XIII

Lartigues et Deumier pédalaient vers Fontsavès dans la relative fraîcheur du matin. La veille, le chef avait utilisé le véhicule de fonction parce qu’il s’agissait d’une urgence, mais il avait épuisé les tickets de carburant du mois et préférait garder le reste du réservoir pour une meilleure occasion. De plus, la bicyclette permettrait de poser pied à terre pour bavarder avec les gens de manière moins officielle qu’en arrêtant une voiture, ce qui pourrait faciliter l’enquête. Il avait chargé Compans de la permanence à la gendarmerie, comme la veille, et celui-ci était manifestement content de pouvoir se comporter en petit chef avec Puntous, que Lartigues lui avait adjoint, soi-disant pour l’aider. En réalité, de cette façon, il les neutralisait tous les deux : le malfaisant et l’inutile. Avant de partir, il avait bien recommandé à Compans de ne pas utiliser la voiture, mais il ne lui faisait pas vraiment confiance sur ce point-là non plus, car il le savait capable d’assécher le réservoir en allant parader en ville pour se rendre intéressant. L’idée l’avait effleuré de subtiliser la manivelle, mais il s’en abstint : si par hasard il était indispensable d’intervenir rapidement, il ne fallait pas que Compans en soit empêché.

Les deux gendarmes repassèrent l’affaire dans l’espoir de mettre en relief un élément éclairant sur lequel ils ne se seraient pas attardés, mais rien de tel ne se produisit, et ils parvinrent au village dans le même état d’expectative que la veille. Au moment où ils s’engageaient dans l’allée du capitaine, la vieille Hortense, apparue à sa fenêtre, les héla.

— C’est pas la peine de vous fatiguer à aller jusque chez lui : il n’est pas rentré.

Ils y allèrent quand même et Deumier glissa dans sa boîte aux lettres une convocation lui intimant de se rendre à la gendarmerie de Meilhaurat dès son retour. Quand ils repassèrent devant chez Hortense, elle fit remarquer qu’elle le leur avait dit, ce dont ils n’avaient d’ailleurs pas douté un instant.

Elle ajouta à son commentaire :

— Vous prendrez bien un café, Messieurs les gendarmes.

— Pas aujourd’hui. La prochaine fois.

— L’invitation reste valable pour quand vous voudrez.

— Je n’en doute pas, commenta Lartigues lorsqu’il fut assez loin pour qu’elle ne l’entende pas. Vieille buse !

— On aurait dû accepter, regretta Deumier. Je suis sûr qu’elle sait tout ce qui se passe au village.

— D’accord, se résigna-t-il. On s’arrêtera en revenant de chez Monestié.

La ferme du troisième homme de leur liste était située non loin de là. Ils furent accueillis par un chien qui n’avait aucune ressemblance avec celui de Casalès : il grognait en montrant des dents dissuasives tout en s’approchant lentement des intrus. Une méchante bête qui n’hésiterait pas à les mordre s’ils avançaient.

— Holà, la maison ! cria le chef. Il y a quelqu’un ?

Une femme se présenta à la porte. C’était la mère d’Armand Monestié. La soixantaine avancée, sanglée dans son tablier noir de veuve, elle avait l’air aussi aimable que le chien. Sans perdre son temps en salutations, elle demanda :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Parler à votre fils.

— Il est au pré. Il fauche.

— Dans ce cas, on va aller l’y rejoindre.

— Il travaille. Il n’a pas de temps à perdre en parlottes.

Sans tenir compte de son commentaire, Lartigues lui demanda où était le champ.

— Je vous ai dit qu’il n’a pas le temps. Revenez à la fin de la journée.

Il allait répliquer vertement lorsqu’une femme plus jeune apparut de l’autre côté de la cour. Un seau à la main, elle venait des porcheries d’où l’on entendait grogner les cochons.

— Vous cherchez mon mari ? demanda-t-elle avec affabilité après les avoir salués.

— C’est bien ça.

— Il fauche au bord du Savès. Prenez le chemin de terre derrière la maison et vous le verrez. C’est pas loin.

Ils la remercièrent et suivirent ses indications. Tandis qu’ils s’éloignaient, ils entendirent sa belle-mère lui faire des reproches.

— Pauvre Fernande, la plaignit Deumier. Elle ne doit pas rigoler tous les jours.

— Surtout que l’autre est chez elle. En tant que belle-fille, elle n’a aucun droit.

Fernande Monestié les avait bien renseignés : ils découvrirent son mari juché sur le siège de la faucheuse tirée par une paire de vaches. Son domestique, un réfugié espagnol dont on murmurait qu’il s’était évadé du camp d’internement de Noé, coupait les bordures à la faux. Lartigues attira l’attention de Monestié en faisant des moulinets avec ses bras. Quand il s’en aperçut, il arrêta les vaches et les attendit. Ils franchirent la partie du pré déjà fauchée, foulant avec plaisir l’herbe odorante jusqu’à ce que Deumier sursaute en jurant : il avait failli marcher sur une moitié de serpent. Partagé par la lame, il frétillait encore.

