VIII

Lartigues et Deumier se rendirent en voiture au domicile d’Exupère Souquet tandis que Puntous les suivait à bicyclette. Célibataire, le garde champêtre vivait seul depuis la mort de sa mère dans une maison basse à l’extrême limite de l’agglomération. Au-delà, c’étaient des champs, et plus loin, la forêt où, le chef de la gendarmerie ne l’ignorait pas, le maquis avait sa base. Si la maison semblait presque à l’abandon, le jardin, en revanche, était bien entretenu. Il y poussait tout ce qu’il était possible d’espérer en ces temps où il n’y avait pas grand-chose à acheter : des pois prêts à être récoltés, un grand carré de pommes de terre, des haricots verts, des choux d’été, de grosses laitues et même des radis. Deumier en arracha un et le croqua. Il le recracha aussitôt avec une grimace.

— Il les laisse trop grossir ses radis, ils piquent.

Lartigues tourna la poignée de la porte et s’étonna qu’elle soit verrouillée. À la campagne, personne ne fermait à clé. Peut-être Souquet prenait-il cette précaution inusitée à cause de la situation de sa maison, éloignée de sa première voisine d’une centaine de mètres ? À moins qu’il n’ait quelque chose à dissimuler.

— Il n’avait pas de clé dans ses poches, rappela Deumier, il a dû la cacher quelque part.

Le gendarme souleva une planche proche de la porte, bougea des outils de jardinage appuyés au mur, déplaça une souche qui servait de siège et finit par trouver la clé sous un tas de galets ayant l’air d’être là par hasard. La porte ouvrait sur un corridor qui séparait deux pièces : la cuisine et la chambre. Ils commencèrent par la chambre. Elle sentait la literie sale et n’avait pas dû être aérée depuis longtemps. L’uniforme de garde champêtre, posé sur un cintre, était accroché à l’espagnolette de l’unique fenêtre.

— Puisqu’il n’était pas en tenue, dit Lartigues en désignant l’uniforme, ça prouve qu’il a été tué après sa journée.

— C’était donc dans la nuit de dimanche. Celle où il s’est passé beaucoup de choses.

— Le képi n’a pas l’air d’être là.

— Non. Dans l’autre pièce, peut-être ?

— Hé ! cria Puntous qui venait d’arriver. Où êtes-vous ? Ça alors ! Qu’est-ce que c’est ?

Attirés par ses exclamations, ils le rejoignirent dans la cuisine et y découvrirent un chantier auquel ils ne s’attendaient pas. Aussi stupéfait qu’eux, mais ayant une longueur d’avance, Puntous allait poser les mains sur la table quand son collègue le retint d’un impératif :

— Ne touche pas !

La table, d’assez belles proportions, était couverte de journaux découpés qui entouraient un îlot où se trouvait une feuille de cahier sur laquelle étaient collés des mots imprimés. Complétant l’ensemble, il y avait des ciseaux, ainsi qu’une coupelle contenant une sorte de substance desséchée qui devait être une colle de fabrication domestique.

— C’était un corbeau, notre garde champêtre, constata Lartigues. Reste à découvrir à qui il s’en prenait.

Ils lurent le message en cours de fabrication : JE SAIS CE QUE TU METS DANS LA FARI

— Qu’est-ce qu’il y met, dans la farine, à votre avis ? demanda Puntous.

— Des glands, peut-être, suggéra Deumier. Mais on s’en fout, c’est pas ça qu’on cherche. En tout cas, le meunier est hors de cause : comme il n’a pas reçu la lettre, il n’avait pas de raison de le tuer.

— Voilà qui nous avance, ironisa Lartigues, les suspects se limitent maintenant à tout le reste du village.

— Peut-être pas, dit Deumier qui était tombé en arrêt devant un buffet. Viens voir.

Il y avait là une liste qui portait six noms dont les quatre premiers étaient barrés. Le cinquième étant Cambelève, le meunier, on pouvait légitimement supposer que les quatre premiers avaient reçu leur lettre. À côté de la liste, dans leur boîte en carton, attendaient des enveloppes vierges. Souquet n’en avait pas acheté : jaunies et tachées d’humidité, elles devaient dater de l’autre guerre, du temps où sa mère lui écrivait au front.

— Du travail organisé, admira Deumier.

Sur la liste, dans l’ordre, figuraient les noms de Maupas, le maire, du capitaine Fournier, un militaire de carrière qui vivait de ses rentes depuis son retour du stalag, de Monestié, un des plus gros fermiers du canton et de Coustet, le chef de gare. Les autres noms, qui n’étaient pas barrés, étaient ceux de Cambelève, le meunier, et de Poumès, le boulanger.

— Si on récapitule, dit Lartigues d’un ton découragé, on a quatre suspects : Maupas, le capitaine, Monestié et Coustet. Voilà qui nous promet du plaisir.

Il resta un moment immobile, perdu dans ses pensées, puis il se secoua.

— Bon, au travail. On va voir ce que nos suspects ont à dire. À commencer par le maire.

Il donna un tour de clé et la mit dans la vaste poche de sa veste, où elle rejoignit la liste incriminante, la lettre en cours et la boîte d’enveloppes, puis ils quittèrent la maison du garde champêtre. En traversant le village, ils croisèrent le facteur. Saisi d’une inspiration, Deumier suggéra à son chef :

— Vérifions si c’est lui qui a remis ces lettres à leurs destinataires. Si c’est le cas, ils ne pourront pas nous dire qu’ils ne les ont pas reçues.

— Bonne idée.

Il s’arrêta et héla le facteur :

— Hé, Lasbordes ! Viens un peu par ici !

Le facteur manipula longuement, et avec un intérêt non dissimulé, l’enveloppe que Lartigues lui avait présentée.

— Vous voulez savoir si j’ai distribué des enveloppes comme celle-là ?

— Exactement.

— Mais à qui ? Pour livrer une lettre, il faut qu’elle ait un destinataire. Il n’y a rien d’écrit.

— Lasbordes, gronda Lartigues qui commençait de perdre patience, ne te fais pas plus bête que tu l’es. On ne t’en apprendra pas plus de toute façon.

— Ah ! Vous voulez parler du papier ? De la sorte d’enveloppe ?

— C’est ce qu’on te dit depuis le début. De vieilles enveloppes jaunies avec des traces d’humidité.

— Et plusieurs ?

— Lasbordes…

— Oui, oui. Eh bien non, je n’en ai pas vu. Vous pensez bien que je m’en souviendrais. Elle est vieille, cette enveloppe, il y a longtemps qu’il n’en circule plus des enveloppes comme celle-là.

Le chef de gendarmerie, prêt à exploser, lui tourna le dos et remonta dans la voiture sans le saluer.

— Il m’énerve, celui-là !

— Mieux vaut quand même ne pas le brusquer, conseilla Deumier qui, lui, restait toujours imperturbable. C’est un écornifleur et un chapaire : il est au courant de tout et parle avec tout le monde.

— Mais là, il ne sait rien. Ou il ne veut pas le dire.

— Moi, je crois qu’il ne sait rien. Il avait trop envie de nous en faire raconter davantage.

— Donc, si Souquet n’a pas envoyé ses lettres par la poste…

— … c’est qu’il les a portées lui-même…

— …la nuit pour pas qu’on le voie…

— … et quelqu’un lui a fait son affaire.

— On n’est pas beaucoup plus avancés.

— Mais on a quand même des noms.

— Oui, soupira Lartigues. Allons chez le maire.