Adrienne Lascours vérifia qu’il ne traînait pas dans les parages quelque villageois attardé, traversa la cour de récréation silencieuse et le jardin de l’école puis franchit la haie d’aubépines qui la séparait de chez Adèle Fourment. Le passage qui y avait été ménagé était juste à sa taille et elle devait faire attention de ne pas déchirer sa robe aux branches hérissées d’épines de la clôture végétale. Le trou dans la haie était caché, côté école, par une touffe de buis, et côté Fourment, par la cabane des latrines, de sorte que personne ne pouvait deviner qu’il était possible de passer incognito d’une maison à l’autre. L’institutrice cogna et la porte s’ouvrit sur Adèle qui la fit entrer.
— Dépêchez-vous : ils sont en haut, c’est presque l’heure.
— Vous ne venez pas ?
Elle haussa les épaules.
— Avec le brouillage, je n’y comprends rien. Vous me résumerez.
Adrienne s’engagea dans l’escalier qui menait à l’étage, puis elle prit l’échelle du grenier. Parvenue au plafond, elle frappa deux coups rapides suivis d’un troisième à quelques secondes d’intervalle, et une trappe, en se soulevant, fit apparaître une vague clarté. Une main se tendit pour l’aider à franchir les derniers barreaux : celle d’Henri Lasbordes. Lorsqu’elle fut à l’intérieur du grenier et que la trappe fut refermée, il lui présenta l’homme qui avait tellement intéressé les jeunes filles de l’enseignement ménager.
— Jacques Duprat, le neveu d’Adèle.
José, qui réglait la radio et l’avait saluée sans relever la tête, fit entendre un léger ricanement.
Le facteur lui réexpliqua patiemment ce que sa mère lui avait déjà dit :
— Le meilleur moyen de ne pas se couper, c’est de toujours répéter la même chose. On finit par oublier que ce n’est pas vrai et on ne risque plus rien.
N’attendant pas de réponse, il revint à ses présentations.
— Mademoiselle Lascours est l’institutrice du village et la secrétaire de mairie. À la mairie, elle apprend beaucoup de choses utiles et…
José l’interrompit :
— Chut ! Ça commence !
Une fanfare retentit, qui fit sursauter le facteur.
— Baisse le son, José ! Tu vas nous faire repérer.
Il obtempéra, et ce fut un ton plus bas que la voix d’André Gillois emplit le grenier. Lointaine, mais nette, elle lança solennellement l’indicatif : Les Français parlent aux Français. Honneur et Patrie. Aujourd’hui, 270e jour de l’invasion de la forteresse européenne et 1437e jour de la lutte du peuple français pour sa libération. Aussitôt après, le brouillage commença : par-dessus la voix de Gillois, on en entendait une autre, destinée à couvrir la première. L’institutrice prenait des notes en sténo à toute vitesse sur un cahier d’écolier. Jacques Bélanger profita de la concentration de ses compagnons pour les observer : José maniait les boutons du poste avec la dextérité d’un vieux professionnel et parvenait à obtenir la meilleure qualité de réception possible. Il était entièrement pris, et son visage d’ordinaire renfrogné montrait le plaisir qu’il éprouvait à manipuler son installation : tout était bricolé et personne d’autre ne devait être assez habile pour faire fonctionner cet appareil de fortune. Aucun doute, le gamin était doué. Après la guerre, il pourrait faire des études d’ingénieur s’il le souhaitait, mais il lui faudrait surmonter son manque de sociabilité, et de cela, Jacques n’était pas sûr qu’il fût capable.
Au sujet du facteur, l’émissaire de Londres était en train de réviser son jugement : cet homme qui lui avait paru superficiel, bavard et inconséquent cultivait une image le faisant passer pour inoffensif, ce qui était une excellente couverture. La prudence dont il avait fait preuve au café était devenue évidente pour Jacques quand il lui avait raconté l’affaire des lettres anonymes dont il n’avait soufflé mot à ses amis : il parlait beaucoup, mais ne disait que ce qu’il voulait bien.
Quant à l’institutrice, le jeune homme ne savait rien d’elle, à part qu’elle était agréable à regarder : brune, comme toutes les filles de la région, elle avait la peau mate, ce qui ne la différenciait pas non plus des autres. C’était plutôt son maintien qui la distinguait du commun : bien qu’elle se tînt parfaitement droite, le moindre de ses mouvements montrait la souplesse de son corps délié. Elle était tellement absorbée par sa tâche qu’il put observer à loisir le visage aux pommettes hautes, les yeux noirs et la bouche généreuse avivée d’une trace de rouge à lèvres. Elle écrivait, assise sur une vieille chaise, et sa robe, qui remontait au-dessus des genoux, laissait voir des jambes fines mais musclées. Le décolleté en pointe et le corsage ajusté mettaient en valeur sa poitrine un peu forte. Le regard de Jacques s’y attarda avec complaisance. Quand il s’en rendit compte, il détourna les yeux, confus à l’idée qu’elle aurait pu s’en apercevoir et en être gênée.
