XVIII

Il y avait déjà une administrée à la mairie lorsque Jacques s’y présenta. Il salua à la cantonade, s’assit sur une chaise et observa la scène. L’institutrice, devenue depuis un quart d’heure secrétaire de mairie, garnissait une carte d’alimentation en donnant patiemment la réplique à la vieille femme dont la curiosité était insatiable. Cette dernière avait dévisagé l’arrivant avec suspicion, puis elle s’était penchée vers mademoiselle Lascours :

— Je ne le connais pas, avait-elle chuchoté assez fort pour que Jacques l’entende.

Imperturbable, la secrétaire avait répondu sans baisser la voix :

— Moi non plus.

En partant, la femme ne put résister au désir d’en apprendre davantage.

— Au revoir, Monsieur. Monsieur… ?

— Jacques Duprat.

Elle pinça les lèvres et ne prononça qu’un Ah ! dans lequel elle sut mettre des abîmes de mépris.

— Charmante dame, commenta-t-il en s’approchant du bureau.

— Et dangereuse. C’est la bonne du curé. Elle est au courant de tout et juge sans indulgence. Vous avez les papiers ?

Il les lui tendit avec un peu d’appréhension. Elle les examina et y apposa les tampons officiels.

— Ils sont bien ?

— Parfaits. Une secrétaire de mairie s’y tromperait, ajouta-t-elle en souriant.

Jacques trouva qu’elle avait un beau sourire. Et un beau visage. Et de belles mains. Elle avait de l’humour, des convictions, du courage. Et elle avait une voix qui semblait promettre douceur et tendresse. Il avait pensé à elle en s’endormant, et également dans la journée. Souvent.

— Voilà, dit-elle, vous êtes en règle.

— Merci. Vous viendrez écouter radio Londres ?

— Bien sûr. J’y vais tous les soirs.

— Alors, à plus tard.

Il sortit, le cœur léger comme un adolescent qui a obtenu un rendez-vous. Bien qu’il fût conscient de son ridicule, ce sentiment d’attente heureuse persista toute la soirée.

 

Après avoir fermé la mairie, Adrienne Lascours retourna chez elle. Ce soir, elle avait le temps de manger avant l’émission. Un de ses élèves lui avait apporté deux œufs qu’elle mit à bouillir sur la gazinière, puis elle corrigea quelques cahiers en attendant qu’ils cuisent. Au bout d’un moment, surprise que l’eau ne soit toujours pas chaude, elle se leva pour vérifier ce qui se passait et comprit en ne voyant pas de flamme : la bouteille de gaz était vide. Il ne serait pas facile de s’en procurer une nouvelle. Demain matin, il lui faudrait allumer un feu dans la cheminée pour faire chauffer son café. Comme tout le monde, se dit-elle avec fatalisme. Elle retourna à ses cahiers, mais la pile ne descendait pas vite. À plusieurs reprises, elle se surprit la plume en l’air et les yeux dans le vague, à se poser des questions sur le Canadien. Il ne s’appelait pas Duprat, bien sûr, mais elle ignorait son vrai nom. Comme tout le reste, d’ailleurs. Que faisait-il dans le civil ? Était-il sportif ? Aimait-il lire ? Avait-il une fiancée de l’autre côté de l’Atlantique ? Probablement. À moins que ce ne soit une Anglaise. Et cette cicatrice qu’il avait au coin de l’œil, d’où lui venait-elle ? Elle déformait un peu sa paupière et il en résultait une légère dissymétrie dont on ne comprenait pas tout de suite l’origine. Sa coloration rougeâtre prouvait qu’elle n’était pas ancienne. Une blessure de guerre, sans doute.

Quand Adrienne eut enfin terminé ses corrections, il lui restait une demi-heure qu’elle passa devant le miroir de l’armoire à glace de sa chambre à faire des poses en se demandant ce que Jacques pouvait penser d’elle. Elle considéra sans indulgence sa robe usée, ses souliers plats, ses chaussettes blanches roulées sur les chevilles et songea qu’elle devait avoir terriblement l’air d’une paysanne en comparaison des Londoniennes. Elle tira du fond de l’armoire les sandales à semelles compensées qu’elle mettait pour aller à la messe ou lors des rares circonstances qui justifiaient un effort d’élégance. C’était sa mère qui avait réussi à se les procurer et les lui avait offertes pour son anniversaire. Elle les enfila et parada devant le miroir. Incontestablement, les talons amélioraient sa silhouette, mais elle ne pouvait pas aller chez Fourment ainsi chaussée sans attirer la curiosité et elle les remit en place. De toute façon, il n’y avait pas de raison que cet homme s’intéresse à elle. Il avait dû oublier son existence dès sa sortie de la mairie.

