XXVI

Lasbordes qui s’en allait chez Amagat insista pour que Jacques l’accompagne.

— Ça paraîtrait bizarre que vous restiez enfermé tout le dimanche alors qu’il y a du monde au café avec qui vous pourriez faire connaissance.

Il aurait préféré aller s’allonger sur son lit pour revivre dans la solitude de sa chambre la journée de bonheur qu’il venait de passer, mais il admit le bien-fondé de sa remarque et se résigna à le suivre. Les clients étaient plus nombreux que d’ordinaire et l’entrée de Jacques provoqua une curiosité qui fit baisser les voix.

Le facteur interpella le fils Casalès attablé avec deux compagnons.

— Hé, Justin, présente le neveu d’Adèle à tes camarades. Il est plus de votre âge que du mien. Vous aurez davantage de choses à vous dire.

Jacques serra la main de Justin ainsi que celles de Roger Burgat et de Germain Coustet qu’il fit semblant de rencontrer pour la première fois. Il s’assit à leur table et ils lui posèrent ostensiblement des questions sur Marseille, où il était censé vivre, et sur la Normandie où il avait soi-disant passé son enfance. Quand l’attention fut retombée, ils parlèrent plus bas. Les gars l’informèrent de ce qui se disait au village au sujet des Monestié : rien de nouveau par rapport à ce qu’il savait déjà. Si Armand n’était pas relâché d’ici quelques jours, un mouvement de solidarité se mettrait en place pour aider l’Espagnol et les femmes à rentrer les foins, car on ne pouvait pas laisser perdre toute cette herbe qui était indispensable pour nourrir les bêtes pendant l’hiver. Jacques les fit ensuite parler de Toulouse. Justin n’y était jamais allé, bien que ce ne fût qu’à une soixantaine de kilomètres, et Roger seulement deux ou trois fois. Germain, par contre, qui ne payait pas le train parce que son père était employé des chemins de fer, connaissait bien la ville où le capitaine l’envoyait fréquemment porter des messages. Il apprit à Jacques qu’il fallait se méfier de la gare principale, Matabiau, car il y avait des patrouilles continuelles. La gare Saint-Étienne, moins fréquentée, était plus sûre. Toulouse était une ville où les grandes industries étaient des usines de guerre : cartoucherie, poudrerie, aviation… Il y avait aussi des ateliers de réparations Heinkel et Junker. De plus, à cause de sa situation centrale entre la mer et l’océan, les Allemands avaient choisi la ville comme centre des communications des forces de l’Atlantique et de celles de la Méditerranée. Le jeune homme fournit toutes ces explications sous le regard étonné de Justin et de Roger qui paraissaient les apprendre en même temps que Jacques. Germain, dont le père faisait partie du syndicat des cheminots, avait des centres d’intérêt et une culture politique qui faisaient totalement défaut aux autres. Jacques voulut l’orienter vers un sujet qui l’intéressait, mais dont Germain ignorait tout : est-ce que Toulouse était une ville universitaire ? Il finit par poser carrément sa question : pouvait-on y étudier la médecine ?

— Oui, répondit le jeune homme. Le docteur Guiraud, de Meilhaurat, a fait ses études à Toulouse.

Dans l’esprit de Jacques, un projet venait de naître pour après la guerre, c’est-à-dire pour très bientôt, puisque le débarquement était imminent.

 

Ce soir-là, dans le grenier des Fourment, le lien qui s’était tissé dans l’après-midi entre Adrienne et Jacques était tellement fort qu’une aura irradiait de leurs personnes, les unissant sans même qu’ils soient proches l’un de l’autre ou qu’ils se regardent. Lasbordes rendit mentalement hommage à la perspicacité d’Adèle qui lui avait évité de mettre ses gros sabots là où l’on n’avait pas besoin de lui. Pour ne pas être indiscret, il se tourna vers José et fit une autre découverte, mais celle-ci lui serra le cœur. Le garçon, dont l’expression était facile à déchiffrer, était très malheureux. Lasbordes ne s’était pas douté que l’adolescent était amoureux d’Adrienne. À vrai dire, il n’y avait rien d’étonnant à cela : elle était belle, il la voyait tous les soirs dans une atmosphère de clandestinité qui fouettait l’imagination et il avait avec elle une relation privilégiée puisqu’elle dépendait de lui pour écouter radio Londres. De là à rêver d’autre chose, quoi de plus naturel ? Lui-même, malgré son sincère attachement pour Adèle, ne se serait pas fait prier longtemps si elle s’était intéressée à lui.

Personne n’était très attentif ce soir-là lorsqu’une nouvelle d’importance les ramena à la réalité de la guerre : les Alliés étaient entrés dans Rome. Une houle de joie les bouleversa. C’est le début de la fin, disait-on à la radio. C’est le début de la fin, répétaient les trois adultes dans le grenier.

