XXII

Jacques pédalait vers la métairie de Maupas en admirant la chaîne des Pyrénées qui se découpait avec une grande netteté dans le matin lumineux. Il n’aurait pas cru les montagnes aussi proches. Quand il avait quitté la pension d’Adèle Fourment avec Lasbordes, il s’était étonné de les découvrir pour la première fois. Le facteur lui avait appris qu’il n’y avait rien de curieux à cela car, pour les voir, il fallait des conditions météorologiques particulières : du temps sec et un ciel sans nuages.

— Aujourd’hui, il va faire très beau. Pour les foins, c’est parfait. Vous allez avoir une grosse journée.

Chacun était parti de son côté et Jacques, dont l’estomac vide gargouillait, espérait que madame Casalès lui proposerait un café comme Lasbordes l’en avait assuré. Adèle n’était pas levée, c’était trop tôt, et Lasbordes ne prenait pas la peine d’allumer le feu parce qu’il y avait toujours quelqu’un, dès le début de sa tournée, pour lui offrir un café. Puis venait un autre café, et ensuite une tartine, et plus tard, un canon de vin, et ainsi de suite jusqu’à la fin de sa journée de travail.

Jacques les trouvait vraiment hautes, ces montagnes aux pics enneigés qui scintillaient au soleil. Dans quelques jours, deux semaines tout au plus selon le capitaine, il devrait les franchir. Il savait, par le récit d’un collègue qui l’avait précédé, que c’était la partie la plus périlleuse du voyage de retour. Il fallait grimper très haut pour atteindre des cols que les patrouilles allemandes ne surveillaient pas. Une marche longue et difficile derrière un guide aguerri qui insistait pour accélérer la cadence. Il y avait eu des accidents au cours des années, pas avec des militaires comme lui, que l’entraînement avait préparés aux épreuves physiques, mais avec des personnes plus vulnérables, âgées ou sédentaires, que la chasse aux Juifs ou la peur de l’occupant avaient contraintes à fuir. Trop chargées et mal chaussées, elles avaient terminé leur vie dans un ravin, ou bien avaient abandonné, faute d’être capables de marcher jusqu’au bout, et étaient tombées aux mains de leurs poursuivants. Il y avait aussi les guides véreux, qui prenaient l’argent et laissaient les gens dans la montagne, au milieu de nulle part, en leur disant : Voilà, là-bas c’est l’Espagne, avant de faire demi-tour sans se soucier de leur sort. Ces guides étaient l’exception, heureusement, la plupart d’entre eux étaient honnêtes et dévoués ; seulement, il fallait de l’argent et de la force physique. Jacques, que sa hiérarchie avait muni de l’un et la nature de l’autre, ne craignait pas pour lui-même. La traversée des Pyrénées serait une expérience de plus dans cette guerre qui en avait comporté tant et de si différentes. Comme ce séjour dans la campagne française, par exemple. Il était décidé à le prendre comme des vacances. Je suis en vacances à la ferme, se dit-il, amusé. Les lieux étaient agréables, les gens aussi et la soupe était bonne. Au sujet du meurtre, il s’était vraisemblablement inquiété à tort : les gendarmes ne semblaient pas décidés à chercher de son côté ni de celui du maquis. Et il y avait un attrait imprévu : Adrienne, qu’il se réjouissait de retrouver dans quelques heures, dans le grenier des Fourment. La journée était belle, et la quinzaine à venir le serait aussi.

Jacques appuya son vélo contre le mur de la maison. La porte était ouverte et il pénétra dans la cuisine qui donnait directement sur la cour. Il était arrivé au bon moment : ils étaient tous debout, en train de boire leur ersatz de café, et madame Casalès lui en servit à lui aussi.

— Vous irez avec eux, ils vous montreront, dit le métayer à Jacques en désignant ses enfants.

Lui-même se dirigea vers l’étable tandis que les jeunes gens prenaient des fourches dans la remise à outils.

