ceux qui croient qu'ils vont illuminer notre crépuscule avec leurs expériences contemplatives, on leur souhaite bien du plaisir : parler de l'hypothèse-Dieu dans le silence stupéfait, hagard de l'époque, permet surtout de mesurer la fabuleuse et sans doute définitive victoire du rationalisme. » Cette raison déraisonnante qui prétend nous délivrer en abolissant l'idée même de la faute, est bien l'arme du crime ou plutôt celle du suicide du vieil Homo sapiens et de l'antique modernité. Sans faute et sans dette, pas de vie humaine, pas de liberté et pas d'art. Peut-être faut-il alors donner aux lecteurs qui s'apprêtent à sauter dans le gouffre incandescent du Journal un ultime avertissement : vous qui entrez ici, quittez toute innocence. C'est ainsi que Muray est grand.
Février 2015. Attentats à Charlie Hebdo, Montrouge et l'Hyper Casher de Vincennes.
Refuser toute critique de l'islam par peur de la stigmatisation, c'est mépriser les musulmans.
Les 7 et 9 janvier, des terroristes islamistes tuaient des journalistes, des policiers et des juifs. Moins de deux semaines plus tard, de quoi débat la France ? Du mal qu'elle a fait à ses enfants d'immigrés. De ses promesses non tenues. De ses idées rances. Et bien sûr, de son « islamophobie ». À croire que c'est l'islamophobie qui a tué à Paris. Du reste, n'est-ce pas la vérité ? Si d'aimables jeunes gens sont devenus des meurtriers, il faut bien que nous les ayons maltraités. Relégués. Humiliés. Ghettoïsés. Offensés. Comment allons-nous réparer, telle est la seule question qui vaille.
Si des islamistes tuent, c'est à cause des islamophobes. Dès le soir du 7 janvier, la crème de nos comiques médiatiques s'emploie à répandre cette fable en forme de bande de Moebius. Dans cette joyeuse troupe jamais à court d'inventions, j'avoue un petit faible pour Sylvain Bourmeau et Laurent Joffrin – sans doute ai-je raté un paquet d'âneries. Cependant, on doit à Edwy Plenel quelques fous rires, salutaires dans cette ambiance pesante. La France découvre qu'un certain nombre de ses enfants rêvent, plus tard, de faire Kouachi, et le patron de Mediapart larmoie en boucle que rien ne serait arrivé si on n'avait pas laissé Finkielkraut dire qu'il y a un problème avec l'islam. À la veille du 11 janvier, rompant un affreux suspense, il annonce qu'il se rendra bien au défilé citoyen, d'abord en hommage aux victimes, ensuite pour lutter contre le Front national. Delenda est Carthago. Quand ce n'est pas Finkie, c'est Marine. J'aurais bien aimé le rencontrer dans le défilé, Plenel, avec une pancarte contre le FHaine. Ou un entonnoir sur la tête.
Dans l'atmosphère churchillienne des premiers jours, ces élucubrations hors-sol dont les morceaux choisis tournent sur Internet n'ont guère plus d'importance que des propos de bistrot. On s'étrangle et on oublie. L'important, c'est qu'au sommet de l'État, on tienne enfin un langage clair – ou presque. Après les précautions d'usage – ça n'a rien à voir avec l'islam –, le Premier ministre prononce le mot « islamisme » et appelle au respect de la laïcité, sans stigmatiser. Pour les professionnels de l'effaçologie, le 11 janvier est une déroute. Les Français entendent savoir ce qui se passe dans leur pays et, plus grave encore, défendre quelque chose qui ressemble à un monde commun, voire, horresco referens, à une identité nationale. Et ça tombe bien, ils sont en phase avec l'humeur de leurs gouvernants. La France est en guerre. Nous ne céderons pas. Nous ne tolérerons pas. Nous n'accepterons pas. Le 13 janvier, Manuel Valls prononce un discours qui lui vaut d'être comparé à Clemenceau et ovationné par un hémicycle unanime : « Droite et gauche confondues, à l'exception des deux députés FN qui n'ont applaudi qu'en de rares moments », précisent heureusement les deux spécialistes du comptage d'applaudissements qui couvrent l'événement pour Mediapart – quand on pense que les malheureux ont dû entendre La Marseillaise, cet hymne colonial. Et pour parfaire le tableau, le président nous demande d'être « fiers d'être Français ». Et pourquoi pas fiers d'être nauséabonds, tant qu'on y est.
La gauche de la gauche trépigne. Voilà une semaine qu'on nous bourre le crâne avec des reportages tendancieux, et ces supposées révélations sur l'antisémitisme de nos banlieues (ils ont raison, en un sens, car ces révélations datent de dix ans). Il ne faudrait pas se tromper de victimes. Les premières victimes de tout ça, et du reste aussi, ce sont les musulmans. Retrouvons les fondamentaux. Et combattons le Front national.
Une heure ou deux après l'attentat de Charlie Hebdo, Gil Mihaely, passablement secoué, en était convaincu : cette fois, ce serait la bonne, le réel ne pouvait plus être reporté à une date ultérieure, pour reprendre une formule de Muray. L'histoire sainte d'une France frileuse et raciste, incapable de savourer les beautés du dialogue des cultures, imprégnée à jamais par son passé colonial avait vécu. On allait pouvoir nommer les problèmes, ce qui offrait un petit espoir de les régler. J'avoue que j'y ai cru, moi aussi. Le sursaut, la prise de conscience, l'esprit du 11 janvier. La fierté d'être français. Progressivement, on a entendu un peu de friture sur la ligne gouvernementale, un vague brouillage des discours. En haut lieu, la consigne avait dû passer : si tu parles d'antisémitisme, il faut très vite prononcer « islamophobie », il est bon de faire suivre « laïcité » par « respect des croyances » et « valeurs de la République » par « citoyens de seconde zone ». Une cuillère pour le parti de la fermeté, une cuillère pour celui de l'excuse.
Heureusement, il y avait Valls, et surtout, la détermination renouvelée et civilisée des Français à faire nation. Contre personne, et même avec qui le voulait bien. Peu importe d'où on venait pour peu qu'on s'accorde sur la destination. Vivre ensemble, oui, mais à notre sauce. Et ceux qui ne l'aiment pas, cette sauce, peuvent toujours s'en mitonner une, discrètement si possible, et en se dispensant de clamer leur détestation de tout ce que nous aimons. Bien sûr, une moitié de ces Français qui s'étaient levés pour défendre leur liberté de critiquer, de déconner et même d'offenser, trouvait finalement qu'il fallait être gentil avec le Bon Dieu des autres. Enfin, on ne va pas reprocher à un peuple d'être gentil. Quoique.
« Le Premier ministre a employé des mots très forts. Et même très durs. » Le 20 janvier, lorsque j'ai entendu percer dans la voix d'une journaliste de radio des accents de triomphe, j'ai immédiatement compris que quelque chose clochait. « Apartheid ! », « apartheid ! », le mot était psalmodié avec enthousiasme, répété avec gourmandise, commenté avec la gravité requise. L'après-Charlie était terminé avant d'avoir commencé. Le Parti des médias, revigoré, reprenait son antienne préférée : être français, il n'y a vraiment pas de quoi être fier. La gauche du PS ronronnait, les représentants de nos banlieues se rengorgeaient : ils l'avaient bien dit que c'étaient eux, les vraies victimes. Apartheid pride !
Alors on se sent un peu cloche d'avoir pris Séguéla pour Clemenceau. Il faut dire qu'avec moi, le coup de La Marseillaise, ça marche à tous les coups. Finalement, c'était de la com », doublée de douteux calculs politiques. Le plus consternant n'est pas que Valls ait lâché le mot apartheid, mais qu'il l'ait fait pour satisfaire l'aile gauche du PS, et plus encore pour câliner les supposées victimes du supposé apartheid. Que certains membres d'un éminent parti de gouvernement exigent, comme prix de leur loyauté, que leur chef se livre au dénigrement public de leur pays, ne semble surprendre personne. (Essayez d'imaginer la scène en Angleterre.) Pas plus que le fait que l'on flatte une communauté dans le sens du poil en lui expliquant qu'elle est faite de sous-citoyens. Oh oui, je t'ai fait mal..., c'est bon, non ?
Certes, l'idéologie victimaire est très largement partagée bien au-delà de nos banlieues : des patrons aux pêcheurs, il n'y a pas un groupe ethnique, confessionnel ou socioprofessionnel qui ne réclame sa part de malheur. Mais, en l'occurrence, Valls a sciemment appuyé sur un ressort bien plus destructeur et mensonger à la fois. On pourrait appeler cela la politique des bons ressentiments. Plus que tout le reste, c'est elle qui nous a mis dans le pétrin où nous sommes. Pour des raisons qui relèvent à la fois de la psychiatrie (haine de soi) et de l'histoire (abandon des classes populaires), la gauche, depuis trente ans, s'est employée avec constance à susurrer à la France musulmane qu'on lui devait des excuses, tandis que la France, ontologiquement coupable, était sommée de cesser d'être elle-même pour se faire pardonner. Si vous ne savez pas pourquoi vous nous haïssez, nous nous le savons.
Le spectacle accablant de l'émission « Des paroles et des actes », le 22 janvier, offrit un saisissant instantané des résultats de cette politique. Face à Alain Finkielkraut,
Au professeur Barbara Lefebvre et au maire de Montfermeil Xavier Lemoine, qui croyaient pouvoir inviter sur le plateau des pans de la réalité qui venait de se dévoiler, les jeunes de banlieue et leurs défenseurs (un imam, un ou deux sociologues et Najat Vallaud-Belkacem) ânonnaient imperturbablement le lamento de la relégation, usant et abusant de la forme passive : nous avons été exclus, on ne nous a pas donné ceci ou cela, nous sommes moins bien traités que ceux-ci ou ceux-là, suivez mon regard. Les paroles d'Alain Finkielkraut les encourageant plutôt à se retrousser les manches furent unanimement dénoncées comme un discours de haine. Il faut dire que ce n'est guère courtois d'envisager que les victimes pourraient avoir ne serait-ce qu'une microscopique responsabilité dans leur situation. Nacira Guenif, sociologue proche des Indigènes de la République, finit par lâcher le morceau en dénonçant l'injonction d'intégration faite aux « jeunes d'ascendance coloniale ». Et toi, t'es d'origine « croisades » ? Mauvaise pioche. Heureusement Najat Vallaud-Belkacem réconcilia tout le monde avec un aplomb stupéfiant : « Nous sommes au moins tous d'accord sur le fait que le problème, c'est la relégation sociale », décréta-t-elle. On n'a pas entendu le même débat.
Que les jeunes issus de l'immigration connaissent des difficultés particulières est une évidence. Seulement, pardon d'être brutale, ce n'est pas vraiment le sujet du moment. Les Français découvrent soudainement que la coexistence des cultures n'est pas une série télé et qu'il ne suffit pas de proclamer qu'on aime l'autre pour vivre avec lui. Or, les attentats et leurs suites ont produit un effet de dévoilement : si la majorité des musulmans de France condamne sincèrement la violence et si les fanatiques prêts à prendre les armes sont une infime minorité, le rejet de la laïcité, le complotisme, l'antisémitisme, le refus d'admettre qu'un texte sacré pour les uns puisse être un objet de moquerie pour les autres – ce que Finkielkraut appelle joliment la « douleur de la liberté » – sont largement répandus chez les musulmans du coin de la rue. Pourquoi a-t-on le droit de se moquer de notre prophète et pas des chambres à gaz, pourquoi l'antisémitisme est-il interdit et pas l'islamophobie, demandent des élèves, auxquels leurs professeurs ne savent pas quoi répondre. Deux poids, deux mesures : pourquoi l'assiette de mon voisin est-elle plus remplie que la mienne ? Que voilà un débat intéressant.
Alors l'exclusion, je veux bien. Mais il faudrait faire remarquer à certains que, quand ils affirment qu'on n'a pas le droit de dessiner leur prophète ou qu'ils laissent entendre que les attentats, c'est qui vous savez, ce sont eux qui s'excluent de la collectivité. Quand ils pérorent, même pour rigoler, que c'est bien fait pour Charlie, ils s'excluent de la collectivité. Quand ils pourrissent la vie de Mouloud qui ose manger pendant ramadan, ils s'excluent de la collectivité. Or, cette bouillie confusionniste est propagée par des imams bien sous tous rapports – pas par l'islamisme, mais par l'islam. Pas par tout l'islam, certes, mais par une notable proportion de celui-ci. Étouffer toute critique au motif qu'elle serait stigmatisante, ce n'est pas faire œuvre de fraternité mais de mépris. C'est supposer que la culture musulmane serait par nature incapable de faire siennes les valeurs libérales de nos sociétés, condamnant ainsi les musulmans de France au repli et au ressentiment. Il serait plus respectueux, en réalité, de parler clair, entre adultes, et de rappeler que nous avons collectivement le droit d'avoir des préférences culturelles. N'importe quelle citoyenne française jouit des mêmes droits que moi, mais ma minijupe a des droits, pas ta burqa. Dire cela, ce n'est pas insulter les musulmans, mais au contraire les inviter à réaliser la synthèse entre le public et le privé, le laïque et le religieux, l'individu et le groupe, que beaucoup d'autres ont faite avant eux. Il y a pas mal de raisons de penser que, si l'islam change la France, ce sera pour le pire. En revanche, la France est une chance pour l'islam, peut-être la dernière, de voir ses enfants échapper à la fascination djihadiste et à la rancœur remâchée. Non, tu n'es pas un colonisé parce que tu es au chômage. Non, tu n'es pas stigmatisé parce qu'on ose remarquer que les sieurs Merah, Kouachi et Nemmouche sont issus de la même culture que la tienne. Le respect, ce n'est pas de pleurnicher ensemble, mais de parler vrai. Pour faire nation, il faut être deux. Welcome : moi je suis d'accord. Mais on fait ma nation, celle que mes parents ont choisie sans demander qu'on change la peinture pour leur faire plaisir. Et on arrête de se plaindre.
Mars 2015. Au dîner du CRIF, François Hollande a violé un tabou : il a parlé de « Français de souche ».
Le simple énoncé d'une identité française héritée du passé suffit désormais à scandaliser les rombières antiracistes qui voudraient bien voir disparaître les Français périmés qui la portent.
Dans un roman de Philip Roth, ça finirait par la démission de François Hollande. Par chance pour le président, la France est frivole, même dans l'indignation : il s'en est tiré avec une micro-bronca et, tout de même, la réprobation bruyante de la patronne des Jeunes socialistes, Laura Slimani, qui l'a froidement tancé pour « brouillage intellectuel » – aucun respect...
C'est qu'il en a fait une belle. Vous n'allez pas le croire : il a dit « Français de souche ». En toutes lettres. Enfin, entre guillemets, mais personne ne les a entendus, c'est ballot.
Le président croyait pourtant s'être bordé. Oui, il a bien prononcé le mot en F, le mot français qui fâche, mais dans un contexte qui ne laissait aucun doute sur ses sentiments. Le 23 février, au milieu d'un dîner du CRIF particulièrement pimenté cette année, il a évoqué sa visite à Sarre-Union, « dans ce cimetière dévasté par de jeunes lycéens, français de souche, comme on dit, ignorants au point de ne pas avoir vu les écritures en hébreu (...), inconscients pour ne pas avoir remarqué les étoiles de David, mais à ce point intolérants pour renverser le monument dédié aux victimes de la Shoah ». Imaginons qu'au soir du 7 janvier, le président ait précisé que les frères Kouachi étaient arabes et musulmans : on en parlerait encore. On retrouve ici le double lien qui pèse sur tous les Français, sommés à la fois de ne pas voir la différence et de l'adorer. En vertu de la même logique, on a le droit de célébrer les bienfaits de l'immigration, mais il est interdit de remarquer qu'elle a changé le visage de la France. Et il va sans dire que toute mention du roman national exige une sémantique dépréciative.
Pas de panique, Hollande n'a nommé les « Français de souche » que pour pouvoir proclamer le dégoût qu'ils lui inspirent. Mais ce dégoût, c'est leur accorder une existence. Pour le parti de l'Autre, c'est encore trop. Cette réjouissante formule d'Alain Finkielkraut est le meilleur nom que l'on puisse donner à la gauche d'aujourd'hui. Voilà quarante ans que les « de souche » sont ses têtes de Turcs, au parti de l'Autre. Il les a ridiculisés, intimidés, diabolisés, ringardisés, il les a mis entre guillemets. Maintenant, il voudrait bien les mettre entre parenthèses, et une bonne partie du réel avec eux. Et comme les vraies choses et les vraies gens ne se laissent pas engloutir volontiers, on interdit les mots. Supprimez le signifiant, le référent disparaîtra – méthode éprouvée sous de nombreux cieux. Bon, signifiant et référent, on dirait qu'il se mélange un peu les pinceaux, François Hollande : « Pour ceux qui m'ont écouté, il n'y avait pas de doute à avoir, je me suis distingué justement de cette expression », a-t-il déclaré. Le gentil président s'est distingué d'une méchante expression.
Il est clair que, d'un point de vue scientifique, un Français de souche, ça n'existe pas. Ce n'est pas le synonyme de « blanc », ni de « catholique », bien que cela n'ait pas rien à voir. En réalité, personne ne sait le définir, mais tout le monde sait ce que c'est – une marque d'ancienneté, un droit d'aînesse conféré non pas aux individus mais à leurs mœurs et à leurs usages. Du reste, si on utilise une notion aussi hasardeuse, c'est bien pour vivre dans la même réalité sensible que nos contemporains. Et là, il y a comme un gros problème. Quand un propos banal sur l'antisémitisme qui sévit dans nos banlieues peut vous envoyer au tribunal – version Arno Klarsfeld – ou vous valoir un lynchage en règle – version Cukierman –, quand, du sommet de l'État à la gazette du coin, on nous serine que l'islamisme n'a rien à voir avec l'islam, on ne vit plus dans le même monde. Ainsi entendrai-je, sur une chaîne-info, une journaliste standard proférer avec assurance que « tout le monde sait bien que, Français de souche, ça ne veut rien dire ». Quelques jours plus tard, juste après les attentats de Copenhague, j'entends une autre voix affirmer doctement : « Tout le monde sait bien que c'est la misère sociale qui nourrit le terrorisme. » Si tout le monde le sait, on ne peut pas lutter.
La messe est dite, les Français de souche n'existent pas. Puisque nous sommes tous immigrés, « avant moi, y'avait pas d'avant », comme ne le chantait pas tout à fait Barbara. Et puis « souche », ça a un petit côté biologisant, non ? Le paradoxe, c'est qu'à investir de sombres humeurs racialistes le concept, ceux qui l'utilisent, et en prime le groupe aux contours flous qu'il désigne, on a fourni à ce groupe une cohésion identitaire dont il était absolument dépourvu. L'appellation « Français de souche » est peut-être en passe de devenir une affaire de culture autant que de filiation – la communauté des sans-communauté. D'ailleurs, si elle perturbe les odorats trop délicats, ce n'est pas parce qu'elle suggère une hérédité, mais parce qu'elle exprime la volonté de rester un peuple, c'est-à-dire une collectivité humaine relativement homogène, en termes non pas ethniques, mais culturels et anthropologiques. Au point que l'on pourrait dire : on ne naît pas « de souche », on le devient.
Reste une question : que lui a-t-il fait, à la gauche, ce malheureux « de souche » ? En vérité, rien, sinon lui servir d'alibi, d'épouvantail et finalement d'ennemi, sous diverses figures – du beauf au facho en passant par le réac et le petit Blanc. Il a donc fourni la trame d'un récit épique opposant la générosité à l'égoïsme, l'hospitalité à la fermeture, le frère humain au compatriote. Un récit dont il est interdit, depuis quarante ans, de contester les postulats qui le fondent. C'est ainsi que les Français ont dû accepter un changement démographique de grande ampleur, sans jamais être invités à se prononcer sur lui.
Dans ce dispositif, le Front national a joué et joue encore le rôle décisif du diable, qui coalise contre lui toutes les forces du bien – dans un fragile et improbable Front républicain. Certes, la normalisation engagée par Marine Le Pen est un sale coup pour le parti de l'Autre, réduit à répéter en boucle que le FN ne respecte pas les valeurs de la République, voire qu'il a des « intentions funestes pour la démocratie », sans que ces affirmations soient jamais référées à un propos précis. Ainsi, quelques semaines après les attentats, la glorieuse lutte contre le FN redevenait-elle la priorité de la classe politique et médiatique. Ainsi, le 24 février, le dessin à la Une de Charlie Hebdo représentait le journal poursuivi par un djihadiste, Marine Le Pen et le pape. Sans doute fallait-il éviter de stigmatiser les seuls djihadistes.
Mais la plus grande vertu du parti lepéniste est d'être un revolver pointé sur la tempe de tout citoyen, averti à intervalles réguliers que ses agissements, voire ses pensées, pourraient faire le jeu de, pendant que tous les présidentiables, convaincus que ce chantage suffira à leur barrer l'accès au pouvoir, rêvent d'un deuxième tour les opposant à la « peste blonde ». Reste que si le Front national est aussi dangereux qu'on le dit, il n'est pas très malin de le laisser se présenter comme le seul parti de la France.
Le cheminement qui a conduit la gauche à remplacer le prolo d'antan par l'immigré clandestin, le résistant palestinien ou le musulman dont l'ultime dignité tiendrait à l'adoration pour son prophète, est connu. On a moins remarqué l'arnaque réalisée au passage. On dénonce volontiers le goût de nos élites pour l'autoflagellation et la repentance, mais il s'agit toujours ou presque de se battre la coulpe sur la poitrine des autres. La haine de soi française masque le plus souvent la haine de la France d'en face, ou de celle d'en bas. Eh bien, moi, j'aime qu'on m'aime ou, au moins, qu'on me considère, et à l'inverse, je n'aime pas qu'on se paie ma tête ou qu'on me méprise. Et j'ai comme l'impression que la majorité de mes compatriotes éprouve les mêmes sentiments, donc la même exaspération que moi. Un jour viendra où des millions de Français, de souche ou pas, crieront : Respect !
Mai 2015
Blessés par le mépris d'État, ignorés par le plan de lutte antiraciste, incendiés par les médias, les cathos de la génération Manif pour tous en ont assez d'être les mal-aimés de la République. Mais ils auraient tort de céder à la tentation victimaire.
Pour nous, il n'y a pas d'Israël. En apprenant, le 22 avril, qu'un massacre aurait pu avoir lieu dans une église de Villejuif, nombre de catholiques français ont peut-être songé au constat amer du héros du roman de Houellebecq Soumission, lorsque sa compagne juive quitte la France en voie d'islamisation pour émigrer au pays du sionisme. Même s'il arrivait, par malheur, qu'un assassin moins empoté que Sid Ahmed Ghlam (apprenti terroriste qui s'est blessé avec sa bombe) réussisse son coup et que des chrétiens, en France, meurent parce qu'ils sont chrétiens, la seule alyah dont ils pourraient rêver serait un exil plus ou moins doré à Rome, Miami ou Melbourne. On leur déconseillera le Québec où le quotidien La Presse a cru bon d'évoquer un attentat contre « les chrétiens » – entre guillemets, comme s'il s'agissait d'une tribu mythique ou d'une peuplade disparue dont on ne saurait pas si elle a vraiment existé. À choisir, beaucoup préféreraient peut-être se faire traiter de sales chrétiens, sans guillemets.
Les cathos se sentent méprisés, mal-aimés, maltraités. Ils en ont marre d'être les seuls dont on puisse se payer la tête sans risques quand il faut prendre des pincettes avec tous les autres – même avec les francs-maçs, faut y aller mollo.
Pourtant, comme l'observe Fabrice Hadjadj (Causeur no 24), au moins les bouffeurs de curés reconnaissent-ils l'existence des curés. Ce qui enrage les cathos cuvée 2015 bien plus que l'anticléricalisme, c'est une certaine façon de nier ce qu'ils sont et de dénigrer ce qu'ils ont été, un refus de concéder à leur droit d'aînesse le moindre privilège symbolique. Chez François Hollande, c'est presque physique, on dirait que ses lèvres répugnent à prononcer le mot « chrétien ». Attention, c'est son droit le plus sacré, au président, de ne pas aimer les bondieuseries. Et puis le chef d'un État laïque ne saurait accorder la moindre préséance à une minorité religieuse, ce que sont, stricto sensu, les catholiques. Seulement, ils ne sont pas que cela : la même appellation désigne aussi une majorité culturelle aux concours indécis, héritière de ce que l'on n'oserait plus qualifier de culture dominante. Du reste, le destin collectif des cathos sera largement déterminé par le choix qu'ils feront entre les deux conceptions.
Bien sûr, nul ordre moral ne se profile à l'horizon. En revanche, la « rue catho » fait savoir avec constance qu'elle ne se laissera pas expulser du roman national. Elle n'en démord pas : malgré la Révolution, malgré la laïcité, « le catholicisme, c'est la France », pas toute la France évidemment, mais son âme, sa nature profonde. C'est le Premier ministre qui le dit : lui qui, il y a peu, dénonçait « l'ultra-droite catholique » opposée à l'avortement et au mariage pour tous, a déclaré après l'affaire de Villejuif : « S'en prendre à une église, c'est s'en prendre à l'essence de la France. » Certes, conformément à la tactique éprouvée de distribution égalitaire des encouragements, il a ensuite mentionné « les synagogues, les mosquées, les cimetières » comme étant également constitutifs de l'essence nationale. Cet hommage à la catholicité française a peut-être valu à Manuel Valls quelques bénédictions en même temps que les commentaires furibonds d'une partie de la gauche. « L'essence de la France, éructe la libre-pensée, c'est d'abord le mouvement des Lumières, la Révolution française, la République, la démocratie, la laïcité et la séparation des Églises et de l'État. » Autrement dit, l'histoire de France a commencé en 1789.
On l'aura compris, pour un esprit postmoderne, « les cathos », comme « les Français de souche », ça n'existe pas, sinon comme épouvantails ou, à la rigueur, comme vestiges folkloriques d'un passé honni et révolu. Mais justement, les cathos entendent bien continuer à exister, et pas dans l'ombre comme ils l'ont fait ou croient l'avoir fait tout au long du XXe siècle. Avec les Manifs pour tous, ils ont goûté aux joies de la pride, pas question de rentrer dans le placard. Dans la foulée, ils ont adopté les codes et les armes idéologiques de toute minorité qui se constitue en communauté agressée, statut générateur d'importants bénéfices symboliques et parfois de sérieux désagréments réels. Dans cette panoplie, la visibilité n'est que le prête-nom du sentiment victimaire qui constitue le véritable ciment de toute identité minoritaire. En fait de pride, le minoritaire exhibe ses plaies, raconte ses souffrances, recense les discriminations qu'il a subies et les offenses faites à son groupe ou à son Dieu. Le plus souvent, ça marche très bien, en tout cas pour les « minorités officielles » – juifs, Noirs, homos, musulmans – que l'on câline à grands jets de compassion publique, fort appréciée. Un peu moins, toutefois, que la repentance, la Légion d'honneur du minoritaire, qu'on ne sort que pour les grandes occasions.
On dira que les sentiments ont souvent quelque chose à voir avec la réalité. Ce n'est pas parce qu'on se sent victime qu'on ne l'est pas. Et sur ce terrain, les cathos ont de quoi l'avoir mauvaise. Entre les cimetières profanés et les attentats déjoués, ils peuvent légitimement prétendre à la dignité victimaire et à la protection qui va avec. Pour la protection, il faudra repasser, on ne va pas protéger toutes les églises de France – tant pis pour eux, ils n'ont qu'à être une vraie minorité. Et pour la reconnaissance, voyez plutôt à droite, où l'on considère les catholiques comme une clientèle captive – ce qui, au demeurant, semble de plus en plus vrai, le catho-de-gauche ayant pratiquement disparu dans le face-à-face entre Manif et Mariage pour tous. Aucun des ténors de l'UMP ne manque une occasion de caresser le catho dans le sens du poil, qui en rappelant son rôle éminent dans notre histoire, qui en insistant avec gourmandise sur les innombrables avanies que lui fait subir l'autre camp.
Il faut dire qu'à gauche, on a décidément du mal à admettre que le catho puisse être une victime comme les autres : trop blanc, trop franchouillard. Malgré la multiplication des profanations de tombes chrétiennes, le président n'a pas jugé utile de se déplacer ou de faire un geste, comme s'il lui était plus facile de s'émouvoir devant les tombes profanées musulmanes ou juives. On notera qu'après la vandalisation de 216 tombes à Castres, le 15 avril, le procureur s'est empressé d'affirmer que rien ne suggérait une connotation « à caractère religieux ou racial ». Rien sinon le fait que le coupable était, semble-t-il, un homme en djellaba, qui répétait en boucle des prières musulmanes. De toute façon, on ne va pas s'énerver pour « des dizaines de croix jetées à terre », et des tombes qui n'ont même pas été ouvertes.
Dans ce climat passablement tendu entre le monde catholique et les représentants de la République, le plan de lutte contre le racisme et l'antisémitisme annoncé par Manuel Valls le 17 avril a mis la cathosphère en ébullition. Sur quarante mesures destinées à combattre les discriminations et les propos haineux, il y en a pour tout le monde – les musulmans, les étrangers, les homosexuels, les juifs : tout le monde sauf les catholiques (et les chrétiens en général). Si ce n'est pas du deux poids, deux mesures...
Les cathos ont donc quelques bonnes raisons de récriminer. Et bien entendu, dans la foire d'empoigne victimaire où chacun défend sa paroisse en essayant de prouver qu'elle est la plus persécutée, ils ont, comme tous les autres, tendance à en faire des tonnes : une « une » un peu leste, et c'est la Vendée qui recommence, un propos maladroit, et les colonnes infernales reviennent pour massacrer et détruire les églises. La vogue récente du concept hasardeux de cathophobie, clairement calqué sur celui d'islamophobie, indique que la rivalité mimétique a de beaux jours devant elle. Responsable d'une association issue de La Manif pour tous, Julie Graziani est le nouveau visage médiatique du « catho décomplexé » : « On ressent comme une condescendance, qui va jusqu'à l'agressivité, sous prétexte que l'on contredit les discours dominants des élites. On en a marre de la petite cathophobie ordinaire, du catho bashing, de ce sentiment d'un deux poids, deux mesures, qui donne l'impression qu'avec les cathos tout est permis. » Certains pourraient être tentés d'embrayer sur la susceptibilité musulmane et d'exiger que l'on ait pour leurs croyances des attentions et des égards devenus étrangers à la tradition française. En effet, l'anticléricalisme aussi, c'est l'essence de la France. Nous ne devrions pas aligner les chrétiens sur le régime des musulmans, mais appeler l'islam à prendre exemple sur le christianisme et à se conformer à la laïcité qui, depuis plus d'un siècle, permet aux croyants et aux incroyants de vivre sous le même toit national. Il est en tout cas surprenant, et un peu inquiétant, que des catholiques français se soient tournés vers le Vatican pour être entendus de François Hollande. En janvier 2014, une pétition demandant au pape François de relayer auprès du chef de l'État « le malaise profond » des catholiques français a recueilli 100 000 signatures. Signe que, dans la République, on n'arrive plus à se parler ?
Affairés qu'ils sont à améliorer leur score au palmarès du malheur, les cathos ne voient pas le piège qu'ils se sont tendu à eux-mêmes. En gagnant leurs galons de minorité religieuse, ils risquent de perdre définitivement leur statut de majorité culturelle. On ne peut pas éternellement jouer sur deux tableaux : entre les délices de la posture minoritaire et les privilèges ingrats de l'ancienneté, il faut choisir. Soit le catholicisme, c'est la France, et il devra alors avoir le cuir suffisamment épais pour supporter la liberté des autres et se placer au-dessus de la mêlée victimaire, soit il devient le catholicisme de France, c'est-à-dire une religion comme les autres. Cette dernière option, qui peut être payante à court terme, serait doublement catastrophique : pour notre pays, qui se verrait amputé de son passé et condamné à adopter un multiculturalisme qui lui va mal au teint, et tout autant pour les cathos, à qui la République a appris – parfois à la dure – à conjuguer foi et raison. En réalité, il y a bien un Israël pour les catholiques : cette Terre promise, c'est la France.
Mai 2015. La ministre de l'Éducation nationale lance sa réforme du collège. La mesure phare : la suppression du latin-grec.
Depuis quarante ans, on nous fait la même promesse : demain tous les élèves seront premiers de la classe. Mais la réforme du Collège de Najat Vallaud-Belkacem est une déclaration de guerre contre l'excellence.
Je suis vernie. Je suis entrée au collège en 1973, alors que la réforme Haby était encore dans les tuyaux et je l'ai quitté avant qu'elle produise ses effets les plus désastreux. J'ai donc bénéficié de l'école à l'ancienne. Au collège Georges Martin à Épinay-sur-Seine, il n'y avait ni blouse grise ni coups de règle, mais des profs vaguement gauchistes qui faisaient cours la clope au bec. On n'avait pas inventé la transdisciplinarité ni les itinéraires-découvertes, mais au club théâtre, on avait monté Don Juan – Molière, pas Mozart. Les enfants des classes moyennes côtoyaient les fils de prolos, les enfants d'immigrés se fichaient de ce qu'ils mangeaient à la cantine, on se mélangeait gentiment sans savoir qu'on faisait de la mixité. C'était le chant du cygne de l'école de la République, mais on ne le savait pas.
Dans chaque classe, il y avait quelques cancres qu'on n'appelait pas « décrocheurs ». Jusqu'à 14 ans, on les obligeait à redoubler. On aurait trouvé inconcevable de faire passer dans la classe supérieure des élèves incapables de suivre. Mais une fois atteint l'âge qui marque la fin de la scolarité obligatoire, les traînards étaient priés d'aller traîner ailleurs. L'école publique, qui ne s'était pas encore découvert une vocation compassionnelle, se débarrassait des poids morts sans états d'âme. Les mauvais élèves, en tout cas les plus chanceux d'entre eux, devaient se trouver une boîte à bac pas trop regardante sur le dossier scolaire. Le privé, c'était pour les nuls. C'était la honte.
Quarante ans et d'innombrables réformes plus tard, la hiérarchie s'est complètement inversée. Les « décrocheurs » sont le boulet de l'Éducation nationale, qui, faute de pouvoir les remettre sur les rails, les baby-sitte au moins jusqu'à la fin de la troisième, souvent jusqu'en terminale. Et, comme il n'est plus question d'imposer un redoublement, jugé traumatisant, voire humiliant, ils passent de classe en classe sans jamais avoir fait le moindre progrès. Ces élèves dont on refuse d'admettre qu'ils sont irrécupérables, car cela contreviendrait à notre conception abstraite du progrès, tirent tous les autres vers le bas. Et les meilleurs (qui sont aussi souvent les plus nantis) fuient vers l'enseignement privé où les établissements les plus cotés pratiquent souvent une sélection féroce.
Cette inversion des rôles résume à la perfection la catastrophe engendrée par quarante ans de pieux mensonges politiques. On a beau tenter de le camoufler à grands coups de jargon moderniste, l'Éducation nationale parvient, au mieux, à offrir à tous une instruction moyenne. La réforme du collège adoptée par décret le 20 mai n'y changera rien. Et tout le monde le sait. Cela n'a pas empêché ses partisans de répéter sur tous les tons qu'elle créerait plus d'égalité, plus de justice... et plus d'excellence.
Bien entendu, les mêmes causes ne produiront pas des effets radicalement différents. De René Haby à Najat Vallaud-Belkacem, toutes les réformes répondent à la même ambition égalitaire, reposent sur les mêmes conceptions pédagogistes et introduisent des « innovations » similaires, comme les travaux de groupe et les enseignements pluridisciplinaires. L'élève est au centre d'une école ouverte sur le monde. Les pères fondateurs de l'école républicaine pensaient exactement le contraire : pour eux, l'école devait être un sanctuaire, où le bruit de la société ne parvient pas. Aujourd'hui, le monde est sans cesse invité à l'école, c'est-à-dire qu'au lieu d'offrir aux élèves ce qu'ils ne trouveront pas à l'extérieur (la littérature ou les maths), on veut les doper au numérique et leur faire étudier Jamel Debbouze. L'école n'est plus ce lieu singulier situé « entre les murs » : il n'y a plus de murs.
Mais voilà, les réformateurs eux-mêmes sont bien obligés d'en convenir : non seulement l'école offre aujourd'hui une instruction de moins bonne qualité, mais après quarante ans de réformes égalitaires, elle est moins égalitaire. Les sociologues les plus audacieux n'osent plus raconter que « le niveau monte », ainsi que le proclamait un livre publié en 1989 qui déclencha une polémique mémorable. Dans un discours prononcé à Carcassonne, François Hollande a observé : « depuis la décennie 2000, la proportion d'élèves qui ne maîtrisent pas la lecture est passée de 15 à 20 % ». On ne voit pas, pour finir, comment cette baisse du niveau aurait épargné les profs issus de ce système branlant.
