XXV

Comme c’était dimanche, que le temps était au beau et qu’il n’y avait pas d’urgence, Casalès avait dit à Jacques qu’il pouvait prendre sa journée. Le jeune homme n’avait eu aucun mal à convaincre Adrienne de la passer avec lui. Elle avait choisi le but de leur excursion : des grottes qui avaient été occupées à l’époque préhistorique par de lointains ancêtres. Ils avaient convenu de partir séparément, pour éviter de prêter le flanc aux bavardages, et de se retrouver à la croix de Montjoie à quelque distance de la sortie du village. Jacques avait failli être embarrassé en prenant son café dans la cuisine d’Adèle. Lorsqu’il avait annoncé qu’il allait visiter les grottes du Savès dont on lui avait parlé, Lasbordes avait aussitôt proposé de l’accompagner pour lui servir de guide. Heureusement qu’Adèle, fine mouche, avait compris au changement d’expression de son pensionnaire qu’il ne voulait pas de compagnie. Elle était intervenue d’un ton sans réplique :

— Tu oublies, Henri, que tu m’avais promis de tailler des tuteurs pour les tomates.

Jacques vit le regard ébahi du facteur, puis le tranquille cheminement de la compréhension dans son esprit.

— C’est vrai, dit-il, j’avais oublié. Et ça presse ! Elles sont déjà sorties de terre et elles poussent au galop. Il ne faudrait pas se laisser rattraper.

Adèle haussa les épaules et changea de sujet.

— Vous venez à la messe, Jacques, avant de partir ?

Il devait retrouver Adrienne après l’office, alors, pourquoi ne pas faire plaisir à Adèle ?

— Volontiers, répondit-il.

Et il ajouta à l’adresse du facteur :

— Vous y allez aussi ?

— Non. Les bondieuseries, c’est pas pour moi. Le dimanche, je vais prendre l’apéritif chez Amagat. Depuis les fenêtres, on voit la sortie de la messe et il n’y a pas que des vieilles punaises dans le viseur.

Adèle quitta la pièce pour aller s’apprêter, ce qu’elle fit un peu vivement.

— Je ne crois pas que votre remarque lui ait fait plaisir, constata Jacques.

— Elle fait semblant. Je répète la même chose tous les dimanches. Elle sait bien que c’est pour rire.

Jacques se garda d’insister, mais il pensa que la plaisanterie dominicale semblait beaucoup moins amuser Adèle que l’agacer. Deux ou trois précisions sur la psychologie féminine ne nuiraient pas au facteur, mais ce n’était pas lui qui s’en chargerait. On respectait sa vie privée, il ne se mêlerait pas de celle des autres.

Il tira une chemise propre de la valise qui avait été parachutée en même temps que lui et s’en alla avec Adèle et José.

— Préparez-vous à être regardé. Ils voudront établir à qui vous ressemblez.

 

Mais quand ils arrivèrent sur le parvis de l’église, nul ne fit attention à eux. Il s’était produit au cours de la nuit, sous les yeux de Sourdès, qui se trouvait dehors précisément à ce moment-là, un événement sortant de l’ordinaire. Le buraliste faisait part de ses découvertes aux paroissiens attentifs en désignant de sa canne la direction des lieux dont il parlait.

— Vous comprenez, disait-il, je me lève pour pisser toujours à peu près à la même heure. Le temps de remettre ma jambe de bois et de me rendre jusqu’au cabanon, qui est au fond du jardin, je suis tout à fait réveillé. J’allais rentrer quand les voitures sont passées et j’ai bien reconnu celle de la gendarmerie.

Il attendit un instant, puis ajouta sur le ton de quelqu’un qui en sait long :

— L’autre aussi, je l’ai reconnue.

Il se fit un peu prier pour continuer, mais ne put résister très longtemps.

— Je la vois tous les samedis. Elle se rend vers le fond du village et repasse un peu plus tard.

Comme on le pressait de questions, il s’en tint là.

