XIV

Pendant que les gendarmes roulaient vers la gare, le capitaine descendait du train de Toulouse. Au soulagement de Coustet, le chef de gare, Fournier était le seul passager pour Fontsavès, ce qui lui permit de le mettre au courant en toute discrétion. Il lui apprit l’assassinat du garde champêtre ainsi que la découverte que le mort était l’auteur de leurs lettres anonymes et qu’il avait laissé une liste de ses destinataires.

— Lasbordes avait raison de le soupçonner : c’était lui le corbeau. Et maintenant, avec les gendarmes, on est emmerdés.

— Ils sont venus chez vous ?

— Non, mais ça va pas tarder. Je ne sais pas quoi leur dire, moi. J’y ai pensé toute la nuit. Je crois que le mieux, c’est de faire comme si je ne l’avais pas eue, cette putain de lettre. Après tout, ils ne peuvent pas le prouver.

— Écoutez, je viens juste d’apprendre tout ça et je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir. Au lieu de rentrer à la maison, je vais chez le maire. Je m’arrêterai en revenant et on en reparlera.

Suivi du regard inquiet de Coustet, il s’éloigna sur sa bicyclette, qu’il laissait à la gare lorsqu’il prenait le train. Au château, il trouva Jacques dans le bureau de Maupas. Le jeune homme, qui ne commencerait de travailler que le lendemain et n’avait aucune obligation avant l’ouverture de la mairie, avait pensé que c’était le moment idéal pour se renseigner sur la Normandie. Il avait enfourché son vélo et, arrivé à la forge, avait salué Daguzan en disant : Je vais faire un tour pour voir s’il roule bien. Il avait ensuite désigné la route devant lui.

— Par là, où ça mène ?

— À Saint-Sabin.

— Va pour Saint-Sabin. Ça me fera découvrir le pays.

En réalité, grâce à Adèle Fourment qui lui avait fourni les indications voulues, il savait où il allait, et également comment rejoindre le chemin du château dont celui qu’il empruntait l’éloignait. Reçu par madame Maupas, qui lui remit une feuille résumant l’histoire et la géographie de la Normandie, il discutait de la situation à Fontsavès avec le maire lorsque le capitaine survint.

— Il s’est passé du propre pendant que je n’étais pas là, dit celui-ci en guise d’introduction.

— Oui, et ça tombe mal, confirma le maire. On est obligés de tout mettre en suspens alors qu’il est urgent d’apprendre aux gars le maniement du matériel parachuté. Vous savez que les gendarmes vont vous interroger au sujet de la lettre anonyme ? Qu’allez-vous leur dire ?

— J’y ai pensé en montant de la gare. Je vais suivre la suggestion de Coustet : prétendre que je ne l’ai pas eue.

— Mais ils ont une liste, et les noms de ceux qui en ont reçu une sont barrés.

— Leur liste n’est pas une preuve. Et vous, qu’est-ce que vous avez dit ?

— Moi, j’ai été pris de court : la seule chose qui m’est venue à l’esprit est qu’il m’accusait de tromper ma femme.

— Avec qui ?

— J’ai refusé de répondre. J’ai aussi prétendu que j’avais détruit la lettre, ce que je me suis empressé de faire après leur départ.

— Quand madame Maupas va l’apprendre, ça lui fera plaisir, ricana le capitaine.

— Je le lui ai dit.

— Et alors ?

— Elle l’a mal pris.

— Ça va de soi. Vous auriez pu vous en douter.

— C’est facile de critiquer quand on a le temps de préparer sa réponse.

Jacques, qui trouvait l’échange oiseux, intervint.

— Votre séjour à Toulouse a été utile ?

— Oui. On m’a fourni le plan d’action que nous devrons suivre dès que le débarquement aura eu lieu.

— Vous avez le document sur vous ?

— Non. Ne soyez pas inquiet : on n’est pas des amateurs. Je l’ai étudié par cœur avant de le détruire. J’ai eu aussi la confirmation de ce que cachent les articles de La Dépêche sur Le terrorisme et sa répression. Ils disent que les Allemands prennent des bandits, comme ils les appellent, et que certains sont tués et d’autres faits prisonniers. En réalité, ils trouvent rarement les maquisards, et c’est aux populations civiles qu’ils s’attaquent. Ce qui se passe est terrible : la 2e SS Panzerdivision Das Reich est d’une cruauté difficile à imaginer.

Et il fit aux deux hommes horrifiés le récit des événements ayant eu lieu le 2 mai à Montpezat-de-Quercy, un bourg de quinze cents habitants situé près de Caussade, à quatre-vingts kilomètres au nord de Toulouse. Un léger accrochage entre des maquisards et une patrouille SS s’était produit à deux kilomètres de là, et les SS n’avaient pas pu capturer les partisans. Furieux, ils s’étaient vengés sur les habitants du village le plus proche. Des petits groupes de SS armés avaient fait sortir les gens des fermes et mis le feu aux bâtiments. Les douze maisons d’un hameau avaient brûlé et une femme qui vivait là avait été abattue sans raison apparente alors que son fils de quinze ans était arrêté. D’autres SS avaient systématiquement vidé et pillé une habitation, qu’ils avaient incendiée par la suite. Le contenu, essentiellement du linge et des meubles, avait été chargé dans un camion par des soldats pendant que leurs compagnons tenaient en joue la population rassemblée sur la place. Ils avaient ensuite mis le feu au presbytère et menacé le curé de l’abattre s’il ne révélait pas où était le dépôt d’armes. Il n’avait pas pu leur répondre, mais ils l’avaient épargné quand même, nul ne savait pourquoi : il n’y avait rien de rationnel dans leurs agissements. Deux autres maisons avaient été pillées puis brûlées dans des rues voisines, et dans une troisième, de manière incompréhensible, ils avaient saisi un grand-père et sa petite-fille pour les jeter dans le brasier sous le regard du reste de la famille. Après ces hauts faits d’armes, ils étaient repartis en emmenant vingt-deux hommes dont on avait appris par la suite qu’ils avaient été battus puis déportés.