L’émission terminée, ils remercièrent José et quittèrent le grenier par le chemin qu’ils avaient pris pour venir. Il y avait une autre issue, qui menait à l’atelier, et avait été indiquée à Jacques pour le cas où il aurait besoin de s’éclipser en vitesse. Dans la cuisine, Adèle Fourment les attendait avec du tilleul.
Adrienne Lascours commenta ce qu’ils venaient d’entendre d’un ton légèrement voilé qui ajoutait à sa séduction :
— Les conseils à suivre lors du débarquement sont de plus en plus nombreux et précis, ce qui laisse supposer qu’il va avoir lieu bientôt.
Elle consulta le cahier où elle avait pris des notes :
— Il a dit : La date des opérations, nous ne la savons pas plus que vous. Mais dites-vous bien qu’elles peuvent commencer à tout moment.
— À tout moment, répéta rêveusement Adèle, on a du mal à y croire depuis le temps qu’on attend.
— Vous en savez plus que nous à ce sujet ? demanda l’institutrice à Jacques.
— Non. Personne ne connaît ni le jour ni l’endroit, répondit-il, à part ceux qui ont pris la décision. Les soldats eux-mêmes n’en seront informés que lorsqu’ils seront en mer. Mais il est sûr que ça approche : on m’a envoyé pour aider les résistants à être opérationnels au plus tôt.
— Et ils le seront ? demanda encore l’institutrice.
— Pour le moment, je ne peux pas y répondre : à peu de chose près, vous êtes les seuls que j’ai rencontrés.
— Oh, moi, je ne compte pas, dit la jeune femme. Ce que je fais n’a pas grande importance.
— C’est faux, s’insurgea Lasbordes. C’est vous qui retranscrivez les émissions de Londres et qui les ronéotypez pour qu’on puisse les faire circuler. Vous comprenez, dit-il à Jacques, très peu de gens ont un poste pour les écouter : il n’y a que le centre du village qui a l’électricité.
Devant l’étonnement du jeune homme, il précisa :
— Elle vient du moulin : c’est le meunier qui la produit.
— Et au château, ils ne l’ont pas ?
— Si. Mais le maire a dû financer lui-même l’installation de la ligne. Il est le seul à en avoir les moyens à Fontsavès.
Puis il se tourna de nouveau vers l’institutrice.
— Et puis, ce que vous accomplissez à la mairie, c’est pas important, peut-être ? Imaginez que demain, quand Jacques va se faire inscrire, il y ait Félicité Burgat, qui voulait être secrétaire à votre place. Elle en poserait des questions, cette fouine, et elle pourrait écrire un rapport qui tomberait dans les mains de la milice. Moi, je trouve que vous êtes plus importante que bien des coqs de village qui sont dans le maquis parce qu’ils croient que c’est un jeu. C’est pas vrai, Adèle ?
— Vous exagérez beaucoup, coupa l’institutrice, mais admettons. Parlons plutôt du meurtre : il va rendre difficile l’action de monsieur Duprat.
— Je vous en prie, intervint Jacques, appelez-moi par mon prénom. Cela me facilitera les choses vu que c’est vraiment le mien.
— D’accord. Et vous, appelez-moi Adrienne. Mais pas en dehors d’ici, bien entendu.
— Cette Félicité Burgat dont vous avez parlé, demanda Jacques à Lasbordes, je risque de la rencontrer ?
— Oh oui. Elle habite juste à côté : c’est la femme du postier.
— Votre supérieur ?
— C’est ça.
— Je crois qu’il est urgent que vous me donniez des précisions : parmi ceux que je connais déjà, de qui dois-je me méfier ?
Lasbordes réfléchit un instant.
— De tout le monde. C’est le plus simple.
— Il faut pas exagérer, protesta Adèle.
— En fait, c’est un peu compliqué, expliqua l’institutrice : dans certaines familles, il y a des gens des deux tendances.
— Vraiment ? s’étonna Jacques. Comment peuvent-ils cohabiter ?
— C’est très simple : en s’ignorant. La plupart des garçons du canton qui sont dans la vingtaine font partie du maquis. Vous en avez déjà vu quelques-uns.
— Oui, soupira-t-il. Roger.
Elle émit un petit rire.
— Ils ne sont pas tous du même acabit, mais je dois admettre qu’il est assez représentatif des éléments les plus jeunes.