En clair, plus on réforme, moins l'école est en mesure de remplir sa mission. Tant pis, il faut tenir le cap. Et pour remédier aux difficultés, on intensifie les politiques qui les ont créées.
Or, ce désastre, répétons-le, se déploie sous la protection du mensonge public. « L'excellence n'est pas un privilège, c'est un droit ! » La catastrophe de l'école est tout entière contenue dans cette formule oxymorique employée par le président de la République. Prix Nobel pour tous ! Comme personne ne sait comment transformer tous les élèves en premiers de la classe, on fera donc en sorte que les bons soient un peu moins bons, par exemple en supprimant les options qui permettaient de recréer discrètement des classes plus homogènes en termes de niveau.
Traquer la distinction, dénoncer toute forme de discrimination, y compris au mérite, est devenu l'obsession de nos gouvernants et le fil rouge de leur politique. « Cette réforme du collège se fera, car c'est une réforme pour l'égalité », écrivait récemment Manuel Valls dans une tribune publiée par Libération. C'est l'égalité qui a présidé à la création du collège unique au moment où le « public scolaire », comme on dit dans le jargon de l'Éducation nationale, devenait de plus en plus diversifié, sous l'effet notamment des flux migratoires, qui n'ont pas peu contribué à compliquer le casse-tête de l'enseignement de masse. Curieuse logique, encore une fois, que celle qui prétend répondre à l'hétérogénéité des élèves par l'uniformité du système. Pour résoudre cette équation impossible, certains préconisent aujourd'hui la création d'un « collège unique diversifié ».
Le problème, c'est que l'égalité et l'excellence, ça ne va pas ensemble. Certes, l'élitisme républicain consiste à donner à tous les mêmes chances de départ, c'est-à-dire à faire en sorte que nul ne voie sa réussite entravée à cause de sa naissance ou de ses moyens. Mais en matière de talent, l'égalité n'existe pas. Tout le monde ne peut pas devenir prix Nobel, ni même faire des études supérieures. Si on veut former de futurs prix Nobel, il faut donner plus à ceux qui ont déjà (des dispositions). C'est injuste, sans doute, mais moins injuste que de pénaliser les bons élèves pour ne pas froisser les mauvais. Cela ne signifie évidemment pas qu'on doive abandonner les mauvais à leur sort comme le font parfois les profs découragés.
Logiquement, c'est donc sur la question de l'égalité que se sont empaillés adversaires et partisans de la réforme, les premiers étant accusés par les seconds de défendre une éducation élitiste favorable aux « héritiers ». Comme elle l'avait fait dans le débat sur le mariage gay, Najat Vallaud-Belkacem s'est employée à disqualifier ses adversaires, « pseudo-intellectuels » et autres grincheux accusés de vouloir pérenniser les vieilles hiérarchies et les privilèges des nantis. Face à elle, la droite, qui a repris la main à l'occasion de cette polémique, entend désormais apparaître comme la protectrice de l'école républicaine. Quand on est dans l'opposition, ça ne mange pas de pain. Mais on ne se rappelle pas qu'elle ait mené une politique très différente de celle de la gauche.
Le gouvernement croyait sans doute que la réforme passerait sans faire de remous. Encore une fois, il n'a pas vu venir la contestation, signe que le pays lui est de plus en plus étranger. Depuis des années, les parents des classes moyennes rusent pour déjouer les pièges de l'égalitarisme. Dans ces stratégies de contournement, les matières optionnelles comme l'allemand, le latin et le grec jouent un rôle décisif. C'est précisément pour cette raison que Najat Vallaud-Belkacem a choisi de s'attaquer à ces disciplines porteuses de condamnables distinctions. Au-delà de la mobilisation des syndicats enseignants, la protestation est venue de la société, comme si elle avait voulu signifier qu'elle ne se laisserait pas déposséder de son école. Bonne nouvelle : les Français croient encore suffisamment à l'école de la République pour la défendre. Finalement, la seule nouveauté de cette énième réforme du collège, c'est la révolte qu'elle a suscitée.
Juin 2015. Parution de Qui est Charlie ? d'Emmanuel Todd.
Je n'ai plus l'heur de pouvoir débattre avec Emmanuel Todd. Si nous étions autrefois amis, il me reproche aujourd'hui mes idées islamophobes. Mais quand il convoque la science pour valider la rhétorique victimaire des islamistophiles, on a envie de lui dire : « Qu'as-tu fait de tes talents ? »
Emmanuel Todd n'a pas de chance : il est de gauche, donc il vit dans un milieu de gauche – « de centre gauche », précise-t-il sur France Inter. La plupart du temps, c'est très agréable : appartenir au camp des gentils, ça donne le droit d'insulter en boucle et de calomnier en bande un tas de méchants – Sarkozy, Zemmour, Finkielkraut, Merkel, La Manif pour tous, la roue tourne. Je ne me rappelle pas l'avoir entendu s'offusquer de l'unanimisme satisfait qui, à intervalles réguliers, se déchaîne contre l'une ou l'autre de ses épouvantails. Et il ne me cause plus, rapport à mes mauvaises idées islamophobes – il faut croire que l'exogamie intellectuelle, ce n'est pas son truc. Il faut dire qu'en plus de ne pas penser comme lui, je ne suis même pas un savant. Todd, c'est du sérieux, il lit l'avenir dans les courbes de la France, on ne peut pas lutter.
Jusqu'au 7 janvier, Todd s'entendait à merveille avec ses copains « de centre gauche », des gens sympas qui sont pour le mariage gay, adorent le rap et sont abonnés à L'Obs. D'accord, ils se disputaient souvent sur l'Europe, mais, en 2012, ils étaient tous hollandistes, et même, dans le cas de Todd qui rêvait de New Deal, hollandiste révolutionnaire. Alors, il n'a pas l'habitude de se faire engueuler dans les dîners, ni de se faire chahuter à France Inter.
Et puis il y a eu ces attentats, à Charlie et à l'Hyper Cacher et, surtout, il y a eu le 11 janvier, quand 4 millions de gogos ont défilé en croyant défendre la République, ou la liberté, ou quelque chose d'approchant, alors qu'en vrai, ils ne se mettaient ensemble que pour réclamer le droit de « blasphémer sur Mahomet, personnage central de la religion d'un groupe faible et discriminé ». Et n'allez pas lui faire le coup de Voltaire qu'on assassine : le blasphème, affirme notre savant, « devrait être qualifié d'incitation à la haine religieuse, ethnique ou raciale ». Des caricatures de Mahomet ! Que fait la Justice ? Il est vrai qu'à la fin de son livre, il précise, dans un grand accès d'œcuménisme réconciliateur, que, dans l'heureuse perspective d'un accommodement de la République avec l'islam, « le droit au blasphème est absolu ». Délit ou droit, il faudrait savoir. Passons.
Le 11 janvier, donc, Todd a eu un « flash totalitaire ». Rappelez-vous, il flottait dans l'air une odeur d'Inquisition, un relent de Vichy. Dopées aux bons sentiments, les foules marchaient au pas et ses copains de centre gauche tenaient à l'œil ceux qui osaient braver l'ordre nouveau et dire qu'ils n'étaient pas Charlie. Todd raconte son expérience initiatique du désaccord en milieu progressiste. « Quand j'ai annoncé que je n'irais pas manifester, j'ai entendu des horreurs dans mon environnement proche, on m'a accusé d'être un mauvais Français. Pour la première fois de ma vie, j'ai eu peur de m'exprimer. » Ça a dû lui faire tout drôle, d'habitude c'est lui qui dénonce la mauvaise France.
De son calvaire, notre savant a fait un livre, un livre savant, avec des cartes et des courbes, dont il est très satisfait. N'empêche, s'il n'était pas de gauche, il n'aurait pas eu à se donner tout ce mal. En effet, il lui aurait suffi de sortir un peu de son « environnement proche » pour observer qu'ailleurs, dans le mien par exemple, on n'était pas obligé de communier. On avait le droit de se moquer de l'air compassé des animateurs de Canal+, avec leurs T-shirts « Je suis Charlie » enfilés par-dessus leurs vêtements. On avait le droit de ne pas vouloir manifester. On avait le droit de ne pas en être. Le 10 janvier, j'ai publié un texte disant que je n'étais plus très sûre d'aller marcher. L'ambiance fusionnelle, avec la ritournelle des grands mots, les promesses que plus jamais ça et la prolifération planétaire des « Je suis Charlie » commençaient à me taper sur les nerfs. Moi et mes copains pas-de-gauche (enfin, pas tous), on était partagés, on avait envie d'y croire mais on n'était pas dupes. Le 11 janvier, il y avait déjà pas mal de goguenards dans les rues. Après, le président nous a demandé, avec des accents churchilliens, de garder pieusement l'esprit du 11 janvier. Et puis il nous a conseillé d'aller faire les soldes, parce qu'on n'allait quand même pas y passer l'année. Cela dit, si Todd était sorti de chez lui, ça lui aurait plu, d'entendre le Premier ministre déclarer que tout ça, c'était la faute à l'apartheid, donc notre faute à nous.
En réalité, dès le jour de l'attentat, quelques-uns de mes avisés confrères faisaient du Todd sans le savoir. Les vrais responsables, proclamaient-ils, n'étaient pas les islamistes mais les islamophobes. Dommage, vraiment, que Todd ait raté tout ça, il se serait senti moins seul.
Sauf que justement, il voulait se sentir seul. Seul contre tous. Pour pouvoir jouer les prophètes maudits, il avait besoin d'une France lobotomisée. Il lui a fallu quatre mois pour l'inventer. Début mai, il est ressorti de sa boîte très remonté, avec un livre annoncé comme un brûlot. Depuis, toute la France l'a entendu vitupérer, de plateau en studio, les vieux, les riches et les Bas-Bretons (façon de parler). Les journalistes qui osaient le contredire se faisaient rembarrer sans ménagement : « Vous n'avez pas lu mon livre ! » – sinon, microbe, tu saurais où est la vérité. Le Premier ministre, lui, l'a fait lire par ses conseillers, qui lui ont rédigé une tribune pour répondre – c'est son nouveau hobby, à Valls, de choisir nos lectures. Moi, si le Premier ministre me répondait, je serais un peu flattée, mais Todd, ça l'a mis en rage, alors il l'a traité de pétainiste, et toc. Il est comme ça, il adore épater le bourgeois. Un jour, je l'ai entendu insinuer que les meurtres de Merah étaient peut-être le résultat d'une basse manœuvre des services sarkozystes. Un garnement narcissique qui conjugue la suffisance du premier de la classe et l'insolence du cancre.
Dans ces conditions, pourquoi participer à la curée ? D'abord, il n'y a pas de curée. Dans les médias, on l'interroge avec déférence même quand il part en vrille et se répand en imprécations – son genre entonnoir sur la tête. On le contredit poliment. On le prend au sérieux, pas toujours à raison. Il est vrai qu'avec « l'affaire Charlie », il a énervé pas mal de monde, y compris votre servante. Moi aussi il m'a énervée, mais pas pour les mêmes raisons. Ses copains de centre gauche, socialistes tièdes et petits bourgeois frileux qu'il accable de son mépris, sont blessés ou furieux parce qu'ils n'aiment pas qu'on blasphème leur « 11 janvier ». Il a décrété que c'était une « imposture », ça les a vexés. Pas moi. Sur ce coup, je suis comme Todd, je ne crois pas au « 11 janvier ». Notez que j'aimerais bien. Seulement, il y a quelques raisons de craindre que l'esprit de résistance n'ait été que le masque festif du désir de soumission. Le livre de Todd est l'une de ces raisons. Par une petite farce de la généalogie, ce juif athée et assimilationniste est, avec Edwy Plenel, Claude Askolovitch et d'autres, l'une des têtes de file du parti de l'Autre (ainsi baptisé par Alain Finkielkraut). On pourrait aussi parler de parti des Musulmans, puisque Todd, comme Plenel et Askolovitch, se pose explicitement en défenseur de la minorité musulmane victime de l'islamophobie hargneuse des classes moyennes. Sa grille de lecture de l'après-Charlie ressemble beaucoup à celle qui a cours dans une certaine gauche pénitentielle, anti-laïque et fanatiquement intolérante. Dans les milieux islamistes et crypto-islamistes, chez les Indigènes de la République, le Todd 2015 doit faire un tabac.
Faute de temps et plus encore d'énergie pour entrer dans le maquis des assertions non démontrées, des contre-vérités et des propos délirants, entrelardés, soyons honnêtes, de quelques considérations stimulantes, on essaiera de résumer le propos à grands traits. Le décor que Todd a planté depuis longtemps, ce sont les deux France, inscrites dans l'histoire des structures familiales. La France centrale et méditerranéenne, de tradition athée et révolutionnaire, est égalitaire, aimable, tolérante ; la France périphérique, qui resta longtemps catholique et antirépublicaine, n'aime pas l'égalité, elle aime l'autorité. Or, je vous le donne en mille, le 11 janvier, c'est la mauvaise France qui s'est le plus mobilisée. Et comme elle ne peut pas avoir de bonnes raisons, elle devait en avoir d'autres, cachées et inavouables, qui étaient de s'en prendre aux musulmans, boucs émissaires de ses aigreurs.
Résumons : la France qui était Charlie et qui a défilé le 11 janvier à Paris et dans les grandes villes, c'est la France périphérique des régions anciennement catholiques, berceau de ceux que Todd appelle les « catholiques-zombies ». Les cathos-zombies ne savent plus qu'ils ont été catholiques, mais, de ce passé oublié, ils ont conservé les références inégalitaires et les structures autoritaires. En somme, catho un jour, salaud toujours.
Certains se sont sentis insultés par le mot « zombie », ils ont eu tort : pour Todd, c'est « catho » qui est insultant. Puisque nous avons tous des origines dont notre inconscient a conservé les traces, nous sommes tous des zombies, Cro-Magnon-zombies, juifs-zombies{33}. Du reste, c'est peut-être cette conversion des appartenances manifestes en héritages latents qui nous a permis de fonder des nations qui les transcendent : les cathos-zombies ne sont pas des Français-zombies. La blague, avec Todd, c'est que ces lointaines origines deviennent des déterminismes implacables.
Au passage, il pose pourtant une question fondamentale que les Français ont perdue de vue, habitués qu'ils sont à vivre dans un monde sans dieu. Une société peut-elle fonctionner sans croyance commune ? En effet, aucun pays n'a chassé aussi radicalement Dieu de la Cité que la France, aucun n'est gouverné par des élites aussi activement athées. Mais la France, nous dit Todd, a mal à sa religion disparue, comme on souffre d'un membre amputé, ce qui explique que les questions religieuses soient si explosives dans un pays si fier de sa laïcité. On regrette qu'il ne poursuive pas dans cette voie, préférant régler son compte au catho-zombie.
On a l'idéologie de son anthropologie : le catho-zombie est donc volontiers néo-républicain, système « plus proche de Vichy dans son concept que de la IIIe République » qui définit, nous explique Todd, une République d'exclusion et fait de la laïcité une arme punitive contre qui vous savez. Sociologiquement, enfin, le catho-zombie appartient à ces classes moyennes égoïstes, encore relativement épargnées par la crise, qui ont mis en place l'Europe de Maastricht. Bref, pour Todd, il coche toutes les cases. Face à cet odieux personnage, l'immigré musulman, qui a importé ses structures familiales égalitaires (égalitaires pour les garçons mais on ne va pas s'arrêter à ce détail), est naturellement outillé pour s'assimiler en douceur à la France centrale. Si on pousse cette logique à son terme, ce ne sont pas les musulmans, porteurs de valeurs virilo-égalitaires, qui posent des problèmes au pacte républicain, mais les Bretons et autres Français périphériques. On commence par étudier des cartes et on a soudain l'impression de se retrouver dans un asile de fous sans savoir à quel moment a eu lieu la sortie de route. Le monde que décrit Todd possède une sorte de logique interne, mais il n'a rigoureusement aucun rapport avec le réel. « Pour un savant, l'expérience sensible n'existe pas », m'a-t-il dit un jour alors que je l'interrogeais sur les discordances entre ses courbes et la vraie vie. Todd observe à la loupe, mais il ne voit rien, ni le séparatisme croissant d'une partie des musulmans, ni les revendications identitaires, ni la haine de la France. Certes, il consent désormais à reconnaître l'antisémitisme des banlieues, mais pour conclure qu'il est l'expression d'aspirations égalitaires frustrées. Il faut les comprendre. En attendant, on finit par se demander si Emmanuel Todd n'est pas devenu un intello-zombie.
Juillet 2015
Au secours, les ligues de vertu reviennent ! Nos néo-féministes ne rigolent pas : un homme, ça doit domestiquer son désir, filer doux et marcher droit. Rompez !
Il y a des choses avec lesquelles on ne rigole pas en public. Il y en a même de plus en plus. Attention, les génocides, les guerres et les famines ne m'amusent pas du tout. Et je suis comme Anne-Cécile Mailfert, la ravissante patronne d'Osez le féminisme ! : « La violence sexiste ne me fait pas rire. » Contrairement aux innombrables inventions de la niaiserie progressiste – lesquelles, à vrai dire, me font osciller entre l'hilarité et la rage.
Chaque jour apparaissent en effet de nouveaux vides juridiques qu'il convient de combler sans délai en créant à tout va de nouveaux interdits et les châtiments afférents. Pour défendre la cause des femmes, on placarde sur les murs de nos villes des clitoris géants (à mon humble avis, cette image de la toute-puissance féminine donnait plutôt envie aux hommes de fuir à toutes jambes, mais les copines n'ont pas dû lire Martine fait une analyse). Des journalistes politiques de sexe faible (je blague !) hurlent au sexisme parce que des hommes politiques les invitent à dîner ou louchent sur leur décolleté{34}, autrement dit parce qu'on les désire – quel calvaire ! L'Assemblée nationale est en émoi parce qu'un député refuse de dire « madame la Présidente », odieux manquement sur lequel toute la classe politique est sommée de prendre position sans délai.
Sur nos écrans, c'est une succession sans répit de causes à défendre, de discriminations à combattre, d'oppressions à dénoncer – les jouets « genrés », le sexisme de la grammaire, le partage des tâches ménagères, la drague lourde, le prix du Tampax, et même les menstruations, dont un texte publié par Atlantico nous apprend qu'elles sont un « tabou qui discrimine encore la moitié de l'humanité » –, il faut que cela cesse !
Tout cela peut paraître bien plus ridicule qu'inquiétant. Ce qui est inquiétant, c'est que personne ou presque ne semble voir le ridicule. Au contraire, on commente avec le plus grand sérieux des déclarations ou des mesures qui devraient déclencher l'hilarité. Des journalistes mâles pontifient, la mine penaude, sur le manifeste antisexiste de leurs consœurs. On raconte par le menu l'audacieuse initiative de la revue lesbienne Well Well Well, qui publie un numéro entièrement écrit dans une langue féminisée – « les hommes et les femmes sont géniales ». « Si on ne le fait pas, nous petit média indépendant, qui le fera ? », s'interroge la rédac' chef. Et si personne ne le fait, qui en souffrira ? On rapporte sans un poil d'ironie la chatoyante idée d'une députée islandaise qui a proposé d'élire pour deux ans un Parlement exclusivement féminin – pour l'instant, elles n'ont obtenu qu'une seule petite journée, mais le combat continue.
On m'a répété sur tous les tons que ces billevesées ne méritaient pas le nom de « terreur ». Qu'on me pardonne de briser le secret des délibérations, mais, à Causeur, j'ai dû batailler ferme pour convaincre les troupes de s'engager sur ce terrain glissant. « Et pourquoi pas fascisme ou dictature ? », a ironisé l'un. « D'accord, elles sont énervantes, mais franchement, Clémentine Autain ou Anne-Cécile Mailfert en héritières de Robespierre ou de Staline, tu charries, chère patronne ! », a renchéri un autre. « N'y aurait-il pas là une expression typique de l'exagération féminine ? », a risqué un troisième – le genre de remarque qui, dans une autre rédaction, aurait pu lui valoir de gros ennuis, avec protestations, repentance publique et sanction, au moins symbolique. Bien entendu, personne n'a remarqué que j'étais allée chez le coiffeur. Pour les compliments sexistes, je repasserai. Mais on me laisse encore raconter des histoires de blondes pendant les conférences de rédaction.
Il ne m'a pas échappé qu'il n'y avait en France ni goulag, ni KGB, ni chef suprême (un chef pas suprême, ce serait déjà bien). Je ne serai pas arrêtée le jour où ce numéro sortira dans les kiosques et Causeur ne sera pas pilonné par la censure. Cependant, je n'en démordrai pas : derrière l'étendard du féminisme, c'est bien une mécanique de terreur qui se déploie par le chantage victimaire et l'intimidation. Le premier symptôme de cette terreur, c'est qu'il est interdit de s'en moquer. Et même de la voir.
Bien sûr, ce n'est pas le fascisme. Peut-on décréter pour autant que ça n'a rien à voir ? Timothy Hunt, 71 ans, prix Nobel de médecine, a été obligé de démissionner de son université londonienne sous la pression hurlante des réseaux sociaux, non sans avoir fait son autocritique. Son crime : un trait d'esprit – interrogé sur la présence des femmes dans les labos, il avait fait cette réponse : « Vous tombez amoureux d'elles, elles tombent amoureuses de vous, et quand vous les critiquez, elles pleurent. » Mais rien à voir, évidemment, avec le Ludvik de La Plaisanterie de Kundera, exclu du Parti, renvoyé de l'université et enrôlé de force dans l'armée pour avoir cru séduire une demoiselle avec une blague sur le régime – « L'optimisme est l'opium du genre humain ! L'esprit sain pue la connerie ! Vive Trotski ! »
Rien à voir, non. D'abord, Timothy Hunt est en fin de carrière. Et puis, on ne va pas plaindre un vieux croûton, un de ces « hommes hétérosexuels plutôt sexagénaires » dont mes consœurs subissent le « paternalisme lubrique ». On ne plaindra pas non plus Julien Aubert, le député qui s'est fait sucrer une partie de son salaire pour son « Madame le Président », ni Pierre, Paul ou Jacques qui se retrouvent en garde à vue, et parfois en prison, parce qu'une dame mécontente les a abusivement accusés de viol, et qui auront perdu leur boulot le jour où ils seront blanchis. On ne plaindra pas ceux qui se font agonir d'injures numériques parce qu'ils ont publiquement défendu la liberté de la prostitution (entre adultes consentants), ni ceux qui, par peur de perdre un contrat, une émission ou la considération de leur voisin, ont déjà opté pour un silence prudent. On ne plaindra pas tous ceux qui mentent pour éviter les ennuis. À ce train-là, on finirait par plaindre un homme dont la vie privée a été exhibée, la famille dévastée, l'honneur piétiné et la sexualité commentée jusqu'à l'écœurement, et jusque dans l'enceinte d'un tribunal, parce qu'une magistrate n'aimait pas ce qu'il est supposé faire aux dames et qu'elle voulait faire un exemple. Il faut dire que ce type riche et puissant, dont nul n'ignore désormais qu'il participe à des soirées coquines (communément appelées partouzes), était le coupable idéal. Peu importe qu'il ait été innocenté par la justice : en réalité, dans l'esprit des dames patronnesses qui aiment tant se mêler de nos fesses, aucun homme n'est innocent.
On n'a guère prêté attention à l'avertissement lancé par Marisol Touraine à la fin du procès de Lille : « Il y a un avant et un après-Carlton. Désormais, les hommes vont devoir faire attention à ce qu'ils font. » Je ne sais pas comment on punira la lâcheté, le mensonge, la muflerie, et peut-être même le silence, c'est une idée, ça – Madame la présidente, ce salaud ne répond pas à mes textos. Mais aucun de vous, chers Messieurs, camarades, amis et amants, n'est à l'abri de la furie vindicative et punitive de nos Big Brothers en jupons – même si certaines sont des hommes, il faut vivre avec son temps.
Défense de rire, défense de dire, défense de désirer : il est temps de se révolter – faute de quoi il ne se trouvera personne pour vous plaindre le jour où votre tour viendra de passer à la casserole féministe.
Pas de procès d'intention, l'émancipation des femmes est assurément le plus précieux héritage du XXe siècle. L'égalité entre les sexes n'est plus une option, mais un droit garanti par la Constitution. Cela ne nous dispense nullement de lutter contre la violence, l'exploitation sexuelle et toute forme d'oppression subie par les femmes parce qu'elles sont femmes. Reste que le féminisme a largement accompli sa mission historique. Et voilà qu'après la victoire, le combat continue – et le show aussi{35}. Nous avons conquis l'égalité, même si, comme toutes les choses humaines, elle n'est heureusement jamais parfaitement réalisée. Il faut maintenant faire régner la parité en tous lieux – sauf dans les couples. Pour s'endormir, nos apothicaires des droits comptent les femmes. Et il n'y en a jamais assez.
Il ne manque pourtant pas de vrais combats à mener et de femmes concrètes à défendre. Mais nos néoféministes se fichent éperdument de ce que veulent les femmes concrètes. Que l'on protège les femmes obligées de se prostituer ne leur suffit pas, il leur faut aussi protéger contre elles-mêmes celles qui déclarent vouloir se prostituer librement. Elles sont aliénées, paraît-il. Aliénée toi-même, bécasse ! Au prétexte de faire notre bien, au besoin par la contrainte, elles prétendent imposer à l'humanité entière leurs indignations dérisoires, leur insupportable esprit de sérieux et leur haine de toute singularité. Elles disent œuvrer à notre libération, mais ce qu'elles veulent, c'est notre normalisation. D'où le paradoxe d'un féminisme d'autant plus hargneux qu'il est victorieux. Il est si doux de mener un combat déjà gagné.
Il s'agit de comprendre comment quelques groupuscules dépourvus de bagage théorique, d'expérience militante et de tout ancrage dans le réel peuvent imposer leurs lubies et menacer nos libertés. En effet, le néoféminisme dont il est ici question existe surtout sur les plateaux de télévision et les réseaux sociaux. Autrement dit, sa puissance médiatique est à la mesure de sa faiblesse numérique. Et comme nos gouvernants redoutent bien plus de se faire clasher sur Twitter que de fâcher leurs électeurs, nos tigresses parviennent à imposer des mesures dont personne ne veut et même, parfois, à nous faire croire que nous les voulions. Après deux ans de tapage et de criailleries, les « abolitionnistes » ont non seulement obtenu le vote de la loi pénalisant le recours à la prostitution, mais aussi largement réussi à retourner l'opinion. Finalement, les Français ne sont pas si obtus, il suffit de leur expliquer.
Cette idéologie sûre d'elle et dominatrice peut aussi s'appuyer, dans les partis politiques, sur d'efficaces matonnes toujours prêtes à rappeler à l'ordre les éventuels contrevenants ou récalcitrants – qui sont de ce fait de moins en moins nombreux. Une députée socialiste a récemment connu son heure de gloire en faisant insérer dans la loi sur la présidence de la future agence de la biodiversité un amendement imposant l'emploi de termes neutres pour désigner les organes dirigeants d'organismes publics : remplacer président par présidence était en effet une urgence. Certains ayant osé demander ce qu'une telle mesure avait à faire avec la biodiversité, la députée socialiste à l'origine de l'amendement leur a fait cette admirable réponse : « L'altérité sexuelle est la première des biodiversités. » Gageons que cela ne l'empêche nullement de promouvoir la théorie du genre, qui vise précisément à en finir avec la différence entre les hommes et les femmes. Incohérence féminine ?
De fait, il serait présomptueux de chercher une cohérence idéologique dans le maquis des micro-causes, des associations monomaniaques et des luttes contradictoires (entre féminisme et antiracisme par exemple). Cette sympathique diversité ne doit cependant pas faire illusion : s'il y a plusieurs demeures dans la maison de la mère, il s'agit toujours de la même religion. Le premier article de la foi, c'est que la femme est une victime : harcelée dans le métro, courtisée au boulot, asservie au dodo. Victime par nature et donc pour toujours. Et quand elle ne l'est manifestement pas, elle pourrait le devenir. De leur faiblesse supposée, nos diablotines ont fait une force bien réelle. Qui oserait se moquer d'une représentante des femmes violées ou battues ?
La loi, et c'est heureux, sanctionne depuis longtemps les maris violents et les patrons trop entreprenants. Bien sûr, la loi n'est pas toujours appliquée, et c'est regrettable. Nos ligues de vertu n'en sont pas moins, parfois, à court de brutes dont les méfaits constituent leur raison d'être. Elles n'en sont pas découragées pour autant. Si les violences faites aux femmes et autres turpitudes masculines sont moins nombreuses qu'elles le voudraient, la police des paroles et des pensées leur ouvre d'infinies possibilités. Elles déploient une énergie inépuisable à guetter le dérapage, à traquer les stéréotypes et à extirper du langage et de l'imaginaire toute trace d'un ordre patriarcal révolu – à supposer qu'il ait jamais existé – mais toujours prêt, si on n'y prend garde, à renaître de ses cendres. Mais il ne suffit pas de surveiller, encore faut-il punir. Aussi nos diablesses sont-elles expertes en délation numérique, destinée à obtenir par la honte le pardon et la rédemption du mâle forcément dominant. Toutefois, rien ne les met plus en joie qu'un nouvel interdit, assorti de nouvelles sanctions. Rien, sinon le spectacle d'un homme à terre.
Si toute femme est une victime – qui s'ignore éventuellement –, en chaque homme, il y a un salaud qui sommeille et qu'il faut rééduquer. Le néoféminisme ferraille sans répit contre des ennemis vaincus ou imaginaires. C'est contre les hommes qu'il est en guerre ; mais aussi contre la séduction, l'érotisme, la féminité, la sexualité. Ne nous y trompons pas : ce féminisme de boutiquières est le pire ennemi des femmes.
Septembre 2015
Les Guignols peuvent bien disparaître de la grille en clair de Canal, la guignolisation des esprits est en marche. Toute émission digne de ce nom doit avoir ses déconneurs comme elle a ses décodeurs.
Personne n'a proposé de leur décerner le prix Nobel de la paix ou demandé leur béatification. Et il n'a pas non plus été question d'inscrire Les Guignols de l'info au patrimoine culturel immatériel de l'humanité, même si le président de la République himself a cru bon d'affirmer qu'ils appartenaient à celui de la France. N'empêche, jamais anarchistes n'auront été si fastueusement couronnés.
Les Guignols de l'info menacés ! En quelques heures, début juillet, la rumeur se répand dans les rédactions. Des déclarations de Vincent Bolloré, propriétaire de Canal +, laissent penser que les créatures de latex ne passeront pas l'été. Émeute dans le Landerneau. Touche pas à mes Guignols ! clame-t-on de toute part. C'est Molière et Voltaire qu'on assassine, et cet attentat contre l'humour éclipse des « unes » celui, bien réel, qui vient de coûter la vie à Hervé Cornara, chef d'entreprise isérois. Des rédactions aux partis politiques, des plateaux télé à l'Assemblée nationale, on rivalise dans la condamnation du crime et du criminel, ami notoire de Nicolas Sarkozy, ce qui est mal, et aussi, à en croire Jean-Luc Mélenchon, de François Hollande, ce qui prouve pourtant que ce monsieur est bien large d'esprit.
Mais c'est dans l'hommage aux victimes qu'on se surpasse. « Meilleurs éditorialistes de France » par-ci, « indispensables garde-fous de la démocratie » par-là, puis encore « symboles de la liberté d'expression à la française », et aussi « héritiers de Rabelais et de La Fontaine » : dans le registre de la bondieuserie moderne et de la démagogie cool, rien – pas même l'hommage d'Alain Juppé – n'est épargné aux malheureuses marionnettes et, par la même occasion, aux malheureux Français.
C'est l'union sacrée, la mobilisation générale. « Je suis Guignol ! » proclame la France politique d'une seule voix, de Philippot à Mélenchon. Il semble que ces spécialistes de la dérangeance ne dérangent pas grand monde à l'exception du taulier, de votre servante et de quelques autres mauvais coucheurs. Croyez-vous que cette unanimité empêche les amis des marionnettes de chanter l'air de la liberté luttant contre la tyrannie ? Non, pardi ! Et bien entendu, cette hilarante contradiction ne fait rire personne, comme si on n'en percevait pas l'absurdité et le ridicule. Nul ne s'étonne non plus que des gens qui, habituellement, réclament à cor et à cri le rajeunissement de ceci et le renouvellement de cela grimpent aux rideaux parce qu'on envisage la suppression d'une émission créée il y a vingt-sept ans. En 1996, les auteurs de Spitting Image, l'émission anglaise démarquée par Les Guignols, avaient tiré leur révérence après douze ans de facéties, sans hurler comme des porcelets qu'on égorge.
Les rebelles sont au pouvoir, les bouffons sont devenus rois, et tout se passe comme si on ne le voyait pas. Muray a, de sa plume corrosive et joyeuse, dévoilé la généalogie de ce renversement. Il faut cependant s'interroger sur la stupéfiante docilité, pour ne pas dire servilité, dont les princes qui croient nous gouverner font preuve à l'égard des supposés trublions. Depuis Michel Rocard se laissant appeler « Ma couille » par Laurent Baffie, les politiques n'ont plus cessé de se prosterner devant leurs caricatures, prêts à toutes les complaisances pour ne pas être soupçonnés ringardise. En 2008, lors des célébrations organisées pour les 20 ans des Guignols, on vit ainsi Jean-Louis Debré, l'un des plus hauts personnages de l'État – président du Conseil constitutionnel, tout de même –, dialoguer avec son double de latex sur le plateau du Grand Journal. Et aujourd'hui, c'est Alain Juppé qui remplace sa photo par celle de sa marionnette, tandis que Cécile Duflot fait la maligne en s'exprimant comme la sienne, terribles symboles d'un abaissement consenti.
Il est vrai que si Les Guignols sont puissants, ils ont trouvé plus puissants qu'eux. Le grand parti des amuseurs a crié victoire un peu vite, convaincu que ses protestations avaient fait reculer Bolloré. Mais, quelques semaines après les premiers signaux d'alarme, le grand ménage reprend à Canal où, en plus de la quasi-totalité de la direction de la chaîne, les quatre principaux auteurs de « l'émission-phare » sont remerciés sans ménagement. Les autres, qui juraient qu'ils ne sortiraient que par la force des baïonnettes, restent aux conditions du patron : le passage en crypté et à une heure plus tardive. Quant aux politiques, ils sont soudainement aux abonnés absents.
Il faut toute la naïveté de Daniel Schneidermann pour s'étonner que l'actionnaire soit maître chez lui. Dans une chronique d'anthologie{36}, notre redresseur de torts médiatiques observe que, « pour n'importe quel journaliste normalement constitué » (sic !), Bolloré est « le représentant français de la World Company par excellence. D'abord, il a un yacht. Ensuite, il le prête à Nicolas Sarkozy à peine sorti du Fouquet's ». Posséder un yacht, ça va chercher dans les combien, Monsieur le juge ? On remerciera le camarade Schneidermann d'épargner à ses confrères la peine de penser par eux-mêmes. En réalité, on peut détester les manières de M. Bolloré tout en étant parfaitement indifférent au sort des Guignols. Mais quand Schneidermann se scandalise que des hommes d'affaires qui rachètent des médias les traitent comme n'importe quel autre business, on a presque envie de le consoler. Admettons que, dans un monde idéal, l'information ne devrait pas relever d'une logique exclusivement économique, mais il n'y a qu'au pays de Oui-Oui qu'on ignore que le divertissement est une industrie comme les autres – plutôt plus juteuse que pas mal d'autres, du reste.
Dans un texte hilarant publié par le site Atlantico{37}, notre ami Benoît Rayski, contributeur régulier de Causeur, répond (sans l'avoir lu sans doute) à ce flot d'excellents sentiments. Il évoque une scène tirée d'un grand roman américain des années 1930 : « Dans un village, on a amené un taureau pour qu'il féconde une vache. Dans l'assistance, la fille du propriétaire du taureau et le fils de l'heureux possesseur de la vache. Lorsque le taureau passe à l'acte, le garçon dit à la fille, qui est pas mal : “J'aimerais bien faire la même chose.” Réponse de la fille : “Tu fais ce que tu veux, la vache est à toi...” » Eh bien voilà, conclut Rayski : Les Guignols, c'est la vache de Bolloré. On peut le déplorer mais Bolloré, il fait ce qu'il veut avec sa vache. On ne saurait mieux dire.