— Mon père va faucher et nous, on va faner ce qui a été coupé hier, l’informa Justin.

Casalès utilisait une machine assez rudimentaire que deux vaches tiraient. L’herbe tombait sur le sol en faisant des rangées, dont Jacques apprit qu’on les appelait des andains. Le rôle des jeunes gens était de retourner les andains et d’étaler l’herbe pour qu’elle sèche du côté où elle n’avait pas été exposée au soleil. Très vite, il fit trop chaud pour la veste, et les hommes continuèrent leur travail en maillot de corps tandis que Pauline, qui avait abandonné son tricot, avait les bras nus dans sa robe de cotonnade. Jacques apprit rapidement à manier la fourche avec autant d’adresse et de rapidité que les deux autres. Ainsi, les trois faneurs avançaient sur des lignes parallèles, ce qui leur permettait de converser.

Justin voulait savoir comment s’était passée l’instruction de la veille. Comme Jacques s’étonnait qu’il n’y soit pas venu, il lui expliqua qu’il avait beaucoup moins de liberté de mouvement qu’un fils de postier ou de chef de gare : sa présence était requise à la ferme et son père n’accepterait jamais qu’il disparaisse une partie de la journée, surtout à cette saison.

— Mais je participe quand même : c’est moi qui ai assuré le transport au camp des caisses parachutées. Et Pauline m’a aidé.

À la demande de l’envoyé de Londres, il raconta fièrement comment s’était déroulée cette nuit mouvementée. Sa sœur et lui connaissaient la date depuis deux jours par le capitaine et s’y étaient préparés en graissant les gonds de la porte de l’étable et en dissimulant un joug dans la grange où l’on remisait le tombereau. Ils s’étaient couchés en même temps que leurs parents, mais avaient pris soin de ne pas s’endormir.

— De toute façon, commenta la jeune fille, on était tellement excités qu’on n’aurait pas pu.

Lorsque deux séries de ronflements simultanées leur avaient appris que les dormeurs de la chambre voisine ne les entendraient pas, ils étaient sortis en catimini. La chienne avait quémandé une caresse mais n’avait pas aboyé. Les vaches s’étaient éveillées et un peu agitées, mais ils avaient évité tout mouvement brusque et aucune n’avait meuglé. Ils en avaient détaché une chacun pour les conduire au-delà de la cour de la ferme.

— Ce sont celles-là, dit Justin en désignant l’attelage de son père. Il y en a d’autres qui sont habituées au joug, mais ce sont les plus fortes et les plus dociles.

Pendant ce temps, Germain, Roger et quelques autres faisaient rouler le tombereau hors de portée des oreilles des métayers. Justin et Pauline les y attendaient avec les vaches pour les atteler.

— Ensuite, ils sont partis et moi, j’ai commencé de me languir, dit la jeune fille. Justin avait besoin que je sois là, au retour, pour dételer les bêtes et les remettre à l’étable. Alors, je me suis mise à l’abri dans le grenier à foin et j’ai attendu. La chienne m’a suivie et on a passé la nuit là, toutes les deux.

Son frère expliqua pourquoi cela avait duré si longtemps.

— D’abord, l’avion est arrivé tard et a lâché les caisses dans le mauvais champ. Il a fallu conduire les vaches, qui étaient dans une friche éloignée, jusqu’à la luzerne de Pradet, puis charger le tombereau et aller au camp. Les vaches, vous savez, elles n’avancent pas vite, et le ciel était déjà un peu clair quand je suis revenu.

— J’étais morte d’inquiétude.

— Et tu as recommencé de te ronger les ongles, ce que tu n’avais pas fait depuis Noël.

— Ne parle pas de ça, lui reprocha-t-elle, agacée.

— Il n’y a pas eu de problème et l’affaire s’est bien finie, continua-t-il. Tout était remis en place avant que les parents se lèvent. Dans la journée, ils ont vu qu’on était fatigués et ils nous ont regardés d’un air soupçonneux, mais ils n’auraient jamais deviné ce qui s’était passé.

