Les funérailles d’Exupère Souquet confirmèrent qu’il n’était pas aimé : pas de tristesse, pas d’émotion, encore moins de larmes. La plupart des gens étaient là par respect des usages, d’autres parce qu’ils y voyaient une distraction. Lartigues et Deumier remarquèrent que beaucoup d’entre eux avaient jeté un coup d’œil à Élie Pradet, comme s’ils s’attendaient à ce qu’il se comporte en membre de la famille. Il n’en fut rien, bien sûr. Il s’installa parmi les autres hommes, dans le fond de l’église, mais s’il était clair que l’ensemble des villageois enterrait son garde champêtre dans l’indifférence, il n’était pas moins patent qu’à lui, cela faisait plaisir. On le voyait au vague air satisfait qu’il arborait. C’était moins qu’un sourire, mais pour qui le connaissait, cette expression différait notablement de son habituel aspect renfrogné. La première rangée de chaises, réservée d’ordinaire aux proches du défunt, était vide, à l’exception de celle que le maire occupait. En l’absence de famille, il s’était chargé de tout, et continuait pendant la messe funèbre d’assumer ses responsabilités d’élu.
Le curé, dont le ministère couvrait trois paroisses, résidait dans le village voisin. Il était arrivé à vélo, son moyen de transport habituel, et avait essuyé une forte averse qui avait trempé le bas de sa soutane que l’imperméable ne protégeait pas. Lorsqu’il traversa l’église à grands pas, ses paroissiens comprirent qu’il n’était pas de bonne humeur et rentrèrent la tête dans les épaules. C’est qu’il n’était pas commode, l’abbé Trescamp, pas seulement sévère : adepte des châtiments corporels, il n’avait pas son pareil pour tordre une oreille, asséner un aller et retour de sa main sèche ou flanquer un coup de pied au derrière. Il ne s’en prenait qu’aux élèves du catéchisme, mais à part les plus vieux, ils l’avaient tous été, ce qui leur avait laissé d’impérissables mauvais souvenirs qui les faisaient encore trembler devant lui.
La messe fut expédiée, et les habitants de Fontsavès se trouvèrent en un temps record à suivre le corbillard derrière l’abbé Trescamp dont la haute stature dominait le cortège. Les parapluies s’ouvrirent à mesure que les gens quittaient l’église. Le prêtre, qui avait l’encensoir en mains, ne pouvait tenir le sien, et le rôle avait échu à l’enfant de chœur, Francis Coustet, le petit dernier du chef de gare, dont le bras n’était pas assez long. Pour ne pas frôler la tête du curé, il se haussait sur la pointe des pieds et devait regretter ce qu’il avait été content de quitter une demi-heure plus tôt : la salle de classe où il aurait pu être confortablement assis sur son banc, à écouter la leçon ou rêvasser à autre chose, au lieu de s’étirer pour surplomber le crâne chauve qui culminait un peu trop haut pour lui. Le garçon qui était choisi pour servir une messe d’enterrement ou de mariage était envié des autres : il laissait la routine un moment, ce qui lui procurait le sentiment de faire l’école buissonnière, et puis la famille du mort ou de la mariée lui donnait une piécette. Mais aujourd’hui, Francis pourrait toujours attendre sa pièce, et avec cette fichue pluie, il était terrorisé par la crainte d’un geste malheureux.
Coustet regardait son fils avec appréhension : pour avoir lui-même occupé cette place, du temps où le curé était plus jeune, mais pas plus indulgent, il tremblait un peu pour Francis. Cela réussit provisoirement à le distraire d’un autre souci, qu’il savait bien plus grave : la présence des gendarmes, l’existence de la lettre anonyme dont ils étaient informés, l’incapacité de trouver comment se sortir de son mensonge, ou plutôt, de le remplacer par un autre. Le maire et le capitaine avaient parlé d’histoires de femmes, et il regrettait de ne pas en avoir fait autant. Cette épidémie d’adultères dans un village aussi petit aurait paru bizarre, mais Lartigues s’en serait probablement contenté pour ne pas attirer l’attention sur le maquis dont son fils Alain faisait partie. Ayant replongé dans ses pensées, Coustet avait oublié la position périlleuse de son rejeton quand le bruit d’une gifle magistrale le fit sursauter : Francis avait malencontreusement planté une baleine dans le crâne luisant du curé qui avait réagi à sa manière habituelle. Le sang de Coustet ne fit qu’un tour : tendant son propre parapluie à son fils aîné avec qui il le partageait, il franchit la foule d’un pas décidé, prit à Francis le parapluie du curé et le tint lui-même au-dessus de sa tête.
Dans l’assistance, les respirations s’étaient bloquées. L’abbé Trescamp, sentant qu’il se passait quelque chose, se retourna. Il croisa les yeux de Coustet qui le regardait froidement et vit la main du père posée sur l’épaule du fils en un geste protecteur. Tout le monde s’attendait à un esclandre, mais rien ne se produisit. Le curé fit un signe de croix avec son encensoir au-dessus du cercueil, puis il quitta le cimetière, les deux Coustet sur les talons, le père tenant toujours à la main un parapluie qui n’abritait plus personne. Les villageois se remirent à respirer et un bourdonnement de voix s’éleva bientôt, excité et presque joyeux. Ils avaient espéré qu’il se passerait quelque chose et c’était arrivé, mais ils n’auraient jamais imaginé que ce serait cela, l’événement du jour : après des décennies de tyrannie, quelqu’un avait tenu tête au curé. Et finalement, il avait suffi de presque rien pour le vaincre : soutenir son regard sans crainte. Il avait quitté le cimetière sans répliquer, concédant la victoire à son adversaire.