Voilà donc nos bouffons-rois relégués dans les catacombes du « payant » et, pour faire bonne mesure, réduits au régime sec, c'est-à-dire, semble-t-il, à des salaires mensuels à seulement quatre chiffres. En effet, à en croire de perfides échotiers, les émoluments des auteurs limogés étaient légèrement plus rondelets. « Abjection d'extrême droite », éructe un éditorialiste de Libération qui soupçonne l'infâme plaisancier (à cause de son yacht) d'être à l'origine des fuites. Donc, balancer le salaire d'un grand patron, c'est de l'héroïsme, mais révéler celui d'un amuseur, c'est du fascisme, allez comprendre.
Les Guignols ont perdu la bataille du capital, mais ils ont gagné celles des urnes et des cœurs. Ils peuvent bien disparaître, la guignolisation des esprits est en marche. Pour un comique qui tombe, cent autres sont prêts à se lever. Toute émission digne de ce nom doit avoir ses déconneurs comme elle a ses décodeurs. Reste à comprendre pourquoi, quand le rire est partout, l'humour n'est nulle part.
J'ai bien ma petite idée, mais elle ne va pas plaire. C'est la gauche qui a tué l'humour. La gauche et les humoristes, ce qui en l'occurrence revient au même. Attention, la gauche dont il est question va de Juppé à Mélenchon, c'est-à-dire qu'elle règne même quand c'est la droite qui gouverne. Avec elle, le rire est la norme, et la transgression un devoir citoyen – cela donne l'idée désopilante du « rire de résistance » que Jean-Michel Ribes pratique, sans rire, avec le Tout-Paris des lettres et des paillettes. En clair, il faut rire de tout, sauf de ce qui est vraiment drôle. Dans ce genre convenu, on décernera la palme à Charline Vanhoenacker, drôlesse de France Inter qui ose ce genre de blagues : « Hier, j'ai marché sur une bouse, c'était Valeurs actuelles. » Sarkozy, les riches, Le Pen, DSK, les racistes et les curés : l'humour officiel s'en prend aux mêmes cibles avec une régularité désarmante. Et mieux vaut ne pas déconner. Depuis le 7 janvier, tout le monde est Charlie, mais quand le Charlie de Charb s'aventurait hors de ces sentiers rebattus, en se payant la tête de Mahomet (et même son cul, qu'on me pardonne cette précision dictée par le souci de vérité), on lui faisait des procès en sorcellerie.
Ce rire attendu ne gêne personne, même quand il est drôle, ce qui arrive. On peut s'amuser du Hollande des Guignols terrorisé par deux mégères, ou même de leur Sarkozy bourré de tics (enfin, il paraît), mais c'est un rire plat, sans grâce ni aspérité particulières, qui n'a pas grand-chose à voir avec l'humour et encore moins avec l'ironie. Une blague misogyne, c'est tout de même plus marrant qu'une blague féministe et l'humour raciste bien plus drôle que l'humour antiraciste. Aujourd'hui, chacun a le droit de déconner sur sa paroisse. Dommage, j'aimais bien quand des goys pouvaient raconter des blagues antisémites. Au fait, on a le droit de le dire, ça ?
Octobre 2015. Des centaines de milliers de migrants affluent vers l'Europe pour y demander l'asile politique.
La compassion n'est pas une politique. L'égoïsme non plus. Entre l'immigration zéro et l'ouverture des frontières tous azimuts, il doit y avoir une troisième voie.
« La critique ne sert pas l'intérêt général. » Dans la crise des migrants et le vacarme de commentaires qu'elle a naturellement alimenté, on n'a guère prêté attention à cette formule de Manuel Valls. Le 10 septembre, le Premier ministre, qui s'exprimait à l'issue d'un « séminaire gouvernemental franco-palestinien » (dont on ignore d'ailleurs quelles ont été les heureuses retombées), répondait à la proposition de Nicolas Sarkozy de créer un statut de réfugié de guerre.
Une semaine plus tôt, Aylan Kurdi, enfant syrien mort sur une plage turque, est devenu une icône planétaire. Innocence, injustice, impuissance, son corps sans vie et sans visage est le visage de notre mauvaise conscience. Il nous interdit de penser. C'est bien ce que dit Valls – « La critique ne sert pas l'intérêt général ». Réfléchir, c'est trahir. Seule l'émotion est autorisée. « Et si c'était votre enfant ? » s'exclame Jean-Claude Juncker sur le mode coup de poing dans le ventre. Chacun redoutant de paraître moins bouleversé que son voisin, les éditorialistes rivalisent dans l'humanitarisme lyrique, les commentateurs font la course au poignant, les artistes exhibent leur grand cœur. « Finie la colère rentrée », écrit sans rire une consœur au sujet de la mobilisation des people. Ah bon, elle était rentrée, je n'avais pas remarqué. Un ami et confrère me fait passer l'envie de me disputer : « Les migrants, ce sont les Juifs qui fuient le nazisme », me balance-t-il en préambule de notre déjeuner. À partir de tels fondements, il n'y a rien à dire. Compatir, ouvrir, accueillir, fin de la discussion. « J'ai honte pour l'Europe, son égoïsme, sa myopie historique et son arrogance de petit-bourgeois satisfait », écrit Guy Sorman en invoquant la mémoire de son père Nathan, seul survivant de la Shoah d'une famille de 11 enfants. Seulement, outre le fait que ce chantage à l'émotion rend l'atmosphère un brin pesante, il oblige à recouvrir une réalité infiniment complexe d'un voile de certitudes réconfortantes, mais parfaitement inefficaces pour guider la compréhension et l'action.
L'image d'un enfant mort parle, nous dit-on avec les trémolos d'usage. Oui, et elle parle tellement qu'elle finit par dire n'importe quoi. Par exemple, que l'Europe est coupable. Ou encore que les milliers de personnes qui ont pris la route pour se jeter dans les bras tendus d'Angela Merkel (bras qui se sont passablement refermés depuis) fuyaient la mort et la barbarie de Daech. En réalité, ils fuient l'ennui et le désespoir des camps de réfugiés de Turquie ou de Jordanie. D'un point de vue individuel, cela ne rend pas moins légitime leur aspiration à une vie meilleure en Europe. Cela devrait nous autoriser à instaurer des distinctions et à moduler nos obligations : si, dans l'urgence du danger, l'accueil ne se discute pas – c'est le sens même du droit d'asile –, nous ne pouvons pas offrir un avenir à tous ceux qui n'en ont pas. On peut décréter que le bonheur est un droit de l'homme, on n'a pas encore trouvé le gouvernement qui fera respecter ce droit.
La politique doit donc s'efforcer de résister au diktat du cœur (diktat au demeurant bien changeant et sélectif si l'on songe aux milliers de morts qui n'ont pas droit à une seule de nos larmes parce que nous n'avons pas d'image d'eux). Mais il serait absurde, et peut-être criminel, de prétendre se soustraire à l'émotion que suscitent en nous ces drames humains. L'universalisme dont se réclame l'Occident impose un devoir d'empathie.
« Le malheur français d'abord », proclame en substance David Rachline, maire FN de Fréjus, en guise de réponse à la crise migratoire. Cet isolationnisme décomplexé est aussi peu convaincant que l'hospitalité illimitée prônée par le pape et par une certaine gauche. Comme nous l'affirmons en une, la compassion n'est pas une politique et l'égoïsme non plus. La politique, au bout du compte, c'est la froideur d'un marchandage entre pays européens sur le mode « tu en prends tant et toi tant ».
La question de l'accueil des réfugiés devrait, plus que toute autre, mobiliser toutes les ressources de la dialectique. C'est parce que le monde déménage, pour paraphraser Jean-Luc Mélenchon, qu'il est encore plus urgent de le penser. Si le cœur indique qu'il faut accueillir tout le monde et la raison assure que nous ne pouvons plus intégrer personne, la vérité politique se situe probablement quelque part entre les deux. Certains de mes contemporains semblent éprouver exclusivement de la pitié, et d'autres seulement de la peur, mais la plupart ont à la fois peur et pitié. Le dialogue entre Renaud Camus et Alain Finkielkraut (publié dans Causeur no 28) traverse chacun de nous – ce qui ne signifie pas que le premier n'aurait pas de cœur et l'autre pas de tête.
Les belles âmes n'ont que faire de la dialectique : l'Europe a les moyens d'accueillir tous les migrants, répètent-elles sur tous les tons. Il suffit de voir l'état du lycée Jean-Quarré, dans le XIXe arrondissement de Paris, où campent quelques centaines de candidats à l'asile, pour comprendre la stupidité d'une telle proposition. Certains, comme Sorman, Attali et d'autres, vont plus loin et proclament : « Les migrants ne sont pas le problème, ils sont la solution » – comprenez que, grâce à leur éducation et à leur culture, ces nouveaux arrivants vont revitaliser des sociétés européennes moribondes parce que fermée aux beautés de la diversité. Et tant pis si « les Français n'en veulent pas », comme le décrète L'Express en une.
Ce refus, peut-être exagéré par les sondages, nourrira bien sûr la détestation des belles âmes pour ce peuple de beaufs, racistes et égoïstes. Les Français seraient peut-être plus accueillants si on cessait de leur raconter des bobards. La vérité, c'est que, quels que soient les malheurs auxquels ils essaient d'échapper, une fois en Europe, ces réfugiés seront des immigrés comme les autres. Et cette nouvelle vague migratoire a toutes les chances d'amplifier les problèmes créés par les précédentes. Cela explique que certains, installés de plus longue date, voient arriver les nouveaux venus sans grand enthousiasme – ces Arabes ne voudraient-ils pas manger le pain de nos musulmans ? Les grands sentiments, c'est fort agréable, mais ça ne nourrit pas, ça n'éduque pas, ça ne fournit pas de logements. Et l'élan de solidarités collectives et individuelles n'a pas tardé à se fracasser sur le réel des budgets et de la pagaille administrative.
Enfin, bien que la presse se garde bien de trop en faire état, les arrivants ne sont pas tous des amoureux des droits de l'homme et de l'Occident libéral. Les services secrets occidentaux craignent que des djihadistes se glissent parmi les réfugiés. Et parmi ceux qui ne nourrissent aucune intention suspecte ou belliqueuse (l'écrasante majorité, on suppose), beaucoup ne semblent pas décidés à abandonner leur mode de vie. Bien sûr, on trouvera cruel de demander à des malheureux qui ne veulent rien d'autre que ce qu'on considère ici comme une « vie normale » de montrer patte blanche culturelle. Bien sûr le droit d'asile ne se divise pas. Mais peut-être qu'il se négocie. Ceux qui arrivent aujourd'hui, nous ne les avons pas fait venir pour travailler à notre place dans nos usines ou sur nos chantiers. Nous pourrions leur demander de s'adapter à nos petites manies laïques et libérales, comme l'importance que nous accordons à la visibilité et à la liberté des femmes. On ne peut obliger personne à aimer nos mœurs, mais ça montrerait qu'on y est attachés. Après tout, si certains tiennent à la liberté de porter la burqa, et à tout autre accommodement que la France « islamophobe » n'offrirait pas, libres à eux de demander l'asile à la Suède. Ou au Qatar.
Novembre 2015
Si de L'Obs à Libé, nos adversaires caricaturent nos positions et se déchaînent contre nos idées, c'est peut-être qu'elles sont devenues majoritaires dans l'opinion.
Ils sont marrants à Libé. Ils se plaignent de trop nous voir et ils n'arrêtent pas de nous mettre en une. Pas moins de trois fois en un mois. Et on a aussi eu les honneurs du Monde, de L'Obs et de pas mal d'autres, qui contribuent grandement à notre omniprésence médiatique en la dénonçant. C'est qu'à en croire la presse convenable, nous occupons l'espace public – jusque dans les journaux de l'adversaire –, nous colonisons les esprits, nous vampirisons le débat. « Leur savoir est faible, leurs propos faux pour l'essentiel, et leurs intentions putrides », proclame l'historien Nicolas Offenstadt, l'un des intellectuels dont Libération nous annonce que « face aux réacs, ils résistent ». Putride toi-même. On notera que ces résistants à l'odorat chagrin sont représentés à la une de Libé (et de Causeur) en train de lapider Zemmour à la télé – après tout, si eux-mêmes se voient comme des vandales, il n'y a pas de raison de ne pas les montrer comme tels. En tout cas, message reçu : ils veulent bien débattre. À coups de pavés.
Pour comprendre de quoi on parle, il faudrait savoir de qui on parle. Qui est ce « nous » ? Quelle est cette cohorte malfaisante qui conspire à la droitisation de la France ? Nos accusateurs citent Camus à tout bout de champ – « mal nommer les choses... » –, mais ils ne brillent pas par la précision sémantique quand il s'agit de définir l'axe du mal dont ils déplorent le pouvoir grandissant. L'appellation varie en fonction de l'auteur et de l'humeur du moment, la plus générique, passée dans le langage courant, restant « réacs » – ça ne veut rien dire mais tout le monde comprend. On peut aussi dire « intellectuels de droite », « conservateurs » – quand on est poli, ce qui est rare –, « alliés objectifs du Front national », « ennemis de l'avenir » (celle-là, elle est de Lolo Joffrin et c'est ma préférée), ou encore « dangereux prophètes du pire », quand on fait dans le grand genre comme Danièle Sallenave. Saluons la sobriété de Mediapart dont l'intéressante (et contestable) « Enquête sur les néo-républicains », a au moins la vertu de ne pas être un tissu d'insultes. J'ai par ailleurs la faiblesse de prendre pour un compliment l'étiquette de « pythie médiatique de la réaction droitière » dont me gratifient les deux auteurs. Pythie, ça sonne comme chipie...
Bien entendu, ce bloc très rouge-brun, quoiqu'un peu blanc-royco-catho sur les bords, n'existe que dans les fantasmes de certains « intellectuels de gauche » – c'est ainsi que les journaux les présentent pour souligner que l'espèce n'a pas complètement disparu. Parce que, de Régis Debray à Nadine Morano, l'hydre réac que dépeignent mes confrères effarés finit par avoir tellement de têtes qu'on ne voit pas ce qu'elle pourrait dire. Les pourfendeurs d'amalgames ne font pas dans le détail. Pour eux, tout ça c'est la même engeance, identitaire et compagnie. Peu importe, en réalité, ce que disent et écrivent vraiment ceux qu'ils dénoncent, cette gauche olfactive reconnaît les mauvaises idées à leur odeur – nauséabonde, rance, moisie, on a l'embarras du choix. Le fait notable, dans la période récente, est qu'aux indémodables (Zemmour, Finkielkraut et quelques autres dont, je l'espère, votre servante) se sont ajoutés un grand nombre de « noms de gauche », comme Jacques Sapir, Régis Debray ou Michel Onfray. Cette traque de plus en plus frénétique de l'ennemi intérieur est peut-être un signe supplémentaire que la chute est proche.
Dans ces conditions, autant avouer notre crime. Oui, vous avez raison : nous sommes partout ! Sur vos écrans, dans vos journaux et, dirait-on, dans vos cauchemars. « Il n'est désormais plus possible d'ignorer l'omniprésence envahissante des intellectuels de droite, avec leurs fantasmes identitaires, sécuritaires, leur obsession du déclin et leur goût apeuré de la “catastrophe” annoncée. Ils envahissent l'espace public. On ne voit qu'eux », se désole Marc Crépon, l'un des hérauts de la contre-réaction (on notera au passage la présence insistante du thème de l'invasion, tiens tiens...). En réalité, ils nous entendent même quand nous nous taisons (oui, il m'arrive de me taire). Regardez ce malheureux Laurent Joffrin qui murmure à l'oreille du président. Il n'en peut plus, sa vie est un enfer : « Onfray le soir, Debray l'après-midi, Polony au petit-déjeuner, Ménard au déjeuner, Finkielkraut au souper, Élisabeth Lévy au pousse-café, Morano toute la journée et Zemmour à tous les repas. Quelle indigestion ! » S'il vivait dans le monde réel, Joffrin aurait pu se soigner en écoutant Nicolas Domenach (tous les jours sur RTL le matin, Canal + à midi, sans compter les extras), Alain Duhamel, Anne-Sophie Lapix, Audrey Pulvar et tant d'autres qu'on entend et voit d'abondance, d'ailleurs, nous on ne s'en plaint pas.
Seulement, Joffrin et ses semblables ont quitté le réel depuis longtemps : comment expliquer autrement qu'ils prennent Finkielkraut pour Pétain et Booba pour Voltaire ? Qu'ils condamnent l'antisémitisme et excusent les antisémites ? Qu'ils dénoncent nos « obsessions racialistes » et passent leur temps à compter les Noirs et les Arabes sur nos écrans et ailleurs ? Est-il possible, surtout, qu'ils n'aient pas compris que les attentats de l'hiver dernier avaient changé la donne, en profondeur, et que leur prêchi-prêcha multiculturel, totalement déconnecté de l'existence concrète, n'était plus de mise ? Oui, c'est possible. « Il n'y a pas de territoires perdus », a décidé le président de la République. Voire. Mais même les progressistes les plus déterminés sont perméables au doute, voire au désenchantement, qui perce par exemple chez Nicolas Truong, responsable des pages Débats du Monde, quand il se demande d'où vient le malaise : « De l'impression d'avoir perdu la partie face aux néoconservateurs et à leur hégémonie. De la crainte de certains intellectuels multiculturalistes d'aborder les questions qui fâchent – par souci de ne pas « stigmatiser » les minorités –, qui a contribué à renforcer l'idée que les intellectuels de gauche pratiqueraient un « déni de réalité ». D'un déficit d'aura parfois. D'un sentiment que le clivage droite-gauche est dépassé face aux enjeux culturels et civilisationnels. »
Bel effort, même si mon estimable confrère ne va pas jusqu'à tirer les conséquences de ses constats empreints de lucidité. En attendant, si je comprends bien, on a gagné. En tout cas, c'est marqué dans tous les journaux. Comme le disait l'ami Brice Couturier un matin sur France Culture, « C'est la morne complainte de l'automne, le blues des intellectuels de gauche, l'adagio de la bonne presse : l'hégémonie culturelle aurait basculé du côté du conservatisme et des néoréacs ». Rien de très neuf, en vérité : depuis une bonne quinzaine d'années, dès qu'elle ne sait plus quoi dire sur le monde et sur l'époque ou qu'elle a besoin de refaire son unité, c'est-à-dire tout le temps, la gauche brandit la menace réac. N'empêche, cette fois, ça a l'air grave. Je ne sais pas si c'est l'hommage de la vertu au vice, mais on dirait bien que les puissants, désormais, c'est nous. D'ailleurs, on a eu une promotion, maintenant on nous appelle le « bloc réactionnaire » et on est l'ennemi principal du Parti socialiste. « Bloc réactionnaire », ça fait riche. Ou peur. On les comprend, les pauvrets. Quand eux n'ont que des samizdats comme Le Monde, Libération ou Mediapart, petits quotidiens en crise, nous, nous avons la puissance de feu de Causeur. Et parfois, sur un plateau de télé, ils ne sont que cinq ou six contre Alain Finkielkraut ou Michel Onfray. Le combat est inégal.
Reconnaissons que nos contradicteurs ont au moins raison sur un point : ils sont devenus parfaitement inaudibles. Et si ça se trouve, c'est parce qu'ils n'ont pas grand-chose à dire. Revenant sur le débat suscité par les prises de position d'Onfray sur les migrants, Nicolas Truong déplore « le vide abyssal d'une gauche intellectuelle qui semblait à nouveau timorée, recluse ou silencieuse ». Si on entend les réacs même quand ils se taisent, pour les intellectuels de gauche, c'est exactement le contraire : on ne les entend pas même quand ils parlent. On comprend qu'ils en perdent les pédales et redoublent de zèle dans leur traque de la déviance. Ils vont jusqu'à attaquer sur l'âge comme cette journaliste de Libé qui s'en prend aux « croisés en préretraite » Debray et Finkielkraut. « À qui s'adresse un Finkielkraut, proclamé un `Français libre' par Le Figaro, qui décline ad libitum son amour perdu pour les blouses grises et sa hantise de l'immigration massive ? », écrit-elle. On lui fera remarquer que les lecteurs d'Alain Finkielkraut sont bien plus nombreux (et sans doute bien plus jeunes) que ceux de Libération. C'est un peu mesquin, mais ça fait du bien.
Reste que, sauf à confondre visibilité et hégémonie, la supposée hégémonie du camp réactionnaire est évidemment une entourloupe. Tout comme l'affirmation sans cesse répétée qu'il y aurait désormais deux pensées uniques. Deux pensées uniques, c'est un oxymore, bourricots ! Ce qui enrage la pensée unique, c'est précisément qu'elle n'est plus unique et qu'elle doit désormais, quoi qu'elle en ait, tolérer l'altérité. En clair, le camp progressiste a beau diffamer, tempêter, dénoncer, il ne peut plus réduire au silence ceux qui ne pensent pas comme lui. La seule victoire des réactionnaires, c'est d'avoir gagné le droit de parler, à égalité avec leurs adversaires. Pour certains, c'est intolérable. Pour tous ceux qui aiment les idées, même celles des autres, c'est une bonne nouvelle.
On n'affirmera pas pour autant que rien n'a changé. Les lignes bougent. Les sermons n'ont plus de prise. Les oukazes non plus. Alors, peut-être serait-il temps d'avoir un véritable affrontement, argument contre argument, au lieu d'essayer de clore toute discussion par des hoquets de gens bien élevés. La première condition d'un débat intellectuel digne de ce nom, c'est qu'aucune question ne soit écartée d'emblée. Or, l'obsession de la gauche, c'est précisément d'empêcher que l'on parle de certains sujets. « Identité nationale, islam, immigration, tant que les enjeux seront culturels, il n'y aura pas de renouvellement à gauche », décrète dans Libération le philosophe Michaël Fœssel, successeur d'Alain Finkielkraut à Polytechnique. Tous les chemins intellectuels doivent mener à la question sociale et à elle seule.
Encore faudrait-il montrer en quoi les questions identitaires et culturelles qui taraudent nos contemporains sont si méprisables. Observateur attentif et engagé du champ idéologique, le chercheur Gaël Brustier estime que la question de l'islam et des banlieues a fait basculer beaucoup de gens de gauche dans le camp des « néoconservateurs ». « Pour eux, le danger n'est plus l'extrême droite, mais l'islamisme, dit-il à Mediapart. C'est ce qui va donner Causeur », précise-t-il. Ce diagnostic n'est que partiellement faux : si on ne voit vraiment pas ce que viennent faire les néoconservateurs dans notre sympathique galère, l'évolution de l'islam et les inquiétudes qu'elle suscite ont accéléré un certain nombre de reclassements idéologiques et peut-être contribué à la naissance de notre salon. Là encore, on aimerait que Brustier explique en quoi ces inquiétudes sont fautives ou même infondées. La France aurait-elle subi des attentats d'extrême droite ? Peut-on vraiment croire que la situation de nos banlieues, et, au-delà, la progression d'un islam qui s'oppose frontalement aux mœurs libérales de l'Occident n'inquiètent que quelques réactionnaires aveuglés par la nostalgie ?
Pour autant, l'opposition entre le multiculturalisme qu'ils défendent et le néorépublicanisme que, selon eux, nous incarnons, n'est ni factice ni méprisable. Nous ne cherchons pas à faire taire nos contradicteurs. La seule chose que nous demandons, et même que nous exigeons, c'est un débat à la loyale, dans lequel on ne réduise pas la pensée de l'adversaire à une indigeste et coupable bouillie. Dans le fond, ce goût pour le pluralisme est peut-être la seule chose qui distingue leur morale et la nôtre.
Décembre 2015
Le 13 novembre, les attentats du Bataclan et des terrasses parisiennes ont tué 130 personnes. Beaucoup de gens, y compris à gauche, ont retrouvé le goût du tricolore et de la Marseillaise.
« Hollande. Son plan pour contrer le FN. » Au lendemain de la nuit meurtrière du 13 novembre, la une de Society, encore placardée au dos de nombreux kiosques parisiens, claque comme une accusation. Tout comme la manchette du Monde, daté du 12 novembre : « Le plan de Matignon contre le FN ». Lutter contre la menace frontiste, voilà donc ce qui, à la veille de la tuerie, préoccupait nos dirigeants – et les grandes consciences de leur presse. Pendant que nos ennemis se préparaient militairement à accomplir leurs crimes, l'Élysée et Matignon se tiraient la bourre pour savoir qui serait « le meilleur rempart contre le Front national » – et qui, accessoirement, exploiterait le mieux ce terrible danger pour faire avancer ses propres actions électorales. Pendant que la fascination du djihad se répandait dans une fraction de la jeunesse de quartiers islamo-salafisés, une bonne partie de la corporation médiatique s'employait à dresser des listes de salauds qui « font le jeu du Front national ». Il faut croire qu'il était plus gratifiant – et moins fatigant – de fantasmer le retour de la bête immonde que de se prendre la tête avec l'islam radical.
Alors que les familles endeuillées, et avec elles tout le pays, pleurent leurs morts, ces rodomontades résistantes, ces postures pseudo-héroïques semblent rescapées d'un autre temps. Le samedi 14 novembre, Paris était désert, sauf quelques endroits où on se pressait pour être triste et avoir peur ensemble, et dans cette atmosphère de « jour d'après », on se disait que, cette fois, on avait vraiment changé de monde. Quelques jours plus tard, on est moins sûr. D'après Le Monde du 22 novembre, nous sommes entrés dans « La France d'après ». Mais après tout, pourquoi cette fois ? Pourquoi pas après Merah ? Pourquoi pas après Charlie et l'Hyper Casher ? Pourquoi pas après Magnanville ou Saint-Étienne-du-Rouvray ?
D'abord, pourquoi le nier, on s'habitue. On n'est pas moins horrifié, on est moins surpris. Du reste, le retour aux affaires courantes est de plus en plus rapide. Après le 13 novembre, il ne nous a fallu que quelques jours pour recommencer à parler d'autre chose – et à acheter des chaussures. On a fait de la poésie après Auschwitz, on fera les soldes après le Bataclan.
Peut-être que, cette fois, tout ne redeviendra pas comme avant, en tout cas pas aussi vite que d'habitude. D'abord, on l'a abondamment répété, « maintenant, tout le monde se sent visé » – même les « Français innocents », comme l'a remarqué l'ami Guillaume Erner, non sans acidité, en référence à la bourde de Raymond Barre après l'attentat de la rue Copernic{38}. Désormais, nous disent nos ennemis, nous tuerons des dessinateurs, des juifs et des bobos. Pourquoi des bobos ? C'est ainsi, plus besoin de dessiner Mahomet ou d'être juif pour susciter la haine du djihadiste – ce qui signifie a contrario qu'il ne sert à rien d'être accommodant, à moins que ces accommodements aillent jusqu'au renoncement à fréquenter les bistrots.
Ensuite, il est devenu impossible d'ignorer que le terrorisme islamiste, chez nous, n'est pas un phénomène importé mais une production locale. Quel que soit le rôle de Daech comme camp d'entraînement, sponsor et Terre promise rêvée, c'est dans nos villes et, de plus en plus, dans nos campagnes, que se recrutent les assassins. On se rappelle la stupeur d'Israël, après l'assassinat d'Yitzhak Rabin, il y a vingt ans, parce qu'« un Juif avait tué un Juif ». Nous devons nous y faire : ce sont, pour l'essentiel, des Français qui tuent des Français. Nous avons des ennemis lointains et d'autres de l'intérieur.
Si quelque chose a changé pour de bon, c'est que, grâce notamment à la conjonction de ces deux éléments, la France d'après est un peu plus la France que celle d'avant. Si beaucoup de gens, y compris à gauche, ont retrouvé le goût du tricolore et de la Marseillaise, suscitant d'homériques affrontements sur Facebook, ce n'est pas parce qu'ils sont au garde-à-vous, prêts à défiler au son du canon, mais parce que, en nous sommant de défendre ce que nous avons en commun, les tueurs refont de nous un peuple. Certains trouveront qu'il manque parfois de panache, ce peuple.
« Nous sommes les enfants de Descartes et de Voltaire », écrit Brice Couturier dans une magnifique adresse aux djihadistes (voir Causeur no 30 décembre 2015). Certes. Mais les terroristes n'ont pas attaqué une librairie (on se demande bien pourquoi...). Et nous sommes aussi les enfants du rock et de l'oisiveté, de l'alcool et de la télé, du porno et du mariage gay (oui, oui... ils finiront par me convertir...).
Si c'est aux terrasses des cafés qu'est aujourd'hui réfugiée la civilité française, défendons les terrasses par les armes ! Si on menace notre liberté de nous abrutir en boîte de nuit, sauvons les boîtes de nuit ! S'ils détestent le sexe, le stupre sera notre langue et notre sol ! En somme, quand les djihadistes s'attaquent à ce que nos existences ont de frivole et même de vain, nous redécouvrons, à travers leur regard hébété, à quel point ces frivolités et ces vanités nous sont chères. Pierre Manent propose de passer un compromis avec les musulmans sur les mœurs. Au contraire, c'est le moment de proclamer qu'elles ne sont pas négociables. Vous n'êtes pas obligés de profiter de nos libertés (le décolleté pigeonnant n'est pas une obligation), mais vous êtes obligés de laisser vos sœurs et vos filles s'y adonner si ça leur chante. Ah, ils s'en prennent au ventre mou de notre civilisation ? Apprenons-leur que ce ventre mou est dur à cuire et de quel bois se chauffe l'Occidental avachi.
Tout de même..., on dirait que cette fois, nous avons compris. Après Charlie et les grandes envolées sur l'esprit du 11 janvier qui devait continuer de souffler, nous avons été priés de nous battre la coulpe pour les crimes des Kouachi et Coulibaly, rapport à l'apartheid que nous leur avions fait subir. Puis d'avaler que tout ça n'avait rien à voir avec l'islam et que le problème numéro un de la France, c'était l'islamophobie.
Rien de tel aujourd'hui. Le président en fait même un peu trop dans le tricolore quand il nous demande de pavoiser nos fenêtres. J'aimerais autant que l'idée vienne de moi. Et puis il ne faudrait pas que cette orgie de symbole finisse par tenir lieu de politique. Bon, en haut lieu, malgré la difficulté qu'a eue le président, dans les premiers jours, à prononcer le mot « islamiste », on semble mesurer l'ampleur de la menace intérieure et déterminé à se donner les moyens de la combattre. Délivrés de certaines complications procédurales par l'état d'urgence, les policiers se félicitent d'avoir, pour la première fois depuis janvier dernier, les coudées franches pour taper dans les fourmilières islamistes. Et si à la gauche de la gauche, on communie dans la dénonciation du « tournant sécuritaire » de Hollande, la France des bistrots, elle, redoute plutôt qu'il soit sans lendemain. Partagée entre le soulagement de voir ses gouvernants agir et l'envie de leur demander des comptes – Qu'avez-vous fait pendant dix mois ? –, cette France-là ne croit pas que ses libertés soient menacées et se préoccupe assez peu des menaces pesant sur celles des salafistes et assimilés. L'humeur du moment, un brin excessive, serait plutôt : « Coffrez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » Cependant, et quoique feignent de croire Olivier Besancenot et quelques autres, nul ne propose d'abolir l'état de droit et les libertés publiques en France.
Il faut noter que même Laurent Joffrin, le patron de Libération, habituellement pourfendeur inlassable de l'islamophobie, découvre qu'il y a une parenté entre l'arbre et la forêt et que le danger ne tient pas seulement à quelques dizaines de fanatiques prêts à passer à l'acte qui n'auraient « rien à voir » avec la religion d'amour et de tolérance que l'on sait : « Tous les salafistes, loin de là, ne sont pas terroristes, écrit-il dans son édito du 24 novembre. Mais la plupart des terroristes identifiés à ce jour sont passés par le salafisme. La plupart des musulmans ne sont pas salafistes. Mais les salafistes sont une branche extrême, fondamentaliste, de l'islam. » Cette petite musique, nouvelle sous cette plume, est peut-être la preuve que l'ère du déni est en train de prendre fin.
Dans ce contexte, le « Pas d'amalgame » n'est plus très tendance. Non pas, évidemment, qu'il soit devenu légitime de faire des amalgames – entre ceux qui aiment leur pays et ceux qui le haïssent. Au contraire, l'actualité invite aux éclaircissements. La France n'a pas un problème avec l'islam mais avec certaines de ses expressions, incompatibles avec les mœurs françaises, présentes notamment dans « l'islam des cités ». Et le risque d'amalgame est d'autant plus faible que nombre de voix musulmanes, institutionnelles ou individuelles, reconnaissent aujourd'hui que ces expressions existent et qu'il faut les combattre. Reste qu'on ne peut éluder certaines questions. Pour un type qui fera sauter – ou pas – sa ceinture d'explosifs, combien d'admirateurs qui se contentent de maudire les juifs, la France et l'Occident ? La parole de notables de l'islam officiel, inaudible pour une grande partie de la jeunesse musulmane, est franchement dévaluée. Au moins, pour la première fois, reconnaissent-ils la gravité de la situation et leur responsabilité dans celle-ci.
Mais le plus encourageant, c'est que les tueurs aient, à l'inverse de ce qu'ils voulaient, provoqué un réflexe patriotique chez nombre de Français musulmans qui, anonymes ou célèbres, sont sortis du silence. Comme ce gars énervé qui s'est filmé dans sa voiture expliquant : « C'est à nous de faire le boulot et de repérer ces bâtards ! » Comme l'économiste Hakim El Karoui qui, pour la première fois sans doute, parle « en tant que », dans une tribune parue dans Le Monde. « Les Français musulmans ne peuvent plus se contenter d'adopter une posture victimaire. Il faut combattre les idées salafistes », écrit cet ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin qui, il y a quelques années, a signé un livre avec Emmanuel Todd. On aimerait citer in extenso ce texte tonique et autocritique :
« Nous [Français de confession musulmane] n'avons pas réussi à nous organiser par nous-mêmes. [...] Nous avons laissé des États étrangers financer le culte musulman. [...] Nous nous sommes cachés derrière des discours lénifiants et sympathiques (“l'islam est une religion de paix »”, “l'islam est l'ennemi de la violence”), incontestablement vrais, mais qui oublient que l'islam, c'est aussi ce qu'en font les musulmans. Et, notamment, les musulmans qui font le plus de bruit. [...] Nous avons laissé le poison de la salafisation des esprits se répandre. Aujourd'hui, nous sommes face à nos responsabilités. Et notamment ceux qui ont fait les meilleures écoles, suivi les plus beaux parcours, cru dans l'idée que la religion n'était qu'une affaire privée dans une République laïque. Eh bien non, c'est aussi une question publique. Malheureusement. Et c'est à notre génération, née en France, élevée et éduquée par l'école de la République, de prendre les choses en main. »
On espérait de telles voix depuis longtemps.
En attendant, l'union nationale est encore facultative – et c'est heureux. Personne n'a revendiqué publiquement le droit de ne pas être Paris puisque, cette fois, tout le monde – ou presque – « pouvait s'identifier ». Mais après quelques jours de sidération compréhensible, la divergence a repris ses droits et le parti de l'Autre – partiellement reconverti en camp de la paix – est de nouveau en ordre de bataille. Et il entonne de nouveau la chanson de la France coupable – à l'intérieur comme à l'extérieur.
Ce néopacifisme, qui se diffuse dans une partie de la jeunesse avec le mot d'ordre « Leur guerre, nos morts », ne manque pas de partisans dans le monde intellectuel. Gageons, avec un peu d'ironie, qu'il ne tardera pas à rassembler le FN et l'extrême gauche – encore que, maintenant que Poutine est dans le coup, le Front mettra peut-être un peu de vodka dans son vin isolationniste.
Attention, que l'engagement de la France en Syrie suscite un débat et même une franche contestation, rien n'est plus légitime. On regrette que Michel Onfray avale la propagande de l'EI et finisse presque par donner raison à ceux qui nous attaquent – qui ne feraient, selon lui, que répondre à nos agressions – en utilisant, en prime, le terme « islamophobe » pour qualifier notre diplomatie.
Beaucoup, échaudés par les conséquences désastreuses des précédents irakiens, libyens, syriens, redoutent une dérive bushiste, même si, avec quelques dizaines d'avions et des frappes qui restent d'assez basse intensité, on est assez loin de l'opération Tempête du Désert. Si, à l'évidence, les Occidentaux n'ont rien arrangé nulle part, il faut un tropisme finalement très néoconservateur pour penser que tout le mal vient d'eux. Croit-on vraiment que, si la France n'était pas intervenue en Libye, la situation y serait plus stable ? Et sait-on ce que serait devenu le régime de Saddam Hussein si les Américains ne s'en étaient pas mêlés ? En réalité, les États faillis, corrompus, illégitimes, violents ont contribué au moins autant que les interventions occidentales à faire de cette région un marigot djihadiste.
