III

À la pension d’Adèle Fourment, le portail rouillé annonça une visite. Cette fois, ce n’était pas un maquisard, mais deux gendarmes en uniforme à la vue desquels l’estomac de Jacques se contracta. Il amorça un mouvement vers la porte du fond, mais sa logeuse le retint en disant :

— Restez là, c’est Isidore Deumier et Félicien Puntous, ça ne risque rien.

Puis elle alla les accueillir à la porte d’entrée où elle les reçut avec une giclée de paroles dans cette langue incompréhensible qu’ils utilisaient entre eux, ce qui ne les empêchait pas de passer sans effort au français lorsqu’ils s’adressaient à lui.

Elle les précéda dans la cuisine où le plus vieux des gendarmes demanda à Jacques :

— Alors, comme ça, vous êtes un parent des Fourment ? Le fils de Joséphine, nous a dit Adèle.

Le ton était bonasse. Jacques respira mieux.

— Et vous êtes arrivé dimanche par le train de cinq heures ?

— C’est ça.

— Vous restez longtemps ?

— Ça dépend si je trouve à m’employer dans une ferme.

— Il vous faudra aller voir le maire. Les foins commencent bientôt et il n’y a jamais assez de bras. Vous pouvez nous montrer vos papiers ?

— Bien sûr. Je les ai dans la chambre, je vais les chercher.

Quand il revint, madame Fourment remplissait à ras bord deux verres de vin. Avec une pointe d’appréhension, Jacques tendit les faux documents fournis à Londres : le permis de séjour de l’État français, prétendument délivré par le ministère de l’Intérieur de Vichy, et la carte d’identité. Ils étaient établis au nom de Jacques Duprat. Le lieu de naissance indiqué était Marseille, qui figurait également en tant que domicile actuel, et la rubrique métier le donnait pour étudiant.

— Qu’est-ce que vous étudiez ?

— Le droit, pour être notaire.

Comme sa logeuse lui avait fait remarquer que l’année universitaire n’étant pas terminée, il allait paraître bizarre qu’il s’installe à la campagne un mois avant les examens, il ajouta :

— En réalité, il ne me manque qu’un stage, mais l’étude qui m’a accepté pour le faire ne me prendra qu’en septembre.

— Notaire, c’est pas pareil qu’ouvrier agricole.

— Non, mais ça me permettra de mieux manger qu’à Marseille.

Le gendarme, compréhensif, hocha la tête. Il savait comme tout le monde que le ravitaillement en ville était un problème aigu et ne s’étonnait pas qu’on ait envie de se nourrir correctement. À en juger par son profil, lui-même devait avoir un appétit robuste.

— Demain, vous passerez vous enregistrer à la mairie, reprit le gendarme en lui rendant ses papiers. Elle ouvre tous les mercredis, après l’école.

D’un même mouvement, les pandores s’essuyèrent la moustache du revers de la main après avoir bu leur verre cul sec, puis ils se dirigèrent vers la porte. En sortant, celui qui avait fait tous les frais de la conversation ajouta d’un ton rigolard :

— Ça fait rien, ils ont quand même un drôle d’accent les Marseillais.

L’autre éclata d’un rire gras tandis que madame Fourment répliquait :

— Eh, on le sait bien, Isidore. Vous vous souvenez du film Marius qu’ils ont passé à la salle des fêtes avant la guerre ? On avait tellement ri !

— Vous pouvez le dire. Allez, on y va. Adieusiàtz.

— Adieusiàtz.

 

Après leur départ, Jacques Bélanger s’étonna :

— Je ne savais pas qu’il y avait une gendarmerie à Fontsavès.

— Il n’y en a pas. Ils viennent de Meilhaurat et font le tour du canton une fois par semaine.

Un bruit de voix les attira à la fenêtre. Un jeune homme racontait avec force gestes à la maréchaussée ahurie une histoire qui n’était pas audible depuis l’intérieur. Madame Fourment ouvrit la fenêtre et ils entendirent :

— On te suit, Justin.

Il avait franchi le portail lorsqu’il se ravisa :

— Et si on emmenait le neveu d’Adèle puisqu’on se rend chez Maupas ? Va le chercher, Félicien.