— Ce scénario s’est répété dans une quinzaine de villages du Lot, ajouta le capitaine. L’objectif de l’opération était de purger le département de ses maquis, mais c’est seulement la population qui en a souffert. Ils ont rassemblé à Montauban beaucoup d’hommes, quelques femmes, des enfants et des vieillards, et ils les ont entassés dans les bâtiments de la caserne Doumers transformée en prison où ils les ont frappés et torturés. Ils en ont fusillé certains et déporté d’autres.

— C’est monstrueux, dit Jacques, en état de choc. Ce qu’ils font là, ce ne sont pas des actes de guerre, c’est de la pure barbarie.

— Et croyez-moi, c’est pas fini. Quand ils vont sentir qu’ils ont perdu, leur férocité n’aura pas de limites.

— Est-ce qu’ils sont tous cantonnés dans cette région-là ?

— Non. Il y a un détachement de la 2e SS Panzerdivision Das Reich pas très loin de Fontsavès. À Lannemezan. Il y aurait entre mille et mille cinq cents hommes. Si l’enquête sur la mort de Souquet conduit les gendarmes à supposer qu’il y a un maquis ici et que quelqu’un les en informe, les SS vont venir.

— Que pensez-vous des gendarmes ?

— Ils ne sont pas engagés avec nous, loin de là, répondit le maire, mais le fils de Lartigues, le chef, est des nôtres et son père ne fera rien qui puisse lui nuire. C’est sans doute pour ça qu’il s’occupe personnellement du crime avec Deumier qui est un vieil ami à lui. Puntous, le compagnon habituel de patrouille de Deumier, n’est pas méchant, mais il est si bête qu’il peut causer involontairement des problèmes. Quant à Compans, le quatrième gendarme de Meilhaurat, il fréquente les miliciens. C’est de lui que vient le plus grand danger.

— Expliquez-moi comment vous êtes organisés.

Le capitaine prit le relais :

— Dans la forêt de Fontsavès, il y a un ancien pavillon de chasse. Il appartenait aux propriétaires d’un château qui a brûlé au siècle dernier avec ses occupants. Il est désaffecté depuis longtemps, mais on l’a remis en état. C’est le camp de base. Certains hommes ne se montrent jamais au village parce qu’ils sont hors la loi. Ce sont des réfractaires au Service du travail obligatoire en Allemagne et quelques déserteurs : il y en a un qui vient de la gendarmerie française et trois de l’armée allemande. Les anciens soldats sont deux Alsaciens et un Slovène qui avaient été incorporés de force dans la Wehrmacht. Ils ne quittent le camp que pour des coups de main et des sabotages. D’autres, comme ceux que vous avez vus et qui sont les plus jeunes, vivent chez leurs parents et font des allers et retours selon les besoins. Ils sont chargés du ravitaillement et s’en acquittent très bien parce que les gens les connaissent et ont confiance en eux. Si ces couillons avaient escamoté le parachute, personne n’aurait entendu parler de vous et je vous y aurais conduit tout de suite pour que vous puissiez remplir votre mission et repartir rapidement. Mais là, vu les circonstances, vous ne devez pas disparaître du village sous peine de créer de gros ennuis à Adèle.

— Je sais, on me l’a expliqué. Vous ne pourriez pas aider les gendarmes à trouver le meurtrier pour accélérer un peu les choses ?

Les deux hommes acquiescèrent, mais Jacques eut le sentiment qu’ils avaient échangé un regard avant de lui répondre. Cela avait été si rapide qu’il n’en était pas sûr. Il se demanda si les maquisards n’avaient pas exécuté le garde champêtre qui les menaçait. Cependant, l’impression avait été si fugitive, et ils s’étaient mis à parler de la dernière émission de radio Londres avec un tel naturel, qu’il avait pu se tromper.

Madame Maupas frappa à la porte du bureau.

— C’est l’heure du repas. Voulez-vous manger avec nous ?

Jacques et le capitaine acceptèrent volontiers, et la conversation, en se transportant à table, prit un tour moins tragique. L’hôtesse voulait entendre parler de Londres et Jacques, pour satisfaire sa curiosité, raconta comment les Anglais s’étaient comportés pendant le blitz.

— Quand les bombardements ont commencé, en septembre 40, tout le monde avait peur, mais après quelques mois, cela faisait partie de la vie quotidienne. Lorsqu’ils entendaient le bruit de vieux moteur qui annonçait les bombes volantes, les gens se précipitaient sur le sol pour éviter les éclats de verre des fenêtres et des vitrines, puis, quand c’était fini, ils se relevaient, s’époussetaient et poursuivaient leur chemin comme s’il ne s’était rien passé.

Chacun admira le célèbre flegme britannique, que l’anecdote de Jacques illustrait si bien, puis, le repas terminé, on sortit boire le café sur la terrasse. Après avoir trempé les lèvres dans le breuvage qui le fit grimacer, le maire demanda à la bonne d’aller chercher la bouteille d’Armagnac.

— Je ne voudrais pas que vous restiez sur une mauvaise impression, dit-il en servant ses invités.