— Même quand ils ont su que des caisses avaient été parachutées dans le champ de votre voisin ?

— Non. Il ne leur viendrait pas à l’idée qu’on fait partie d’une organisation clandestine, et surtout pas qu’on aurait pu utiliser les vaches sans qu’ils s’en aperçoivent. Ils ont dû penser qu’on avait rejoint Germain pour jouer aux cartes.

La conversation n’avait pas ralenti le travail et le pré était presque entièrement retourné quand Casalès cria à sa fille :

— Hé, Pauline ! Va nous chercher le petit-déjeuner.

La jeune fille planta sa fourche sous un chêne, à la lisière du pré, et s’en alla à la ferme d’où elle revint avec du pain, du jambon et une bouteille de vin. Casalès rejoignit les jeunes gens à l’ombre du chêne où ils mangèrent debout.

— Il ne faut pas perdre de temps le matin, expliqua le métayer à Jacques, après, la chaleur est trop forte.

Il ne lui avait pas demandé comment il se débrouillait avec sa fourche, un outil qu’il utilisait pour la première fois de sa vie, et Jacques supposa que depuis le pré voisin où il fauchait, il avait été capable de voir qu’il travaillait correctement. Ils continuèrent longtemps après que les cloches eurent annoncé midi.

— On ne se fie pas à l’heure allemande, l’informa Justin, mais au soleil.

Et en effet, ils ne s’arrêtèrent qu’à deux heures, au moment où le soleil était au zénith, pour aller manger à la ferme. Maria Casalès était de retour avec les vaches qu’elle avait conduites à la pâture en remplacement de Pauline occupée aux foins. Elle réchauffa la soupe de la veille et ils mangèrent avec appétit après toutes ces heures d’efforts. Ensuite, tout le monde alla faire la sieste. Justin resta avec Jacques, et ils s’installèrent à l’ombre épaisse de l’étable, assez loin de la maison pour qu’on ne les entende pas.

Justin ne se consolait pas d’avoir juste dix-sept ans. S’il avait été un peu plus vieux, on l’aurait appelé pour le Service du travail obligatoire en Allemagne, ce qui lui aurait permis d’être réfractaire et de rejoindre le maquis.

— Tout le monde dit que le débarquement est pour bientôt et moi, je vais rester coincé ici et tout rater.

Jacques le consola en insistant sur l’importance de sa contribution.

— Sans toi, ils n’auraient pas d’armes et ne pourraient rien faire.

Le garçon sourit de contentement et changea de sujet. Ce qu’il voulait, c’était la même chose que les maquisards : qu’il lui raconte la guerre d’un aviateur. Jacques s’y prêta pour lui faire plaisir, en restant dans les généralités, loin des peurs et des angoisses, comme il l’avait fait au camp.

Après deux heures de sieste, le travail reprit jusqu’à la nuit, avec une brève pause pour le goûter. Pendant le repas du soir, Jacques jetait des regards désolés à la pendule : ils se mirent à table à l’heure de radio Londres et quand ils eurent terminé, l’émission l’était aussi. En fanant, il avait souvent pensé à Adrienne et à mesure que la journée avançait, sa hâte de la revoir augmentait. Or, maintenant, c’était trop tard, il ne la verrait pas. Tandis qu’il roulait vers le village, il ruminait sa déconvenue, qui était d’autant plus forte que le lendemain, ce serait la même chose, et les jours suivants aussi. En traversant la cour de sa logeuse, il vit un léger rai de lumière à l’école mais, contrairement à la veille, c’était au rez-de-chaussée : Adrienne n’était pas couchée. Jacques décida brusquement de tenter sa chance. Après tout, pensa-t-il, je ne risque rien de plus que me faire éconduire.

Il frappa un léger coup au volet et aussitôt, la lumière s’éteignit et le volet s’entrouvrit.

— Ah, c’est vous, dit-elle.

— Qui cela aurait-il pu être ?