— Moi, je dis ce que j’ai vu. Rien de plus.

La plupart des gens s’étaient fait une idée, que Joséphine Monestié confirma en s’en prenant à la vieille Hortense. Celle-ci, contrairement à son habitude, n’avait pas participé aux ragots. Elle était bien placée pour savoir ce qui s’était réellement produit, mais elle ne voulait pas en faire état de crainte qu’on ne l’associe à l’arrestation du fermier. Ses inquiétudes étaient fondées. Joséphine Monestié vint se planter devant elle tandis qu’Hortense essayait d’éviter son regard.

— Tu n’oses même pas me regarder en face, méchante bête ?

Et, devant l’assistance émoustillée, elle lui cracha au visage avant d’entrer dans l’église en traînant à sa remorque sa bru et sa petite-fille. En un clin d’œil, Hortense se retrouva seule sur le parvis. Les Monestié n’étaient pas aimés, mais les délateurs l’étaient encore moins. La vieille femme comprit que lors de sa prochaine grippe les secours ne se bousculeraient pas à sa porte.

 

Depuis le fond de l’église, Jacques ne voyait d’Adrienne que ses cheveux bruns qui effleuraient le col. La coupe à la mode était gracieuse, comme sa silhouette qu’il avait suivie du regard pendant qu’elle entrait. Elle portait une robe d’été fleurie et des chaussures à talons hauts qui lui donnaient l’allure d’une citadine. Les jeunes filles du village se pressaient autour d’elle et il supposa qu’elles devaient l’admirer et essayer de l’imiter. Jacques ne suivait guère l’office, intrigué par la scène du parvis qu’il ne comprenait pas. Il était clair qu’il s’était passé quelque chose de grave, que les villageois avaient deviné à demi-mot et, comme pour le meurtre, il craignit que cela n’ait un rapport avec le maquis qui s’en trouverait mis en danger. Il avait hâte d’entendre les explications d’Adèle à ce sujet. Lors du sermon, il se concentra davantage, curieux de ce prêtre qui terrorisait les populations.

Le physique de l’abbé Trescamp en imposait. Plus grand que la plupart des gens, il avait une large carrure, mais ce qui frappait surtout, c’étaient ses yeux, noirs, enfoncés dans leurs orbites, qui brillaient d’un éclat inquiétant. Sans surprise, son prêche traita de la nécessité d’inculquer aux enfants les vraies valeurs, de leur apprendre le respect de l’autorité, et tout cela en leur donnant le bon exemple. Du haut de la chaire, il surplombait une assemblée qu’il avait toujours tenue sous sa coupe, mais dont il sentait qu’elle lui échappait, ce qui mettait dans sa voix des accents de fureur. Le chef de gare avait fissuré son autorité. Il n’inspirait plus la même crainte, et les derniers événements, dont Jacques ignorait la teneur, excitaient trop les paroissiens pour qu’ils lui prêtent réellement attention. Le prêtre finit par se taire et retourna vers l’autel pour la suite de la célébration.

Sur le chemin du retour, Adèle expliqua à Jacques ce qu’il fallait conclure des bribes d’information vues et entendues. La femme qui avait craché était Joséphine Monestié, la mère d’Armand. C’était donc chez eux qu’un drame s’était produit. Sourdès avait vu l’auto de la gendarmerie au milieu de la nuit avec un autre véhicule qui venait chaque semaine. C’était clair : Monestié s’adonnait au marché noir, ce que tout le monde soupçonnait depuis longtemps, et les gendarmes l’avaient arrêté avec son client. Quant à la vieille Hortense qui s’était fait cracher dessus, elle passait sa vie à espionner les gens. Elle devait donc être à l’origine de la dénonciation. Cette série de déductions rassura Jacques : le marché noir et le maquis étaient deux mondes différents. Il pouvait partir tranquille pour sa randonnée avec Adrienne. Adèle voulut absolument lui préparer un casse-croûte.