Pendant que les gens défilaient devant la tombe pour un simulacre de prière, Coustet avait suivi le curé jusqu’à la sacristie sans que celui-ci se retourne. Arrivé là, il avait dit à Francis :
— Enlève ton aube et repars vite à l’école.
Lorsque l’enfant fut sorti de l’église, le chef de gare s’adressa au curé qui ôtait ses vêtements sacerdotaux en feignant d’ignorer sa présence :
— C’était la dernière fois que vous touchiez à mon fils.
Le prêtre se retourna d’un bloc. Son visage exprimait de la colère et du mépris.
— Si tu ne le dresses pas, cracha-t-il, tu en feras un voyou, un bon à rien.
— C’est mon affaire, pas la vôtre.
Et il s’en alla. En quittant l’église, Coustet, submergé par un sentiment de délivrance, pensa avec dérision que cette vieille peur du curé, qui lui venait du fond de l’enfance, l’avait paralysé comme une mauviette pendant des années alors qu’il était par ailleurs capable de courir de vrais risques.
Le reste de sa famille l’attendait sur le parvis. Sur les visages de Léopoldine, sa femme, et de ses enfants, Juliette et Germain, il lut de la fierté et de l’admiration, même si rien ne fut exprimé. Germain se contenta de l’avertir qu’il y allait, sans préciser, et il acquiesça d’un signe de tête. Il savait que son fils aîné partait au camp apprendre à utiliser des armes. Même s’il craignait pour lui, il approuvait sa volonté de devenir un combattant prêt à servir son pays.
L’heure du train de la mi-journée approchait et ils repartirent vivement vers la gare. Venant du cimetière, ils rencontrèrent les Casalès ; les deux familles cheminèrent ensemble, parlant de choses et d’autres, essentiellement de la fenaison qui commencerait l’après-midi même puisque la pluie avait cessé et que le soleil ne tarderait pas à sécher l’herbe. Léopoldine avait pris le bras de son mari et s’appuyait légèrement sur lui en marchant. Depuis combien d’années n’avait-elle pas eu ce geste tendre et possessif ? Maria Casalès, qui n’avait pas ouvert la bouche, avait jeté au couple un regard désapprobateur. Personne ne fit allusion à la scène du cimetière, mais lorsqu’ils se quittèrent sur une poignée de main, Jules Casalès dit simplement :
— Il était temps que quelqu’un le fasse.
Cette victoire sur le curé, qui somme toute avait été facile, la fierté de sa femme, l’admiration de ses enfants et l’approbation de son voisin redonnèrent à Alphonse Coustet confiance dans l’avenir : avec l’aide de Léopoldine, il trouverait une parade et réussirait à se tirer de la situation délicate dans laquelle la lettre anonyme du garde champêtre l’avait entraîné.
Les gendarmes flânèrent un peu sur la place du village, passant entre les groupes de bavards, mais ils n’apprirent rien qui aurait pu faire avancer leurs investigations : les gens ne parlaient que de l’incident avec le curé.
Le maire, qui s’était attardé au cimetière pour donner des consignes au fossoyeur, mit le cap sur eux.
— Messieurs, dit-il en leur serrant la main, vous deviez m’informer des suites de votre enquête et je ne vous ai pas revus.
— C’est qu’on n’a pas grand-chose à raconter, répondit Lartigues. Ce matin, on espérait que les bavardages des gens allaient nous en apprendre davantage, mais ce n’était pas Souquet qui les intéressait, c’était le curé.
Maupas haussa les épaules.
— On croirait que c’était saint Georges terrassant le dragon. Ils vont en parler pendant plusieurs générations. Je n’ai jamais compris pourquoi ils le craignaient tous tellement : avec moi, il a toujours été correct, et même aimable.
— Est-ce que vous alliez au catéchisme avec lui, quand vous étiez petit ? demanda Deumier.
— Non, j’étais pensionnaire dans un collège.
— C’est pour ça.
— Mais enfin, ils sont adultes !
— Vous savez, des peurs d’enfant, on ne s’en débarrasse jamais tout à fait.
— Je suppose que maintenant, ils se sentiront mieux. Mais cette enquête ? Qu’avez-vous trouvé ?
— Des histoires de fesses et de marché noir qu’il va falloir éclaircir.
Le maire eut un haut-le-corps.
— Vous ne pensez tout de même pas qu’en ce qui me concerne…
— Bien sûr que non, moi je vous crois. Mais à Toulouse, si on ne leur trouve pas un coupable, ils vont examiner tout ça de près. Et ce garde champêtre, il était vraiment très informé. Si nous connaissions la personne dont il s’agissait dans votre lettre, ce serait facile, en l’interrogeant discrètement, de vérifier si c’est vrai et de vous rayer de la liste des suspects si tout est inventé.
— Je ne peux pas vous dire son nom. Vous savez bien que ça finirait par se répandre et que ça lui ferait du tort même si c’est faux.
— Dans ce cas, vous n’avez qu’à espérer qu’on trouve l’assassin… Bien le bonjour, Monsieur le Maire.
Maupas, en proie à l’inquiétude, les regarda se diriger vers leurs bicyclettes appuyées à un platane, à côté du monument aux morts. Il pressentait que cette affaire finirait mal et n’avait aucune idée de ce qu’il pourrait tenter pour l’éviter.