Lasbordes prit le relais :
— Dans certains cas, non seulement les parents sont d’accord, mais impliqués ; dans d’autres, ils le savent, désapprouvent, mais ne disent rien de peur de créer des ennuis à leur fils, et il arrive aussi qu’ils ne s’en doutent pas. Par exemple, pour ce qui est de mes compagnons de manille : chez Coustet, le chef de gare, toute la famille marche ensemble. Même le petit, qui n’a pas douze ans, porte parfois des messages. Chez Burgat, le postier, c’est plus compliqué : le père affiche la neutralité et la mère est une farouche adepte du Maréchal. Le jour où elle apprendra que son précieux Roger est dans le maquis, elle va avoir une attaque.
— Ce sera bien fait pour elle, dit Adèle avec rancune.
— C’est sûr qu’elle ne vaut pas cher, approuva le facteur. Quant au buraliste, il a un petit boulot pépère et il ne veut pas d’emmerdements. Vu qu’il n’a pas d’enfant, rigola-t-il, ça l’aide à ne pas en avoir.
— Et chez Maupas, il y a des enfants ? demanda Jacques.
— Ils ont une fille qui est à Toulouse en ce moment. Elle ne sait rien.
— Le maire m’a dit que Pauline distribue des tracts. Pourquoi ne vous en chargez-vous pas avec le courrier ?
— Parce que le château marque la limite de ma tournée et le collègue qui fait la tournée voisine préfère Pétain à de Gaulle.
— Tous ces garçons, comment font-ils pour disparaître sans que leurs parents s’en inquiètent ou posent des questions ?
— Chacun doit avoir sa méthode, mais j’imagine qu’ils font semblant de courir les filles, supposa Adèle. C’est de leur âge et ça paraît normal.
— Le forgeron, il est de quel bord ?
— Lui, on n’arrive pas à savoir de quel bois il se chauffe, répondit Lasbordes, dubitatif. Il en veut à tout le monde.
— Vous m’avez déjà dit de me méfier de Monestié.
— Plutôt deux fois qu’une : marché noir et milice. À éviter comme le choléra.
— Il est le seul à faire du marché noir ?
— À cette échelle, il n’y en a pas beaucoup. Comprenez-moi bien : tout le monde en fait un peu, enfin, surtout des échanges. Mais Monestié, il fournit des restaurants à Toulouse. La guerre, il va la finir riche.
L’institutrice intervint.
— Vous vous doutez que les filles ont parlé de vous ce soir. Votre rapport avec les Monestié et la question de savoir si vous êtes venu vous venger est au centre de leurs interrogations, qui doivent, soit dit en passant, refléter celles de l’ensemble du village.
— On aurait dû trouver une autre histoire, déplora Lasbordes.
— Les regrets ne servent à rien, coupa Jacques. Il faut s’arranger avec la situation telle qu’elle est. Maintenant que vous m’avez informé sur ceux que j’ai rencontrés, j’ai une vision plus claire du village. Pour les autres, vous me direz à mesure.
— Il y a quelque chose qui me tracasse, ajouta l’institutrice : tout le monde connaît l’accent de Marseille à cause de films qui ont eu beaucoup de succès avant la guerre, et le vôtre ne lui ressemble pas du tout.
— Le maire l’a également remarqué et il a trouvé une parade : j’ai été élevé en Normandie et je n’ai habité Marseille qu’après.
— C’est sans doute une bonne idée, approuva-t-elle. J’espère que ça suffira.
— Moi, dit Lasbordes, je ne sais pas à quoi ressemble l’accent normand.
— Comme tout le monde. C’est pour ça que c’est une bonne idée. Et vous êtes capable de répondre à des questions sur la Normandie ?
— Maupas doit demander à sa femme de me préparer un topo que je pourrai étudier.
— Parfait.
Adrienne Lascours se leva et tendit la main à Jacques.
— À demain, à la mairie. La permanence commence vers cinq heures et quart, après la classe. Apportez vos papiers, je régulariserai votre situation.
Une fois couché, Jacques, qui repassait la soirée dans sa tête, se rendit compte qu’ils n’avaient finalement pas parlé de l’assassinat. Sans doute parce qu’il n’y avait rien de plus à en dire. Il se demandait s’il allait pouvoir exécuter sa mission, mais il renonça à s’appesantir sur le sujet, car il y avait trop d’impondérables pour qu’il puisse y répondre. Il était en train de glisser dans le sommeil, le visage de l’institutrice flottant dans sa demi-rêverie, lorsque des pas prudents qui passaient dans le corridor le mirent instantanément aux aguets. Il se leva, attrapa son pantalon posé sur une chaise à proximité et l’enfila silencieusement. Puis il alla jusqu’à la porte et tendit l’oreille. Les pas s’éloignèrent. S’arrêtèrent. Plus loin, une porte s’ouvrit et se renferma avec précaution. Puis les ressorts d’un sommier gémirent. Alors, il comprit et se recoucha. Sacré facteur, pensa-t-il, ce n’est pas seulement pour la soupe qu’il reste chez Adèle.