— Cette saloperie ! J’aurais pu mettre le pied dessus.

— C’est juste une couleuvre et elle n’ira plus bien loin.

— Ça me dégoûte pareil.

Quand Lartigues lui apprit qu’il venait lui poser quelques questions au sujet du garde champêtre, Armand Monestié se montra surpris.

— Je ne vois pas en quoi je pourrais vous aider. Souquet, ajouta-t-il avec mépris, je ne le fréquentais pas.

— Vous n’êtes pas le seul. On est à jeun d’avoir entendu un bon mot à son sujet. Mais enfin, il y avait quelqu’un qui l’aimait encore moins que les autres pour lui mettre une cartouche dans la figure.

— C’est pas moi qui peux vous aider à le trouver.

— Il vous a pourtant envoyé une lettre anonyme.

— Comment ? Qu’est-ce que vous racontez ?

— La lettre anonyme que vous avez reçue, reprit patiemment Lartigues, c’est lui qui l’a écrite.

— Je n’ai jamais reçu de lettre anonyme, se défendit-il avec une pointe de colère.

— Nous avons la preuve que si.

— La preuve ? ricana-t-il. Vous avez une lettre anonyme que j’aurais reçue ? Ça m’intéresse. Montrez-la-moi.

— C’est pas nous qui l’avons, c’est vous.

— Ah ! Je comprends… Vous en êtes sûrs, mais vous ne l’avez jamais vue. Eh bien, moi non plus. Cette lettre, elle n’existe pas.

— Je suis certain que si, insista Lartigues. Le garde champêtre en a envoyé à plusieurs personnes du village. On a trouvé la liste chez lui. À mesure qu’elles étaient livrées, il barrait le nom. Le vôtre est barré.

— Et c’est ça votre preuve ?

Il rigolait franchement.

— Je n’ai rien reçu, et je suis curieux de voir comment vous allez prouver le contraire. Maintenant, si ça ne vous fait rien, je continue de faucher. J’ai du travail, moi.

D’un claquement de langue, il remit son attelage en branle et salua les représentants de l’ordre en soulevant légèrement son béret.

— À la revoyure, Messieurs les gendarmes !

— En plus, il se fout de nous, râla Lartigues tandis qu’ils retraversaient le pré.

— Et nous, on se fout de ce qu’il dit, répondit Deumier avec désinvolture. Il nous a menti ? La belle affaire ! Le maire aussi a menti et tous les autres mentiront aussi. Ce qu’il faut trouver, c’est ce que Souquet avait découvert sur chacun de ces hommes. Comme ça, on verra ce qui était assez grave pour qu’il se fasse descendre.

— Je suppose que tu suggères une tasse de café chez la belle Hortense ?

— Je ne crois pas qu’on puisse l’éviter.

 

Celle que par dérision Lartigues appelait la belle Hortense l’avait peut-être été en son temps, mais pour lors, percluse de rhumatismes, elle était cassée en deux et se déplaçait en s’appuyant lourdement sur une canne. Cependant, l’œil était resté vif, l’oreille fine et la curiosité intacte. Enchantée qu’ils aient changé d’avis, elle les fit asseoir à sa table de cuisine et s’empressa de raviver un feu mourant pour réchauffer le contenu d’une casserole.

— C’est pas du vrai café, s’excusa-t-elle.

— Personne n’a plus de vrai café depuis des années, Hortense.

— Je veux dire qu’il n’y en a pas du tout. Au début, c’était moitié café et on complétait avec de la chicorée. Puis le café a diminué et on l’a remplacé par ce qu’on avait : des pois chiches, des haricots… Maintenant, c’est plus que de la chicorée et de l’orge. C’est bien mauvais. J’ai honte de vous offrir ça. Et sans sucre, en plus !

— On a l’habitude. Chez nous, on boit la même chose.

— Ah bon ? J’aurais cru que des gendarmes… Mais il ne faut pas imaginer que c’est partout pareil : il y en a qui se débrouillent pour manquer de rien. J’en connais… Les Monestié, par exemple. Vous arrivez bien de chez eux ?

Elle attendit une confirmation qui ne vint pas, les deux hommes ayant convenu de ne pas alimenter ses ragots. Elle leur raconterait de toute façon tout ce qu’elle savait ou croyait savoir. Et en effet, elle enchaîna :

— Ils ne se privent pas. Et ils s’enrichissent. Vous êtes au courant pour le marché noir ?

— Je suppose qu’ils vendent des œufs et quelques lapins, comme tout le monde, glissa Deumier.