 

On était au dernier jour de mai et, en entendant Aujourd’hui, 271e jour de l’invasion de la forteresse européenne et 1438e jour de la lutte du peuple français pour sa libération, les trois adultes entourant José pensèrent que le mois de juin sonnerait le glas de cette cérémonie clandestine qui avait insufflé du courage à ceux qui ne s’étaient pas résignés à la défaite. Comme la veille, Adrienne prenait des notes, Henri écoutait et José était absorbé par les réglages. Jacques, songeant à la mission qu’il avait jusque-là été empêché de mener à bien, se disait qu’il devait coûte que coûte l’accomplir. Le débarquement approchait, et si les maquisards ne savaient pas comment se servir de leurs armes, ce serait un gâchis d’hommes et de matériel. Après ce qu’il avait appris des SS par Fournier, il voulait plus que jamais la défaite des Allemands. S’il ne pouvait pas se rendre au camp des résistants pendant la journée, il irait de nuit, voilà tout. Il informa ses compagnons de cette décision autour du tilleul qui semblait être de tradition et Lasbordes promit d’en dire un mot au capitaine en faisant sa tournée du lendemain.

Il précisa à l’intention de Jacques, qui le savait déjà par Fournier :

— C’est moi qui me charge des messages parce que je suis le seul qui peut parler à tout le monde sans que personne en soit étonné.

Quand l’institutrice s’en alla, Jacques prétendit qu’il avait envie de prendre l’air et ils sortirent ensemble, sans remarquer le regard entendu qu’Adèle et le facteur échangèrent dans leur dos.

— Je peux vous raccompagner ?

— Ce sera vite fait, répondit-elle d’un ton amusé en montrant les bâtiments de l’école à vingt mètres. Mais il y a un banc dans le jardin d’Adèle. Si vous voulez, on peut s’asseoir un moment et bavarder.

Le banc était à l’abri d’une tonnelle de roses dont le parfum, légèrement poivré, montait à la tête. À moins que ce ne fût la présence de l’autre. Ils eurent une conversation aussi aisée que s’ils se connaissaient de longue date. Ils parlèrent d’abord de la fin imminente de la guerre. Ils voulaient croire que le débarquement, préparé par les bombardements massifs des zones côtières et des lieux stratégiques, et soutenu par l’aviation le moment venu, obligerait les Allemands à se replier et que leur défaite ne tarderait pas. L’ennemi avait eu, certes, le temps de s’implanter solidement en quatre ans, et il ne fallait pas prendre à la légère l’existence des fortifications construites tout le long de la côte. Les concepteurs de cet ensemble de bunkers et de batteries d’artillerie, qui allait de la frontière franco-espagnole à la Norvège, l’avaient appelé « le mur de l’Atlantique » pour bien convaincre leurs adversaires que l’obstacle était infranchissable. Mais les Alliés, avertis de cela, ne risqueraient pas un débarquement s’ils n’étaient pas en position de gagner. Après toutes ces années, Jacques et Adrienne, comme tout le monde, à Fontsavès et ailleurs, avaient du mal à y croire, mais en même temps, ils en étaient sûrs. Le danger disparaîtrait, la clandestinité serait chose du passé et les restrictions prendraient fin puisque l’occupant ne drainerait plus les richesses hors du pays.

— Que ferez-vous pendant les grandes vacances si tout est fini d’ici là ?

— J’irai à la mer, à vélo, avec ma sœur et deux amies institutrices. On en parle depuis des lustres. Mais il faudra commencer par acheter des pneus et des chambres à air, ajouta-t-elle en riant. Si on vivait une époque normale, il y a longtemps qu’ils auraient été remplacés. Et vous ? Vous retournerez au Canada reprendre votre métier et votre vie d’avant ?

— Oui pour le début de la question et non pour la fin. Il va de soi que je rentrerai à Montréal voir ma famille. Mais je n’ai pas de métier : quand je me suis engagé, je n’avais fait qu’un an d’université et en plus, dans un domaine où je ne veux pas poursuivre. Quant à ma vie d’avant, c’était celle d’un jeune homme qui dépend de ses parents et ne connaît rien d’autre que les facilités de l’existence. Je ne réintégrerai pas la chambre où mes trophées de sport doivent être encore accrochés, ce ne serait pas possible. Je ne pourrais pas non plus me plier à la tyrannie de mon père. Même ma sœur s’en est affranchie.

Lorsqu’il se rendit compte qu’il racontait sa vie à une inconnue que ses histoires devaient lasser, il s’en excusa, gêné, mais elle l’assura qu’il ne l’ennuyait pas, au contraire, et l’encouragea à continuer. Ils parlèrent tant sous les roses que la fraîcheur annonciatrice de l’aube les fit frissonner. Alors, ils se quittèrent en se serrant les mains un peu plus longtemps que nécessaire avant de rentrer furtivement se glisser chacun dans son lit où ils restèrent éveillés à penser l’un à l’autre.