C'est sans surprise sur le front intérieur que le parti de la repentance donne sa pleine mesure, en mobilisant la rhétorique excusiste que l'on connaît. Et il semble bien qu'Emmanuel Macron ait délibérément choisi ce terrain mouvant pour donner des gages à la gauche du PS ou à ce qu'il en reste. Convoquant le terreau sur lequel prospère le djihadisme, le ministre de l'Économie estime que la société française a sa part de responsabilité à cause des discriminations, des inégalités, du chômage et de toutes nos turpitudes. Bref, il ne parle pas d'apartheid mais presque. Dans les bataillons de la sociologie « radicale », c'est le ravissement. Et quand Olivier Roy, qui annonce la fin de l'islam politique depuis une vingtaine d'années, leur offre la formule magique qui blanchit l'islam de tout soupçon, c'est l'extase. « Ce n'est pas l'islam qui s'est radicalisé, c'est la radicalité qui s'est islamisée », écrit-il – et il embobine tout le monde avec ce tour de normalien.
Un instant sonnée, l'extrême gauche universitaire reforme les rangs, et quelques-uns de ses représentants éminents signent une tribune hilarante – ou terrifiante – dans Libération{39}. « Comment éviter que ne sombrent des jeunes issus en particulier des milieux populaires, s'ils ne cessent d'être partout discriminés, à l'école, à l'embauche, dans l'accès au logement ou dans leurs croyances ? Et s'ils finissent en prison. En les stigmatisant davantage ? En ne leur ouvrant pas d'autres conditions d'existence ? En niant leur dignité revendiquée ? » Nier la dignité des assassins, vous n'y pensez pas. Non, il ne faut pas faire une chose pareille. « La seule manière de combattre concrètement, ici, nos ennemis, dans ce pays devenu le deuxième vendeur d'armes mondial, c'est de refuser un système qui, au nom du profit à courte vue, produit partout plus d'injustice. » La suite, vous devinez : ce n'est pas Daech, ou Ben Laden, qui sont responsables de la violence, c'est Bush et c'est nous. Enfin vous et moi (pas eux, bien sûr). Dans un monde qui change à grande allure, la persistance de ce fatras tiers-mondiste et complotiste est presque rassurante. D'autant plus qu'il ne semble guère rencontrer d'écho. Je préfère penser qu'on entend l'appel de Hakim El Karoui « pour que l'islam de France fabrique une vision et des pratiques de l'islam compatibles avec la vie en France ». Ce serait, dit-il encore, « le plus beau service que la France pourrait rendre à l'islam ». De fait, paradoxalement, c'est peut-être en France que la bataille pour les esprits musulmans, à laquelle Gilles Kepel appelle depuis longtemps, peut être gagnée. D'ailleurs, c'est pas pour me vanter, mais on l'avait bien dit. En janvier dernier, après les attentats de Charlie et de l'Hyper Casher, nous écrivions que la France pouvait être une chance pour l'islam. C'est peut-être même sa dernière chance de remonter dans le train de l'Histoire.
Janvier 2016
L'année écoulée a commencé avec les attentats de Charlie et de l'Hyper Cacher, s'est poursuivie avec les attaques du Bataclan et s'est achevée par les élections régionales des 6 et 13 décembre qui ont vu le fn rafler 27 % des voix. Face au djihad made in France, l'urgence est à la prise de conscience.
Si ça continue, il faudra que ça cesse ! En regardant les éminences de droite, de gauche et du centre jurer la main sur le cœur, au soir du 13 décembre, après le deuxième tour des élections régionales qui ont vu le FN engranger un quart des suffrages, que cette fois, ils avaient entendu le message, et que, à l'image de saint Xavier Bertrand, ils allaient désormais faire de la politique autrement, cet amusant slogan sorti du cerveau facétieux de notre ami Basile me revenait sans cesse en tête. J'ai beau être bon public et y croire à chaque fois que le héros dit à l'héroïne qu'il l'aimera toujours, le coup du « je vous ai compris » commence à s'user.
Une fois de plus, il a donc vite été clair qu'on réussirait à ne pas comprendre grand-chose. L'esprit du 13 décembre a donc duré moins que les roses, deux ou trois heures tout au plus. Dès le lendemain, on s'est bruyamment félicité de la victoire du Front républicain, autre nom de l'UMPS. En vrai, cela revient à se mettre à deux contre un, qui est donc presque assuré de perdre. L'arithmétique démocratique a beau être scrupuleusement respectée – et avec elle les vœux de deux tiers des électeurs –, il y a quelque chose de pas très fair-play dans une victoire obtenue en excluant a priori un quart de l'électorat de la décision publique.
Le fameux message que chacun jure avoir entendu, c'est évidemment celui des électeurs du Front national, ces aliens de la République que l'on dépeint tour à tour comme des extraterrestres, une tribu primitive, des victimes d'un tremblement de terre ou des enfants qui réclameraient plus de câlins. À en croire une étude publiée par Le Monde, ils sont près de neuf millions, tout de même, à avoir mis un bulletin FN dans l'urne à l'un des deux tours au moins. Neuf millions d'étrangers dans la Cité, ça devient compliqué de faire comme s'ils n'étaient pas là. C'est pourtant ce qu'on s'est très vite employé à faire. Mais en y mettant les formes.
De fait, on ne les insulte plus, plus comme avant. On continue à dire que le parti pour lequel ils votent se situe quelque part entre Pétain et Hitler (Pétain pour la France, Hitler pour la force), et qu'il menace la République, mais eux, on ne leur en veut pas, au contraire. On leur répète qu'on les aime et on les implore d'arrêter leurs bêtises. S'agissant d'adultes, cette sollicitude inquiète doit être un peu pesante, mais mieux vaut sans doute être pris pour un imbécile que pour un nazi.
On s'est donc employé à décoder leur fameux message. À croire qu'ils parlent pas français, ces gens-là. Une cohorte de Champollion de plateaux télé nous a expliqué, après mûre réflexion, que les gens qui votent FN ne sont pas contents à cause du chômage – pourquoi, les électeurs socialistes, ils sont contents ? Pas ceux qui viennent de perdre en masse un poste « à la Région », en tout cas. D'autres savants ont lu dans les entrailles du peuple que tout ça, c'est la faute à la mondialisation, comme si cette mondialisation qui dévaste le monde suscitait, en dehors des électeurs frontistes, une adhésion enthousiaste. Toute la panoplie des explications acceptables – misère, inégalités, discriminations – a ainsi pieusement été déroulée.
Sans surprise, la seule option qu'on s'est bien gardé d'explorer, c'est celle qui consisterait à les prendre au sérieux et à écouter ce qu'ils disent plutôt que de chercher entre les lignes. Pour cela, il faudrait cesser d'agiter des gousses d'ail et des crucifix métaphoriques dès que certains mots sont prononcés et que certaines réalités sont évoquées. Quand, en dépit des sermons et des menaces – et parfois à cause d'eux –, on vote pour le Front national, ce n'est pas pour ce qu'on trouve ailleurs. C'est parce que, à tort ou à raison, un nombre croissant de Français le voient aujourd'hui comme le parti de la France, dont il est d'ailleurs le seul à défendre explicitement, dans son programme, la permanence. On peut trouver toutes sortes de défauts à la France des dames Le Pen, tante et nièce. Encore faudrait-il lui en opposer une autre, qui ait un peu plus de consistance que celle des mots « ouverture », « égalité » et même « République ».
Le mystérieux message du vote frontiste tient en quelques mots : règle du jeu à l'intérieur, frontières à l'extérieur. Quoi que racontent les amuseurs antifascistes, cela ne signifie pas dictature et autarcie. Cela signifie retrouver un espace dans lequel on peut décider collectivement de son destin. Ce qui, concrètement, suppose de réduire drastiquement les flux migratoires et de cesser de proclamer qu'on est une terre d'accueil contre le vœu d'une majorité de Français. Seulement, sur ce sujet, la tartufferie est de mise. En privé, pas un responsable politique ne dirait aujourd'hui que l'immigration est un bienfait et qu'il faut l'accélérer. « Je n'ai jamais rencontré un maire qui veuille plus d'immigrés », confie Christophe Guilluy. Dans l'arène publique, ne pas célébrer l'immigration de masse comme un bienfait en soi, c'est être coupable de racisme. Pour que le débat puisse avoir lieu, il faudrait que ceux qui se sont livrés à une propagande frénétique pour faire croire que le tourbillon démographique et la plasticité culturelle qui va avec étaient l'état normal et désirable des sociétés admettent qu'ils ont menti. Ou qu'ils se sont trompés. Ce n'est pas pour cette année. Après tout, pourquoi s'infliger une déprimante introspection puisque le FN n'arrivera jamais à 51 %, et qu'en attendant il est bien utile dans son rôle d'épouvantail à électeurs ?
Dans ces conditions, on doit se demander par quelle fantaisie nous annonçons que la France est de retour. Bien sûr, nous n'avons pas plus de titres que d'autres à lui ausculter l'âme – mais pas moins non plus. Mais de nombreux signes laissent penser que l'année écoulée a ranimé l'envie, peut-être la volonté, de refaire une collectivité, donc de lui donner un sens qui ne se réduise pas à la récente mode tricolore. Que ce désir de France – expression énervante, mais il ne m'en vient pas d'autre – aille avec l'envie d'adresser un gigantesque bras d'honneur aux sermonneurs médiatiques et politiques n'est pas le moindre de ses charmes. On ne saurait en tout cas exclure d'emblée que cette disposition tricolore fasse son chemin dans les hautes sphères. Il se dit même que le président est aux manettes et qu'il mesure la gravité de la situation. En attendant de savoir si ce nouveau cours n'est pas une lubie de communicants, espérons que l'énergie qui s'est levée en réponse aux attentats ne se contentera pas de résister aux terrasses des cafés.
Une chose est sûre : si 2015 a été une année pourrie, ce n'est pas à cause du 6 décembre et du score du FN, mais du 7 janvier et du 13 novembre. Le terrorisme, on connaissait : depuis les années 1980, on a connu un certain nombre de ses variantes arabes et islamistes. À la faveur des attentats, la France a découvert les fractures qui la minent, que ses gouvernants s'évertuent à lui cacher. Et elle a compris qu'on lui avait raconté pas mal de bobards.
Il est évidemment hasardeux d'affirmer qu'on a basculé dans la France d'après – une France bienveillante avec ceux qui l'aiment et implacable avec ceux qui veulent la détruire. Les changements dans l'esprit d'une époque ne s'accomplissent pas en une nuit, ils travaillent les esprits, font bouger les lignes en profondeur. 2016 ne sera peut-être qu'une déprimante répétition de 2015. Nous préférons imaginer, sans y croire complètement, que ce sera l'année du sursaut.
Février 2016. Le soir de la Saint-Sylvestre, à Cologne, des centaines de femmes allemandes ont été agressées par des groupes de migrants.
Chez nous, quand une femme dit non c'est non ! Beaucoup d'immigrés fraîchement arrivés de terres d'islam ont du mal à intégrer cette évidence occidentale.
On a fait des guerres pour moins que ça. De l'Iliade à Cyrano de Bergerac, de Don Quichotte aux films de Clint Eastwood, l'homme d'Occident est prêt à perdre la vie pour sauver celle des femmes. Certes, à l'époque d'Homère, et pendant des siècles, il s'agissait surtout de défendre leur honneur – que l'on croyait tapi entre leurs cuisses. Toute la culture occidentale n'en fourmille pas moins de chevaliers et autre héros prêts à se sacrifier pour leur belle. Et même à l'âge de l'égalité, on imagine difficilement honte plus grande que celle d'un homme abandonnant une femme face au danger. Si la nuit d'émeute sexuelle de Cologne a tant frappé nos imaginations, c'est parce qu'elle remue quelque chose de très profond et de très archaïque. Touche pas à ma femme ! On ne pense plus ainsi dans notre monde démocratique (et c'est très bien). Mais nos cerveaux reptiliens – enfin les cerveaux garçons – ont sans doute conservé l'écho de ce cri venu du fond des âges.
Bien sûr, aujourd'hui, une femme n'appartient à personne et même son compagnon, époux ou amant n'a sur elle que les droits qu'elle veut bien lui accorder. Mais si je m'étais trouvée dans la foule en rut de Cologne, j'aurais aimé qu'un homme fasse le coup de poing contre mes agresseurs – comme l'ont fait nombre d'Allemands qui se sont retrouvés à l'hôpital. Protéger ne signifie pas dominer, c'est le tribut de la virilité à la féminité, l'hommage de la force à la faiblesse, le devoir du courage envers la vulnérabilité. Car tout le féminisme du monde ne changera rien au fait qu'une femme peut être physiquement menacée par le désir des hommes alors que l'inverse est rarement vrai – sauf à considérer qu'une scène de ménage ou des larmes constituent l'équivalent d'un viol.
Depuis Homère, nous avons donc fait du chemin. Dans nos contrées, ce ne sont plus l'honneur ou la vertu des femmes qu'il faut protéger mais leur liberté : liberté de se donner, de se refuser et de changer d'avis, mais aussi liberté d'aguicher la terre entière si ça leur chante. Nous aimons plaire et nous aimons choisir. Bien sûr, cela n'empêche pas certains hommes de se comporter comme on croit, à tort, que les porcs se comportent. Si la violence envers les femmes est moins omniprésente que ce que racontent les comptables du féminisme victimaire, elle n'a pas disparu de nos sociétés. N'empêche, aucun homme n'oserait aujourd'hui déclarer publiquement d'une victime qu'elle l'avait bien cherché avec ses minijupes, preuve que la norme sociale a changé de camp. Aujourd'hui, ce n'est plus la coquetterie qui est coupable, mais la sauvagerie.
Pour autant, la nuit de Cologne n'aurait pas cette charge symbolique explosive si la dimension sexuelle ne se doublait pas d'une dimension culturelle. Ce qui a surgi sous nos yeux effarés, c'est un visage de l'Autre. Mais pas l'Autre gentillet venu nous enrichir avec son folklore et ses petits plats qui deviendront bientôt les préférés des Français, pas l'Autre plus français que toi et moi qui trône en tête de la liste des gens sympas du JDD, non un Autre prédateur et hostile qui ne vit pas dans un monde où toutes les cultures se donnent la main. Cet Autre-là ne nous dit pas, comme les propagandistes du multiculturalisme heureux, « à toi le string, à moi la burqa, vivons avec nos différences inch'Allah » : il pense que mon string signifie « à prendre ».
D'accord, parce que la tentation de l'amalgame est forte il faut lui résister avec force. Mais comment éviter qu'une femme se sente désormais menacée dès qu'elle croisera un groupe de jeunes Maghrébins ? On a du mal à nommer ce qui s'est passé parce qu'on ne sait pas décrire en nuances une réalité aussi crue. La raison fait des distinctions, l'instinct généralise. Et ce dont l'instinct se souvient, c'est que des hommes de culture arabo-musulmane ont sexuellement et collectivement agressé des femmes occidentales. Une foule ivre de sa force a bravé tous les interdits de la société qui l'accueille, ne craignant ni la police ni la réprobation sociale. Bref, ce qui s'est passé à Cologne est une expression presque chimiquement pure du choc des cultures.
Or, face à « eux » qui nous disent avec fracas qu'ils n'entendent pas devenir « nous », notre premier mouvement est de fermer les yeux – et notre deuxième de cesser d'être « nous » afin de nous montrer plus accueillants.
Fermer les yeux sur la criminalité, en particulier sexuelle, imputable à des immigrés, c'est ce qu'on a fait à Rotterham, en Angleterre, où personne n'a dénoncé un réseau de proxénètes pakis de peur d'avoir l'air raciste, mais aussi à moindre échelle en Suède, en Suisse et peut-être en France. Après Cologne, l'ampleur des faits interdisant le silence pur et simple, certaines de nos féministes ont donc organisé une superbe opération de noyage de poisson sur le thème « le patriarcat n'a pas de couleur ». Ainsi, dans un confusionnisme mettant sur le même plan la main aux fesses dans le métro (évidemment insupportable) et le viol en bande organisée, l'emblématique Caroline de Haas a réussi le tour de force de nous infliger son habituelle plainte sur les turpitudes du mâle blanc. Et, en prime, à insulter tous ceux qui, malgré leur gêne, persistent à voir ce qu'ils voient, finement accusés dans un tweet de la dame de « déverser de la merde raciste ». Notre accueillante féministe s'est en outre vantée d'avoir balancé pour « incitation à la haine raciale » François Fillon, qui s'était demandé s'il fallait « rappeler aux sauvages qu'en Europe les femmes ne sont pas des objets qu'on violente ou qu'on couvre de noir ». Elle a raison, « sauvages », ce n'est pas très gentil. Après tout, comme l'a expliqué l'inévitable sociologue excusiste interrogé par Libération, « ces hommes n'ont d'autre choix que de tomber dans la criminalité{40} ». Texto.
Après le déni, vient en effet la complaisance. Allant encore plus loin que le gouvernement italien choisissant de voiler des chefs-d'œuvre à gros lolos pour ne pas froisser le président Rohani – et n'ayant même pas l'excuse de contrats à signer –, la maire de Cologne a fait très fort symboliquement en suggérant à ses compatriotes de ne pas tenter le diable. Essayons la burqa pour toutes, on ne risquera plus rien.
En réalité, rien n'incite plus à la haine raciale que la cécité – qui précède la soumission. Si nous échouons à penser ce qui nous arrive, et à en tirer les conclusions politiques adaptées, il est à craindre que le troisième mouvement se caractérise par des éruptions violentes de racisme à côté desquelles la manifestation des Jardins de l'Empereur en Corse semblera très pacifique.
Répétons-le encore et encore, tous les immigrés ne sont pas des violeurs. Mais à Cologne, tous les violeurs étaient des immigrés. Cela devrait nous inciter à préciser notre politique migratoire : il ne suffira pas d'accorder le statut de réfugiés à ceux qui arrivent aujourd'hui et un passeport à leurs enfants demain pour que ceux-ci deviennent des Français, des Allemands ou des Suédois. C'est pourquoi les événements de Cologne, Stockholm ou encore Zurich entrent en résonance avec le débat sur la déchéance de la nationalité qui déchire non pas la France mais la gauche. Si les Français sont favorables à une mesure dont on ne cesse de rappeler qu'elle est « seulement » symbolique, c'est précisément parce qu'elle symbolise le droit de choisir ceux que nous accueillons dans la communauté nationale. Ou, au minimum, les conditions auxquelles nous les accueillons. Le respect de nos mœurs étant la première.
Peut-être les attentats de 2015 et les événements de Cologne ne changent-ils rien à l'impératif moral de l'hospitalité. Mais ils rappellent que les sociétés ont aussi le devoir moral de se protéger, quitte à réviser à la baisse leurs ambitions en matière d'accueil et à revoir de fond en comble leurs politiques d'intégration. Les trop bonnes âmes devraient méditer ce précepte issu de la tradition juive : « Celui qui a pitié des méchants finira par être cruel avec les bons. »
Mars 2016. Naissance du Printemps républicain.
Laïque, républicaine, ou tout simplement lucide, l'embryon d'une nouvelle gauche est en train de naître. Autour du refus du multiculturalisme, une faille sismique redessine ce vieux continent.
Mon premier réflexe, en tombant sur Le Point le jeudi 4 février, a été un pincement de jalousie à l'endroit des confrères. À la une, il y avait la tête de Valls surmontée du titre « La gauche Finkielkraut ». Sans vraiment savoir pourquoi, j'ai pensé que c'était une sacrée bonne idée. Bon, que l'un et surtout l'autre me pardonnent, je n'aurais peut-être pas choisi le même emballage. Je n'aurais pas détesté « la gauche Babeth », à cause de madame Badinter... Mais il faut dire qu'une semaine plus tôt, le Premier ministre avait assisté à la réception de l'écrivain sous la coupole de l'Académie française, ce qui avait été relevé comme un acte de courage, tant la peur des commères tricoteuses de la presse est devenue, pour certains, une seconde nature. Et puis, c'était marrant d'imaginer les gardiens du temple s'étrangler en voyant le beau mot « gauche » acoquiné avec deux de leurs bêtes noires.
N'empêche, mes amis du Point ont débusqué un loup qui est aussi une bonne nouvelle. Reste à savoir si c'est le loup qu'ils croient. Dans un paysage balisé par un clivage droite/gauche qui n'a plus grande pertinence, sinon comme boussole affective il est difficile de se retrouver.
Donc, c'est sûr, il se passe quelque chose à gauche, un phénomène diffus, difficile à décrire et impossible à quantifier, mais qui pourrait rendre le climat intellectuel un brin plus respirable. La gauche Finkielkraut, ce n'est pas scientifique, mais on voit ce dont il est question. À Causeur, on a joué à lui chercher un nom commun, à cette néo-gauche, en espérant que la chose nous livrerait ses mystères. On a vite laissé tomber « gauche réac », trop répulsif pour les intéressés, « gauche républicaine » aurait été à la fois pompeux et vague, « gauche laïque » ou « gauche patriote », réducteur, « gauche souverainiste », à côté de la plaque. J'ai tenté « gauche Causeur », non je blaguais, quoique.
Rien n'était pleinement satisfaisant, sans doute parce qu'il est prématuré d'annoncer la naissance d'une nouvelle gauche alors que la vieille n'en finit pas de se mourir. Peut-être assistons-nous à la première cristallisation d'un nouveau clivage idéologique qui se superpose, sans le recouper, à celui qui, sous diverses formes, oppose à l'intérieur de la gauche les « libéraux » aux « radicaux ». Autrement dit, à supposer que cette nébuleuse existe, elle est loin d'être idéologiquement homogène, notamment sur les questions économiques. Ce côté foutraque est l'un de ses charmes. Parce que foutraque, ça veut dire pluraliste, et une gauche pluraliste, on en a bien besoin.
Finalement, on a fait comme les copains du Point, on s'est amusés à dresser notre liste, et comme eux, on a abouti à la liste de Lindenberg, relookée et renforcée par quelques héritiers comme Guilluy, Bouvet et Le Goff, qui étaient trop verts (ou trop timides) en 2002 pour figurer dans Le rappel à l'ordre. Il faut se rendre à l'évidence : cette gauche qui se rebelle contre les inquisiteurs de son camp rappelle beaucoup les « néoréacs ». Plaisant retournement justement que celui qui voit une liste noire de traîtres à la gauche incarner aujourd'hui son renouveau.
En attendant que la décantation idéologique fasse son travail de clarification, on se plaît donc à flairer un nouvel état d'esprit. Et là, Pascal Bruckner a tapé dans le mille. La gauche, dit-il en substance dans Le Point, doit se réconcilier avec le réel. Le réel, voilà peut-être en effet le point commun entre Chevènement et Valls, Polony et Couturier. Ce n'est pas un hasard si la polémique, qui couvait depuis le début des attentats, a éclaté autour de Jean-Louis Bianco qui, pour célébrer sa nomination à la tête de l'Observatoire de la laïcité en 2013, déclarait que celle-ci n'était nullement menacée{41} ! Depuis des années, c'est d'abord sur ces questions que la gauche de l'aveuglement a tenté de faire régner la loi du silence. D'autant qu'elles nous ont sauté à la figure avec les tueries de Charlie et du Bataclan. Les têtes pensantes de ce printemps républicain, et avec elles tous les sans-grade qui bataillent dans le monde virtuel, refusent qu'on leur interdise de voir ce qu'ils voient et de le dire. Beaucoup découvrent de bonne foi qu'on les a roulés dans la farine pendant des années, en leur désignant comme adversaires ceux qui tentaient de les alerter sur la catastrophe en cours. Et maintenant qu'ils sont dopés au réel, comme dit Élisabeth Badinter, on ne leur « fermera pas la bouche ». Défendre la laïcité, c'est défendre la liberté de penser. On sait où ça peut mener.
Peu importe qu'on ne sache pas désigner cette mouvance bizarre, et que ses contours soient élastiques. Peu importent les innombrables désaccords qui opposent les défenseurs du choc de compétitivité et les contempteurs de l'euro. L'important, précisément, c'est qu'on puisse se disputer entre gens civilisés. Alors espérons que, contre le parti de la cécité, l'esprit voltairien a, pour de bon, recommencé à souffler à gauche.
Mai 2016. Le 16 avril, Alain Finkielkraut et son épouse étaient expulsés de Nuit debout.
Depuis deux mois, les militants de Nuit debout occupent la place de la République et ravissent les médias. C'est le grand soir des « mutins de Panurge ».
Pas de chance. Au moment de me lancer dans la rédaction de ce reportage – essentiellement réalisé derrière mon ordinateur –, j'ai voulu faire un dernier tour numérique sur le terrain, vu que j'avais lâché l'affaire plus d'une semaine avant, quelques jours après l'admirable dévoilement opéré par Alain Finkielkraut. Lequel, en un quart d'heure, a plus fait progresser notre connaissance du « laboratoire politique » de la place de la République que des centaines de reportages et éditoriaux aussi énamourés devant tant de nouveauté citoyenne que des parents devant le babil de leur bébé.
Après avoir visionné des heures de débats assommants dont ma mémoire n'avait retenu que le formalisme ridicule et le niveau désespérant, ma conviction était faite : Nuit debout avait montré son vrai visage en expulsant Alain Finkielkraut, révélant que cette foule ne s'unissait que pour haïr. L'agora, c'est comme ça. Chacun arrive avec son moi victimaire, sa cause incontestable et son ennemi quasi héréditaire – sioniste, mâle, riche, blanc, américain, capitaliste, on choisit ou on fait un mixte. Il est à craindre que cette détestation d'un oppresseur réel ou imaginaire soit le cœur de Nuit debout, ce qui reste quand on a enlevé toutes les fioritures. Ainsi, l'économiste Frédéric Lordon, nouveau Badiou, qui était lui-même le nouveau Sartre, justifie-t-il l'expulsion du philosophe, perché sur un tonneau imaginaire à la Bourse du travail : « Ce pays est ravagé par deux violences, la violence du capital et la violence identitaire et raciste dont Alain Finkielkraut est un des premiers propagateurs » – quelle nouveauté en effet.
Et voilà que ma conscience professionnelle me joue un sale tour. En piochant dans les vidéos récentes, pour la plupart réalisées par la Télélibre de John-Paul Lepers (latelelibre.fr), je tombe sur un doc Paris Match intitulé « Nuit debout célèbre le Nouveau monde de Dvorak » (sur YouTube). Un certain Clément, jeune chef de cet « orchestre debout », a appelé, sur sa page Facebook, des musiciens à le rejoindre place de la République pour jouer la Symphonie du Nouveau monde. Bien sûr, l'Ouvreuse, qui a l'oreille exercée, trouverait à y redire, quelques notes pas claires, quelques rythmes pas sûrs. Et puis, lorsque les plus célèbres notes de la symphonie s'élancent, ces hurlements de joie, vite réprimés par des murmures réprobateurs, qu'on n'entendrait pas dans une salle de concert. N'empêche, pour des musiciens qui n'ont jamais joué ensemble, ils assurent. Et puis il y a ce jeune chef habité, avec sa baguette lumineuse qui ressemble au sabre laser de Star Wars, et la place mythique noire d'une foule non pas bavarde mais presque silencieuse, rassemblée non plus par des idées fumeuses mais par la beauté de la musique. On se dit que cette symphonie-là œuvre au moins autant, en vérité bien plus, à faire naître un nouveau monde que les interminables bavardages des Assemblées générales. Les jeunes musiciens qui ont insufflé sur la place un peu de l'esprit qui prétend y régner, se démarquent de toute prétention idéologique parce que, comme le dit joliment Clément, « la musique ne revendique rien ».
À cet instant, j'ai failli flancher. Moi aussi j'aimerais bien être-ensemble avec tous ces gens pour inventer la politique et le monde de demain, et croire avec Jérôme Leroy que « quelque chose se passe ». Ou même hurler avec la foule délocalisée devant l'Odéon « Paris debout tous-les-soirs ! » Après tout, si c'est pour lire du Bernanos, comme l'a vu Eugénie Bastié, ou écouter du Dvorak, qui s'en plaindrait ? Et qui gâcherait la fête en rappelant qu'un bon paquet de ces amateurs de Dvorak et Bernanos seraient au moins prêts à brûler le second si d'aventure ils l'avaient lu ?
Il est bien possible qu'un peu de poésie ait profité de l'aubaine – la place ouverte la nuit – pour s'infiltrer au cœur de la « convergence des luttes ». Mais en réalité toute poésie, de même que les deux activités mentionnées plus haut, est parfaitement antagoniste avec les grands principes de Nuit debout : horizontalité parfaite, démocratie intégrale, participation totale. Rien de moins horizontal et égalitaire qu'un orchestre symphonique. On n'ose imaginer le résultat si une AG, dont le mot d'ordre le plus apprécié est « Pas de leaders ! », avait dû décider qui dirigerait l'orchestre, et qui jouerait de la cymbale. Dans ce moment de grâce, l'auditoire, assez drôlement, ne voyait pas qu'après avoir congédié tous les chefs, il était encore suspendu au pouvoir d'un chef.
Dotée d'un cœur, quoi qu'on en pense, j'aurais pu me laisser séduire par ce retour en force d'un tiers-état réclamant ses justes droits. On est en République, cela doit vouloir dire quelque chose, par exemple que le peuple a voix au chapitre. N'étaient bien sûr les légers penchants terroristes qu'a promptement montrés la fraction micro-groupusculaire de ce peuple qui, au nom de la métonymie politique bien connue, prétend parler en son nom, non seulement en expulsant Alain Finkielkraut, mais en refusant de condamner la violence au nom de la solidarité avec nos frères les casseurs – « L'ennemi veut nous diviser, camarades ! »
C'est le culte émerveillé rendu de toute part à cette jeunesse, dont une part notable a quitté les rivages de la quarantaine, qui m'a convaincue que cette Nuit debout méritait surtout d'être, comme le recommandait Muray qui s'y serait collé avec allégresse, tournée en dérision. Quand nombre d'adultes se sentent tenus de faire génuflexion devant toute forme d'expression spontanée avant de risquer la moindre critique, comme s'ils parlaient d'enfants dont il ne faut pas décourager les premiers balbutiements ou gribouillis, quand on commente avec le plus grand sérieux des lubies mouvementistes et des ambitions totalement déconnectées du réel rapport des forces, la démystification est un devoir.
Qu'on ne croie pas que je me contente d'observations de seconde main. Certes, après l'accueil réservé à Alain Finkielkraut, on m'a fortement conseillé de ne pas me rendre à la République. Il aurait été impossible, en cas de problème, de résister à l'accusation de l'avoir bien cherché pour faire du buzz, particulièrement outrageante s'agissant de Finkielkraut. Qu'il soit interdit à une honnête journaliste d'aller sur le terrain pour faire son travail devrait tout de même chagriner les bruyants thuriféraires de la liberté d'informer. Mais peut-être réservent-ils cette liberté à ceux qui informent bien.
Qu'on se rassure, grâce à l'application Périscope, à travers laquelle une petite cohorte de filmeurs compulsifs diffuse en continu des images de la République (et de ses excroissances tardives à l'Odéon et à la Comédie-Française), je peux vous raconter Nuit debout comme si j'y étais. N'ayant pas la prescience de Muray pour deviner le genre de montagne dont cette souris accouchera, je me contenterai de quelques observations éparses.
En vérité le géniteur d'Homo festivus avait parfaitement imaginé la comédie de Révolution qui se joue littéralement à ciel ouvert. Et pas seulement parce qu'on a pu y entendre un jeune homme proposer, très sérieusement et sans déclencher de fou rire général, la formation de brigades de clowns pour s'interposer entre les casseurs et les CRS. Ou y voir des femmes parlant à l'intérieur d'un cercle tracé au sol dont les hommes avaient été bannis, pour résister à la domination masculine. L'Homo noctambulus de la République est l'un des innombrables avatars d'Homo festivus, et pas le plus soigné de sa personne, non je blague : infantile, narcissique, fusionnel, il est en outre fort satisfait de se voir si rebelle dans le miroir que lui tendent « les médias dominants » comme il dit – médias sans le concours desquels il n'existerait pas –, et plus encore d'avoir congédié le réel, définitivement « reporté à une date ultérieure ».
La rage de collectif qui se fait entendre pourrait être annonciatrice d'un vent nouveau si elle avait un objet. Mais il s'agit seulement d'être-ensemble pour être ensemble, comme il s'agit de parler pour parler et de lutter pour lutter. La première caractéristique de Nuit debout, c'est sa parfaite intransitivité, laquelle ne traduit rien d'autre que sa superbe indifférence au réel. Pas, comme le croit mon ami Jérôme, parce que nous sommes en présence d'une utopie qui prétend le changer, ce réel, et a de bonnes chances d'y arriver, mais au contraire parce que, ayant renoncé à changer le réel (et aussi à le comprendre mais c'est une autre affaire), les participants à ce grand défouloir sont tout heureux de jouer au Grand soir, de faire comme si. Comme si on avait aboli le capitalisme, comme si on avait la moindre influence sur le cours des choses, comme si, à quelques mètres des spots mouvants de la contestation, la vie ne continuait pas exactement comme avant. Comme si des ouvriers en grève étaient venus rejoindre leurs frères en lutte. Comme si la commission Constitution allait se transformer en Assemblée constituante. Comme si le « pôle sérénité et accueil » ne consacrait pas l'essentiel de son temps à ramasser les poivrots qui occupent la place en fin de soirée au point que la Préfecture a dû interdire la vente d'alcool. Comme si les jeunes qui votent FN (ou autre chose d'ailleurs) n'étaient pas infiniment plus nombreux que ceux qui se sont autoproclamés « la » jeunesse, ce qui est bien le moins quand on est jeune, mais avec la bénédiction de toutes sortes de bonnes fées, ce qui est moins normal. Comme si les simagrées de guerre auxquelles se livrent chaque soir les membres des franges violentes du mouvement (peut-être seuls à croire que leurs jeux sont la vraie vie) faisaient autre chose qu'épuiser nos forces de police dans des combats de rue, en les détournant de ce qui devrait être leur priorité. Au passage que tous, pacifistes et violents, se retrouvent pour chanter « Tout le monde déteste la police » à quelques encablures de l'endroit où a été tué Ahmed Merabet en dit long sur leur faible sens des symboles et sur leur méconnaissance des sentiments de nombre de leurs concitoyens.
Après tout, tous les enfants jouent à faire comme si, c'est excellent pour développer leur imaginaire. Cela n'est pas si grave. Ce qui l'est plus, c'est qu'au-delà des protagonistes, tout leur entourage joue avec la complaisance des courtisans du Bourgeois gentilhomme. C'est encore une fois « le coup du Grand-Duc » (toujours Muray) dont tout le monde feint de ne pas voir qu'il est nu, s'extasiant sur ses beaux atours. Que ces citoyens sont citoyens ! Que ces démocrates sont démocrates ! Que tout cela est nouveau ! Que tout cela est rafraîchissant ! N'ont-ils pas réinventé le calendrier, quelle poésie ! Et ces délicieuses mimiques enfantines pour signifier leur approbation ou leur désapprobation lors des AG – quand on a besoin de seulement deux boutons, ça va.
Pour ce que j'en ai vu – plusieurs heures tout de même –, la mirifique démocratie en actes qui part des citoyens et non pas du sommet est un foutoir inconsistant qui devrait révulser les militants trotskistes d'hier, alors maîtres en l'art de les contrôler, au lieu de leur arracher des minauderies attendries. Même quand ce sont des étudiants bien élevés qui doivent avoir de bonnes notes à leurs exposés, question niveau, les Nuit debout ne font pas le poids par rapport aux glorieux ancêtres dont ils se réclament – tout en prétendant tout réinventer. En fait d'invention, ils énoncent inlassablement les mêmes têtes de chapitre – de la démocratie au logement en passant par la lutte contre le capitalisme – sans jamais y mettre autre chose que des propos circulaires.
Ils parlent surtout d'eux et de ce qu'on dit d'eux, discutent interminablement de la façon dont on doit discuter et écoutent stoïquement des interventions telles que : « L'union fait la force. Aimez-vous les uns les autres. Il faut changer les choses. J'aime tout le monde. Je peux pas être heureux si des gens ne mangent pas à leur faim » ou « J'ai pas grand-chose à dire mais cette loi c'est de la merde, le capitalisme c'est de la merde ». Si toutes les paroles se valent, il serait élitiste de récuser celles-ci et l'une des obsessions de ces nouveaux sans-culottes, dont je rappelle qu'ils sont groupusculaires, est qu'aucune tête ne dépasse. Parmi les commentaires qui défilent sur mon écran, un petit plaisantin a écrit : « Vite ! Un peu de verticalité ! » Il est vite rabroué par les autres.