— Ah ! triompha-t-elle. C’est ce que vous croyez ! Elle baissa la voix et annonça : ils font de l’abattage clandestin.

— Comme vous y allez… C’est grave ça.

— J’en suis sûre, se rebiffa-t-elle. Et je peux même vous dire que c’est une fois par semaine, tous les samedis. Ils font ça le soir. Et pendant la nuit, ils ont de la visite : une voiture qui vient. Je ne la connais pas, mais je la reconnais quand même, d’une fois à l’autre : une conduite intérieure noire.

— Eh bien, si on se doutait…

— Vous ne dites pas que c’est moi qui vous l’ai appris, hé ? On est voisins, tout de même. Je ne voudrais pas me fâcher. Et à propos de voisins, le capitaine… Vous avez envie de le voir aussi, le capitaine ? Ça ne m’étonne pas. Il n’est pas trop catholique, ce paroissien-là.

— Il y a longtemps qu’il habite la maison ?

— Il s’est installé en 42. À la mort de la vieille Castex, les héritiers ont vendu. Il dit à peine bonjour, vous savez ? Il ne s’arrêterait jamais pour parler un peu.

Elle baissa de nouveau la voix, signe qu’une information allait suivre.

— Il reçoit des gens la nuit.

— Lui aussi il fait de l’abattage ?

— Pensez-vous ! Il n’a même pas de poules. Non : c’est des hommes qui viennent en se cachant. Je ne vois jamais leur figure. Et ils repartent très tard.

— Vous ne dormez jamais ?

— Oh, quand on est vieux, on ne dort plus guère. Et puis je fais une petite sieste l’après-midi. Vous avez trouvé qui a tué Exupère Souquet ? enchaîna-t-elle.

— Pas encore, mais on cherche.

— Et vous cherchez chez Monestié et le capitaine ?

— Pas du tout : on parle avec tout le monde pour vérifier si les gens ont remarqué quelque chose. Sur le garde champêtre, vous ne savez rien ?

— Que personne ne l’aimait, mais je suppose que ce n’est pas une nouvelle.

— En effet, confirma Lartigues en se levant. Merci pour le café, Hortense. Adieusiàtz !

— Je peux quand même vous dire qui le détestait le plus dans le village, ajouta-t-elle alors qu’ils franchissaient la porte.

Ils s’arrêtèrent comme un seul homme. Elle chuchota presque :

— Élie Pradet. Exupère racontait partout que c’était son demi-frère et l’autre, ça le rendait fou.

— Il avait commencé récemment de dire ça ?

— Oh non ! Ça date de la communale.

— Ah… Eh bien, merci pour tout.

 

— Tu vois que j’avais raison, triompha Deumier. On aurait pu courir longtemps avant d’apprendre tout ça par nous-mêmes.

— Si on résume, Monestié fait du marché noir à grande échelle et Fournier est impliqué dans la résistance. Les hommes qui viennent la nuit et se cachent, c’est forcément des maquisards.

— Et n’oublie pas que le maire en fait sans doute partie lui aussi.

— On est dans un beau merdier. Il faut que je fasse un rapport à la préfecture. Hier, j’ai simplement signalé le meurtre. Je ne sais pas ce que j’espérais. Qu’un miracle règle tout pendant la nuit, peut-être ? Tu comprends que si je leur parle des lettres anonymes, ils vont penser qu’on n’est pas assez malins pour résoudre l’affaire et ils nous enverront quelqu’un. Si nous on est arrivés si vite au maquis, le type de Toulouse y arrivera aussi. Hortense se fera un plaisir de lui raconter tout ce qu’il voudra. Et si l’information tombe dans de mauvaises mains…

— Tu as raison. Ça ne va pas bien. Mais il nous reste toute la journée. Il faudrait qu’il ait été tué par quelqu’un d’étranger à la résistance.

— Monestié ?

— Pourquoi pas ? Il aurait beaucoup à perdre si son trafic était dénoncé. Mais la garenne est bien loin de chez lui. Du côté de sa ferme, il y a des tas d’endroits qui auraient convenu.

— On a oublié de lui demander s’il avait un fusil. Au maire aussi, d’ailleurs.

— Pour ce que ça aurait changé… Tu sais bien qu’il y en a dans chaque maison, mais ils te diront tous le contraire.

— Évidemment. Il nous reste à voir le chef de gare. Je me demande ce qu’il va nous raconter comme bobard, celui-là.

— Et on n’a pas non plus interrogé les voisins du lieu du crime. Ils ont peut-être vu ou entendu quelque chose.

— Ça m’étonnerait que Merly soit moins sourd qu’hier.

— Mais il a une petite-fille qui est dégourdie. Et puis, je suis curieux de découvrir ce que Pradet va nous raconter.