XVII

Après avoir trouvé un prétexte pour écarter Puntous et Compans, Lartigues et Deumier commentaient la visite du représentant de la préfecture. Guyard n’était venu qu’en fin d’après-midi et ils avaient eu le temps de passer par tous les stades de l’appréhension à la franche inquiétude en attendant son arrivée.

Le fonctionnaire était entré en disant :

— C’est vous, Lartigues ? J’espère que vous avez abouti à un résultat.

— Oui et non.

— Ça signifie que vous n’avez pas trouvé le meurtrier ?

— Pas encore.

— Pourtant, ça ne devrait pas être compliqué. En général, ce sont les proches qui tuent.

— Il n’avait aucune famille.

— Des ennemis ?

— Personne ne l’aimait.

— Alors, ça doit être un voisin.

— Sa maison était isolée.

— Mais sa terre était bien limitrophe de celle de quelqu’un d’autre. C’est de ce côté-là qu’il faut chercher.

— Il envoyait des lettres anonymes.

— Encore plus simple. Qui en a reçu ?

Lartigues, à qui la vitesse de l’échange donnait le tournis, lui tendit le rapport.

— C’est tout écrit là.

Son vis-à-vis parcourut le document.

— Vous pouvez au moins épingler le trafiquant. Qu’est-ce que vous avez prévu ?

— D’y aller samedi soir au moment de l’abattage. On le prendra sur le fait.

— Non. Plus tard. Planquez-vous près de chez lui et intervenez quand le client sera là : vous les aurez tous les deux.

— Ça va être difficile de se cacher. Si on est trop près, le chien nous sentira, et si on est loin, on ne verra rien.

— Installez-vous chez votre source et attendez que la voiture passe. Et si c’est Monestié le meurtrier, l’affaire est réglée. Quoique, si j’ai bien compris, on a trouvé le corps très loin de sa ferme. Il n’avait aucune raison d’aller par là.

— Sauf pour un rendez-vous.

— Et il aurait traversé tout le village avec un fusil ? Enfin, on verra bien ce qu’il racontera à l’interrogatoire.

— Je vous avertis qu’il est coriace.

— Il le sera moins après avoir passé deux jours au trou. On le mettra avec les porteurs de valises pris à la gare avec leurs pommes de terre et leurs jambons. Et les autres ?

— Le maire dit que la lettre l’accusait d’adultère, mais il prétend que c’est faux.

— C’est dans le rapport, je sais lire. Ce que je vous demande, c’est si vous le croyez.

— Vrai ou pas, je ne pense pas qu’il aurait tué pour ça. Sa femme fréquente beaucoup l’église. Elle lui aurait pardonné.

— Le chef de gare ?

— Lui, comme il affirme qu’il n’a pas reçu de lettre…

— De quoi pourrait-il être coupable ?

— De petits trafics, peut-être ? À la gare, il est bien placé.

— Vous n’avez rien écrit sur le capitaine Fournier.

— C’est qu’il était absent. Mais justement, je l’aperçois.

Fournier était là depuis un moment déjà. Lartigues, placé en face de la porte vitrée, l’avait vu arriver et il jugeait désormais opportun de détourner l’attention sur quelqu’un d’autre que lui-même.

— Faites-le entrer.

Deumier avait informé Fournier de la présence du fonctionnaire de la préfecture et l’avait prié de s’asseoir pour attendre son tour. Le gendarme avait engagé la conversation sur des sujets généraux : comment allait la vie à Toulouse ? Y avait-il encore des voitures dans les rues avec les difficultés d’approvisionnement en carburant ? Est-ce qu’il restait aux marchands des choses à vendre ? Puis il était passé aux événements locaux.

— Vous avez dû l’apprendre en descendant du train. Un meurtre, dans un petit village comme ça, qui le croirait ? Et ce garde champêtre qui envoyait des lettres anonymes ? On est bien obligé de penser qu’il a été tué par quelqu’un qui en a reçu une. Il y a des gens qu’il accusait d’adultère. Ceux-là feraient mieux de l’avouer : si Souquet le disait, c’est qu’il l’avait vu. Et ça les disculperait : on ne tue pas pour une histoire de cocufiage.

Fournier comprit à sa grande surprise que Deumier, sans en avoir l’air, lui soufflait sa réponse. Il décida aussitôt de changer de stratégie.

Introduit dans le bureau, il serra la main de Lartigues.

— Bonjour, chef.

Puis il salua l’autre homme en portant deux doigts à son béret :

— Monsieur.

— Monsieur Guyard, dit Lartigues. Il est de la préfecture.

Fournier lui tendit la main et se présenta lui-même :

— Joseph Fournier. Les gens m’appellent capitaine, mais en réalité, j’étais sous-officier.

— Et vous n’avez jamais rectifié ? releva Guyard insolemment.

— Quand je l’ai appris, c’était trop tard : ils en avaient pris l’habitude.

Il haussa les épaules.

— Quelle importance ?

Puis il s’adressa à Lartigues :

— En rentrant de Toulouse, j’ai trouvé votre convocation. Je suis venu tout de suite, mais j’ai quand même eu le temps d’entendre quelques rumeurs. Je suppose que vous voulez que je vous parle de la lettre anonyme.

— C’est ça, intervint Guyard dans un désir évident de conduire l’interrogatoire. Vous nous l’avez apportée ?

— Malheureusement, je l’ai détruite dès que je l’ai reçue. Je ne garde jamais ce qui est inutile. Habitude militaire : quand on déménage souvent, on ne s’encombre pas. Si j’avais pu imaginer que l’auteur se ferait tuer et qu’elle revêtirait de l’importance pour l’enquête, je l’aurais conservée. Mais le contenu en était tellement ridicule !

— À savoir ?

— La lettre m’accusait d’avoir une liaison avec une femme du village.

— Et ce n’est pas vrai ?

— Si. Mais franchement, même s’il avait menacé de rendre l’affaire publique, ce que d’ailleurs il ne faisait pas, ça ne nous aurait pas beaucoup gênés : elle est veuve, je suis célibataire, et on a déjà parlé de régulariser la situation.

— On peut connaître le nom de cette veuve ?

— Je suis sûr que le chef a deviné, n’est-ce pas ?

— Adèle Fourment ?

Fournier se mit à rire.

— Un bon choix, non ?

Lartigues rit avec lui.

— Vous auriez pu tomber plus mal.

— Tout de même, insista Guyard qui voulait reprendre le contrôle de l’entretien, sans la lettre, vous ne pouvez pas nous le prouver.

— Vous avez raison, mais je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus. Alors, ajouta-t-il rigolard, vous me gardez ou je m’en vais ?

Lartigues laissa à Guyard le soin de répondre.

— Vous pouvez partir, concéda celui-ci avec humeur, mais ne vous éloignez pas de chez vous sans avertir.

Après son départ, le gendarme commenta :

— Ça nous fait un suspect de moins. Il n’en reste plus beaucoup.

— Vous êtes sûr qu’il a dit la vérité au sujet de cette femme ?

— À peu près, oui. Je savais qu’il allait souvent chez elle. Et comme ce n’est pas une commerçante…

— Bien. Je repars à Toulouse où je transmettrai votre rapport. Coincez Monestié et on verra ce qu’on peut en tirer.

Lartigues fit un compte rendu de l’entretien à ses subordonnés. Compans parut déçu que cela ne se soit pas mal passé, ce qui n’échappa ni à son chef ni à Deumier. Eux, par contre, étaient plutôt satisfaits : le mot maquis n’avait pas été prononcé.