Bien sûr, on ne saurait prédire avec certitude l'avenir de ce mouvement qui pourrait s'éteindre mollement, aboutir à la création d'une nouvelle organisation d'extrême gauche très novatrice, genre Front du droit à la lutte, ou, qui sait, dégénérer en affrontements plus sérieux. Ou alors, peut-être que Nuit debout deviendra un nom commun, une référence, une tendance pour collection de mode – « Ces sabots, c'est très Nuit debout ! Quel chic ! »
Quoi qu'il en soit, s'agissant de la fraction pacifiste du mouvement, il serait stupide de céder aux sirènes qui tentent d'agiter la fibre sécuritaire des honnêtes gens en demandant son interdiction. Les palabres, aussi vains puissent-ils sembler, ne nuisent à personne. Sinon au voisinage, ce qui n'est pas rien. Qu'à cela ne tienne, il se trouve certainement, dans une ville progressiste soucieuse d'encourager cette floraison citoyenne, un terrain, un hangar, peut-être un théâtre où les palabreurs debout pourront jouer à refaire le monde sans ennuyer personne. Reste à savoir s'ils trouveront toujours cela amusant quand ils auront perdu le plaisir, sinon d'effrayer le bourgeois, de l'empêcher de dormir – en empêchant au passage le populo de travailler.
Juillet 2016. Le 23 juin, les Britanniques ont décidé à 52 % de quitter l'Europe.
Ils l'ont fait ! En dépit de ses éventuelles conséquences, il y a dans ce vote surprise un air de liberté qui continue à m'enchanter.
Ich bin ein brexiter ! Au matin du 24 juin, alors que la nouvelle la plus dingue de l'année, annoncée par la voix sépulcrale de je ne sais quel présentateur radio, parvenait en pointillé à mon cerveau, j'ai éprouvé une empathie immédiate pour ce peuple plein de drôlerie qui venait d'adresser un formidable bras d'honneur à tous les gens convenables que compte notre planète. Ceux qui savent ce qui est bon pour ces grands enfants que sont les citoyens, surtout les pauvres qui n'aiment pas l'art anal de Paul McCarthy, ne partent pas passer des week-ends à New York en rentrant d'une réunion à Singapour, ne sont pas des fanatiques du dialogue interculturel – qu'ils pratiquent au quotidien –, et qui, pour finir, votent pour des gens qu'on n'aurait pas reçus sur feu Canal+, même avec une pince à linge sur le nez. Pouah, populiste, ça fait populo, ces sans-manières vont tacher mon canapé. Même Obama leur avait dit qu'il fallait voter « non ». Cause toujours. Marrant, au passage, qu'on s'entortille les pinceaux avec cette affaire de « oui » et de « non », comme si on avait du mal à associer le joli mot « oui » avec la vilaine chose « Brexit » – rappelez-vous, pour dire « non » à l'Europe, ils ont voté « oui ».
Avec les premières remarques dégoûtées sur le « vote vieux », mon empathie s'est muée en tendresse. Dans notre société qui prend des gants avec toute minorité vindicative et traque dans tous les coins la « parole libérée », sur les vieux, on peut dire n'importe quoi. Comme suggérer que les jeunes aient le droit à deux votes (François Fillon). Ou déplorer que le passé ait voté pour l'avenir (Cohn-Bendit). C'est vrai, ils pourraient avoir la décence de se mettre au rancart tout seuls, sans qu'on ait à demander. Le rêve de certains de mes confrères, c'est un pays peuplé de jeunes, diplômés, connectés, riches et polyglottes.
Tout occupés à nous faire avaler que les jeunes avaient voté « Remain » en masse, alors que seul un tiers des 18-25 ans s'est déplacé, les commentateurs n'ont guère relevé un paradoxe amusant : les vieux ont voté pour l'aventure et le grand large, les jeunes pour le statu quo et la sécurité. Et ce sont de jeunes présentateurs qui observent avec effroi que les électeurs britanniques ont choisi « le saut dans l'inconnu ». Pitié, pas ça, pas l'inconnu. On croyait que le risque, c'était un truc de jeunes, et on les découvre défilant pour leurs retraites et terrifiés à l'idée de devoir voyager sans Erasmus. Maman, ils vont me demander mon passeport à la frontière ? Alors, quoi de plus amusant que l'image de vieillards indignes infligeant une petite leçon de vie à des jeunes propres sur eux, pressés de jouir des privilèges de l'économie mondialisée – ce qui n'est bien sûr pas répréhensible, mais pas non plus très exaltant. Je sais, il y a le beau rêve européen, mais soyons sérieux, même les plus rêveurs ne croient plus vraiment qu'il puisse se nicher dans l'usine à gaz sous direction allemande qu'est devenue l'UE.
Je ne suis pas sûre d'être souverainiste, pas tous les jours et pas intégralement en tout cas, mais il y a dans ce vote surprise un air de liberté, peut-être même un petit parfum d'Histoire, qui continue à m'enchanter deux semaines plus tard, malgré les pleurs des traders londoniens, malgré les regrets de brexiters accréditant l'idée que les électeurs britanniques ont fait un gros caprice et que maintenant ils se sont calmés et demandent pardon. Le scénario écrit d'avance a échoué. Qu'on soit ou pas européen, on ne peut pas être totalement insensible au charme du coup de théâtre qui fait dérailler une mécanique que l'on disait inaltérable. On dirait que si. Certains lecteurs se sont irrités de ma légèreté, ou de mon fanatisme, faudrait savoir. L'un d'eux a trouvé que Causeur, avec son déluge de commentaires anti-UE, ressemblait à Je suis partout. Étrange comme un sujet aussi peu sexy que la construction européenne peut rendre les gens fous, des deux côtés au demeurant, car il n'est pas plus malin de comparer l'Union au Troisième Reich.
Non contente d'être contente, j'avais avoué avoir ri devant les têtes d'enterrement de certains de mes confrères. Et au risque d'aggraver mon cas, je me marrais encore, quelques jours plus tard, devant les mines scandalisées et stupéfaites des députés européens pendant le discours de Nigel Farage (qui n'est pas toujours drôle) : « Il y a dix-sept ans, lorsque j'ai déclaré ici que je voulais diriger la campagne pour la sortie de la Grande-Bretagne de l'Union européenne, vous vous êtes moqués de moi. Aujourd'hui, on dirait que je ne vous fais plus rire. » Moi, si.
Danse-t-on dans les ruines ? Rigole-t-on en sortant du cabinet du juge où on vient de divorcer, comme me le demanda gravement Boubou sur causeur.fr ? Pire encore, a-t-on le droit de rigoler avec l'épargne des autres, m'a fait remarquer un ami qui observe avec inquiétude l'évolution de son modeste portefeuille boursier. Certes, je n'ai pas ce genre de soucis, mais je veux le bien de mes amis, et je me réjouis que l'indice Footsie ait vite retrouvé son niveau du jour d'avant. Cela ne signifie pas que la sortie de l'UE sera un jardin de roses. Mais, comment dire, c'est tellement bon qu'il se passe quelque chose. Même si je reconnais qu'il est facile de se réjouir quand ça se passe chez les autres.
Pour l'instant, en dépit du piteux déballonnage des leaders du « Leave », la foudre ne s'est pas abattue sur l'Angleterre, même pas sur l'Angleterre profonde qui vient de faire ce pas de côté. Mais une propagande apocalyptique qui s'efforce d'être autoréalisatrice est tambourinée par une partie des médias, en particulier par Le Monde qui, tout en dénonçant le vote de la peur, promet d'innombrables fléaux aux malvotants, comme en témoigne cet échantillon de titres pêchés entre le 24 juin et le 7 juillet : « Brexit : l'UE peut-elle se relever ? » ; « Ils vont tomber de haut, ceux qui ont voté Leave... » ; « Brexit : les 27 désemparés par le chaos britannique » ; « La semaine folle qui a fait chanceler le Royaume-Uni » ; « Le cœur brisé des Européens de Londres », il fallait oser ; « Brexit : l'immobilier britannique flanche, la City redoute une crise financière » – à force de l'espérer, elle finira bien par arriver. Bien fait pour eux. Les Soviétiques prétendaient libérer les peuples qu'ils opprimaient. De nos jours, on trouve ça normal de vouloir les punir. D'ailleurs, regardez, claironne Cohn-Bendit, une semaine après le Brexit, 10 à 20 % des brexiters regrettent leur choix, c'est son petit doigt qui le lui a dit.
Pour l'occasion, même le vénérable Economist s'est mis à l'hyperbole, annonçant à sa Une « Anarchy in the UK ». Anarchie, chaos, comme vous y allez, mes seigneurs. Le système de santé est-il en plus piètre état que le mois dernier, les transports arrêtés, les magasins dévalisés ? Que nenni, et les Britanniques ont même l'élégance de parler un peu d'autre chose. Il est vrai que le paysage politique turbule sérieusement, puisque, à l'heure où j'écris, aucun des deux grands partis n'a de chef pour livrer les prochaines batailles, avec Bruxelles notamment, et que Farage a tiré sa révérence. Pour ceux qui ne veulent « ni Juncker, ni Ukip », une partie du boulot est faite. Mais les humeurs irrédentistes des Écossais et des Irlandais ne sont pas une bonne nouvelle. À l'instar de Jeremy Stubbs, conservateur et remainer assumé, on n'aimerait pas que le vote souverainiste ait eu raison d'un des plus vieux pays du monde.
En attendant, il faut toute l'arrogance des postmodernes pour décréter qu'un gouvernement issu d'un Parlement pluriséculaire ne saurait rompre avec un choix diplomatique fait, et sans grand enthousiasme, il y a à peine soixante ans. Peut-être que, pour la vieille Angleterre, ce n'est pas une histoire qui s'achève, mais une parenthèse qui se ferme. Il n'est pas exclu, bien sûr, que des brexiters aient voté très légèrement, voire en croyant aux promesses absurdes de leurs leaders, après tout, il paraît qu'en France, certains pensaient que François Hollande allait faire la guerre à la finance. De même, certains électeurs du « Remain » ont peut-être vraiment cru que, s'ils votaient « Out », ils iraient en enfer. Comme l'observe judicieusement Marcel Gauchet, « la démocratie, c'est la concurrence des démagogies », et sur ce terrain, les leaders du « Out » ont fait particulièrement fort, à l'image de cet éditorialiste, brexiter fanatique, qui a déclaré le 30 juin avoir le remords de l'acheteur (mais ducon, t'étais vendeur ! lui a en substance répliqué un autre). Il semble bien que Johnson et les autres aient joué le destin de leur pays sur un coup de dés, ou plutôt, qu'ils avaient la ferme intention de ne pas gagner, exactement comme Pasqua et Séguin sablant le champagne en 1993, avec la défaite de justesse du « non » au référendum sur Maastricht, l'ami Basile y était en personne.
N'empêche, croire que des millions d'électeurs ont voté sans comprendre ce qu'ils faisaient et sans s'interroger sur les conséquences de leur acte, c'est, au sens strict, les prendre pour des cons. À Londres, raconte Alain Frachon dans Le Monde, les remainers font leur autocritique. À Paris, le storytelling qui dépeint les brexiters comme des beaufs incultes, xénophobes à l'esprit étroit (et pourquoi pas consanguins, tant qu'on y est) auxquels on devrait retirer le droit de vote est révélateur de l'estime dans laquelle une partie des classes dirigeantes tient les populations qu'elle prétend gouverner. Dans ce registre du mépris satisfait, on ne sait qui, de Bernard-Henri Lévy dénonçant « la victoire du souverainisme le plus rance et du nationalisme le plus bête » ou de Daniel Cohn-Bendit éructant « il y en a marre du peuple ! », doit obtenir la palme d'or. Contrairement à ce qu'on croit de ce côté de la Manche, la campagne ne s'est pas seulement jouée aux comptoirs des pubs et à la une des tabloïds, mais dans toutes sortes de cercles intellectuels, et on n'y a pas seulement échangé des bobards, mais aussi des arguments. À l'arrivée, une majorité a décidé de « reprendre le contrôle » (take back control) de la direction du pays. On a le droit de penser que les Britanniques ont fait un mauvais choix. Pas que ce sont des imbéciles. Et encore moins qu'on peut s'asseoir sur leur vote.
La perplexité des leaders du Brexit ne sachant que faire de leur victoire et les témoignages de brexiters repentis ont pourtant suffi pour que quelques voix, d'abord anonymes et bruxelloises, puis assumées et parisiennes, fassent entendre la petite musique connue du « quand un peuple dit non, c'est oui ». Dans l'Esprit de l'escalier, le 26 juin dernier sur RCJ, Alain Finkielkraut a judicieusement exhumé le poème de Brecht, qu'on cite sans le connaître, dans lequel l'écrivain, pourtant communiste ardent, conseille ironiquement au pouvoir de « dissoudre le peuple et d'en élire un autre » puisque celui-ci ne lui convient pas. Le texte, écrit en 1953, au moment de la grande révolte ouvrière de Berlin-Est, parle d'un tract diffusé par l'Union des écrivains dans lequel il est écrit que « le peuple a, par sa faute, perdu la confiance du gouvernement ». Nous y (re)voilà. L'ennui, c'est qu'aujourd'hui, on est obligés de respecter au moins les formes de la démocratie. « Référendum : faut-il vraiment donner la parole au peuple ? » se demandait-on pourtant dans l'émission 28 Minutes d'Arte quelques jours après la victoire du « Leave ». Une provocation, bien sûr, précisa Élisabeth Quin. Bien sûr, même si certains prennent visiblement la question au sérieux. Le peuple, évidemment, peut dire de sacrées âneries. Rappelons que le 23 juin 2016, il n'a pas porté Hitler au pouvoir, mais choisi de quitter l'Union européenne.
Le problème de nos systèmes politiques, me souffle Gil Mihaely, est de fabriquer de la légitimité et même le référendum, expression quasi transparente du peuple souverain, ne produit plus aujourd'hui une légitimité incontestable. Admettons. Mais aussi mal élevé soit ce peuple souverain et aussi fantasques soient ses choix, il fabrique par son vote plus de légitimité que la machinerie européenne ou qu'une pétition en ligne. Le militantisme en pyjama, selon l'heureuse expression de Nicolas Domenach, c'est moderne et sympa, mais ça ne vaut pas un bon vieux bulletin de vote dans une vraie urne. Pas encore.
Au risque de chagriner tous ceux qui adorent s'opposer en solo au chœur des vierges de la raison, on dirait cependant qu'une partie des élites politiques, et même médiatiques, s'efforce d'entendre et même de comprendre le message des urnes au lieu de se répandre en invectives conjuratoires. Le président de la République a été très clair : il faut respecter le vote britannique. Et à l'exception du FN, qui aimerait bien filer à l'anglaise, la plupart des responsables politiques, et pas seulement dans les rangs néochevènementistes resserrés pour l'occasion, se sont fendus d'un petit laïus sur la nécessité de réformer l'Europe et d'entendre les aspirations populaires. Volonté certainement sincère, même si personne n'a une traître idée de la façon dont tout cela se dit en allemand. Même le Parti des médias est plus divisé que ce qu'on pourrait penser. Ce miracle est, il est vrai, facilité par l'existence d'un souverainisme de gauche, qui communie avec l'autre dans la détestation du « libéralisme bruxellois » – alors que ce sont, en plus de la question migratoire, la bureaucratie et les règlements européens qui ont fait fuir nombre d'électeurs anglais, mais passons.
Exemple parmi d'autres de ce changement discret, on a pu, dès le 24 juin, entendre des propos très raisonnables sur France Inter, comme cette chronique d'Anthony Bellanger, qui officie à la place de Bernard Guetta, et qui est presque aussi fanatiquement européen que lui : « Eh bien, le peuple veut qu'on le protège. Il ne veut pas faire la queue chez le docteur, à l'hôpital ou à l'école publique. Il veut travailler décemment sans être constamment sous la pression d'un renvoi facilité. Il veut être logé sans avoir à débourser des sommes folles en loyer ou sans avoir à quitter son quartier sous la pression de la spéculation immobilière. Il veut que la croissance britannique lui profite. » Il faut avertir BHL : la causeurisation des esprits se propage au cœur du système.
Répétons-le, le projet révolutionnaire de création d'un Homo europeus est mort. Il s'est fracassé contre cette réalité imprévisible, incalculable et inassignable qu'on appelle l'humanité. Les gens ordinaires, comme disait l'autre. Pas d'homme nouveau en vue : que l'on veuille transformer l'Europe, refonder les nations, ou les deux, il faudra désormais s'arranger de celui qui existe, avec ses petites manies et son bête attachement à son douar d'origine.
Je pense à Muray, qui aurait tant aimé voir la déconfiture des eurolâtres. Il me semble entendre sa voix caverneuse qui m'engueule : « Idiote, je ne t'ai rien appris ? Ça a la couleur de l'Histoire, ça a l'odeur de l'Histoire, mais ce n'est pas de l'Histoire. » Jaloux, tu dis ça parce que t'es mort. Et puis, justement, tu m'as appris que l'Histoire, c'est ce qui rate. Alors, ce n'est peut-être pas de l'Histoire, mais ça y ressemble.
Septembre 2016. Après l'attentat de Nice le 14 juillet et des incidents en Corse, plusieurs maires ont pris des arrêtés anti-burqini. Ils ont été invalidés par le Conseil d'État.
Les Français excédés veulent qu'on endigue l'islam séparatiste sur nos plages et ailleurs.
« Débat stérile », « polémique indigne », « querelle hystérique » : après la publication des premiers arrêtés anti-burkinis{42}, début août, toutes les grandes consciences du pays et environ 95 % des journalistes ont martelé sans relâche les mêmes éléments de langage. Circulez. Attention, contrairement à ce que claironnent certains laïques excités sur les forums de discussion, on n'est pas un traître, un salaud ou un vendu-aux-barbus parce qu'on est hostile à l'interdiction. Mais l'argument du « zéro intérêt » assené pour clouer le bec de tout contradicteur laisse rêveur. On n'aurait pas le droit d'interdire le burkini, mais il serait interdit d'en parler ? On aimerait comprendre en quoi la promotion d'un costume de bain islamique, jusque-là inconnu sous nos cieux, serait un sujet moins digne de débat que la hiérarchie des normes dans la loi travail, dont nous avons mangé à tous les repas pendant des semaines. Les grands démocrates qui s'émerveillaient des interminables et autarciques logorrhées de Nuit debout, rebaptisées « débats citoyens », sur des thématiques le plus souvent absconses et confidentielles, voient d'un fort mauvais œil que l'on débatte d'une question qui intéresse sacrément une majorité de Français, et pas seulement des méchants de droite : au-delà du burkini, la progression d'un islam radical qui nourrit ou encourage le terrorisme.
On aimerait comprendre, façon de parler, vu que le même mécanisme de censure est à l'œuvre depuis quarante ans – même s'il perd assurément de son efficacité. Identité ? Islam ? Immigration ? Questions dangereuses, idées puantes, lepéno-sarkozysme. Pouah, pas touche. Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire : après dix-huit mois d'expérience de la terreur, nos innombrables petits singes croient encore faire disparaître les choses qui leur déplaisent en interdisant les mots. Il n'y a pas de problème, répètent-ils en guise de formule conjuratoire. Ou alors, il vient de nous, de nos idées étroites et de nos peurs rances.
Rien de très nouveau, donc, sauf qu'on croyait que les attentats et ce qu'ils nous ont appris sur la société musulmane en France avaient l'effet d'un coup de réel. Las ! Tout occupées à dispenser des leçons de maintien multiculti, les VIP de la gauche politique et médiatique (qui comptent, faut-il le rappeler, des tas de gens de droite) ne voient pas qu'une guerre culturelle a commencé. Ce n'est pas, ou pas seulement, pour faire parler d'eux que des maires ont décidé d'interdire le burkini, mais pour répondre à la demande sourde de leurs administrés qui, depuis l'attentat de Nice, expriment de diverses manières la même opinion, ou le même sentiment : ça suffit ! Assez de complaisance ! Arrêtons de céder du terrain !
Cette guerre ne sera pas menée par des forces armées mais par la société, elle ne vise pas à conquérir des territoires mais des esprits, elle ne combat pas les musulmans mais l'islam fondamentaliste et séparatiste qui veut les empêcher d'être français. Du reste, si nous devons la livrer, c'est d'abord pour ceux – et peut-être plus encore pour celles – qui subissent, dans notre pays, le joug des « Frères » et ne peuvent compter que sur la France pour y échapper. Que doit-on dire à toutes ces femmes qui assurent que, si on n'interdit pas ce nouveau carcan qu'est le burkini, elles seront contraintes de le porter ? Chacun sa vie ? Edwy Plenel, semble-t-il, n'a pas daigné répondre à Fatiha Daoudi, juriste et chroniqueuse au HuffPost Maghreb qui, en quelques phrases, a ridiculisé son interminable et prévisible plaidoyer pour ce « vêtement comme un autre » : « À vous entendre pérorer sur la liberté vestimentaire des femmes musulmanes, confortablement installé dans une démocratie centenaire dont les institutions sont solidement ancrées et où les libertés individuelles sont sacralisées, je sens mes cheveux se dresser sur ma tête non voilée et la colère m'envahir. » Droit dans les gencives.
De peur de froisser les spécialistes, on se gardera de se demander si ceux qui endoctrinent des gamins et pourrissent la vie de leurs concitoyens dès qu'ils sont majoritaires sont salafistes, wahhabites ou islamo-déséquilibrés. Leur islam est certainement plus identitaire et politique que strictement religieux. Pour une partie des enfants d'immigrés, il est un état d'esprit, une façon de voir et de diviser le monde entre « eux » et « nous » plus qu'une spiritualité. Reste une certitude : au cours des dernières années, cet état d'esprit s'est répandu, poussant un nombre croissant de musulmans à vivre dans une société parallèle devenue, stricto sensu, une contre-société. En effet, il ne s'agit pas seulement d'entre-soi, tel que le pratiquent les Juifs religieux ou beaucoup de Chinois, mais de sécession hostile. Ainsi, à en croire nombre de représentants communautaires que nous avons interrogés, c'est seulement après Nice que la rue musulmane s'est sentie concernée par les attentats.
On aurait tort, toutefois, de croire à une évolution spontanée. Nous sommes en présence d'une offensive qui n'est pas menée par un commandement unifié mais par des myriades d'individus et de factions, d'associations, d'amicales, de médias, sans oublier des sponsors plus ou moins transparents. Comme le souligne Marcel Gauchet, cette nébuleuse ne cherche nullement à prendre le pouvoir comme le Ben Abbes d'Houellebecq. Ses activistes s'emploient à renforcer leur contrôle sur le groupe, en particulier sur sa partie féminine, tout en menant un combat idéologique qui se traduit régulièrement par des campagnes destinées à tester notre capacité de résistance. La démographie fera le reste, pensent-ils. Le burkini a été l'arme d'une de ces offensives.
Le Conseil d'État a tranché, le droit a parlé, dit-on. Après le Washington Post, le New York Times et toute la presse convenable de la Terre, le Haut-commissariat aux droits de l'homme de l'ONU s'est permis d'engueuler la France dans un tweet comminatoire, appelant les maires non concernés par l'arrêt à abroger au plus vite leurs mesures discriminatoires. De quoi je me mêle ? C'est bête, mais quand le machin droits-de-l'homme de l'ONU et le Conseil d'État parlent en chœur de liberté, j'ai une furieuse envie d'interdire. Pourtant, on ne saurait le faire de gaieté de cœur. Ma fibre libérale souffre doublement, pour le burkini et pour son interdiction.
N'en déplaise à tous ceux qui veulent nous obliger à vivre ensemble avec n'importe qui, la « dérisoire affaire » du burkini nous rappelle l'urgence de la reconquête culturelle des territoires perdus. À nous de décider collectivement si nous voulons qu'elle se fasse à la manière corse ou dans les formes républicaines. Si la République se montre mollassonne, compassionnelle et accommodante, beaucoup de ses enfants déçus commenceront à lorgner avec envie sur les défenses identitaires spontanées des Corses, oubliant qu'elles se déploient grâce à l'intimidation collective orchestrée par des manifestations silencieuses mais punitives, organisées en représailles dans les cités où résident les auteurs d'actions violentes.
Je préfère pour ma part la manière républicaine. La force de la loi, la puissance de la Raison – les cajoleries viendront plus tard. Si la bataille est engagée, on ne recule plus, comme disait l'autre. Peut-être faudra-t-il, si le Conseil d'État s'entête, légiférer sur le burkini. À moins, bien sûr, que les islamo-activistes qui nous cherchent entendent finalement l'appel à la discrétion que leur a lancé Jean-Pierre Chevènement. Amusant, les réactions outrées que ce mot a suscitées – encore qu'à l'ère des prides, on pouvait s'y attendre. Discret, moi, répète si t'oses ! La discrétion, il y a des maisons pour ça ! Pourtant, ne pas jeter ses croyances à la tête de ses concitoyens, en particulier quand on sait que leur affichage – en l'occurrence celui de l'infériorité des femmes – heurte la sensibilité majoritaire, ne devrait pas être considéré comme une humiliation, mais comme une forme de courtoisie républicaine. On peut parfois dire « après vous », s'effacer devant l'ancienneté, au lieu de revendiquer sans cesse une visibilité maximale.
Cependant, interdire le burkini (en supposant qu'on le puisse et qu'on le fasse) ne fait pas une politique. Il est temps, entend-on de toute part, de redéfinir les règles du jeu et de renégocier (ou de négocier) le pacte entre la France et son islam. Dit ainsi, cela paraît simple. En réalité, c'est un inextricable casse-tête. On peut certes compter sur Jean-Pierre Chevènement pour faire œuvre utile à la tête de la Fondation pour l'islam de France. Qu'il nous permette de lui suggérer le lancement d'un vaste audit des milliers d'associations qui bénéficient de fonds publics et dont un nombre conséquent contribuent non pas au développement de la jeunesse mais à son décervelage.
Reste que, pour négocier, il faut commencer par définir les parties en présence. On connaît la difficulté qu'il y a à faire émerger une représentation légitime de l'islam de France, et il n'est pas sûr que la nouvelle relance du chantier, aussi bien intentionnée soit-elle, parvienne à régler le problème. Il est fort bon de discuter avec Tareq Oubrou et d'autres personnalités tout aussi respectables, mais cela ne sera d'aucune utilité pour regagner une jeunesse perdue qui les considère à peu près comme des juifs – et ce n'est pas un compliment. C'est l'encadrement intermédiaire de la société musulmane – animateurs culturels et caïds subventionnés – qu'il faut évaluer et, si besoin, neutraliser.
Quant à la France, seconde partie au dialogue, on voudrait bien son numéro de téléphone. Comment dire ce que nous attendons de nos compatriotes musulmans, quand nous sommes loin d'attendre tous la même chose et d'avoir la même définition des différences que nous tolérons et de celles dont nous ne voulons pas ? Cette pluralité qui fait l'agrément de notre société est plus problématique au sommet de l'État où le président laisse, comme à son habitude, se développer une cacophonie qui lui permet d'avoir plusieurs fers au feu. Mais alors, qui parle au nom de la France : Manuel Valls qui a soutenu les arrêtés anti-burkini, ou Najat Vallaud-Belkacem qui, soucieuse de ne pas s'aliéner les électeurs de Villeurbanne, a décrété qu'il s'agissait d'une intolérable atteinte aux libertés ? Jean-Pierre Chevènement ou l'inénarrable Thierry Tuot, cosignataire de l'arrêt du Conseil d'État, chantre de la « société d'inclusion », qui veut en finir avec la suprématie du français à l'école ?
En attendant, nos dirigeants et ceux qui aspirent à le devenir devraient s'interdire de flatter la fibre victimaire de jeunes Français qui n'ont jamais subi la colonisation en leur serinant que nous sommes coupables de tous leurs maux. C'est en tenant, depuis trente ans, ce discours, infantilisant et condescendant sous son air compatissant, qu'on a semé dans des esprits faibles la graine de la haine et du ressentiment, et abandonné la majorité silencieuse à la loi du plus fort. Pour l'islam, la bataille de France a commencé. Comme le disait Churchill le 4 juin 1940 devant la Chambre des communes, « We shall fight on the beaches » – « Nous nous battrons sur les plages ». Et nous ne gagnerons pas à coups de bons sentiments.
Octobre 2016. En septembre, nouveau livre d'Éric Zemmour, Un quinquennat pour rien, est paru.
En choisissant explicitement l'identité contre la souveraineté, Zemmour assume sa vision essentialiste de la France et de l'islam. On peut le critiquer. Mais comme toujours être solidaires face aux excommunicateurs.
Le 15 septembre, Madjid Si Hocine, médecin, appelait, dans Libération, à la dézemmourisation des esprits. « Il faut déradicaliser Éric Zemmour », écrivait-il, finaud – les attentats commis par Zemmour ont dû m'échapper. Trois jours plus tard, paraissait dans Le JDD l'enquête de l'institut Montaigne révélant, entre autres données désastreuses sur l'intégration, que 28 % des musulmans de France feraient passer la charia avant la loi de la République. Et on était tenté de répondre au docteur Hocine : ce n'est pas la France qui se zemmourise, c'est la réalité{43}. Réalité qui s'ingénie, dirait-on, à réaliser les plus sombres observations de notre brillant ami sur le caractère foncièrement inassimilable de l'islam de France. L'enquête dirigée par Hakim El Karoui est peut-être critiquable sur le plan méthodologique, comme l'ont abondamment expliqué les nombreux experts en maquillage du réel appelés à la rescousse pour faire oublier ses déplorables conclusions. Elle indique des tendances plus que des faits précis. Elle n'en confirme pas moins l'expérience concrète de nombre de nos concitoyens. Hors des paroxysmes que constituent les attentats, un choc des civilisations de faible ou moyenne intensité se déroule au quotidien dans de multiples points de notre territoire. Il faut être un journaliste-de-gauche pour l'ignorer.
Saisis par le réflexe pavlovien que suscite toujours chez eux la parution d'un nouveau livre de Zemmour, les confrères de la presse convenable se sont partagés entre le tombereau d'injures et l'étouffoir. « Faut-il bannir Zemmour des écrans de télé ? », s'interroge gravement Les Inrocks, la réponse étant dans la question. Thierry Ardisson l'a fait comparaître devant un tribunal composé des sommités de la profession – Bourdin hésitait entre colère et résignation, Ruquier semblait presque dégoûté, il a des remords, il croit pour de bon que, sans lui, Zemmour n'existerait pas. Il a donc décidé que le public de France 2 devrait être protégé de sa mauvaise influence, de même que la direction de France Inter où il est interdit d'antenne. J'ignorais que le service public de l'audiovisuel fût chargé de la rééducation des masses zemmourisées. Dans l'article de Libé sur Un quinquennat pour rien, intégré à un dossier sur la « fachosphère » (au cas où on n'aurait pas compris), il est question de « discours toujours plus nauséabond », de « goût de moisi », et d'« idées nauséabondes ». La gauche a décidément le nez fin. Bizarre qu'elle ne flaire pas que ça sent le roussi pour son magistère.
Bien entendu, aucun de ces grands esprits ne s'abaisserait à réfuter les arguments de Zemmour. Au mieux, ils se contentent d'une prétendue « vérification des faits », brandissant triomphalement ses erreurs historiques, supposées, réelles ou discutables, pour ne pas répondre à ses constats. Pourtant, sa thèse d'un islam ontologiquement incapable de la moindre adaptation est largement critiquable. Si les flots de haine qui s'abattent sur lui et la dégoûtante volonté de le faire taire requièrent notre solidarité, ils ne nous interdisent nullement une discussion toujours animée, parfois enflammée.
Sur le présent, Éric Zemmour a malheureusement raison : l'assimilation n'est plus qu'un souvenir, l'intégration régresse et on découvre que s'est créée en France une contre-société musulmane hostile à la société française et à son mode de vie. Certes, elle ne rassemble pas tout l'islam, et peut-être a-t-on tendance aujourd'hui, à force de mauvaises nouvelles, à sous-estimer le poids de ceux qui sont devenus des Français comme les autres. Reste que tous les indicateurs vont dans le mauvais sens et que, dans de nombreux territoires, l'islamisation n'est plus une menace mais une réalité. Il faut un blindage idéologique sacrément performant pour ne pas voir que le multiculturalisme est en faillite partout.
Seulement, Zemmour ne se contente pas d'observer le présent. Il relit le passé et anticipe l'avenir en fonction de ce seul présent, comme si l'histoire n'était qu'une éternelle reconduction. Or, s'il y a un long passé de conflits entre l'islam et la France, ce n'est pas sous la forme rectiligne et continue qu'il lui prête. Et l'existence de permanences ne signifie pas que la fin soit écrite.
Zemmour va encore plus loin. Postulant que l'identité musulmane est par nature immuable, il décrète que, pour être français, il faut renoncer à l'islam, écartant la possibilité d'une acclimatation comparable à celle du judaïsme français au XIXe siècle.
« L'interprétation est interdite par le fait que le Coran est incréé », dit-il. Pour les croyants sans aucun doute. Pour l'observateur, le caractère « incréé » du Coran de même que la primauté, au cours des siècles, des interprétations les plus rétrogrades ne sont pas des données ontologiques mais des créations humaines, donc historiques, que l'histoire pourrait détricoter. Mais paradoxalement, un amoureux de l'histoire tel que Zemmour en arrive à revendiquer une vision dé-historicisée. « Oui, je suis essentialiste, comme le général de Gaulle », réplique-t-il. Cet essentialisme et le virage identitaire assumé qu'il traduit expliquent d'ailleurs que, contrairement à ce que racontent ses détracteurs, Zemmour n'a ni mépris ni détestation pour l'islam, au contraire, il avoue une forme d'admiration, peut-être teintée d'envie, pour cette identité si forte que même notre génie national s'y casse les dents. Alors que l'islam, croit-il, ne fait que persister dans son être – et c'est en cela qu'il se trompe partiellement –, l'identité française se dissout dans le multiculti libéral-libertaire.
En réalité, beaucoup de nos compatriotes sont aujourd'hui musulmans comme d'autres sont juifs ou catholiques – en famille et dans leur for intérieur. Et au risque d'exaspérer les lecteurs qui rêvent d'être délivrés de l'islam sous toutes ses formes, même le voile, qui est pour beaucoup un étendard identitaire hostile, n'est pour d'autres que l'expression d'une religiosité qui progresse dans toute la société. En attendant, il y a une stratégie qu'on n'a jamais essayée avec ceux qui refusent ostensiblement de devenir français et de vivre avec les Français. Définissons la règle commune, exigeons de tous les musulmans qu'ils la respectent et rendons – démocratiquement – la vie impossible à ceux qui refusent de le faire. C'est évidemment plus facile à dire qu'à faire.
La plupart des experts en zemmourologie concluent leur propos par le constat désespéré que, malgré leurs efforts de prophylaxie, Un quinquennat pour rien caracole en tête des ventes. Pour eux, c'est en raison même de sa popularité qu'il faudrait interdire Zemmour de parole. Ils ne voient pas, c'est que pour des milliers de gens, plébisciter Zemmour est aussi une façon de leur dire merde – qu'on me pardonne cet écart. En ce sens, son succès n'est pas seulement un symptôme du choc des civilisations, il est aussi le révélateur d'un autre affrontement qui oppose, au choix, les souverainistes aux mondialistes, les perdants aux gagnants, ou encore le peuple aux élites. Dans son dernier essai, Le crépuscule de la France d'en haut (Flammarion), Christophe Guilluy observe pour sa part un remake à plus ou moins bas bruit de la lutte des classes entre, d'un côté, la France périphérique des couches populaires, au sein desquelles la classe moyenne a rejoint les ouvriers, et de l'autre, la néobourgeoisie – qui, si l'ancienne n'a pas disparu, donne le la idéologique. Or, explique Guilluy, pour la première fois dans l'histoire, ces classes populaires sont reléguées hors des territoires où se crée la richesse, le recours à une main-d'œuvre immigrée bon marché permettant aux heureux habitants des centres-villes de disposer de nounous et de restaurants point trop coûteux. Pour le reste, l'économie mondialisée se passe aisément d'une grande partie des peuples. L'autre nouveauté de notre situation, découvre-t-on dans les pages les plus percutantes du livre, c'est que cette érection d'une société de castes ou, en tout cas, de deux France qui ne se rencontrent plus, est recouverte par un chatoyant discours sur l'ouverture, la diversité et l'amour de l'Autre. Fort de la certitude de sa supériorité morale, le néobourgeois peut profiter de ses privilèges à l'abri de frontières culturelles invisibles mais bien gardées.
Pour cette classe dominante et/ou possédante, la vie est bien faite : ses intérêts et ses nobles convictions convergent harmonieusement, aussi peut-elle mépriser ce populo qu'elle veut bien entretenir, puisque ces abrutis pleurent sur leurs usines au lieu de devenir webmasters, mais qu'elle préfère voir le moins possible. C'est peu dire qu'ils ne sont pas glamour sauf de temps en temps sur Canal +. Ils sentent le rance, ils votent comme on sait et en prime, ils adorent Zemmour.