— Allons l’annoncer à Adèle, proposa Lasbordes.

Les jeunes gens descendirent les premiers, et le facteur jeta un regard sur José qui continuait de régler nerveusement son appareil, le visage crispé, inaccessible à la joie des autres. Henri lui posa une main sur l’épaule. Il vit une larme rouler sur sa joue. José n’avait que quatorze ans et c’était son premier chagrin d’amour.

— Il va repartir bientôt, dit-il d’une voix apaisante. D’ici une semaine ou deux, il sera loin.

Le garçon renifla et s’essuya rageusement les joues du revers de la main. Lasbordes lui pressa l’épaule et s’en alla.

 

Sur le banc du jardin, un peu étourdis par l’air saturé du parfum des roses, Adrienne et Jacques étaient blottis l’un contre l’autre dans la nuit de juin. Le jeune homme évoquait Lucie, qui était sans doute à Rome, en train de fêter la libération de la ville qu’elle avait dû photographier toute la journée pour son agence de presse. Il lui raconta comment sa sœur s’était affranchie de la tyrannie paternelle, lui parla de sa volonté, de son courage.

Puis il dit qu’il avait quitté son pays depuis si longtemps qu’il n’aurait aucun mal à s’établir ailleurs. Il avait appris qu’il y avait à Toulouse une faculté de médecine. S’il venait étudier là, ils pourraient se fréquenter et mieux se connaître.

— Vraiment, Jacques ?

— Si tu le veux.

— Bien sûr que je le veux.

 

Le lendemain, Jacques annonça aux Casalès qu’il ne mangerait plus chez eux le soir parce qu’Adèle se plaignait de ne pas le voir assez. Elle espérait que José s’attacherait à lui, expliqua-t-il, ce qui aiderait le jeune garçon à surmonter sa sauvagerie. L’excuse était bancale et Maria Casalès, vexée, persifla :

— La soupe doit être meilleure chez Fourment.

— Non, Madame, répliqua-t-il. Adèle cuisine bien, mais je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon que votre soupe.

Il était si visiblement sincère que la femme se dérida un peu. Sa journée de travail terminée, lorsque Jacques enfourcha son vélo, il était l’homme le plus heureux du monde : au bout du chemin, il y avait le grenier, avec radio Londres, et ensuite, le banc du jardin.

 

Bien qu’ils y fussent préparés depuis le message de mise en alerte du premier juin, Messieurs faites vos jeux, lorsque les occupants du grenier entendirent Le père la Cerise est verni, ils furent frappés de stupeur, comme s’ils n’y croyaient pas. Après tant d’années d’attente, d’espoir et de découragement mêlés, était-il possible que ce soit enfin vrai ? Pourtant, c’était clair : Le père la Cerise est verni annonçait aux initiés, dont ils faisaient partie, que le débarquement allié était pour le lendemain. Très vite, l’hébétude fit place à la joie et ils descendirent fêter ça avec Adèle qui sortit une bouteille de ratafia de noix datant d’avant-guerre. L’effet conjugué de l’alcool sirupeux et de l’excitation due à la nouvelle leur monta à la tête et José, qui était resté comme d’ordinaire dans son galetas, vint leur dire aigrement :

— C’est bien la peine de me répéter de baisser le son parce qu’on va se faire repérer : on doit vous entendre jusqu’au bout du village.

Rappelés à la prudence, ils mirent la sourdine, mais ils n’arrivaient pas à se taire ni à se séparer. Lasbordes, le plus expansif, faisait des prédictions d’avenir dans lesquelles les Alliés anéantissaient l’ennemi en quelques jours.

— D’ici la mi-juin, ils les auront repoussés jusqu’à Berlin.

Ces Allemands, dont ils avaient répété pendant toutes ces années : Ils nous prennent tout pour l’envoyer chez eux, ne pourraient plus s’emparer des biens de première nécessité et ce serait la fin des restrictions. Ils avaient tellement été privés qu’ils éprouvaient le besoin d’énumérer ce qu’ils étaient sur le point de retrouver.

— On aura de nouveau du tabac.

— Et du café.

— Et du sucre.

— Et du beurre.

Et, et, et… Comme c’était bon d’espérer !

Sur le banc du jardin, quand ils eurent enfin quitté la cuisine, Adrienne et Jacques se replongèrent dans leurs rêves d’avenir qui venaient de recevoir un si bel encouragement. Pendant l’été, Jacques irait visiter sa famille à Montréal, puis il reviendrait pour la rentrée s’inscrire en première année de médecine à Toulouse. Si elle le voulait, ils se fianceraient à son retour.

Elle le voulait.

— Je vais vérifier auprès de l’académie s’il n’est pas trop tard pour demander ma mutation à Toulouse. Mais si je suis obligée de rester un an de plus à Fontsavès, ce ne sera pas trop grave : avec le train, tu pourras venir tous les samedis. Adèle ne refusera pas de te loger.