XXIV

La vieille Hortense se serait bien passée de voir les gendarmes investir sa cuisine. Elle avait essayé de protester, mais sans succès. Pour la rassurer, ils avaient fait valoir que leur véhicule serait invisible de la route, puisqu’il était garé derrière la maison, et que personne ne découvrirait où ils avaient attendu le passage du client de Monestié. Quoi qu’ils disent, elle savait bien, pour avoir pratiqué toute sa vie la surveillance de voisinage, qu’il y aurait fatalement quelqu’un pour les voir et diffuser l’information. Évidemment, la médisance faisait partie des mœurs, mais on ne rapportait pas aux gendarmes ce que l’on avait appris. Elle serait jugée responsable des ennuis de Monestié, alors que la règle implicite était de ne pas mêler les étrangers aux affaires du village. Elle s’était laissée emporter par son désir de montrer qu’elle savait tout et le regrettait amèrement. Les Monestié étaient ses voisins les plus proches et c’était Joséphine qui était venue la soigner quand elle avait eu cette mauvaise grippe l’hiver dernier. Si Joséphine devinait quel avait été son rôle dans l’arrestation de son fils, elle n’hésiterait pas à l’apostropher en public, à la sortie de la messe du lendemain peut-être, et cette perspective l’épouvantait.

Ils étaient là tous les quatre : Lartigues et Deumier, à qui elle avait fait ses imprudentes révélations, Puntous, qui d’habitude accompagnait Deumier dans sa tournée, et Compans, un gommeux qui se prenait pour un autre. Pourtant, on savait d’où il sortait : ses parents étaient des paysans, comme tout le monde, mais dans le genre des Monestié, avec du bien. Son frère aîné reprendrait la ferme, alors que lui avait d’autres ambitions. Comme il le répétait à l’envi, il préparait un concours pour obtenir de l’avancement et devenir chef.

Compans méprisait ses collègues, Lartigues plus que tous les autres. Non seulement il le jugeait incapable et ignorant, mais en plus, il le détestait à cause de la réprimande que lui avait value sa balade dans l’auto de patrouille restituée avec le réservoir à sec. Il avait fallu que Lartigues demande des bons de carburant supplémentaires afin de pouvoir remplir la mission à Fontsavès, et il s’était fait reprocher d’avoir gaspillé ses bons du mois. Après que son correspondant à la préfecture lui eut dit vertement qu’il devrait penser au vélo, comme tout le monde, le chef n’avait pas été d’humeur à épargner Compans. Non seulement il lui avait remonté les bretelles devant ses deux collègues, mais la fenêtre était ouverte sur la rue et des passants s’étaient arrêtés pour écouter. Quand il était arrivé au Café du commerce, le jeune gendarme avait été accueilli par des visages rigolards, ce qui l’avait mis dans un état de fureur qui appelait la vengeance. Il trouverait un moyen de faire payer cela à Lartigues, il se le promettait.

Assis à la table de la cuisine, les gendarmes jouaient aux cartes pour tuer le temps bien que ce ne fût pas très intéressant parce qu’ils faisaient des parties à trois : en effet, le quatrième était posté à la place habituelle de la vieille femme, derrière les volets, à guetter le passage de la voiture. À la fin de chaque partie, un de ses collègues le relayait. Depuis leur arrivée, Hortense disait un chapelet dans un coin de l’âtre, dans l’espoir, peut-être, que le véhicule qu’elle voyait tous les samedis depuis des mois s’abstiendrait miraculeusement de venir ce soir-là et ne reviendrait jamais plus, ce qui rendrait sa délation sans effet. Mais vers une heure du matin, l’attente prit fin et son espoir du même coup : une voiture passa, qui ralentit peu après et dont le moteur se tut presque aussitôt.

Les quatre hommes laissèrent Hortense à ses ruminations pour se diriger silencieusement vers la ferme où avaient lieu les transactions clandestines. Le chien avait été enfermé afin qu’il ne se manifeste pas à l’arrivée du client et cela servit aussi les gendarmes, qui purent arriver sans être repérés jusqu’à la voiture dont la malle était ouverte. Lorsque deux hommes lourdement chargés s’avancèrent vers le véhicule, ils les entourèrent, braquèrent sur eux leurs lampes de poche et Lartigues annonça d’une voix forte :

— Vous êtes en état d’arrestation pour cause de marché noir. Posez ce que vous portez dans le coffre et tendez les poignets.

Armand Monestié et son client protestèrent qu’ils avaient des relations et que cela ne se passerait pas comme ça. Ils allaient regretter leur initiative, les petits gendarmes de Meilhaurat. Pour qui se prenaient-ils donc ?

— Pour des forces de l’ordre qui ont des consignes de la préfecture. Nous appliquons des instructions sur lesquelles vous figurez nommément, Monsieur Monestié qui a des relations.

Les deux hommes dûment menottés, Compans était allé chercher la voiture de patrouille qu’il gara à côté de l’autre. Deumier ouvrit la portière afin d’y faire monter Monestié quand celui-ci cria :

— Non, mama ! Pas aquò !

Ils se tournèrent dans la direction où il regardait pour voir une furie brandir une fourche. Elle était à deux pas de Puntous qu’elle aurait embroché si son fils n’était pas intervenu.

Il répéta :

— Ne fais pas ça. Tout va s’arranger. Baisse cette fourche.

La scène était figée. Tous retenaient leur souffle. Joséphine Monestié avait les yeux fous et sa fourche était toujours en l’air, tout près de Puntous. Elle ne semblait pas entendre son fils.

Il insista :

— Mama, va poser cette fourche contre le mur de l’étable.

Elle le regarda enfin.

— Comme tu veux, dit-elle d’un ton morne, et elle leur tourna le dos pour aller déposer l’outil.

La scène reprit vie. Comme cela avait été décidé au préalable, Compans allait conduire la voiture du client avec l’homme menotté derrière et Puntous à côté de lui tandis que Lartigues se chargerait de celle de la brigade avec Monestié et Deumier.

Avant de partir, Compans, indigné, demanda à son chef :

— Vous n’embarquez pas la vieille folle ?

— Non. Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ?

— Mais enfin, elle a failli tuer Félicien.

— Elle ne l’a pas fait. Allons-y, il est tard.

 

Bien que l’on fût au milieu de la nuit, il y avait eu des témoins : Van Lare et trois de ses gars qui attendaient le départ du client de Monestié pour apparaître et réclamer leur part du gâteau. Les furtives allées et venues des maquisards chez le capitaine avaient permis de découvrir le trafic du fermier et, depuis, ils le taxaient. Ils faisaient de même avec tous ceux qui s’enrichissaient au marché noir alors qu’ils payaient la marchandise aux autres paysans. Par mesure de prudence, c’étaient toujours les mêmes qui s’acquittaient de la tâche, des gars inconnus au village. Dès le début, ils avaient lâché, comme par inadvertance, le nom de la forêt où ils étaient installés. Évidemment, l’information était fausse et il n’y avait là aucun clandestin. Ils se réjouissaient de leur précaution, cette nuit où ils assistaient, en spectateurs invisibles et muets, à l’arrestation du trafiquant, car ils savaient que Monestié n’hésiterait pas à les dénoncer en échange d’une promesse de libération. Grâce à leur prévoyance, l’homme enverrait les troupes dans un lieu où elles ne trouveraient personne.