En effet, l'auteur du Suicide français est, logiquement, le chouchou de cette France périphérique. C'est que le signifiant France est en quelque sorte le dernier fil qui la relie à l'histoire. Tenue à l'écart des grands mouvements économiques, dénoncée comme une entrave à la glorieuse marche du progrès, menacée de devenir culturellement minoritaire, elle voit de surcroît ceux qui la gouvernent s'attacher à détruire ce à quoi elle tient. Alors elle pense, comme Zemmour, que son identité est menacée de disparition et se bat, dos au mur, pour la défendre.
Il serait absurde de prétendre – et Guilluy y insiste – que cette France périphérique est exclusivement blanche, tant il est vrai que nombre d'enfants d'immigrés sont devenus de bons franchouillards. N'empêche, si elle est ethniquement diverse, elle se rêve – et demeure sans doute – culturellement plus homogène que les grandes métropoles où les populations se côtoient sans se mélanger. Ses habitants ne sont pas tous gaulois, comme on dit dans l'inventif français des cités, mais on continue d'y vivre comme des Gaulois. On a peu relevé, au demeurant, que le terme qui a fait scandale dans la bouche de Sarkozy est celui qu'emploient beaucoup de nos concitoyens arabes pour parler des « autres » Français. Mais pour Sarkozy, il désigne une appartenance mythique que chacun peut faire sienne : Gaulois, tout le monde peut le devenir, y compris des juifs séfarades dont les ancêtres ne parlaient que l'arabe. En revanche, il a dans la langue des quartiers une dimension platement ethnique qui, curieusement, ne gêne personne.
La bronca déclenchée par la petite phrase de l'ancien président appelant les enfants d'immigrés à vivre comme les Français et à adopter « nos ancêtres les Gaulois » est donc une manifestation de plus de la condescendance avec laquelle, du sommet de la société – si tant est que les grands médias ou les palais gouvernementaux puissent passer pour des sommets –, on observe ces ploucs. De Najat Vallaud-Belkacem, dans son inimitable style de maîtresse d'école, à Alain Juppé, qui a aimablement pointé les incongruités de son adversaire, on a fait la leçon à Nicolas Sarkozy, Gaulois de souche comme chacun sait, lui rappelant que non, nos ancêtres n'étaient pas du tout gaulois, chacun y allant de ses aïeux burgondes, celtes ou arabes. Dans une tribune publiée par Figarovox, Gilles Platret, maire de Chalon-sur-Saône, leur oppose « le soulagement que cette affirmation provoque chez des milliers de nos compatriotes, qui ne croyaient plus pouvoir entendre de nouveau un jour saluer l'essence même de l'appartenance à la France ». Les Français veulent rester un peuple, un peuple accueillant, un peuple multiethnique qui offre ses ancêtres à qui veut le rejoindre, comme le dit Alain Finkielkraut en insistant sur l'usage de ce beau verbe. Mais pour être un peuple, il faut au minimum un passé commun, fût-il mythique, un avenir partagé, fût-il incertain, et des frontières, sans lesquelles on ne saurait prétendre se gouverner collectivement. Quoi qu'en disent les apôtres du melting-pot planétaire, entre le riche et le pauvre, entre le fort et le faible, c'est l'ouverture qui opprime et la frontière qui protège.
Novembre 2016
Que France Inter soit une radio de gauche spécialisée dans la traque des opinions déviantes et financée par le contribuable ne gêne pas grand-monde. C'est pourtant un scandale.
Il existe à Paris un monde enchanté. Une petite planète ronde appelée France Inter et préservée des fracas du monde ou, en tout cas, de l'un de ses plus fâcheux, la « droitisation » de la France. La vie y est simple, il y a des gentils et des méchants. On les reconnaît facilement. Les gentils lisent Mediapart, les méchants Valeurs actuelles. Les gentils sont Mariage pour tous, les méchants Manifs pour tous. (Faites gaffe, c'est le même sigle, mais les gentils portent des cuirs, les méchants des lodens, les temps changent.) Les gentils rigolent avec Charline, les méchants avec Bigard. Les gentils préparent l'avenir. Les méchants rêvent du passé. Les gentils aiment l'Autre, les méchants aiment les frontières – j'ai l'air de blaguer, mais j'ai vraiment entendu une journaliste d'Inter parler, comme s'il s'agissait d'une catégorie homologuée, de « la France qui n'aime pas l'Autre ». Et je crois bien que j'étais dedans.
Il y a longtemps, presque tout le monde, à l'extérieur, pensait la même chose que les habitants de la planète ronde. Et puis, tout est allé de travers, mais la planète ronde, tel un village gaulois, si on me permet cette comparaison hardie, a résisté et elle est devenue le quartier général des gentils (disons l'un des quartiers généraux). Leur mission : rééduquer les méchants. Ou, si ça s'avère impossible, se payer tellement leur tête qu'au moins, ils iront faire leurs méchancetés ailleurs, sur les radios pour ploucs ou pour riches – on ne sait ce qui est pire. Ici, on est entre gens convenables, il y a des noms qu'on ne prononce qu'en se bouchant le nez. Ou en ricanant, ce qui revient au même. Ce Zemmour, par exemple, le Dark Vador du journalisme, on en dit déjà assez de mal, on ne va pas en plus l'inviter, ça lui ferait de la pub. Et en plus, ça risquerait de nous attirer ses lecteurs, que ferait-on d'auditeurs pareils{44} ?
Très régulièrement, la planète ronde envoie des explorateurs mesurer la progression du mal dans le monde extérieur et tenter d'y comprendre quelque chose. Tous reviennent avec la même question : comment peut-on être persan ? Comment peut-on être de droite ? Comment peut-on être conservateur ? Comment peut-on être contre le mariage gay ? Comment peut-on être contre la réforme du collège ? Comment peut-on voter Front national ? Comment peut-on être un beauf attaché à son terroir et à ses clochers ? Comment peut-on dire « nos ancêtres les Gaulois » ? Comment peut-on boire du champagne « sans aucune gêne » à la fête de Valeurs actuelles quand on sait que ce journal a été condamné pour provocation à la discrimination ? Je n'invente rien, c'était dans la revue de presse d'Hélène Jouan, le 7 octobre, citant sur le ton de la maîtresse d'école en colère un article d'Ariane Chemin dans Le Monde. Que suggère-t-elle, une mise en quarantaine de Valeurs actuelles, ou plutôt une fermeture administrative ? Dans ce petit bijou de propagande que j'invite les amateurs à réécouter, notre professeur de bonnes manières annonce qu'elle va parler d'une presse « très particulière », et ce n'est pas un compliment. « Il y a du boulot », lance-t-elle à un Raphaël Glucksmann qui semble un peu débordé sur son flanc gauche. Du boulot de nettoyage ? Elle commence par la Une du Figmag « Comment la France s'islamise », et on comprend à son ton que c'est rien que des menteries. Ensuite Valeurs et François Hollande « Le magouilleur » – titre que je n'aime pas particulièrement, mais je ne me rappelle pas avoir entendu Hélène Jouan protester quand on traitait Sarkozy de psychopathe ou de menteur. Et enfin, oui, Causeur, son « Zemmour le Gaulois » et sa sautillante patronne (non, sautillante j'invente). Je crois que c'est la première fois qu'Hélène Jouan cite Causeur et ma pomme, alors c'est pour nous engueuler mais c'est toujours ça, merci. Ce qui m'a intriguée, surtout que j'étais dans le lot, c'est qu'elle s'indigne de voir une droite « décomplexée ». Je ne me sens pas vraiment de droite, pas de gauche non plus ne craignez rien, mais pourquoi devrais-je avoir des complexes – à part ma petite taille ? Parce que je ne pense pas comme Hélène Jouan ? En gros, c'est ça. À France Inter, on adore la différence, l'altérité, l'échange, le métissage. Mais pas avec n'importe qui. Et pas avec moi. De la diversité, en veux-tu en voilà, à condition qu'on ait les mêmes idées ou plutôt les mêmes références plus ou moins mythologiques. Raison pour laquelle Inter traite parfois bien les débats qui traversent la gauche.
Bien sûr, ça n'a rien de personnel, encore que, pour des millions de gens quotidiennement ridiculisés, insultés ou caricaturés sur la radio qu'ils paient de leurs deniers, ce soit assez personnel. Certes, c'est rarement frontal, le plus souvent ça tient à une façon de poser les questions, de lancer un sujet, d'introduire un débat. Ou à des pincettes sémantiques qui permettent au journaliste de se tenir à bonne distance morale de son sujet. Et puis, à Inter, il y a une droite qu'on aime bien, celle qui a le bon goût d'être de gauche, au moins sur les questions sociétales. Même avant d'être le futur tombeur de Sarkozy, Alain Juppé, avec son identité heureuse, avait tout pour séduire les cœurs francintériens. Il est vrai que, le 18 octobre, Nicolas Sarkozy a été accueilli courtoisement et sobrement, et qu'il a paraît-il été très satisfait de ses échanges avec Patrick Cohen. Ça l'aura changé du jour où pendant la campagne de 2012, Pascale Clarke, en pleine crise de rebellitude, refusa de sortir du fauteuil où elle était vautrée pour lui serrer la main. Cette fois, peut-être Charline a-t-elle été priée de déconner ailleurs, toujours est-il que ce jour-là, elle a consacré son billet à « Hollande à Florange ». Peut-être aussi que France Inter qui briguait – et n'avait pas obtenu au moment où nous bouclons – l'organisation du deuxième débat de la primaire, ne voulait pas s'aliéner l'un des principaux candidats.
En attendant, à Inter, on n'aime pas le nouveau genre du populo et on le fait savoir. Si vous avez le malheur d'être un peu trop réac, trop pessimiste, trop catholique, ou trop souverainiste, et, plus grave encore, si vous avez le mauvais goût de voter FN ou de soutenir la Manif pour tous, vous prenez cher. Avec votre pognon.
Je sais, ça paraît mesquin de revenir sans cesse à ce détail d'intendance, d'ailleurs, les responsables de Radio France ont toujours l'air un brin agacé quand on leur parle de la redevance ou de leurs missions de service public, un peu comme si on avait proféré une grossièreté ou un énorme lieu commun. Et quand ils répondent, c'est toujours en brandissant leurs audiences. La directrice de la station, Laurence Bloch, me rappelle courtoisement dans un courrier que celles-ci ont atteint des records : « 6 millions d'auditeurs par jour soit 600000 de plus en un an ; première matinale de France et une position de leader sur tous les grands carrefours d'audience. »
Bravo, les gars, seulement moi, la France, je ne me paie pas une radio sans pub pour qu'elle fasse de l'audience (même si je suis ravie qu'elle en fasse), ni pour qu'elle me dise ce que je dois penser, mais pour qu'elle m'informe, m'éduque et me distraie, c'est marqué dans le contrat. Soyons honnête : pour ce qui est d'éduquer et de distraire, la radio publique a plus que de beaux restes (et il faut associer France Culture à cet hommage). Si on peut déceler au fil des programmes nombre de traces de ce que Fabrice Luchini a appelé l'idéologie francintérienne, si le goût marqué pour le sociétalo-compassionnel a tendance à envahir l'ensemble de la grille, on apprend toujours quelque chose avec Jean Lebrun, Jean-Claude Ameisen et des dizaines d'autres dont les voix amies vous désennuient quand vous êtes malade, insomniaque ou décidé à refaire les peintures du salon.
Là où ma radio n'est pas à la hauteur de mes énormes attentes et de ma modeste contribution, c'est quand il s'agit de m'informer. Elle préfère me sermonner. Il ne manque sans doute pas, à France Inter, de bons journalistes qui sortent des meilleures écoles, ne parlent pas un plus mauvais français qu'à l'ENA et ne sont même pas plus conformistes que la moyenne de la corporation. L'ennui, c'est qu'ils sont hémiplégiques et qu'ils ne le savent pas. Non pas parce qu'ils sont de gauche, c'est bien leur droit, et du reste ils ne le sont peut-être pas tous, il doit bien y avoir quelques marranes. J'ignore quel bulletin Patrick Cohen glisse dans l'urne – pour d'autres, on a une vague idée. Et on a raison de reconnaître son professionnalisme, même s'il lui arrive de manquer de réflexe, comme l'autre jour, face à Léonora Miano qui s'est exprimée à plusieurs reprises au nom « des colonisés », sans que le premier matinalier de France pense à demander à cette citoyenne française par qui elle était colonisée. Ce n'est pas moi qui lui reprocherai d'avoir l'esprit de l'escalier, et encore moins d'avoir invité cette dame. Il est cependant bien dommage que, sur Inter, personne – à l'exception, peut-être, de Thomas Legrand, qui combat les identitaires même quand ils viennent d'ailleurs – ne songe jamais à contrer ce genre de discours anti-français, accueilli comme une vérité révélée, alors que toute référence à l'identité française suscite des hoquets. La repentance fait partie du prêt-à-penser du gentil journaliste.
De toute façon, « Patco » a beau être le chef d'orchestre, la partition, déclinée dans les journaux et rubriques diverses, lui est en grande partie imposée et il n'apprécie pas toujours, semble-t-il, les élans parfois robespierristes de la rédaction. Ainsi, le 9 mai, France Inter a diffusé, en collaboration avec Mediapart, les témoignages de quatre femmes accusant Denis Baupin de harcèlement sexuel, sans que lui ou ses avocats aient eu la possibilité de réagir. Ce journalisme d'inquisition a, paraît-il, fait piquer à Cohen l'une de ses rares colères. Cet incident montre bien que la petite musique idéologique qui imprègne l'information traduit moins une ligne éditoriale édictée au sommet que la pensée spontanée de la base.
Laurence Bloch, bien sûr, ne nous a fait aucune confidence à ce sujet. Elle insiste en revanche sur le fait que « le CSA n'a jamais eu à relever de manquement de la part de France Inter au principe de pluralisme ». Oublions que le CSA ne relève pas grand-chose. On peut être sûr en effet que, s'agissant des personnes invitées à s'exprimer, l'équilibre arithmétique des temps de parole entre ces blocs improbables appelés « droite » et « gauche » est parfaitement respecté, même s'il faut parfois diffuser du « de-droite » au cœur de la nuit pour remettre les compteurs à zéro. Mais justement, « la droite » est là en tant qu'invitée, pas comme partie prenante d'un débat où toutes les opinions sont à égalité. Sur Inter, il y a toujours un point de vue qui joue à domicile. D'ailleurs, dans l'ensemble des éditorialistes maison, un seul, Dominique Seux, incarne en effet la droite, économique et fréquentable.
Seulement, le pluralisme, ce n'est pas cinq minutes pour Ludovine, cinq minutes pour Clémentine, c'est dix minutes pour que Clémentine et Ludovine échangent des arguments et me permettent, à moi la France, qui ne suis pas plus bête qu'une autre, de me faire mon idée. Et quand on n'a pas de Ludovine sous la main, le rôle du journaliste n'est pas de cogner sur les absents, mais, serait-ce seulement pour la beauté du sport, d'être leur porte-parole et d'apporter leurs arguments dans le débat. Au lieu de quoi on m'inflige le plus souvent dix minutes de Clémentine, ou de Caroline, ou de Charline{45} bavant sur la Ludovine du jour, si bien qu'à la fin je me dis qu'elle ne doit pas être aussi tarte qu'elle en a l'air, la Ludovine, pour leur taper autant sur le système.
Le problème n'est pas que les journalistes aient des opinions, mais qu'ayant, sans le savoir, transformé leurs opinions en vérités, ils ne puissent même pas imaginer qu'on en ait d'autres, sinon en recourant à des explications désobligeantes. Si vous pensez par exemple qu'il faudrait réduire ou arrêter l'immigration, vous êtes, au choix : un esprit faible manipulé par des mauvais génies, une brute raciste, ou un trouillard effrayé par le changement. Bref, un déviant qu'il faut remettre sur le droit chemin – par une bonne radiothérapie ?
Dans les différents cercles où j'ai évoqué notre projet de consacrer notre une à l'idéologie francintérienne – cercles où, je le confesse, il y a une majorité de mauvais esprits de toutes couleurs politiques –, les réactions se sont partagées en deux : les uns ont éclaté de rire et applaudi des deux mains, les autres ont demandé : « Tu écoutes France Inter ? Mais pourquoi tu t'infliges ça ? » Mais parce que c'est ma radio pardi !
En revanche, il ne s'est trouvé personne, y compris parmi les amis et copains francintériens ou ex-francintériens, pour me dire qu'il ne voyait pas de quoi je parlais. Personne, à part Frédéric Schlesinger, numéro deux de Radio France et, dit-on, super-patron des antennes, dont la réponse agacée à ma proposition de dialogue m'a convaincue que nous étions tombés sur un sujet explosif. Pas explosif dans le genre qui ébranle la République et aligne des coupables au journal de 20 heures, non plutôt dans le registre secret de famille qui flotte comme une évidence mais que personne ne veut voir. « Sujet fait et refait », m'a écrit « Schles ». Sauf que je n'ai pas trouvé un seul article de fond qui lui ait été consacré dans les années récentes. Et pour cause. Tous ceux qui pourraient dénoncer la privatisation idéologique de la radio publique ont vocation à y être invités ou à y travailler. Il faut avoir la chance d'être tricard pour pouvoir s'y coller. En attendant, si un simple énoncé suscite un tel tir de barrage de dénégation, il doit contenir une part de vérité. Parler d'idéologie à France Inter, c'est parler de corde dans la maison d'un pendu. Ça ne se fait pas. Ce qui donne furieusement envie de le faire.
Laurence Bloch voit dans les courbes d'audience « le signe indiscutable de l'adhésion des auditeurs et du public à l'éclectisme de ses programmes ». Reste à savoir de quels auditeurs on recherche l'adhésion. L'écoute attentive de l'antenne à laquelle se sont livrés les joyeux auditeurs de Causeur laisse surtout penser que la direction de la chaîne publique a délibérément renoncé à une partie du public, qui a d'ailleurs fini par lâcher l'affaire. D'après une étude Ifop publiée par Marianne en 2014 (et dont la première édition avait été commandée par Philippe Cohen{46}), 55 % des auditeurs de France Inter ont voté pour une liste de gauche ou d'extrême gauche au premier tour des élections municipales, contre 29 % pour l'ensemble des Français. Après tout, une radio de gauche pour un public de gauche, ça se tient.
On comprend donc pourquoi le scandale d'une radio publique de gauche perdure sans que qui que ce soit puisse ou veuille y changer quoi que ce soit.
Du reste, pas mal de patrons de Radio France et de France Inter se sont épuisés en vain à lutter contre le sinistrisme pavlovien de beaucoup de journalistes. Sans grand succès, quels que fussent les pouvoirs en place. On suppose que Jean-Luc Hees et Philippe Val, qui avaient été nommés par Nicolas Sarkozy, avaient politiquement les coudées franches pour le faire. C'est sans doute le péché originel de cette nomination qui les a privés du rapport de forces nécessaire pour y parvenir. En effet, à en croire un vieux routier de la maison ronde, « il y a à Inter deux puissances : la rédaction et les humoristes ». Et vu que leurs têtes de Turcs sont à peu près les mêmes, on a souvent l'impression d'un ballet de marteaux cognant rageusement sur le même clou. « La dix-huitième chronique de Sophia Aram sur la Manif pour tous, ce n'est pas drôle et je ne suis pas sûr que ça enchante la directrice », poursuit mon guide anonyme dans l'inconscient de la radio publique.
Peu de temps après son arrivée, Philippe Val est entré en conflit frontal avec Didier Porte et Stéphane Guillon, alors humoristes vedettes de la station et, à ce titre, décrétés intouchables. Il a cependant fini par les congédier, ce qui n'a pas provoqué l'émeute annoncée mais permis à Guillon de proclamer, dans sa dernière chronique, que « France Inter était une radio de gauche qui se comportait comme la pire entreprise de droite » – un bon résumé de la weltanschauung francintérienne. Avec la rédaction, dont il a largement délégué la direction à Matthieu Aron, Val s'est gardé d'aller au clash. À l'oreille mouillée, on a pourtant l'impression aujourd'hui que son règne aura été une parenthèse un peu moins militante qui aura au moins délivré l'antenne de l'anti-israélisme rabique qui y sévissait.
« Vous n'imaginez pas la violence des conflits à ce sujet dans les années 2000, raconte un ancien producteur. C'était le premier marqueur idéologique. » Il est vrai qu'à l'époque, Daniel Mermet régnait en maître sur les esprits et les après-midi. Aujourd'hui, on ne l'entend plus, Laurence Bloch ayant mis fin à sa longue carrière, mais nombre de journalistes qu'il a formés, formatés ou fascinés perpétuent son héritage, en s'appliquant à produire une information aussi manichéenne et prévisible que lui.
Entre des directions, qui passent, et des journalistes inamovibles, le jeu est pipé dès le départ. Ce sont les journalistes qui font la ligne. Aussi le choix du patron de la rédaction est-il stratégique. Le rappel à France Inter de Jean-Marc Four – que Val avait exfiltré sur Culture – a été interprété par beaucoup, en interne, comme le signe que le balancier repartait dans le bon sens, celui de la gauche-gramophone, aurait dit Orwell. Four a en effet, selon quelqu'un qui l'a côtoyé, « une vision très à gauche des rapports sociaux et de la géopolitique » – et il semble par ailleurs qu'il agrée aux syndicats, ce qui, dans une grosse boutique publique, n'est jamais inutile.
On peut donc penser que Matthieu Gallet et Frédéric Schlesinger, qui ne passent pas pour des hommes de gauche, ont choisi d'encourager un mouvement qui a le double avantage d'enchanter la rédaction et de faire du chiffre. Le nouveau directeur du marketing et des études, Serge Schick, occupe, dit-on, une place éminente dans l'organigramme, ce qui signifie que l'audience est reine, comme le subodore un bon connaisseur de la maison : « J'ai connu beaucoup de dirigeants, certains étaient sympathiques, d'autres pervers, certains étaient de droite, d'autres de gauche, mais tous avaient une sorte de fibre “`service public »'. Avec Schlesinger et Gallet, c'est la première fois que j'ai l'impression d'avoir affaire à des chefs d'entreprise classiques. » Comme disait Deng Xiaoping, peu importe la couleur du chat pourvu qu'il attrape la souris.
Faut-il alors se résigner à changer d'habitudes ? Ou, comme certains, espérer que France Inter devienne Radio Réac à la faveur d'un grand soir bleu – ou blond ? Ce serait la pire des solutions. Je ne veux pas une radio qui pense comme moi, mais une radio qui pense contre elle. Il suffirait, par exemple, qu'un Gaspard Proust ou un Basile de Koch soient invités à ferrailler avec Charline, Sophia et les autres{47}. Ou encore qu'un Zemmour donne la réplique à Thomas Legrand. Et si je vous dis ça, chers confrères de France Inter et des autres départements radiofrançais, ce n'est pas seulement rapport à mes impôts, c'est pour votre bien. L'entre-soi, comme la consanguinité, ça peut faire dégénérer les meilleures lignées. On est toujours plus intelligent dans l'exogamie intellectuelle. À ce sujet, je m'étonne que personne n'ait voulu débattre avec nous et que ceux qui étaient tentés aient été dissuadés de parler à Causeur. Il serait temps de vous rendre compte qu'à l'extérieur de la forteresse où vous êtes retranchés, le monde a changé. Soyez sans crainte, personne ne veut vous déloger. Simplement, si vous continuez à brandir vos certitudes et à afficher vos détestations au lieu de faire votre boulot, on continuera à vous entendre mais on cessera définitivement de vous écouter. Avouez que ce serait ballot.
Décembre 2016. Le 27 novembre, François Fillon a remporté une victoire inattendue à la primaire de la droite et du centre.
Brexit, Trump, Fillon : chaque peuple rebat les cartes à sa façon, mais toujours contre les mêmes élites mondialisées.
Nous sommes dans un collège parisien des beaux quartiers, au lendemain de l'élection de Donald Trump à la Maison-Blanche. Le professeur d'histoire organise un débat sur le sujet. Un débat dans lequel tout le monde est prié de communier dans la désolation. Le jeune Simon, 14 ans, se rebelle : « Mais attendons de voir, pour l'instant, on ne sait pas. » Brouhaha, tollé, réprimande, tu devrais avoir honte, comment peux-tu. Derrière lui, une camarade lui glisse : « Mes parents pensent comme toi, mais il ne faut pas le dire, tu es fou. » Simon ne se démonte pas :
« Mais alors à quoi ça sert d'étudier La Vague [film qui montre la diffusion d'une idéologie totalitaire grâce au conformisme] ? »
Cette micro-scène de la vie scolaire fait penser aux livres de Kundera, sauf que ça finit mieux. Parce que, bien sûr, il n'est rien arrivé de fâcheux à Simon, et surtout parce que, des Simon, qui refusent de se plier aux diktats idéologiques de ce que notre ami Jean-Pierre Le Goff appelle le « gauchisme culturel » et sont déterminés à penser par eux-mêmes, y compris dans les conditions les plus contraires comme une salle de classe chauffée par un prof militant, il y en a de plus en plus, dans toutes les générations, dans tous les milieux et dans toutes nos belles provinces.
De fait, si on reproche souvent aux Français, et pas toujours à tort, d'être exagérément pessimistes, vindicatifs et grincheux, il arrive aussi qu'ils soient facétieux. Même ceux de droite. Après la victoire du Brexit en Grande-Bretagne et celle de Trump aux États-Unis, on se demandait quelle malice ils allaient inventer pour épater le bobo. Alors que l'envie les démangeait de voir les prêchi-prêcheurs professionnels perdre leurs certitudes et leur arrogance, la primaire de la droite est tombée à point. Les éditorialistes et des gens raisonnables les sommaient de choisir, avec Alain Juppé, la voie du vrai, du bien et du multiculturalisme heureux, mais se seraient accommodés, au fond, d'un Nicolas Sarkozy qu'ils aimaient tant détester.
Raté. Comme le résumait Marcel Gauchet dans Le Monde, les électeurs n'ont voulu ni de « Sarkozy, trop clivant » ni de « Juppé, trop consensuel ». Ils ont abattu leur joker et sorti leur Fillon, un type qui, comme Nicolas Sarkozy, n'a pas peur de se dire de droite, mais qu'il sera plus difficile de disqualifier. Ce qui n'empêche pas d'essayer. Ainsi, dès le 28 novembre, Laurent Joffrin entonnait l'antienne de l'ordre moral en marche.
« Fillon s'enracine dans un catholicisme tradi là où la gauche de gouvernement a fait progresser les droits des homosexuels et accepté la diversité culturelle de la société française », écrivait le patron de Libération le 28 novembre. Ouh, la vilaine droite homophobe, raciste et cul béni. Si Joffrin observe, comme Le Monde, une « révolution conservatrice » en marche (dénomination qui semble dans les deux cas dénuée de toute référence allemande), son argumentaire est un classique de la « gauche divine », selon la tranchante formule de Baudrillard : à ma gauche les gentils, à ma droite les méchants, les étroits, les coincés, les beaufs, les réacs. Pas de révolution sémantique en vue dans la bonne presse.
Il peut sembler hasardeux de rechercher une cohérence entre le « leave » britannique, la présidentielle américaine et la primaire de la droite française. Ce n'étaient ni les mêmes enjeux ni les mêmes procédures. Et ils n'ont pas, tant s'en faut, consacré le même genre de vainqueur. Rien de commun, en effet, entre le fantasque Boris Johnson, l'erratique Donald Trump, traité de « gros con » par un Alain Finkielkraut dont cet écart laisse imaginer l'énervement, et le très bien élevé vainqueur de la primaire. Fillon, c'est, presque trait pour trait, l'anti-Trump. Et n'en déplaise à Cyril Bennasar qui pense qu'un peu plus de « gros cons » feraient du bien à notre vie publique, je m'en réjouis.
La plupart des commentateurs ont pourtant senti qu'il y avait un fond de sauce commun à la mauvaise humeur des électeurs occidentaux : ce fond de sauce, c'est eux et la détestation qu'on leur voue. De part et d'autre de la Manche et de l'Océan, ce n'est pas le même vent qui souffle, mais il s'amuse à faire tomber les mêmes têtes. Certes, chaque électeur a sa petite idée sur ceux qui ont, pense-t-il, confisqué la parole et manqué aux devoirs que leur conféraient leurs privilèges, le premier étant aujourd'hui l'accès à l'expression publique. Selon les cas, la nébuleuse que chacun nomme « ils » comprend les politiciens, les milieux d'affaire, les artistes, les intellectuels, les sondeurs. Un monde à part qu'on appelle « les élites » mais dont la seule particularité, selon la philosophe Françoise Bonardel, est précisément d'être à part, dans un Olympe auquel c'est la célébrité et non plus le mérite qui permet d'avoir accès. Cependant, en première place de ce palmarès de l'impopularité, on trouve des journalistes. Et qu'on ne crie pas aux amalgames, le plouc n'est pas si bête, il sait bien que tous les journalistes ne sont pas pareils mais qu'ensemble, ils font système. Il reconnaît le ronronnement médiatique qui, sur chaque événement, prétend édicter la bonne ligne. Et quoi que dise le ronronnement, le plouc a furieusement envie de dire le contraire. C'est que, depuis des années, ces gens qui forment « les médias » consentent parfois à parler en son nom mais ne lui parlent, à lui, qu'avec des pincettes. Et la plupart du temps, ils se paient sa tête avec la hauteur des gens qui savent. En haut lieu, on doit regretter amèrement la suffisance avec laquelle on a traité la France de la Manif pour tous. Aujourd'hui, elle se venge.
On aimerait connaître l'effet du soutien bruyant apporté à Hillary Clinton par les grands journaux, les intellectuels, et les people des États-Unis et du monde entier. De même, on se demande si la chute d'Alain Juppé n'a pas commencé en novembre 2014, le jour où Les Inrocks l'ont sacré en une roi de la bonne droite, ce que des tas d'électeurs ont immédiatement traduit par « de gauche » – et, aussi stupéfiant que cela semble, ce n'était pas un compliment. Quant à François Fillon, il n'a cessé en fin de campagne de distiller des vacheries sur les journalistes. Et Vincent Trémolet de Villers rédacteur en chef au Figaro, a eu raison de saluer en lui « l'homme qui ne s'inclinait pas devant les ricanements ». Le 27 octobre, Fillon a commis, écrit-il, un « blasphème contre l'infotainment » en remettant courtoisement à sa place Charline Vanhoenacker, l'humoriste vedette de France Inter, invitée à mettre son grain de sel dans l'émission politique de France 2. Et la France des « provinces, des parvis et des anciens usages », heureuse formule de mon confrère, lui est reconnaissante d'avoir restauré, entre le sérieux et le déconnant, la hiérarchie que l'âge de la rébellion appointée a inversée.
Bien sûr, aucun des experts habitués à scruter les entrailles de l'opinion ne se risquera à étudier cet « effet bras d'honneur ». Après quelques jours de déchirante repentance collective sur le thème « nous n'avons rien vu venir » et de débats sur l'entre-soi journalistique, en France les journalistes se sont promptement remis à prêcher. Entre les deux tours de la primaire ils se sont donc demandé de diverses façons comment Alain Juppé pourrait combler son retard, tout en faisant attention, pour les plus prudents, à causer poliment au gars qui pourrait se retrouver à l'Élysée. Mais ils semblent toujours aussi incapables de la moindre empathie à l'égard de ces électeurs accrochés à leurs vieilles lunes comme la différence des sexes ou l'appartenance nationale. Peut-être serait-il temps, camarades, de comprendre qu'aujourd'hui, le vieux monde est devant vous et que c'est vous qui courez derrière.
Si les phénomènes Brexit, Trump et Fillon sont comparables, c'est donc en ce qu'ils révèlent le discrédit des mêmes élites libérales. Si rien ne rapproche le président américain et le présidentiable français, Clinton et Juppé semblent sortir du même moule, celui où, de Shanghai à Harvard, se fabrique l'élite mondialisée. Certes, comme le souligne Elie Barnavi (« Réflexions amères sur le populisme triomphant », Causeur no 41, décembre 2016), le désaveu qui la frappe aujourd'hui, est forcément injuste dans sa globalité. On doit sans doute redouter de la démagogie qui accompagne structurellement le désir de coup de balai. Mais il sous-estime grandement le mépris voué par cette élite au peuple des provinces et des bistrots, accusé de toutes les tares parce qu'il veut conserver, comme l'a dit Fillon au soir de sa victoire, des « valeurs françaises », expression qui a suscité les ricanements et haussements d'épaules de rigueur. Il est cependant amusant de voir la presse de gauche se demander avec inquiétude si François Fillon saura répondre aux aspirations des classes populaires qu'elle trouvait hier si condamnables.
Il est vrai, cependant, que les électeurs de Trump, comme ceux de Fillon, ne se recrutent pas seulement pour le premier, et pas du tout pour le second, parmi les perdants de la mondialisation. Certes, beaucoup vivent dans de petites villes relativement éloignées des grands centres de profit et de décision de l'économie-monde, c'est-à-dire dans l'Amérique et dans la France périphériques, qu'on disait autrefois profondes. Mais comme l'observe Guilluy, « dans la France périphérique, il n'y a pas que des prolos paupérisés ». Et Trump, tout milliardaire qu'il est, nourrit toujours un complexe social par rapport à l'élite incarnée par Clinton. N'en déplaise à tous ceux qui croient encore qu'on vote en fonction de sa place dans le processus de production, on peut être nanti et se sentir exclu. Les caves qui se rebiffent ces jours-ci ne sont pas tous des perdants économiques mais, dans un monde où les canons de la bienséance sont ceux du gauchisme sociétal et idéologique, ils se vivent tous comme des perdants culturels. « François Fillon, c'est d'abord le candidat patronal du Wall Street Journal et des actionnaires du CAC 40 », écrit Alain de Benoist qui ironise sur le côté très propre du candidat LR : « De surcroît il va à la messe, et puis il habite un manoir, ce qui fait décidément de lui un homme très bankable. » Peut-être. Il n'en parle pas moins à la France oubliée.
On aimerait être sûr qu'il a autre chose à lui dire que « réduction de la dette » et « marché du travail ».
En attendant, ceux qui croient encore incarner la jeunesse du monde refusent avec constance de voir qu'ils ont largement perdu la jeunesse. En dépit de leurs incessantes objurgations, et comme l'observe malicieusement Alexandre Devecchio, brillant représentant de la nouvelle génération, non seulement « la jeunesse n'emmerde plus le Front national », mais une partie d'entre elle lui fait plutôt les yeux doux. Et il suffit de voir par ailleurs notre pétillante amie Eugénie Bastié tenir la dragée haute, sur les plateaux, à des adversaires chevronnés, pour penser que le conservatisme a de l'avenir.
Si la même colère travaille une partie des sociétés française et américaine, celle qui a été effacée des écrans radars médiatiques par le politiquement correct, il faut comprendre pourquoi elle se manifeste de façons si radicalement opposées. La vague populiste aurait-elle contourné la France comme le nuage de Tchernobyl ? Si on entend par « populiste » un homme qui fait campagne comme s'il était sur le plateau de Cyril Hanouna – plus c'est gros, plus c'est bête, plus ça buzze –, nous n'avons pas cela en rayon. Nous avons des dirigeants, des postulants et des programmes plus ou moins démagogiques, des styles qui parlent plus ou moins à l'estomac, mais que l'on sache, on n'entend pas Marine Le Pen, Philippot et les autres dire blanc le matin, rouge à midi et violet à minuit, ni promettre n'importe quoi – à moins bien sûr que consulter les Français sur l'Europe soit n'importe quoi, comme le pensent pas mal de bons esprits. Le plus cocasse, dans le chambardement que nous vivons, c'est qu'en cas de duel Fillon-Le Pen en 2017, c'est le FN qui défendra les couleurs de la gauche. On va rire.
Cependant, le « crime populiste » que l'on dénonce rituellement lors de très nombreuses minutes de la haine consiste non pas à dire ce que les gens veulent entendre mais à entendre ce qu'ils veulent dire. De sorte que Fillon pourrait très vite en être accusé. Être populiste, dans ce sens, c'est parler des sujets qui fâchent, c'est-à-dire qui fâchent la gauche, ou plus précisément en parler autrement que sur le mode irénique et ravi qui sied. Il s'agit, bien sûr, des questions identitaires, d'autant plus obsédantes qu'elles sont criminalisées, mais aussi de tous les cadres anthropologiques et intellectuels menacés de déconstruction. Contrairement à ce qu'a prétendu Alain Juppé, la modernité et ses mille féeries ne sont nullement en danger dans la France d'aujourd'hui. En revanche, beaucoup craignent de voir tomber dans l'oubli une partie de notre héritage, littéraire, politique, historique et mythologique, tenu pour une entrave à la glorieuse marche du progrès post-national. François Fillon a su capter cette aspiration. « À l'identité heureuse, François Fillon a opposé le droit à la continuité historique et c'est l'une des principales raisons de sa victoire », analyse Alain Finkielkraut. De fait, si la gauche s'entête à être « le parti de demain », la droite a tout à gagner à être un peu « le parti d'hier ». Il y a des moments dans l'histoire où, comme dans les autobus, il faut avancer vers l'arrière.
