Après un détour par son logement de fonction, où elle s’était fait chauffer une tasse de ce que l’on continuait d’appeler contre toute vraisemblance du café, Adrienne Lascours retourna à la salle de classe que les gamins venaient de déserter et ouvrit la porte pour accueillir les jeunes filles de l’enseignement ménager. Il était dans ses attributions de leur donner, une fois par semaine, des rudiments de couture et de tricot, d’hygiène domestique et de diététique.
— Bonjour, Mademoiselle Lascours, dirent-elles avec respect.
— Bonjour, Mesdemoiselles.
Elles entrèrent, Pauline, Mariette, Irma, Juliette… L’institutrice les connaissait toutes pour les avoir conduites jusqu’au certificat ou, du moins, le plus loin qu’elle avait pu, compte tenu de l’absentéisme, du manque de soutien familial ou de l’envie d’apprendre. Mademoiselle Lascours avait une affection particulière pour Pauline Casalès, et elle regretta, une fois de plus, l’intransigeance de sa belle-mère qui l’avait empêchée de s’inscrire au cours complémentaire à Meilhaurat. La jeune fille lui avait confié qu’elle souhaitait être postière. Son père était d’accord, mais Maria Casalès avait sifflé entre ses lèvres fines : Tu veux en faire une princesse alors que son frère continuera d’être un paysan ? Alors, il avait dit non pour avoir la paix, et depuis, Pauline travaillait à la métairie en attendant de trouver un mari qui lui aussi travaillerait dans une ferme. Au lieu de servir les clients derrière le comptoir d’un bureau de poste, souriante et bien mise, comme elle l’avait rêvé, elle soignerait les bêtes, préparerait la soupe et repriserait les bas de la maisonnée.
— Qu’est-ce qu’on fait, aujourd’hui, Mademoiselle ? demanda Mariette, impatiente de commencer.
— Avez-vous apporté de la laine ?
Elles en avaient toutes. Pour cela, elles avaient détricoté ce qu’elles avaient pu récupérer comme vieux chandails et elles étaient prêtes à réaliser le modèle que l’institutrice leur avait fait admirer la semaine précédente dans le numéro de septembre de Marie-Claire prêté par madame Maupas. Comme le prouvait la photo, le chandail était celui que portait Madeleine Sologne dans le film L’Éternel retour. Le magazine contenait aussi des conseils pour confectionner un chapeau de Paris avec quarante centimètres de tissu, des robes à la mode et même des sandales d’été à talons hauts. En ce qui concernait les chaussures, inutile d’essayer. À part le bois de la semelle, tout manquait : les semelles intérieures en liège, les trente centimètres de toile claire, les trente centimètres de toile foncée, la colle forte pour la doublure et les boucles nickelées. Par contre, les jeunes filles exécutaient les recettes de cuisine sur la gazinière du logement de fonction, un luxe que l’institutrice avait hérité d’une tante fortunée, une merveille de modernisme dont peu de gens jouissaient au village et qui les plongeait dans des abîmes de convoitise. Il n’y en avait pas une qui ne rêvât de posséder la même. Lorsque les ingrédients requis pour une recette manquaient, elles savaient faire preuve d’imagination. Ensemble, elles parvenaient toujours à trouver une solution qui, si elle s’éloignait du modèle, n’en était pas moins savoureuse.
Les filles du village n’auraient raté le cours du mardi pour rien au monde. Non seulement elles étaient contentes de franchir la porte de l’école en grandes qui n’étaient pas obligées de venir et ne risquaient ni punition ni devoirs supplémentaires, mais cette activité leur offrait une distraction, en un temps où il y en avait bien peu. Avec l’institutrice, qui était belle, intelligente et qui savait si bien se vêtir malgré les restrictions, elles avaient l’impression d’accéder à une classe sociale supérieure. C’était un peu comme si elles devenaient, l’espace d’une soirée, de jeunes oisives se réunissant pour papoter, parler chiffons et cuisine, dans une atmosphère non pas guindée, mais retenue, qui mettait ces réunions au-dessus de tout ce qu’elles pouvaient faire d’autre. Lorsqu’elles cuisinaient, elles mangeaient le plat confectionné dans les belles assiettes de porcelaine qui venaient aussi de la tante, et quand elles se consacraient à un ouvrage de couture ou de tricot, comme ce soir-là, mademoiselle Lascours leur servait une infusion, de la menthe le plus souvent, dans les tasses du même service. Elle allait même jusqu’à utiliser les sous-tasses, ce qui leur paraissait le comble du raffinement. Sur le plateau, ultime détail, trônait, bien qu’il fût vide, un sucrier en argent.