— Vous ne trouverez rien à manger sur le chemin et vous ne pouvez pas passer la journée l’estomac vide.

 

Ils suivirent la route des crêtes pendant plusieurs kilomètres. Cette région vallonnée faisait partie des premiers contreforts des Pyrénées et il fallait parfois grimper des côtes raides, mais les paysages n’avaient pas la dureté des montagnes : ici, tout était en courbes et en lignes douces. Adrienne avait troqué ses souliers à talons hauts contre des chaussures confortables, mais elle avait gardé sa jolie robe, et Jacques, qui la trouvait ravissante, se laissait distancer, entre deux bavardages, pour le plaisir de la regarder. Ils avaient d’abord évoqué l’incident de l’église, que l’institutrice interprétait de la même façon que sa logeuse.

— Cette arrestation résulte d’une dénonciation, dit-elle, c’est évident, mais je suis persuadée que rien ne se serait produit s’il n’y avait pas eu l’enquête sur le meurtre. Peut-être que Monestié était sur la liste du corbeau. Si c’était lui le coupable, tout serait terminé et les nôtres ne risqueraient plus d’être découverts par les autorités.

— Vous êtes sûre que le garde champêtre n’a pas été exécuté par mesure de sécurité par un membre du maquis ?

— Non. De toute manière, on ne me l’aurait pas dit. Chacun n’est informé que de ce qu’il doit savoir. Et même si certaines choses sont rendues indispensables pour les besoins de la cause, je préfère les ignorer.

Il commençait de faire chaud et ils s’arrêtèrent pour boire. Adrienne sortit une bouteille d’eau du panier qu’elle avait arrimé à son porte-bagages et la tendit à Jacques qui insista pour qu’elle bût la première. Avant qu’il boive à son tour, elle voulut l’essuyer, mais il retint sa main et elle rougit de le voir poser ses lèvres à l’endroit où elle avait posé les siennes. Ils repartirent, mais ne renouèrent pas tout de suite le dialogue, troublés par ce simple geste, qui en annonçait d’autres pour les heures à venir, et qu’ils attendaient avec une impatience un peu inquiète.

Les grottes étaient situées en bordure de la rivière, et ils redescendirent vers la vallée en roue libre. Les cheveux d’Adrienne voltigeaient et sa robe était gonflée par le vent de la course. Après avoir abandonné leurs vélos, ils pénétrèrent sous la voûte rocheuse qui se perdait dans l’ombre en rétrécissant. Adrienne, qui connaissait bien les lieux, lui montra les traces d’occupation préhistorique et se lança dans des explications détaillées, comme elle devait le faire lorsqu’elle y conduisait ses élèves. Jacques l’écoutait à peine, trop bouleversé par la présence toute proche de cette jeune fille si vivante pour être capable de se passionner pour des êtres humains disparus depuis des milliers d’années. La grotte était fraîche, et il vit qu’après la chaleur du dehors, Adrienne y était sensible.

— Tu as froid ? demanda-t-il.

— Un peu.

Il était passé au tutoiement sans s’en apercevoir et elle ne s’en offusqua pas. Il posa ses mains sur ses bras. Elle frissonna. Alors, il l’attira contre sa poitrine et elle vint tout naturellement s’y couler. Ils restèrent un moment ainsi, le cœur fou, avant d’échanger leur premier baiser.

Il fut suivi de bien d’autres, l’après-midi durant, tandis qu’ils marchaient au bord de l’eau, main dans la main, s’arrêtant sans cesse pour s’embrasser encore. Puis il fallut repartir. L’apparition du clocher de l’église, annonce de leur séparation imminente, mit fin au plaisir de l’escapade. Sa grosse joie tombée d’un coup, le visage souriant d’Adrienne sembla s’éteindre, et Jacques lui pressa la main une dernière fois sur la promesse de se retrouver bientôt, dans quelques heures à peine.

— Sur le banc, après radio Londres.

— D’accord, sur le banc.

Et ils se quittèrent pour rentrer séparément au village.