Mars 2017
Où l'on découvre la face cachée de Mehdi et Badrou, chouchous des médias.
Il n'y a pas d'affaire Mehdi Meklat. Il y a une affaire France Inter{48}, Le Monde, Les Inrocks Télérama. Une affaire Pascale Clarke et Christiane Taubira. Une affaire Edwy Plenel, que notre enfant terrible a récemment gratifié, en réponse à un message d'encouragement, d'un touchant « merci papa Plenel ». Une affaire qui devrait pétrifier tous ceux qui se sont accommodés des éructations haineuses de leur protégé tant qu'elles visaient les « fachos » qu'ils aiment tant détester.
Les innombrables parrains de Mehdi et de son ami Badrou tombent des nues. Comment auraient-ils pu penser que l'enfant chéri du Bondy Blog et de Canal, l'un des gentils kids de France Inter, se répandait en imprécations antisémites, homophobes et sexistes qui feraient passer Soral pour un brave rad-soc ? Ils le jurent, ils ignoraient tout des tweets de la honte. D'ailleurs, ceux-ci n'étaient même pas signés Mehdi Meklat, mais Marcelin Deschamps – une allusion, semble-t-il, à Marcel Duchamp, il a des lettres, le Rimbaud des ondes –, un double maléfique qui lui permettait, paraît-il, de tester des « idées-limites ». Quelles idées, en effet : « Faites entrer Hitler pour tuer des juifs » ; ou « venez, on enfonce un violon dans le cul de madame Valls ». Délicieusement trash...
Admettons que, pour Hitler, Taubira et tous les amis de Mehdi ne savaient pas. Mais tous connaissaient Marcelin Deschamps et ses injures. « Mehdi, c'est le plus farceur, le plus provoc, pouvait-on lire dans Les Inrocks en octobre 2012. Il faut le voir, sur Twitter, vaguement caché derrière un pseudo depuis longtemps éventé : c'est une vraie terreur. Il se pose en mégalo furieux, insulte à tout-va, se moque de tout et de tous avec une férocité indécente [faux, on chercherait en vain un tweet se moquant de l'islam, des Arabes ou du prophète...]. Ça peut aller trop loin, mais la plupart du temps, c'est drôle à mourir. » Drôle à mourir, en effet, quand Mehdi-Marcelin proclamait, au vu et au su de tous : « Il fallait lui casser les jambes à ce fils de pute », en parlant d'Alain Finkielkraut, ou quand il traitait Eugénie Bastié de « grosse pute ». De l'humour, vous dit-on. Si c'est fun de rêver qu'on casse les jambes d'Alain Finkielkraut, Hitler aussi c'est marrant, soyez cools, quoi. Ce qui est plus marrant encore, c'est l'embarras des donneurs de leçons et leurs explications entortillées. Taubira, cependant, n'en démord pas : « Il ne peut résider dans un même esprit la beauté et la profondeur d'une telle littérature et la hideur de telles pensées, dit-elle en évoquant les livres de Meklat. Il faut purger, curer, cureter. » L'antisémitisme, ça se purge, ça se cure, ou ça se curette ?
Certains, comme Mouloud Achour, étaient déjà révulsés par la violence de Mehdi-Marcelin et le sommaient régulièrement de se calmer. Ils avaient d'ailleurs obtenu la fermeture du compte « pour rire ». Il a cependant fallu que le scandale révèle l'étendue du désastre pour les décider à la rupture.
Au-delà des divagations de Meklat, la polémique est doublement emblématique : des apories de l'antiracisme, d'une part ; des illusions du multiculturalisme, de l'autre. Un ami, tendance gauche désenchantée, me confie d'une voix triste : « Cette affaire sera une déflagration pour tout l'antiracisme. » J'espère bien. Si Mehdi et Badrou s'appelaient Pierre et Paul, leur premier « dérapage » leur aurait valu une mise à l'écart, sinon un lynchage en règle. (Du reste, ils n'auraient pas fait carrière). Mais pour les antiracistes, un Noir ou un Arabe, descendants d'esclaves ou de colonisés, sont ontologiquement victimes, aussi ne sauraient-ils être coupables de racisme – ni d'ailleurs de grand-chose. Et voilà pourquoi les Territoires perdus n'existent pas.
Mehdi et Badrou n'étaient pas seulement présentés comme des victimes modèles, mais aussi comme l'avenir radieux de notre pays. « Le grand remplacement, c'est nous ! », clamaient-ils en une de M en octobre dernier. Au carrefour de la culture Canal, de la culture racaille et de l'idéologie francintérienne, ils étaient l'image d'Épinal du multiculturalisme heureux, la preuve vivante qu'avec un peu moins de Français rances, on vivrensemblerait dans le meilleur des mondes.
Aujourd'hui, dans une tentative désespérée pour sauver les meubles, certains nous adjurent de ne pas confondre le gentil Mehdi avec le vilain Marcelin. Comme s'il n'y avait aucun lien entre l'un et l'autre. Entre celui qui promettait le grand remplacement avec le sourire et celui qui crache sa détestation de tout ce qui nous est collectivement cher. Le multiculturalisme façon Mehdi, ou Taubira, c'est l'effacement de la culture ancienne au motif qu'elle pourrait blesser les nouveaux arrivants. C'est la susceptibilité érigée en droit des minorités. Dans l'article de M, on apprenait que la devise de Mehdi et Badrou était : « pourquoi pas nous » – « nous » qui se référait clairement à une appartenance ethnique ou religieuse. À notre tour maintenant ! Évidemment, ce n'est pas une ode à Hitler. N'empêche. Quand on entend ça, « nous » les Français, qu'on soit de vieille souche ou de fraîche date, qu'on vienne du Berry ou de Kabylie, de Moselle ou du Sénégal, qu'on aime Jésus, Allah ou Emmanuel Macron, on a l'impression que, du haut de leur jeunesse et de leur célébrité, Mehdi et Badrou nous lancent : la nouvelle France, tu l'aimes ou tu la quittes. Comme si on n'était plus chez nous.
Mars 2017. Depuis le 24 janvier, la campagne électorale est phagocytée par les affaires Fillon.
La justice et les médias sont d'accord pour exécuter Fillon, mais y a-t-il un commanditaire ?? On ne le saura pas, car les méthodes de l'investigation n'intéressent pas les investigateurs.
François Fillon ne mérite sans doute pas un premier prix de vertu. Ni la médaille du désintéressement. Mais s'il parvient à sortir du piège tissé par ses adversaires, il aura au moins prouvé qu'il possède la première qualité d'un boxeur : savoir encaisser les coups. Mieux, pour rester le champion de son camp – ce qui paraît probable à l'heure où nous bouclons, trois semaines avant la date limite de dépôt des candidatures –, il lui aura fallu défier une puissance à deux têtes d'autant plus redoutable qu'elle avance parée des beautés de la faiblesse et des séductions de la pureté. La coalition des juges et des journalistes promet de faire advenir un monde meilleur, une démocratie lavée des turpitudes humaines. L'interminable chronique des affaires et des lynchages afférents fournissant un avant-goût de ce monde futur, on peut déjà affirmer qu'on n'y rigolera pas. Le spectacle de Plic et Ploc, surnoms affectueux donnés par Régis de Castelnau à Davet et Lhomme, procureurs au Monde et confidents du président, reçus sur tous les plateaux avec la déférence qu'on voue aux commissaires politiques qui peuvent vous faire guillotiner, est pourtant fort amusant{49}. Tant qu'ils ne le peuvent pas. Voilà pourquoi il faut que Fillon tienne. Pas parce qu'il est le champion de la droite – et encore moins pour son programme. Parce que, s'il devait céder, cela signifierait qu'une sorte de putsch médiatico-judiciaire a réussi à plomber l'élection présidentielle plus sûrement qu'une armée de trolls russes.
Tout cela devrait valoir un peu d'indulgence à ses fautes – que, pour ma part, quoiqu'ultra-minoritaire, je persiste à trouver vénielles. L'obsession, si largement partagée, pour l'argent des autres, en dit plus sur le règne de l'envie et du soupçon que sur les pratiques illégales ou immorales présumées de nos gouvernants. Il est vrai que Fillon a lui-même appuyé sur ce bouton – et avec une inélégance marquée à l'égard de Nicolas Sarkozy – le jour où il a déclaré : « Imagine-t-on le général de Gaulle mis en examen ? », formule mediapartiste et fausse de surcroît (bien sûr qu'il serait mis en examen !). Mais « bien fait pour lui », c'est un peu court comme ligne politique.
Dans un climat de défiance entretenu par ceux qui le déplorent, beaucoup se disent qu'à tout prendre, les juges et les journalistes ne sont pas les plus mal placés pour défendre un intérêt général malmené par les petits et grands abus des gouvernants. Quand les décodeurs du Monde prétendent dire le vrai et le faux{50}, et que seuls quelques grognons s'en émeuvent, pourquoi les médias et la Justice ne décerneraient-ils pas un « label propreté » aux candidats pour aider l'électeur égaré ? Admettons – provisoirement –, qu'il n'entre dans les croisades respectives de ces deux pouvoirs aucune envie de se payer un puissant, aucun désir de jouer à Bernstein-et-Woodward. Mais comment savoir si ces belles campagnes d'assainissement ne masquent pas une opération de basse police politique, dans laquelle juges et journalistes se sont, en quelque sorte, auto-instrumentalisés. « Les magistrats rêvent de condamner les politiques en exercice, qu'ils soient de droite, du centre ou de gauche et en retour, les politiques en fonction rêvent d'assujettir les magistrats », écrivait Richard Malka dans le JDD en décembre, à propos de l'affaire Christine Lagarde. Quand les « politiques en fonction » et les magistrats tirent dans le même sens, ils peuvent faire de sacrés dégâts. Et quand, en prime, les médias jouent la même partition, la partie est jouée d'avance : l'enquête est menée à charge et au pas de charge, au rythme de fuites soigneusement distillées qui finissent par donner l'impression au public qu'on lui parle d'Al Capone.
On n'a évidemment pas la preuve que l'affaire Fillon est le fruit d'une opération politique : il faudrait pour cela disposer de contacts à haut niveau au sein de l'appareil d'État – brigade financière, parquet national financier, Bercy..... Or Causeur ne fait visiblement pas partie de la liste des receleurs agréés. Et il semble que, en matière de réseaux et de coups tordus, les gens de droite soient devenus des enfants de chœur. Trois semaines après la parution du premier article du Canard, l'entourage du candidat n'avait pas déniché de piste sérieuse sur l'origine du complot dont il s'est dit victime. En l'absence de preuves, on dispose néanmoins d'un paquet d'indices qui permettent de brosser un récit au moins aussi convaincant que la gentille bluette dans laquelle de courageux investigateurs rejoints par de vaillants petits juges déterrent avec leurs petits bras un immense scandale de corruption. Il flotte autour de cette affaire Fillon une sale odeur de cabinet noir et de basses œuvres.
Quand on se permet de désapprouver des juges et/ou des médias, les journalistes hésitent entre indignation et ricanement. « Haïr les médias, c'est haïr la démocratie », déclare pompeusement Edwy Plenel au Journal de Genève. Fillon s'en prend à la presse, c'est bien la preuve qu'il n'a pas d'argument. En somme, puisque les médias attaquent Fillon, celui-ci ne serait pas légitime à riposter, car il serait partial. Face je gagne, pile tu perds : logique inepte destinée à nous faire avaler que les médias devraient, par principe, être soustraits à la critique, et plus encore à l'investigation. Comme s'ils n'étaient pas l'un des paramètres de l'équation.
Le 24 janvier au soir, le premier article du Canard enchaîné qui va lancer le Penelopegate agit dans les rédactions comme un bout de viande rouge lancé à une meute de piranhas. Chacun veut sa part du festin. Très vite, les éléments de langage se diffusent jusqu'aux soutiers des chaînes infos qui vont bravement les relayer pendant deux bonnes semaines. Il ne peut pas tenir. Il doit partir. Entre le 27 janvier et le 17 février, Libération, tout en assistant avec émerveillement à l'avènement d'une « gauche de gauche » (une gauche au carré, ça fait envie...), consacre à l'affaire pas moins de six unes, de plus en plus explicites, comme « Plombé ! » le 1er février, « Jusqu'à quand ? » le 2, « Laisse béton ! » le 4 et « L'acharné » le 7, au lendemain de la conférence de presse dans laquelle Fillon annonce qu'il continue. Sur le mode jésuitique qui est le sien – « Fillon peut-il tenir ? » –, Le Monde, avec huit unes, pilonne sans relâche. Début février, l'affaire semble pliée. Un journaliste vedette se désole à l'avance de devoir interrompre ses vacances d'hiver pour revenir couvrir l'annonce du retrait, perspective ô combien excitante.
Le populisme médiatique bat son plein. On course des secrétaires, on traque des proches, réels ou supposés, on exhume avec une minutie policière des archives embarrassantes, on ressasse des chiffres d'autant plus mirobolants qu'ils sont agrégés et qu'on les compare au Smic plutôt qu'au salaire des vedettes de la télévision. On lance des équipes, micro et caméra au poing, dans les rues de Sablé ou les couloirs de l'Assemblée. Et si on évoque un climat de chasse à l'homme, les limiers répondent, en sautant comme les cabris du Général : les faits, les faits, les faits !, oubliant que n'importe quel fait, dénoncé en boucle pendant des jours, peut devenir une affaire d'État – qu'on se rappelle l'affaire à peu près inventée des diamants de Bokassa –, et surtout que, des faits de cet ordre ou d'approchants, on peut sans doute en trouver sur la plupart des candidats. Les humains sans part d'ombre, ça n'existe pas.
Mi-février, une partie de la profession semble néanmoins avoir la gueule de bois. À moins que, constatant que François Fillon est toujours debout et qu'on ne sait jamais, elle ne maquille sa prudence en examen de conscience. « En avons-nous trop fait ? » demande ainsi avec candeur un journaliste de BFM. Cette circonspection vaut surtout pour la troupe. Au Quartier général, on désarme d'autant moins que le parti des médias, ou plutôt sa fraction libérale, à ne pas confondre avec la tendance gauchiste, les deux convergeant dans le culte des droits et la détestation de la verticalité, a choisi son candidat. Et, quelle coïncidence, c'est à lui que profite le crime. En effet, si l'opération « Penelope » réussissait, elle aurait de bonnes chances d'aboutir à un second tour Le Pen/Macron que les partisans du second savent gagné d'avance.
Peu importent les affinités politiques des journalistes. Mais dans l'affaire Fillon, outre la pesante unanimité imposée par leurs prétentions morales, ils servent un agenda édicté par d'autres avec des moyens mis à leur disposition par ces mêmes autres. « La presse fait son travail », clament les petits soldats du Bien. En l'occurrence ce travail a consisté, pour Le Canard Enchaîné, à réceptionner un dossier tout ficelé et, éventuellement, à procéder à quelques vérifications et, pour Le Monde, selon une scénographie rodée au fil des affaires, à publier, dix jours après l'ouverture de l'enquête préliminaire (EP) par le parquet national financier (PNF), des extraits bien choisis (pour enfoncer) des auditions des époux Fillon. À cette occasion, on a pu voir Gérard Davet répéter, très content de lui : « Nous avons eu accès au dossier. » Avoir accès au dossier : une excellente définition du journalisme d'investigation. On pourrait aussi appeler ça du recel de délation.
Le plus extravagant, c'est que la profession oppose un tir de barrage groupé à toute tentative d'enquêter sur les enquêteurs. La transparence doit s'arrêter à l'entrée des rédactions. En conséquence, toutes les questions sont intéressantes sauf une : qui a fourni ses informations au Canard ? Selon l'équipe Fillon, les erreurs du journal satirique dans la répartition des sommes (entre salaire et indemnités de départ) montrent qu'il n'a pas eu accès aux fiches de paie, qui auraient désigné une source interne à l'Assemblée, mais à des documents fiscaux où figurent des montants agrégés.
Si on ne peut pas connaître le coupable avec certitude, le mobile, lui, ne fait guère de doute ; à trois mois de la présidentielle, on a voulu torpiller la candidature Fillon. Que le but ait été d'ouvrir un boulevard à Macron, on ne peut que le supposer, même si rien n'indique, bien sûr, que celui-ci ou son entourage aient été impliqués ou informés. Mais alors que plusieurs signes montrent que François Hollande a décidé d'oublier l'affront et de soutenir son ex-poulain, on aperçoit souvent, dans cette ténébreuse affaire, l'ombre du secrétaire général de l'Élysée, Jean-Pierre Jouyet, dont on imagine qu'il aimerait voir à l'Elysée un jeune homme prometteur dont il a été le mentor. Complotisme ? L'existence du complotisme ne signifie pas que les complots n'existent pas.
Quoi de plus innocent que des camarades d'école nourrissant de grandes ambitions pour eux et pour leur pays ? Dans la galaxie Jouyet, la promotion Senghor semble occuper une place spéciale : avec Macron, on croise Gaspard Gantzer, conseiller com à l'Élysée, donc particulièrement bien placé pour nourrir le feuilleton de la presse parisienne, Thomas Andrieu, dircab de Jean-Jacques Urvoas, le garde des Sceaux. Il y a aussi Pierre Heilbronn (promotion Copernic), nommé numéro deux de la BERD à Londres et dont la compagne, Ariane Amson, brillante magistrate, a été exfiltrée du PNF pour être promue conseillère Justice à l'Élysée quatre mois avant la fin du mandat. Pour ce connaisseur des humeurs du monde judiciaire, c'est un excellent moyen, pour la présidence, d'être informée en temps réel des progrès et de l'ambiance de l'enquête. Éliane Houlette, la présidente du PNF, est connue, semble-t-il, pour faire remonter avec parcimonie l'information sur les dossiers, et pas, paraît-il, les PV intégraux. « C'est une chieuse, mais avec tout le monde », résume une avocate. Au demeurant, personne ne semble soupçonner le PNF d'être à l'origine des fuites. En régime d'enquête préliminaire, où seuls les policiers et le parquet ont accès au dossier, le plus probable est qu'elles émanent de la Place Beauvau.
La célérité exceptionnelle avec laquelle le PNF « a ouvert », comme on dit dans le jargon, n'a cependant échappé à personne. « Six heures après la parution du Canard, souligne Me Antonin Lévy. Pour les Panama papers, cela leur a pris vingt-quatre heures et je suis sûr que, pendant ces vingt-quatre heures, pas mal de comptes ont été fermés. » On aurait sans doute tort, cependant, d'accuser la Justice de partialité politique. Elle fait avec ce qu'elle a. C'est sans doute un hasard si elle a eu de quoi se faire Fillon. Sarkozy a été encore mieux servi : il a perdu la primaire, mais le coup était parti. Le juge Tournaire n'allait pas se priver du plaisir d'envoyer l'ancien président en correctionnelle. Et tant pis si Renaud Van Ruymbeke, également en charge du dossier Bygmalion, a refusé de signer l'ordonnance, renforçant le sentiment qu'il y avait un loup.
Éliane Houlette se voit volontiers en tombeuse de Fillon, mais si on lui apportait, via Le Canard, un dossier sur Macron, Hamon ou un autre, elle ouvrirait sans doute aussi sec. C'est que Houlette n'est ni une juge rouge ni une juge aux ordres. C'est pire : elle est en mission. Elle veut participer au grand ménage, et peu lui importe que la séparation des pouvoirs ait à en souffrir. Sauf que celle-ci n'est pas une fanfreluche pour cours de droit, elle est la garantie que nous ne vivons pas sous l'emprise de juges que nous n'avons pas élus. L'activisme de Mme Houlette est d'autant plus effrayant que le PNF dispose de pouvoirs exceptionnels. Maître de sa saisine (qui dans les faits n'est pas susceptible de recours au stade de l'EP) et de son champ de compétences, il décide aussi de la procédure (comparution directe ou nomination d'un juge d'instruction) et surtout du calendrier. En l'espèce, il semble avoir choisi de prolonger le plus possible l'EP : outre l'effet « supplice chinois » (ou « épée de Damoclès », au choix), cela lui permet de garder la main sur un dossier auquel seuls la Justice, la police et les journalistes du Monde ont accès, à la différence des avocats.
Il faut rappeler que le PNF a été créé, dans la foulée de l'affaire Cahuzac, en théorie pour s'occuper des affaires complexes, en réalité pour s'occuper des affaires tout court – les dossiers Fillon n'ont rien de complexe et concernent des montants ridicules au regard des sommes habituellement brassées par le PNF. Si on ajoute que François Molins, le procureur de Paris, ne passe pas pour un homme de gauche, on peut imaginer que le pouvoir a voulu disposer d'une instance, sinon à sa main, du moins plus facile à truffer de sympathisants. De toute façon, dans le cas de Fillon, le pouvoir n'a pas vraiment besoin de manipuler la justice : elle court devant lui. Et ça, ça fait peur.
La fanfare des donneurs de leçon, furieux de voir qu'on ne lui obéit pas, répète avec obstination qu'en Suède ou en Patagonie, Fillon aurait été contraint de renoncer. Grand bien fasse aux Suédois et aux Patagons, si c'est ce qu'ils veulent. On aimerait être sûr qu'en France, ce sont les électeurs qui décident, et que le scrutin n'est pas confisqué par des intrigues d'arrière-boutique. Nous n'avons nullement décidé, à Causeur, de faire campagne pour François Fillon, mais s'il est battu, il faut que ce soit à la loyale. C'est mal parti.
Mai 2017. À quelques jours du premier tour de l'élection présidentielle, des représentants de la communauté juive appellent à voter Macron.
Avant la victoire annoncée d'Emmanuel Macron, on a beaucoup joué à se faire peur.
Tout juif doit avoir deux synagogues dans sa vie : celle où il va prier et celle où il ne mettra jamais les pieds. J'ai pensé à cette blague, dans la matinée du vendredi 5 mai, en voyant arriver un courrier électronique intitulé : « Au nom du Judaïsme et de la République. » Mazette ! Quelle cause pouvait bien justifier que l'on convoquât de si hautes instances, quelques heures avant la clôture de la campagne électorale ? Les signataires, qui exercent des responsabilités au sein d'institutions communautaires ou culturelles (ce qui, apparemment, autorise à s'exprimer au nom du judaïsme), entendaient « rappeler à tous les juifs de France meurtris par la violence antisémite islamiste que l'inquiétude pour leur avenir ne devait pas les conduire à céder à la tentation du pire ». Sans doute avaient-ils découvert avec effroi qu'une fraction, certes réduite mais en croissance, de la jeunesse juive, bravant leurs interdits moraux, avait rejoint l'électorat du FN, parti qu'elle considère comme plus à même de contrecarrer la progression de l'islamisme. À lire leurs exhortations, on avait l'impression que voter Macron était devenu le 11e commandement (et le faire savoir le 12e). Le plus marrant, c'est qu'au même moment, l'Église de France refusait de prendre position, ce qui, comme l'a finement observé Eugénie Bastié, devait lui valoir des sermons énervés des curés du Monde et de Libé.
Certes, il n'était nullement scandaleux de voler au secours d'une victoire largement acquise au soir du 23 avril – et peu de gens s'en sont privés. Ainsi put-on assister à un désopilant défilé de corporations, d'associations et de délégations apportant au jeune messie, tels les Rois mages, leurs précieux votes, enrubannés de jolies considérations morales. Décidément, rien ne surpasse dans le ridicule la bonne conscience résistante, quand les résistants, majoritaires, contrôlent les forces de l'ordre – et que les nazis, quoique souvent mal embouchés, sont respectueux des lois (bien sûr, si le FN était un parti nazi, il serait du devoir de tout le monde de le combattre). Quoi qu'il en soit, on ne saurait interdire à quiconque d'exposer ses nobles sentiments et de proclamer courageusement à la face du monde qu'il aime l'ouverture et pas la fermeture.
Si cet appel au vote juif – que je dois être l'une des rares à avoir lu – m'a autant chiffonnée, c'est à cause de la double volonté, d'embrigadement et d'ostentation, qu'il manifeste. T'es juif, tu votes Macron et tu le portes en bandoulière. Ça ne se discute pas. Cinq mille ans de coupage de cheveux en quatre, de disputes entre rabbins, de querelle heuristique et on voudrait que le peuple juif ressemble à une armée ou au bolchévisme (auquel il a par ailleurs fortement contribué) ? Désolée, je ne marche pas. Ce qui m'enchante dans la pensée juive – ou dans le peu que j'en connais –, c'est qu'elle encourage le goût de la polémique, l'art de la contradiction et le sens du pluralisme, dont j'aime bien me raconter qu'avec l'humour, ils font partie des bienfaits que les juifs ont apportés au monde. Chaque fois que 1000 marteaux médiatiques se mettent à taper en chœur sur le même clou – c'est-à-dire très régulièrement –, cela m'évoque cette règle édictée par des rabbins, en vertu de laquelle un prévenu condamné à mort à l'unanimité des 70 juges devait être relâché. Les organisateurs des raouts antifascistes de la fin de campagne devraient méditer cet appel à tenir l'unanimisme en suspicion.
Cependant, je n'aurais sans doute pas repéré la mobilisation du monde officiel juif sans la polémique suscitée, les jours précédents, par la visite d'Emmanuel Macron au mémorial de la Shoah, ou, plus précisément, par la critique sans concession qu'Alain Finkielkraut – et, après lui Barbara Lefebvre et Gilles-William Goldnadel – avait osé faire de cette visite. La « séquence mémorielle » d'Emmanuel Macron visait explicitement à l'ériger en rempart contre un nazisme risquant de revenir par où vous savez. Sauf que, comme l'a noté Finkielkraut, passablement en colère, ce n'est pas dans les réunions du FN que des juifs sont menacés, mais dans des villes comme Sarcelles où Macron était allé faire des selfies quelques jours plus tôt. Aussi, la reconnaissance énamourée que lui a prodiguée le judaïsme officiel était-elle peut-être un brin excessive.
On peut, bien sûr, être en désaccord avec rabbi Finkielkraut (et avec votre servante) sur cet épisode. Mais pour un certain nombre de personnalités, on n'a pas le droit de penser cela. Plusieurs responsables communautaires et une partie de la judéosphère ont donc bruyamment manifesté leur courroux. En somme, il a suffi que le candidat se déclare contre le nazisme d'hier et d'aujourd'hui pour que l'esprit critique soit aboli et que l'on soit sommé de se prosterner. Au nom du judaïsme. Misère. Je ne fréquente guère la synagogue, mais personne ne me fera vivre dans un monde où il y en a une seule.
Mai 2017. Le 23 avril, Emmanuel Macron a été élu président de la République.
La France qui gagne a gagné et, pour la première fois, un candidat défendant ouvertement un projet libéral et européen a été élu.
Le Système est mort, vive le Système ! Cette clameur aurait pu saluer, dimanche 14 mai, le couronnement du huitième monarque de la Ve République. Tout comme la monarchie héréditaire d'antan, « le système » – qui n'est pas un complot de forces mauvaises mais une coalition de pouvoirs – se survit à lui-même en se réincarnant. Alors que la vie politique française ressemble à un champ de ruines où errent les silhouettes fantomatiques de grands blessés, il faut admettre qu'Emmanuel Macron a réalisé le programme de Jean-Pierre Chevènement en 2002 : « Faire turbuler le système{51} ». Mais pas pour l'abattre, pour le sauver en le régénérant.
Précisons que, dans ces colonnes, le mot « banquier » n'est pas et ne sera pas une insulte. Que certains banquiers agissent de façon pendable{52} n'autorise pas ces amalgames éhontés. Chacun aura le droit (et même le devoir) de critiquer, avec férocité s'il le faut, et d'admirer, avec sobriété bien sûr, le nouveau président, pour peu que la critique, comme l'admiration, soient argumentées. Mais alors qu'il y a six mois, toutes les grandes âmes de gauche applaudissaient un homme qui, ayant perdu son épouse au Bataclan, refusait sa haine aux djihadistes, qu'on ne nous dise pas que Macron mérite la nôtre – pas plus que Mélenchon, Le Pen, voire Jacques Cheminade, même s'il y a quelques baffes politiques qui se sont perdues en route. Le nouveau président aura nos colères et nos scepticismes, notre ironie et notre inquiétude, peut-être même notre tristesse, s'il s'avère, comme le craint Alain Finkielkraut, le destructeur du peu qui reste du monde ancien, mais il n'aura pas notre haine.
Cette précision étant apportée, il faut souligner qu'il est l'un des plus beaux fleurons de ce fameux système auquel il donne des cheveux blancs – fleuron ne signifiant d'ailleurs pas héritier : Macron n'est pas né dans la noblesse française des hauts fonctionnaires et des résidences secondaires. N'empêche, s'il est regardé avec une admiration mêlée d'attendrissement par tant de sommités qui forment le système depuis des temps presque immémoriaux, c'est bien parce qu'ils ont trouvé en lui le porte-flambeau dont ils rêvaient.
Emmanuel Macron a été porté au pouvoir par une révolution dynastique favorisée par le fait que les vieux partis n'étaient plus des faiseurs de rois. Mais il n'est pas là pour renverser la table, plutôt pour la stabiliser et, si possible, mieux la garnir que ses prédécesseurs, ce qui, espère-t-il sincèrement, profitera à l'ensemble du bon peuple de France. En ce sens, il n'est pas le continuateur de Chevènement (à qui il avait donné sa voix en 2002 et qui la lui a rendue ce 7 mai), mais en quelque sorte son négatif : il incarne crânement l'autre branche de l'alternative, l'identité et la mondialisation heureuses. En 2002, dans la chevènementie, nous l'appelions « le cercle de la Raison » et nous prétendions lui opposer les Républicains des deux rives, ce qui nous amena à 5 %. Mais quand nous disions que le PS et la droite (il n'y avait pas encore d'UMP, donc, pas d'UMPS), c'était « blanc bonnet et bonnet blanc », c'était pour les combattre : Macron, lui, veut fédérer leurs électeurs. Et il faut être personnellement concerné par le naufrage, en cours ou à venir des vieilles boutiques, pour s'en offusquer.
Après avoir clamé pendant des années que la droite de la gauche et la gauche de la droite partageaient l'essentiel, et menaient, peu ou prou, la même politique dont tous assuraient que c'était la seule possible tout en jurant qu'elle tranchait radicalement avec celle de leurs adversaires, je ne vois pas comment on peut hurler à la trahison au prétexte que Gérard Collomb, Jean-Yves Le Drian d'un côté, NKM et Le Maire de l'autre envisagent de travailler tous ensemble sous la houlette du président Macron (ça fait tout drôle). Attend-on d'eux qu'ils meurent debout, à la proue de leurs navires respectifs ? Devraient-ils faire passer la victoire de leurs idées après les intérêts de maisons qui sont, de toute façon, en bien sale état faute d'avoir accompli le moindre travail intellectuel ou idéologique depuis trente ans ? Tout le monde comprend qu'une recomposition est en cours et on s'étonne qu'elle commence par de la décomposition.
Ce que certains préfèrent ne pas voir, généralement parce qu'ils sont les dindons de cette farce et risquent de périr au moment où les idées qu'ils affectionnaient en loucedé gagnent en fanfare, c'est que cette recomposition est d'abord une clarification intellectuelle et idéologique. On a évoqué le karma de Macron et souligné la conjonction astrale qui avait, en moins de trois ans, amené au pouvoir un parfait inconnu – en oubliant que cette conjonction avait été bien aidée par les informateurs désintéressés du Canard enchaîné. Mais sa première force tient sans doute à sa cohérence, cohérence politique de son projet d'une part, cohérence sociologique de son électorat de l'autre.
Dans le maelström éditorial de ces dernières semaines, une personne avait anticipé ce qui est en train de se passer, je veux parler du grand professeur de Koch qui écrivait dans Causeur dernièrement : « Non seulement il n'y a qu'une politique possible, mais personne n'a jamais réussi à l'appliquer. » Aujourd'hui, Emmanuel Macron a toutes les cartes en main pour y parvenir. Pour la première fois depuis le référendum de Maastricht, un responsable a été élu en portant ouvertement, donc dans une forme presque chimiquement pure, un projet européen et libéral. Ses prédécesseurs devaient avancer masqués et feindre d'être, un peu souverainistes sur les bords pour Chirac et Sarkozy, toujours croyants dans la vraie gauche pour Hollande et Mitterrand. Macron, lui, a les mains libres car il a déjà abattu ses cartes.
Ainsi faut-il lui rendre grâces pour avoir brisé le sortilège sémantique qui obligeait la plupart de ses anciens amis à attester régulièrement la ferveur de leur foi « de gauche ». Quand Manuel Valls, cédant à l'intimidation, a longtemps donné des gages de la sienne, Macron, en avance sur ses camarades, se fichait de l'Église et de son clergé. Certes, la gauche laïque a disparu dans la bataille : si Manuel Valls est finalement accepté par la République en marche – ce que nous ne savons pas au moment où nous achevons ce numéro{53} –, ce ne sera pas grâce à sa singularité laïque, qu'il n'a guère mise en avant, mais malgré elle. Quoi qu'il en soit, le mot magique qui a fait la pluie et le beau temps dans la vie intellectuelle – et empêché pas mal de monde de penser –, autrement dit, le mot « gauche » est-il peut-être en passe d'être sérieusement démonétisé. Il ne mordra plus personne. On ne pleurera pas sur ce cercueil.
Et pas non plus sur celui de la droite : si elle n'est pas aux manettes aujourd'hui, ce n'est pas seulement à cause des affaires, mais aussi parce que, au moment où le monde devait être repensé et de nouveaux clivages explorés, elle a renoncé à tout travail sur les idées, surfant d'une ligne à l'autre le nez sur les sondages sans jamais se demander s'il n'y avait pas une petite contradiction entre les causes qu'elle chérissait et les conséquences qu'elle abhorrait. De sorte que, face au progressisme macronien, il n'existe pas aujourd'hui d'alternative (raisonnablement) conservatrice qui définirait par exemple un protectionnisme tempéré et l'usage raisonnable de frontières dont on ne voit pas pourquoi elles devraient être ouvertes ou fermées. Et l'alternative populiste, qu'elle soit de droite ou de gauche, n'est pas apparue comme franchement désirable, y compris pour beaucoup d'électeurs frontistes.
Dans ces conditions, l'expérience qui démarre aura moins cette vertu qui est que, si elle échoue, on ne pourra plus nous dire que c'est encore parce qu'on n'a pas fait assez vite ni assez fort. Encore faudrait-il définir ce qu'on entend par « échec » ou « réussite » : en dépit de ce que pense François Hollande, cela ne se réduit pas au seul taux de chômage. S'il faut, pour vaincre le chômage, faire de la France une petite province du marché mondial, la victoire de Macron aura été l'ultime ruse de l'Histoire pour nous faire accepter qu'elle est finie.
On n'en est pas là. Dans l'immédiat, le nouveau président ayant fédéré, sur une base enfin claire, des Européens des deux rives, il parviendra sans doute à avoir une majorité parlementaire, seul ou, plus probablement, sous la forme d'une coalition avec LR : nombre des anciens socialistes qui l'entourent ayant depuis longtemps brûlé leurs vaisseaux, on n'imagine guère la gauche du PS, qui gardera sans doute les décombres de la maison, rallier le nouveau pouvoir.
Il est trop tôt pour affirmer qu'Emmanuel Macron jouit d'un véritable ancrage dans le pays. Mais le macronisme, lui, a déjà établi ses quartiers dans toutes les grandes villes du pays. On ne saura jamais si les affaires soigneusement mitonnées contre Fillon ont ou non changé l'issue du scrutin. On peut donc être tenté d'adopter la conclusion boudeuse selon laquelle ces médias ont fait, et même volé l'élection. Celle-ci n'en possède pas moins une vérité profonde. Si Emmanuel Macron l'a emporté, c'est parce qu'il existe une sociologie, peut-être même une véritable classe sociale avec conscience de classe et tout le toutim, pour la politique qu'il veut mener.