C’était, hélas, le dernier cours de l’année. Les foins commençaient, et ensuite suivraient les récoltes : le blé, les vendanges, le maïs, les châtaignes… Jusqu’à la fin d’octobre, ou même la mi-novembre, ces filles de paysans n’auraient plus de temps à consacrer à ce qui, dans leurs familles, était considéré comme un divertissement peu utile. Le chandail, ce soir, elles ne feraient que le commencer. Il s’agissait de prendre les mesures et déterminer pour chacune, en fonction de la grosseur de la laine et de son tour de taille, combien de mailles il fallait monter. Ce serait leur ouvrage de l’été, qu’elles emporteraient en allant garder les vaches et finiraient pour l’hiver.
Elles s’affairèrent à tricoter leur échantillon tout en commentant le sujet du jour : le meurtre du garde champêtre. Pauline, qui aurait préféré l’oublier, fut assaillie de questions. Elle les déçut en leur apprenant qu’elle n’avait vu qu’un sabot. L’institutrice comprit, à l’expression de certaines d’entre elles, qu’elles auraient facilement surmonté leur dégoût pour regarder le cadavre. Quand Pauline eut dit le peu qu’elle savait, c’est-à-dire qu’il avait été tué d’un coup de fusil au visage dimanche ou lundi, elles passèrent à l’autre sujet d’intérêt capital : le neveu d’Adèle Fourment. Là encore, c’était Pauline qui avait été aux premières loges, mais là aussi, elle déçut.
— Raconte, Pauline ! Tu lui as parlé ?
— Non, je ne lui ai pas parlé. À table, il a simplement répondu aux questions. Il a expliqué qui il est et d’où il vient. C’est tout ce que je peux vous dire.
— Eh bien, dis-le-nous ! C’est exactement ce qu’on te demande.
L’absence providentielle de Marie-Thérèse Monestié leur permit de partir des renseignements fournis par Pauline pour se lancer sur Joséphine Fourment et la probable paternité du père ou du grand-père de leur camarade, une histoire qu’elles connaissaient toutes.
— Finalement, conclut Juliette, d’une certaine façon, il est d’ici. C’est drôle qu’il ne ressemble pas aux garçons du village : ils sont tous plus petits et plus trapus que lui. Son seul point commun, c’est qu’il est brun. À part ça…
— Et il est plus beau, dit Irma.
— Je ne trouve pas, rétorqua vivement Juliette pour qui personne n’égalait le fils Burgat, qu’elle couvait d’un regard énamouré depuis sa plus tendre enfance.
Mariette ne résista pas au plaisir de la taquiner.
— Je ne suis pas d’accord. Compare avec Roger, par exemple.
— Comment, Roger ? répliqua-t-elle, indignée. Qu’est-ce qu’il a de plus que Roger ?
— D’abord, vingt centimètres, s’esclaffa la moqueuse.
Pauline vit que Juliette était fâchée et elle intervint pour faire diversion.
— Et vous, Mademoiselle Lascours, qu’en pensez-vous ?
— Je n’ai pas eu l’occasion de le rencontrer.
— Comment ça ? Vous êtes sa voisine.
— Ça ne s’est pas trouvé. Mais je suppose que je le verrai demain : c’est le jour d’ouverture de la mairie et il faut qu’il vienne s’y faire inscrire.
— Il a les yeux bleus, précisa Mariette. Je vous garantis qu’il vous plaira.
— Moi, les bruns, je les préfère avec des yeux noirs, dit Juliette prête à en découdre. Les yeux bleus, ça ne va bien qu’aux blonds.
— Je me demande, glissa Irma, que les considérations esthétiques passionnaient moins que les ragots, s’il se passera quelque chose avec les Monestié. Il est peut-être venu pour se venger.
L’hypothèse les excita, et mademoiselle Lascours, qui en avait assez des commérages, eut du mal à les faire parler d’autre chose. Lorsqu’elles partirent, elle les invita à revenir consulter le modèle si elles en avaient besoin. Elle ne quitterait pas Fontsavès pendant les vacances, à part une semaine en août qu’elle passerait dans sa famille.
Quand elle ferma la porte de l’école derrière les jeunes filles, l’institutrice s’aperçut qu’elle avait faim, mais elle jeta un coup d’œil à sa montre et vit qu’il était déjà neuf heures vingt. Tant pis pour le repas : si elle ne voulait pas rater l’émission de radio, elle devait se rendre tout de suite chez Fourment. Elle ne prit que le temps d’arranger ses cheveux et de mettre du rouge à lèvres.