— Le capitaine, ou n’importe quel partisan.

Un silence passa. La jeune femme attendait qu’il lui donne les raisons de sa présence.

— On a fini tard, chez Casalès, et j’ai raté radio Londres. Quand j’ai vu la lumière, j’ai pensé que vous pourriez peut-être me résumer ce qui a été dit.

— La lumière se voit beaucoup ? s’inquiéta-t-elle.

— Non, à peine. Et puis, c’est sur l’arrière : elle n’est pas visible depuis la rue.

— Bien sûr, c’est vrai. J’arrive : on va s’asseoir sur le banc.

Elle referma le volet et vint le rejoindre.

— Qu’est-ce que vous faisiez, si tard, à la clarté de la lampe ?

— Je ronéotypais le résumé des dernières émissions. Je vous ai apporté une feuille.

— Merci. Je la lirai tout à l’heure.

Ils s’assirent sur le banc, tout près l’un de l’autre pour chuchoter sans être entendus, et engagèrent aussitôt la conversation pour masquer le trouble que leur procurait cette proximité. Le prétexte de l’émission de radio oublié, ils se racontèrent leur journée. Jacques parla des jeunes Casalès, naïfs et enthousiastes, du père, sympathique, et de la mère, si revêche.

— Ce n’est pas leur mère, c’est leur belle-mère. Elle n’aime pas Pauline et elle lui mène la vie dure. Elle l’a empêchée de poursuivre ses études alors que le père était d’accord.

— Et Justin ?

— Lui, elle l’aime bien. Mais il n’a jamais eu l’ambition de quitter la ferme : l’école n’était pas son fort.

— Maintenant, il partirait volontiers rejoindre le maquis.

— Je m’en doute, soupira-t-elle. Il n’y a pas un seul de ces garçons qui pense un instant aux dangers qu’il court.

— C’est parce qu’ils n’ont jamais combattu.

— Comment les avez-vous trouvés quand vous êtes allé les former ?

— Bien. Je vous avoue qu’après le premier contact avec Roger et ses copains, je craignais le pire, mais je me suis rendu compte que c’est une organisation sérieuse. Ceux qui se sont comportés de manière inconséquente se sont fait taper sur les doigts et ils ne recommenceront pas.

Puis ce fut son tour à elle de raconter sa journée avec les enfants. Ils étaient surexcités à cause de l’histoire du cimetière. Comme Jacques ignorait ce qui s’était passé, elle lui en fit le récit. Il allait s’étonner de cette emprise du curé sur les gens quand il se souvint de son père. Régner par la terreur était loin d’être exceptionnel et cela ne requérait pas nécessairement d’être armé.

Il la pressa ensuite de lui parler de sa famille. Elle avait peu de souvenirs de son père, intoxiqué par les gaz de combat à la fin de la guerre précédente, et qui en était mort lorsqu’elle était enfant. Elle ne l’avait connu qu’amoindri et souffrant, recroquevillé sur une chaise longue, englouti sous des lainages en plein cœur de l’été. Longtemps après sa mort, elle l’avait entendu tousser dans ses cauchemars, puis le souvenir s’était estompé. Sa mère avait élevé seule ses deux filles qui n’avaient qu’un an de différence. Anne, la sœur d’Adrienne, infirmière dans un hôpital toulousain, vivait encore avec elle.

— Moi, j’ai toujours voulu être institutrice, comme ma mère. Pendant qu’elle corrigeait ses cahiers dans la classe, le soir, je montais sur une chaise pour écrire au tableau. La vocation d’Anne était aussi claire que la mienne : elle soignait sa poupée, moi, je lui apprenais à lire.

Lorsqu’ils se quittèrent en se donnant rendez-vous pour le lendemain, Jacques déposa un baiser sur la paume d’Adrienne. Elle resta figée un instant, tremblante d’émotion, puis elle retira sa main et disparut dans la nuit. Il se rassit sur le banc, pour prolonger un peu sa présence.