Les cartes électorales le montrent clairement : la France qui a gagné, c'est la France qui gagne, la France dans le vent des humanitaires et des traders qui croit que multiculturalisme est une chance parce que, bien à l'abri dans ses certitudes et ses centres-villes, elle n'en voit que le visage souriant ou l'utilité économique. Pas parce qu'elle est méchante et qu'elle ricane en s'abreuvant de sang ouvrier. Parce qu'elle est aujourd'hui homogène dans ses intérêts comme dans ses représentations, alors que la France périphérique, elle, est fragmentée aussi bien dans ses aspirations que dans sa vision du monde : parmi ceux qui n'ont pas voté Macron, ou qui ont voté pour lui parce qu'ils ne voulaient pas tout risquer sur un coup de dés, il y a des perdants économiques et des perdants culturels, ou, comme l'a dit Alain Finkielkraut, « des ploucs et des bourgeois ». Le chômeur de Poissy qui, quoique lui-même immigré, voit d'un fort mauvais œil la poursuite de l'immigration, le bourgeois catho de Versailles et l'agriculteur de la Somme partagent peut-être le même sentiment diffus d'être les cocus de l'histoire, ils voient sans doute disparaître les anciens cadres de la vie humaine avec le même serrement de cœur. Il leur est arrivé à tous de mettre un bulletin FN dans l'urne, histoire de. Jusqu'à présent, ces solidarités n'ont jamais suffi à créer une famille idéologique et encore moins un camp politique.
Cette dichotomie entre gagnants et perdants de la mondialisation, ou entre oubliés et chouchous de l'Histoire est par définition caricaturale. Mais pas beaucoup plus que les 90 % de suffrages réalisés par Macron à Paris et que ses scores coréens (du Nord) dans toutes les grandes métropoles où se créent les emplois, les réputations et l'air du temps.
Reste que le réel, on l'a vu, ne s'arrête pas à la frontière de nos villes. En politique, comme à la guerre, le succès dépend largement de la façon dont on gère la victoire. Le meilleur moyen de rater celle-ci et de transformer une coalition hétéroclite de mécontents en front du refus et à terme, en majorité de rechange, c'est d'ignorer les doléances de ces mécontents. Si le populisme s'est finalement révélé incapable d'être autre chose qu'un mégaphone pour la protestation, les inquiétudes du peuple, notamment de sa fraction la plus populaire, ses réclamations identitaires et son besoin de continuité historique n'ont pas disparu par enchantement. Il est vrai qu'au soir de son élection, le président a tendu la main aux électeurs de Marine Le Pen. De plus, se réjouissait l'autre jour Ghislaine Ottenheimer, journaliste à Challenges, organe entièrement dédié à la gloire macronienne, « il est pénétré de l'histoire de France ». En réalité, Macron fait du name-dropping historique en parsemant ses discours d'évocations de nos héros les plus populaires. Cela ne suffit pas pour s'inscrire dans leurs traces. Pour convaincre tous les réfractaires que le progressisme façon Macron n'est pas l'autre nom de liquidation, il devra proposer mieux que le lyrisme bon marché dont il nous a gratifiés jusque-là. En s'attachant, par exemple, à chérir et à protéger, dans l'espoir de la sauver, cette culture française dont il osait dire hier qu'elle n'existe pas{54}. Ainsi montrera-t-il qu'il n'a pas été élu président en France mais bien président de France.
Juin 2017. Mi-mai, le Parisien a publié un article sur le harcèlement de rue dans le quartier de La Chapelle-Pajol à Paris.
Les femmes ne sont pas les seules victimes du séparatisme islamique. Mais elles sont en première ligne.
En février 2016, un homme écopait de deux ans de prison pour avoir, quelques jours plus tôt, brûlé et défenestré Griffin, le chat de sa compagne, un crime odieux qui avait embrasé les réseaux sociaux. La presse, les associations et les twitters déchaînés applaudissaient ce châtiment exemplaire (révisé à la baisse en appel). Le 4 avril 2017, Sarah Halimi, 65 ans, résidente d'une HLM de Belleville depuis trente-cinq ans, était torturée et défénestrée aux cris de « Allah Ouakbar ». Le meurtrier, son voisin Kobili Traoré, était déclaré inapte à la garde à vue et interné en psychiatrie, où il se trouve toujours. Il ne sera peut-être jamais jugé. Il ne nous appartient évidemment pas de nous prononcer sur l'état mental de cet homme – un type qui commet un tel acte ou qui roule sur une foule ne donne pas toutes les garanties d'équilibre. On peut au moins s'étonner que le procureur de Paris n'ait pas retenu la circonstance aggravante de l'antisémitisme, fût-ce pour l'écarter au cours de l'instruction. Il est en revanche certain que le calvaire de Sarah Halimi a suscité moins d'émotion et moins de mobilisation que celui de Griffin. Et que la justice a été beaucoup plus prudente pour une paisible retraitée juive que pour un chat. Il faut croire que les victimes nous importent moins que de tenir les « bons coupables ». Si Sarah Halimi avait été massacrée par un skinhead, l'entre-deux tours aurait été une Sarah Pride. Chacun serait allé voter contre la haine en arborant fièrement son nom et son visage. On se serait autorisé tous les amalgames, en se félicitant de ne pas céder face au fascisme. Seulement, dès qu'il s'agit de la haine islamiste, qu'elle s'exprime par la violence, la détestation affichée de la liberté française ou le harcèlement des femmes, bref dès qu'il s'agit de la haine concrète, réelle, celle qui enquiquine les gens (de toutes origines) ici et maintenant, toute cette énergie résistante se confond en précautions, chichis sémantiques et promesses d'accommodements : faut faire attention des fois qu'on irait confondre un brave dealer avec un vrai barbu.
À l'époque, même les institutions communautaires juives, souvent trop promptes à dégainer, n'ont pas voulu gâcher la fête électorale. Il ne fallait pas faire le jeu du Front national. Et puis, on n'était pas sûrs. Si ça se trouve, le gars fréquentait la mosquée de la rue Jean-Pierre Timbaud mais c'était une couverture. Ce silence – dont nous sommes également coupables quoique moins longtemps que d'autres – désarme les sociétés européennes plus sûrement que les manquements de nos services de sécurité. Comment pourrions-nous lutter contre un fléau qu'on refuse de voir, contre un ennemi qu'on ne veut pas nommer ? C'est donc d'abord ce silence qu'il faut combattre aujourd'hui. Malgré l'acharnement de la journaliste Noémie Halioua et de l'avocat Gilles-William Goldnadel, la partie est loin d'être gagnée si on en juge par celui, à peine poli, qui a accueilli la pétition signée le 2 juin par nos plus éminents intellectuels (Badinter, Bruckner, Gauchet, Finkielkraut, Julliard, Onfray...) dans Le Figaro, pour demander que la lumière soit faite sur ce crime. Notre grande radio de service public, France Inter, n'a pas jugé bon de la mentionner. On y est trop occupé, sans doute, à lutter contre la peste brune et le harcèlement de rue dans les beaux quartiers.
Ce qui est encore plus désespérant que le réel (qui l'est déjà passablement), ce qui met de surcroît dans une colère noire, c'est la résistance frénétique que lui oppose une grande partie du monde politique et médiatique, l'acharnement que mettent certains à nous expliquer que nous fantasmons un danger qui n'existe pas, le soupçon qui s'abat sur tous ceux qui, depuis des années, mettent en garde contre la progression en France, d'une culture qui n'est pas française, culture qui, au-delà même de la place qu'elle fait aux femmes, entend soumettre la raison à la foi. De cela, on peut bien sûr discuter, mais justement, toute cette entreprise de noyage de poisson, de « ce n'est pas si grave », de « n'en parlez pas cela pourrait faire le jeu du Front national », de « le harcèlement, ça commence à l'Assemblée nationale quand on siffle Duflot dans sa robe à fleurs{55} » vise à interdire toute discussion. Que l'on ait du mal à trouver les mots justes et les concepts précis pour définir cette culture problématique (qui n'est pas tout l'islam mais qui n'a pas non plus rien à voir avec lui) doit certainement inciter à la prudence. Pas réduire au silence. Le silence a tué Sarah Halimi une deuxième fois. Il n'est plus une option.
À chaque fois que la question de la coexistence des cultures s'invite dans le débat public, c'est-à-dire en permanence, le même mécanisme collectif d'auto-persuasion se met en place et de bons esprits, de moins en moins nombreux il est vrai, s'efforcent de nous expliquer que ces actes inqualifiables sont le fruit de la pauvreté, donc un peu de nos manquements collectifs. « Les terroristes prospèrent sur la misère », a twitté le président Macron après l'attentat de Manchester. Quelques jours plus tard, un doctorant algérien – ancien journaliste de surcroît – s'en prenait à un soldat sur le parvis de Notre-Dame de Paris. On peut ironiser ou s'étrangler de rage, mais il faudrait surtout comprendre pourquoi il est à ce point vital pour certains de nier que les origines culturelles influencent les comportements sociaux.
Dans cette perspective, les bons esprits, de part et d'autre de la Manche, n'ont guère aimé le discours de Theresa May après l'attentat de Londres du 3 juin. Déjà coupable de vouloir respecter la volonté du peuple britannique quant à la sortie de l'Union européenne, la Première Britannique s'en est prise clairement à « l'idéologie démoniaque de l'extrémisme islamiste » et surtout au multiculturalisme à l'anglaise et à la vie « en communautés séparées et ségréguées » qu'il instaure. Voilà qui a achevé de la classer dans le camp du mal et de la réaction, parmi ceux qui, nous explique l'impayable Laurence de Cock, historienne de son état, propagent des « paniques identitaires » – parfaitement dépourvues de fondement comme chacun sait. Qu'on m'autorise, malgré la gravité du sujet, à détendre l'atmosphère en citant la drôlissime conclusion de l'interview que celle-ci a accordée à Télérama sur la polémique « La Chapelle-Pajol » : « Penser les choses de façon sociologique, c'est donner du sens donc apaiser. » Que Weber, Durkheim, Raymond Boudon et Guillaume Erner me pardonnent, mais les sociologues sont en réalité devenus les grands vendeurs de salades de notre époque, leur travail consistant le plus souvent à recouvrir les faits gênants d'un voile pudique. Avec Laurence de Cock, on est plutôt dans la chape de plomb. Et du comique, on est passé au franchement énervant. À la fin, ça qu'il s'agisse de terrorisme, de harcèlement des femmes, de « simple obscurantisme » ou de toute autre violence, c'est la faute aux fachos, mâles, blancs, riches, islamophobes, vous choisissez.
Lorsqu'on lira ces lignes on saura si les électeurs ont récompensé la Première ministre anglaise pour sa lucidité ou s'ils l'ont sanctionnée pour son incapacité à les protéger. Mais à en juger par les réactions outragées suscitées par son discours, elle a frappé là où ça fait mal en déclarant : l'extrémisme sera vaincu seulement « lorsque nous aurons détourné l'esprit des gens de cette violence et leur aurons fait comprendre nos valeurs britanniques pluralistes qui sont supérieures à tout ce que proposent les prêcheurs de haine et ceux qui les soutiennent ». Enough is enough, trop c'est trop !, a-t-elle martelé. Bien sûr, il y a un risque que ce genre de proclamation apparaisse après-coup comme une vaine rodomontade. N'empêche, des valeurs supérieures ! On aimerait entendre ce genre de bravade dans la bouche du président Macron. Et on aimerait croire qu'il a pris conscience de la gravité de ce qui se passe dans les zones de non-France, qui ne cessent de s'étendre à deux pas de chez vous et moi. En effet, le multiculturalisme à la française n'est guère plus vivable que son ancêtre britannique. Il peut passer pour non-violent, mais il est de plus en plus rarement pacifique, sauf à considérer que l'intimidation soit une méthode pacifique de prise du pouvoir. Encore les Brits peuvent-ils revenir sur des droits accordés et des accommodements établis. Chez nous, où l'État prétend toujours ne voir qu'une seule tête, et certainement pas des communautés, le multiculturalisme a avancé clandestinement et sans jamais faire l'objet, bien sûr, de la moindre délibération démocratique. Personne, et surtout pas les immigrés de la première génération, n'a voulu la fin du modèle français d'assimilation que Michèle Tribalat analyse dans une nouvelle édition de son livre sur le sujet, tout juste arrivée sur ma table{56}. Sans doute cet abandon a-t-il été théorisé par quelques conseillers d'État qui ont inventé la chatoyante expression de « diversité », puis vulgarisé par quelques journalistes et autres militants-chercheurs, enchantés de voir se défaire toutes ces pesanteurs ennuyeuses, mais dans le fond, les gouvernants n'ont fait qu'accompagner le cours naturel des choses en les saupoudrant de rhétorique humanitaire. L'immigration de masse et les paraboles ont fait le reste.
Peut-être faut-il préciser, une fois encore, que le multiculturalisme ne résulte pas de la joyeuse coexistence sur le même sol d'individus venus de cultures différentes, mais de la concurrence de plusieurs normes anthropologiques, culturelles, sociales et donc civiques. Il y a une façon d'être communautaire qui pose un défi à la communauté nationale. L'intellectuelle franco-tunisienne Hélé Béji y voit une différence de temporalités : « De nombreux musulmans pensent comme Bossuet dans un pays qui pense comme Voltaire », écrit-elle{57}. En attendant, cette différence est de plus en plus conflictuelle, et le déni de ce qui se passe de plus en plus insupportable.
Aussi terrible que soit le crime fanatique de Kobili Traoré, il est l'expression, paroxystique mais certes pas isolée, du choc des cultures tel qu'il existe, non pas dans l'imagination des marchands de sable, mais dans la vraie vie de quartiers de plus en plus nombreux de nos villes. Le multiculturalisme au quotidien, ce n'est pas toujours Sarah Halimi, ni Manchester ou Londres. Mais c'est souvent La Chapelle-Pajol. Ah oui, ça aussi, c'est un fantasme. Le 18 mai, Le Parisien publie un article sur ce quartier de Paris où, apprend-on, « les femmes sont chassées des rues ». Branle-bas de combat de la fine fleur du journalisme islamo-nigaud, de Télérama au Bondy Blog en passant par France Inter et Mediapart, qui se rue à La Chapelle pour démontrer que tout est faux, puisque nous, on a croisé des femmes. Rectification du Parisien qui ne dit plus « les femmes », mais « des femmes ». Triomphe du camp du Bien qui brandit des femmes très contentes de vivre dans ce quartier merveilleusement métissé. Sur France Inter, une invitée de l'humoriste en chef explique que, « partout dans le monde et particulièrement en France, la rue appartient aux hommes ». Bien sûr, personne ne s'insurge, mais les deux animateurs sont belges, ils ne doivent pas savoir. Dans Télérama, Laurence de Cock et l'anthropologue Régis Meyran expliquent dans un fatras plénélo-bourdivin que ces « paniques identitaires » sont forgées et manipulées par les dominants – pour maintenir un ordre injuste. Si aucune femme libre (et habillée dans le style afférent) ne peut traverser un quartier où les gens de culture musulmane sont majoritaires, cela n'a évidemment rien à voir avec la conception de la femme dans l'islam et tout avec la pauvreté et le racisme. D'ailleurs, souligne Meyran, finaud, « on va montrer des cafés sans femmes à Sevran, sauf qu'au fin fond de la Creuse il n'y a pas beaucoup de femmes dans les cafés non plus ». Et après qu'Alain Finkielkraut a recommandé à Marlène Schiappa la lecture de La France soumise, ouvrage coordonné par Georges Bensoussan, la même de Cock s'étrangle au prétexte qu'il conseille « un livre d'extrême droite » – vous avez bien lu. L'infatigable Caroline de Haas propose pour sa part d'élargir les trottoirs, ce qui est aussi amusant que le conseil de la maire de Cologne demandant aux Allemandes de s'habiller de façon moins tentante. Quant à Marlène Schiappa, elle semble trouver plus urgent d'insulter Alain Finkielkraut ou de permettre aux Femen d'exhiber leurs seins à Notre-Dame que d'aider les habitantes de La Chapelle-Pajol et des autres territoires perdus à s'habiller comme bon leur semble.
Les femmes ne sont pas, loin s'en faut, les seules victimes de cet ordre que l'on qualifiera, faute de mieux, d'islamo-délinquant et qui, loin de protéger le minoritaire, le faible, le dissident, les montre du doigt. Mais elles sont en première ligne. Comme l'écrit Daoud Boughezala, « dans le XVIIIe, comme d'ailleurs à Sevran et tant d'autres territoires occupés de la République, ce sont les femmes qui trinquent, ou plutôt qui ne trinquent pas ». Parce qu'elles sont plus vulnérables : Sarah Halimi n'a peut-être pas été attaquée en tant que femme, mais son meurtrier ne s'en est pas pris à un homme. Ensuite, la liberté des femmes est probablement ce que nos ennemis haïssent le plus chez nous. Ce n'est pas l'islam radical qui pourrait causer notre déclin, mais le fait que, face à lui, nous soyons incapables de faire front pour la défendre.
Juillet 2017
Toujours plus citoyenne, écologique, sportive et participative, Paris est devenue une non-ville.
Je ne sais pas qui a dit que Paris serait toujours Paris mais il s'est sacrément planté. Quelques décennies de grands projets, d'expérimentations urbaines et d'idées fumeuses auront suffi à transformer presque complètement la ville de Gavroche et de Proust en terrain de jeux pour bobos innovants et touristes pressés. Philippe Muray, qui est certainement l'un des meilleurs chroniqueurs des saccages parisiens de la fin du XXe siècle (et sans conteste le plus drôle), observait que « la plupart des choses nouvelles, de nos jours, se cachent derrière les anciens noms ». Bientôt, les humains de dernière génération ne sauront plus qu'il y avait avant, à la place de ce conglomérat de commerces, bureaux et musées, ce simulacre qu'on appelle encore Paris, une vraie ville, pleine de miasmes et d'opportunités, de recoins oubliés et de vitrines éclairées, de possibilités d'intrigues et de promesses de rencontres. « Les sortilèges de Paris, écrit Antoine Blondin, tiennent aux monuments et aux sites, mais également à cette impression, qui vous envahit soudain, au débouché d'une rue banale, que le système nerveux du monde passe par là. » Peut-on penser sans éclater de rire que « le système nerveux du monde passe par là » quand ce sont des hordes de cyclistes coiffés de leurs casques ridicules qui passent sous vos fenêtres ? Quel cœur palpite sur le boulevard Saint-Michel, principal axe de notre célèbre quartier latin, désert dès 20 heures parce qu'il n'y a plus un bistrot et encore moins de librairies entre les boutiques de fringues ? Et quelle tuyauterie a accouché du panneau d'information planté place du Panthéon et ainsi rédigé : « Sur le plan du paysage, il s'agit de respecter la conception minérale, tout en la réinventant. Spatialement, la symétrie, les percées visuelles et l'équilibre général de la place sont des équilibres à respecter » ? L'irrésistible prose de la municipalité était destinée à vendre le projet de piétonnisation qui, après celle de la République, devait concerner sept places parisiennes. Sans doute faut-il punir encore un peu plus les automobilistes et, au passage, créer partout des lieux où 100 Nuit debout pourront s'épanouir. En présentant le projet, la maire, la plus grande fabricante d'embouteillages du pays, a expliqué qu'il visait à « donner plus de place à celles et ceux qui ont envie de vivre dans une ville plus pacifiée, avec moins de voitures et moins de stress. » On sait ce qu'il en est{58}. Mais si une ville, justement, n'était pas une terre de paix, ni une destination « Bien-être », mais une zone de conflits, de fractures, d'antagonismes ? Et si on voulait un peu de voitures et de stress, histoire d'être bien sûr qu'on n'est pas à la campagne ? En tout cas, face à la révolte des habitants du Ve, emmenés par la maire de l'arrondissement Florence Berthout, l'Hôtel de Ville a prudemment retiré le Panthéon de la liste des places à réinventer.
Vous vous demandez de quels saccages il est question, alors que la ville de Paris est devenue l'une des premières destinations touristiques au monde ? C'est bien le problème et il ne tient pas seulement aux centaines d'autocars qui sillonnent la ville et stationnent sur ses plus beaux sites sans se soucier d'ailleurs de la religion municipale sur la pureté de l'air que nous respirons.
Les défenseurs du patrimoine le savent, derrière quelques sublimes vitrines de l'art français, une grande partie du patrimoine parisien, celle qui n'est pas visible des Bateaux-Mouches mais que l'on découvre en flânant ou en poussant la porte d'une église, est abandonnée, menacée d'être détruite et remplacée par des résidences de luxe ou des logements sociaux, quand elle ne fait pas l'objet d'une demande de surélévation, la dernière mode des architectes. C'est ainsi que, passant outre l'avis de la Commission du Vieux Paris, instance consultative qui se prononce sur les demandes de permis de construire, la mairie a autorisé la construction de plusieurs étages au-dessus d'une façade Art déco, rue Marcadet. Décision d'autant plus atterrante, souligne un membre de la commission, que le bâtiment bénéficiait de la protection de la ville, créée lors de l'adoption du nouveau PLU (Plan local d'urbanisme) en 2016.
Surtout, une ville qui ne cesse de s'apprêter pour les touristes, pour les supporters qui en sont l'un des avatars les plus destructeurs, ou pour les fashion-weekers, fait penser à une femme qui ne sortirait qu'en tenue de soirée et outrageusement maquillée. Au début, on trouverait peut-être cela charmant ou audacieux, mais très vite ce serait lassant, on aurait envie de voir son vrai visage, de pouvoir y déceler les traces du temps. Eh bien, j'en ai assez de voir Paris en tenue de soirée, d'autant plus que c'est plus souvent du bas de gamme que de la haute couture. J'ai envie de voir Paris en bleu de travail, parfois même en tenue d'intérieur, habillée juste pour vous et moi.
Admettons, mais on ne va pas interdire la plus belle ville du monde aux touristes. Nul ne songe à commettre un tel crime contre l'humanité, qui déclencherait à coup sûr une action armée contre la France. Du reste, ça ne changerait pas grand-chose, car la grande mutation, celle des habitants, a eu lieu depuis longtemps, comme l'avait bien compris Muray, encore lui, pardon. Évoquant la victoire de Bertrand Delanoë à la Mairie de Paris, en 2001, il écrivait : « Delanoë n'a mis la main que sur des ruines où les derniers humains rasent les murs et où ceux qui se montrent si fiers de vivre sont de toute façon des touristes. » La transformation urbaine a-t-elle produit une nouvelle humanité ? En tout cas, en un siècle Paris a été le théâtre d'un grand remplacement. Repoussées vers les faubourgs par Haussmann, les classes populaires avaient quasiment quitté Paris à la fin des années 1950, souvent attirées, du reste, par le confort moderne de la banlieue. Depuis, seuls les bénéficiaires de logements sociaux ont pu revenir – comme le dit Guilluy, il faut bien du petit personnel pour faire tourner la machine et garder les enfants des cadres. Les classes moyennes, qui n'ont pas accès aux HLM, ont pratiquement disparu. Pour faire court, donc schématique, il reste à Paris des riches et des pauvres pour les servir.
Ce changement de peuple parisien vient de loin, de plus loin en tout cas que l'arrivée à l'Hôtel de Ville d'héritiers de Jack Lang. En 1966, quand Louis Chevalier, professeur au Collège de France publie Les Parisiens, il parvient encore, en évitant de passer à proximité des grands chantiers comme celui des Halles, à se raconter que quelque chose du Paris d'avant résistera. Dix ans plus tard, il publie L'Assassinat de Paris. Et en 1985, en avant-propos à la nouvelle édition de l'ouvrage, il observe avec mélancolie « la disparition, l'effacement dans les souvenirs, dans les esprits, l'engloutissement dans les abîmes de l'oubli de ce qui était hier encore “la ville merveilleuse” que vante La Bruyère, “la ville des villes” de Victor Hugo », et conclut : « Une rupture avec le passé comme je n'en connais pas d'autre dans l'histoire de Paris. » C'est qu'en vingt ans, avec leurs dalles hors sol qui ont déchiré le tissu urbain de l'Est parisien à La Défense en passant par le Front de seine, les grands programmes lancés par le préfet Delouvrier (qui voulait, paraît-il, tracer une autoroute allant de la porte d'Orléans à celle de la Chapelle) ont considérablement et irrémédiablement changé la physionomie de la capitale. Il s'agissait déjà, rapporte Jean-Pierre Garnier dans sa postface de 1985, « d'ancrer Paris dans le troisième millénaire ».
C'est à ce moment-là que s'accélère la substitution des nouveaux Parisiens aux anciens, observe Garnier :
C'est, en effet, principalement au profit des “battants” et des “performants”, designers dans le vent, modélistes “in”, architectes d'intérieur “créatifs”, bref “innovateurs” et “découvreurs” en tous genres de l'ère “info-culturelle”, que s'effectue la “reconquête” de l'Est parisien dans les années 1980. “La France qui gagne”, [....] c'est la France qui gagne de l'argent et qui, à Paris, gagne du terrain en grignotant, îlot par îlot, appartement par appartement, les derniers morceaux qui subsistent du Paris populaire.
La mégalomanie de la table rase a initié la transformation. Le marché a fait le reste, les municipalités ayant surtout, dans le fond, accompagné un mouvement qu'elles n'avaient pas les moyens d'enrayer, en eussent-elles eu la volonté. Il est cependant fâcheux que, sous Anne Hidalgo, la ville ait cédé pas mal de terrains, au risque d'alimenter la spéculation plutôt que de construire elle-même par l'intermédiaire de ses innombrables sociétés d'aménagements comme c'était de tradition à Paris.
Dans le fond, Delanoë et Hidalgo n'ont fait, que parachever la transformation initiée par d'autres. Mais en mettant des mots sur les idées qui flottaient dans l'air, ils ont inventé l'idéologie qui va avec la nouvelle ville, laquelle a produit la novlangue dont on a vu quelques échantillons. Le cœur de cette idéologie, c'est la positivité. Plutôt que de parler de restauration, ou de simple adaptation, on dira que la ville bouge et surtout qu'elle se réinvente, de même que la Seine, les places ou la vie elle-même. Pour le grand bonheur des promoteurs qui veulent gagner de l'argent, des architectes qui veulent faire un geste architectural, des animateurs culturels qui veulent faire la fête, sans oublier les annonceurs qui rêvent des JO. « Paris, point le plus éloigné du Paradis, n'en demeure pas moins le seul endroit où il fasse bon désespérer », disait Cioran. Paris est désormais un endroit où il faut au contraire espérer, aimer l'avenir, écrire demain. Beaucoup trop près du Paradis, penserait Cioran.
Mais ne soyons pas bêtement nostalgique, les néo-humains à roulettes sont certainement enchantés par toutes les possibilités que leur offre ce Paris colorisé et remastérisé. Grâce à Paris Plages, ils se sont réconciliés avec la Seine, raconte Muray :
Il paraît que jusqu'alors, le Parisien tournait le dos à la Seine, ses eaux noires moirées de mazout et ses courants d'air. De temps en temps, il s'accoudait au parapet pour regarder un suicidé en train de gagner le large avec nonchalance. C'est tout ce qu'il avait comme distraction. Quel chemin parcouru depuis. Maintenant, il peut bronzer en bordure de concept et s'initier à la fabrication de nos marins dans une station balnéaire non figurative où tout est stylisée, le sable, les pelouses, les oriflammes, les nœuds marins, les murs d'escalade, sa propre personne. Exactement comme dans un quartier piétonnier [...]. Le réaménagement abstrait du territoire est en train de forger son peuple.
Une fois réconcilié avec son fleuve, le Parisien pourra « favoriser les mobilités douces » en participant à La journée sans ma voiture. Et ils seront des milliers « à investir toutes les rues de Paris, à travers des modes de déplacements et des pratiques à la fois conviviaux et respectueux de l'environnement » – plus que de la langue française, c'est indéniable. Quand ils en auront marre de la convivialité et du respect, ils pourront apporter leur brin d'herbe à la grande entreprise de notre maire à tous, Anne Hidalgo, la végétalisation. Attention, c'est autre chose que le prosaïque « espaces verts » ou le classique « parcs et jardins ». À la fois « innovante » et « citoyenne », les deux mamelles du futur désirable, la végétalisation est un projet global, qui consiste à « développer la nature en ville ». Ambition oxymorique si on considère que la ville, précisément, n'est pas la nature – et accessoirement, que nos ancêtres ont dû batailler ferme contre la nature pour édifier des villes. Bien entendu, la nature dont il est ici question n'est qu'un ersatz kitsch de ce que nous appelons nature. Peu importe, chacun peut donc « jardiner sur son balcon ou dans la rue, participer à l'aventure des jardins partagés et de l'agriculture urbaine ». Afin que les végétaliseurs puissent se rencontrer entre eux, la plateforme numérique et collaborative Végétalisons Paris, lancée le 27 juin, jouera le rôle de « réseau social local autour des enjeux de végétalisation ». On aimerait rencontrer les fonctionnaires payés pour pondre ce salmigondis : l'Hôtel de Ville a, sous toutes les latitudes politiques, vocation à recycler les copains sortis des cabinets ministériels, il faut bien les occuper. « Et puis, il y a une compétition de précieux ridicules qui s'agitent autour de la maire, raconte un agent des services techniques. C'est à celui qui trouvera l'idée la plus dingue, la plus boboïsante. Et ensuite, c'est nous qui devons assurer la réalisation, l'entretien et la maintenance. » Pour que chacun puisse exercer son imprescriptible droit de jardiner en ville, les mairies d'arrondissements doivent désormais mettre des kits de jardinage à la disposition de leurs administrés. Ces kits, quand ils existent, rouillent dans des coins dont ils ne sortent jamais.
On dépeint souvent le Parisien comme un rebelle, il est d'une surprenante docilité. Certes, la piétonisation des voies sur berges de la rive droite, qui a considérablement aggravé la congestion de la capitale, suscite plus que des grognements. C'est que la maire a pratiquement fait un coup de force, comme le reconnaît cet agent municipal. « On craignait que Fillon soit élu et qu'il revienne sur la décision de fermeture, alors on a profité de travaux qui étaient prévus pour rendre les choses irréversibles. Mais du coup, on n'a pas pu se préparer. » Hormis ce léger ratage (pour lequel la maire me doit les heures de vie perdues dans les embouteillages), les Parisiens ne se révoltent pas plus contre les innombrables fêtes qui occupent bruyamment l'espace public, la nuit de préférence, ou les fan-zones que contre les grands discours merkeliens de la maire qui aboutissent à créer des campements sauvages et insalubres sans que la ville ait l'ombre d'une solution à proposer aux migrants. Notez qu'on leur demande leur avis. Chaque année, ils doivent décider à quoi servira le budget participatif : 5 % du budget de la ville affectés à des projets proposés et choisis par les citoyens. En 2015, 67000 personnes ont voté, dont 62 % par internet. Et ce chiffre misérable représentait, triomphe la mission Participation citoyenne qui propose par ailleurs des formations à la parisianité, une augmentation de 67 % par rapport à l'année précédente. Si on ajoute que toute personne sachant lire est autorisée à voter, on mesure l'enthousiasme populaire. Du reste, les mairies d'arrondissement qui sont chargées de l'organiser ont compris le parti qu'elles pouvaient en tirer : « Avec si peu de votes, observe un élu, il suffit de quelques dizaines de voix pour faire passer un projet. Donc on en profite pour faire passer la réfection de nos cours d'école. » Nettement moins chatoyant que des « projections de dessins accompagnés de mots d'auteurs jeune public contemporains sur des murs du quartier Mouffetard ».
D'accord, Rome ne s'est pas défaite en un jour. La vie concrète avec ses mystères et ses manigances a encore droit de cité dans la « Ville des villes ». La négativité aussi. Alors peut-être que le peuple de Paris n'a pas dit son dernier mot. Mais soyons honnête, il est peu probable, pour reprendre une formule de Garnier, qu'à la fin le commerce des hommes l'emporte sur le commerce des choses.
Septembre 2017
En janvier 2015, nous défilions pour le droit de déconner. Après l'attentat de Barcelone du 17 août, la Une de Charlie Hebdo – « islam, religion de paix éternelle » – a déclenché un tollé numérique.
Je m'étais promis de parler d'autre chose, par exemple de la lutte contre la touristophobie que mon ami Guillaume Erner veut mener{59}, accomplissant sans le savoir les prophéties de mon ami Philippe Muray. Les questions qui fâchent – islam, identité... – pouvaient bien attendre, d'autant plus que le caractère répétitif des faits défie le commentaire – et qu'on nous accuse d'être obsédés par ces sujets (sans raison puisque tout va bien).
L'effroyable attentat de Barcelone a suscité le cycle rituel connu : sur fond d'ours en peluche et de bougies, la compassion et la douleur font taire la colère, tenue pour suspecte, avant de recouvrir les faits et les analyses qu'ils pourraient nourrir. Un article-fleuve de Libération nous apprend que le déni est un fantasme d'extrême droite (et pas seulement, suivez mon regard vers la mauvaise gauche laïque). Il est vrai qu'en bientôt trois ans, on a progressé : même Emmanuel Macron prononce, de temps à autre, le mot « islamiste ». Mais si on admet que les terroristes sont islamistes, on s'empresse d'expliquer bruyamment que cet islamisme n'a rien à voir avec l'islam et que seule une déplorable coïncidence phonologique fait croire le contraire. « La preuve que le djihadisme ne concerne pas une religion, c'est qu'il y a 25 % de convertis », a expliqué un éminent chercheur à un Nicolas Demorand enchanté. Que le quart de djihadistes nés infidèles se soient convertis à cette religion-là suggère plutôt un rapport, me semble-t-il. Cela ne signifie pas que l'islam et le djihadisme soient la même chose, mais impose d'admettre une évidence, qui est que le deuxième est issu du premier, même s'il en représente une infime minorité. Et on voit mal en quoi le fait qu'il fasse des victimes musulmanes permettrait de dés-islamiser les assaillants. Surtout, ce terrorisme prospère au sein d'une fraction plus large de l'islam européen, qui pratique en quelque sorte un djihad mental et déteste pacifiquement ses pays et leur mode de vie qu'elle rêve d'islamiser. Ce fondamentalisme non-violent – si on considère que l'intimidation n'est pas une violence –, met au défi notre conception de la vie collective. Et c'est devant lui que médias, experts et politiques ne cessent de s'incliner en le dédouanant.
Et pourtant, ce qui m'a décidée, chers lecteurs, à vous en parler encore au risque de faire voler les assiettes, ce n'est pas la nouvelle salve de rienàvoirisme occasionnée par l'attentat de Barcelone, ni même le spectacle d'une foule criant « Ni terrorisme ni islamophobie », qui fait écrire au journaliste Bernard de la Villardière que « demain, on nous expliquera que c'est la peur de l'islam qui alimente le terrorisme ». Non, ce qui m'enrage, c'est la bronca numérique déclenchée contre Charlie Hebdo après sa Une sur Barcelone – « Islam, religion de paix... éternelle ». Et aussi le fait que, à la courageuse exception de Manuel Valls, presque personne, à gauche, n'ait jugé utile de proclamer son amour de la liberté pour laquelle Charb, Cabu, Tignous et tous les autres sont tombés et que tous juraient, le 11 janvier 2015, de chérir et de protéger.
Souvenez-vous. Ils ne nous faisaient pas peur. Notre laïcité et notre droit de critiquer, de blasphémer et de déconner étaient nos biens les plus précieux. La France était le phare mondial de l'humour et de la liberté d'expression. Aujourd'hui, dès que l'on suggère l'existence d'un lien entre les terroristes et la religion dont ils se réclament, dès que l'on relève les expressions concrètes et multiples d'un séparatisme pudibond et sourcilleux, on a le droit, sur les réseaux sociaux, et parfois dans les tribunaux, à un festival de susceptibilité musulmane relayée par les belles âmes antiracistes, qui ne voient de mal que blanc et occidental. Pour cette nouvelle « affaire Charlie », le pompon de la soumission est conjointement attribué au crypto-insoumis Philippe Marlière, qui a fait part de sa « nausée », et à Stéphane Le Foll qui, face à Jean-Jacques Bourdin, s'est empressé de dénoncer « les amalgames très dangereux » et « l'irresponsabilité » des journalistes. Et ta sœur, elle est responsable ?
Riss, le patron de ces irresponsables, refuse de jeter l'éponge en dépit de la dureté de son existence sous surveillance policière. Dans un formidable édito, intitulé « Les autruches en vacances », il observe que « quelque chose a changé depuis le 7 janvier 2015. [...] Un travail de propagande est parvenu à distraire nos esprits et à dissocier ces attentats de toute question religieuse. [...] Curieusement, chaque fois que les intégristes musulmans commettent des crimes, on dresse autour d'eux un cordon sanitaire afin d'épargner à la religion de Mahomet la moindre critique ». Que ce constat soit fait par l'un des survivants du carnage du 7 janvier 2015 devrait obliger, ou a minima inciter, chacun à la décence. On a vu ce qu'il en était. À ce train-là, on dira bientôt « heureux comme en islamiste en France ».