Pendant que le plus jeune des gendarmes revenait vers la maison, la logeuse chuchota à son pensionnaire :

— Vous pensez être capable de faire du vélo ?

— Ça ira. Je ne ressens presque plus rien.

Parlant pour la première fois, le gendarme, qui s’était encadré dans la porte, proposa :

— Puisqu’il faut qu’on aille chez le maire, votre neveu n’a qu’à venir avec nous.

— Qu’est-ce qui se passe là-bas ? essaya-t-elle de savoir. J’ai vu Justin, il a l’air tout énervé.

— Des drôles de choses, mais je ne peux pas le dire.

Puis, se tournant vers Jacques :

— Vous venez ?

— À pied, intervint Adèle, il ne peut pas : il y a deux bons kilomètres.

Elle se dirigea vers l’escalier qui partait du fond du corridor et cria vers le haut :

— José ! Viens prêter ta bicyclette à ton cousin, il en a besoin.

La réponse claqua, brève et nette :

— Non !

Du dehors, Deumier s’impatienta :

— Alors, vous arrivez ? On n’a pas que ça à faire.

— José, descends tout de suite ! Je t’avertis…

Elle n’eut pas besoin de préciser : l’adolescent dévala les marches, salua le gendarme d’un grognement et se dirigea vers une remise d’où il revint avec un vélo flambant neuf qu’il tendit à Jacques avec réticence.

— Ne t’inquiète pas, dit celui-ci d’un ton rassurant, je vais en prendre soin.

 

Après avoir traversé le village et franchi le Savès, qui coulait chichement sous un petit pont romain formant un dos d’âne très prononcé, ils empruntèrent un chemin bordé de platanes, où l’absence de circulation permit aux cyclistes de rouler de front par deux. Le plus vieux des gendarmes, que madame Fourment avait appelé Isidore, pédala à côté de Justin à qui il demanda de répéter son histoire.

— Comme je vous l’ai dit, moi, je n’ai rien vu, répondit le garçon. Ma sœur est arrivée comme une folle en criant qu’il y avait un homme enterré sous des feuilles à la garenne. Mon père y est allé, puis il a parlé avec monsieur Maupas, et après ils m’ont envoyé vous chercher. Le facteur avait dit que vous étiez au village ce matin. Si je ne vous avais pas trouvés, j’aurais poussé jusqu’à Meilhaurat.

Devant l’évidente inutilité d’insister, Deumier se porta aux côtés de Jacques afin d’en apprendre un peu plus sur sa famille.

— Ma mère est morte à ma naissance, lui fut-il répondu.

Il prit une mine de circonstance et compatit :

— C’est bien triste. Alors, c’est votre père qui vous a élevé ?

— Lui non plus, je ne l’ai pas connu. J’ai été adopté par un couple dont je porte le nom. Ils sont morts l’an dernier dans un accident de voiture. Je n’ai appris qu’à ce moment-là qui était ma vraie famille.

Cette accumulation de malheurs eut raison de la curiosité de l’homme qui cessa de l’interroger. Le chemin croisa une route plus importante longée par le chemin de fer. Sur la gauche se dressait une gare, vraisemblablement celle où Jacques était censé être arrivé deux jours plus tôt. Les gendarmes n’ayant pas eu l’air de mettre en doute sa prétendue identité, il se sentait un peu plus confiant que la veille. Néanmoins, il y avait cette histoire de mort qui l’inquiétait. S’il s’agissait d’un décès dû à des causes naturelles, tout irait bien, sinon, il y aurait une enquête et il était à craindre qu’elle ne soit confiée à de plus malins que ces deux lourdauds. Dans ce cas, il aurait peut-être intérêt à disparaître.

— Je me demande qui est ce type enterré sous les feuilles, s’interrogea Deumier à haute voix.

— On va bientôt le savoir, répondit placidement Puntous.

Au sommet d’un raidillon, une demeure imposante venait d’apparaître. Jacques devina que c’était leur destination, ce qui lui fut confirmé par le gendarme.

— C’est le château du maire. Il a aussi une des plus importantes fermes du village et Justin est le fils de son métayer.