I

Dans le train qui le conduisait à Meilhaurat, Claude Riquier était morose. Il aurait dû, le soir même, aller applaudir Marguerite Pifteau dans le rôle de Carmen en compagnie de Julia. Bien que la jeune fille se fût laissé longuement prier avant d’accepter, il avait beaucoup espéré de cette soirée à l’opéra. Mais voilà que c’était fichu. De plus, son départ avait été tellement précipité qu’il n’avait même pas pu l’avertir de sa défection. En allant chercher des vêtements pour quelques jours, il avait croisé son frère qui partait au palais de justice et, faute de mieux, lui avait donné les billets en lui demandant de le remplacer auprès de Julia.

Riquier en voulait à son supérieur hiérarchique : il savait que Daran, malgré ses dires et son air désolé, aurait pu envoyer quelqu’un d’autre chez les bouseux, mais il avait fait exprès de le choisir pour l’embêter, parce qu’il n’appréciait pas les intellectuels. L’horreur du jeune policier pour la campagne était notoire et ses collègues s’étaient copieusement moqués de lui. Cet imbécile de Pinet, surtout, qui s’était mis à chanter à tue-tête d’une voix nasillarde : J’aime les moutons dans la prairi-e, j’aime les moutons enrubannés… Ils lui avaient souhaité bonne chance auprès des beautés rurales. Ma foi, se dit-il en regardant les deux passagères assises en face de lui, si elles sont toutes comme celles-ci, le désert ne sera pas trop hostile.

Elles feuilletaient ensemble un magazine et riaient de temps à autre. Il avait du mal à se concentrer sur sa propre lecture et écoutait distraitement leur bavardage. Le nom de Fontsavès lui fit dresser l’oreille. Il comprit que c’était leur destination et que la plus jeune, que l’autre appelait Marie-Pierre, y vivait. C’était dans ce village qu’avait eu lieu le meurtre pour lequel son chef avait prétendu que l’on ne pouvait se passer de ses talents. Il les reverrait sans doute au cours de son enquête. La jeune était un peu verte, mais sa compagne lui plaisait. Elle avait le même genre que Julia : moderne et émancipé. Est-ce que Julia irait au spectacle avec son frère ? Probablement pas : elle n’aimait pas André qui ne lui manifestait pas assez d’admiration. Quant à maître André Riquier, si elle refusait, il serait content, car il n’aimait ni Carmen ni Julia qui, selon lui, avaient toutes deux un tempérament excessif.

Riquier se replongea dans le rapport du chef de la gendarmerie de Meilhaurat que Daran lui avait remis. S’il ne voulait pas s’attarder loin de Toulouse, il fallait qu’il résolve cette affaire au plus vite. Il prit dans sa serviette un carnet et un crayon pour noter les éléments essentiels. Tout en lisant, il se fit la réflexion que l’auteur du rapport devait être instruit : les faits étaient clairement exposés dans une langue correcte et sans fautes. Étonnant pour un gendarme de campagne. En haut de la page de son carnet, Claude écrivit victime, qu’il souligna, puis il ajouta ses fonctions, garde champêtre, la raison probable de son assassinat, lettres anonymes, la cause de sa mort, coup de fusil et le lieu où le cadavre avait été découvert, bois isolé. Il passa ensuite à un deuxième titre : suspects. Il était censé en rester trois puisque le coupable du marché noir avait été dédouané de l’inculpation de meurtre. Après avoir jeté un rapide coup d’œil au rapport avant de quitter son bureau, il avait réclamé une copie de l’interrogatoire de ce Monestié, mais on le lui avait refusé sous prétexte que cela ne lui servirait à rien. Il avait insisté, alléguant que l’homme avait peut-être lâché par inadvertance une information qui se révélerait intéressante en cours d’enquête, mais le refus avait été maintenu et, lui semblait-il, plus sèchement que nécessaire. Sur le moment, cette curieuse attitude l’avait troublé ; avec le recul, elle lui paraissait carrément suspecte, comme si on voulait lui cacher quelque chose. Il eut une intuition de la vérité : si on l’avait choisi, lui qui débutait et n’avait aucune expérience d’enquêteur, ne serait-ce pas dans l’espoir qu’il échoue ? Il rejeta cette pensée qu’il jugea paranoïaque, mais son désir de réussir pour écourter une mission promettant surtout de l’ennui se trouva accru de la volonté de prouver qu’il n’était pas un sot.

De temps à autre, Riquier levait la tête pour voir les petits villages se succéder : Tournefeuille, Saint-Lys… À chaque gare, quelques personnes descendaient furtivement, serrant leur cabas d’un air inquiet. Des citadins qui allaient échanger dans une ferme un coupon de tissu ou une paire de chaussures contre un lapin ou une douzaine d’œufs. Ce modeste troc, destiné à apaiser un peu la faim, était sévèrement réprimé, ce qui expliquait les regards traqués. À Fontsorbes, il fallut descendre du train pour alléger la charge, car la côte était trop rude. Ils s’égaillèrent le long de la voie et le policier ralentit le pas pour rester en arrière des deux jolies passagères que leurs hautes semelles de bois compensées empêchaient d’aller vite. Gaby — c’était le nom de la plus âgée, il venait de l’apprendre — avait des jambes superbes. Agile et noble, avec sa jambe de statue… Il ne regretta pas que la mode ait changé depuis Baudelaire et que le feston et l’ourlet soient remontés d’un nombre appréciable de centimètres. Elle avait les chevilles fines et les mollets galbés. Quant aux genoux, qu’il avait pu entrevoir lorsqu’elle était descendue, ils étaient parfaits, qualité rare. Elle avait passé ses jambes au brou de noix pour donner l’illusion qu’elle portait des bas et s’était dessiné une couture au crayon noir. Il suivit en imagination cette ligne qui remontait sous la robe, se demandant où elle s’arrêtait. L’avait-elle bêtement stoppée au-dessus du genou, jugeant inutile de la prolonger là où on ne la voyait pas, ou l’avait-elle tracée jusqu’en haut, au pli de la fesse ? Il paria pour la fesse. Tout dans ses gestes et dans sa démarche disait la sensualité. Même si elle n’avait pas d’amant, et il aurait gagé que malgré ses airs affranchis elle n’en avait pas, il se plut à imaginer qu’elle réservait à son corps des soins de courtisane.

Le train les attendait en haut de la côte. Ils reprirent leurs places. Riquier observait la jeune fille à la dérobée. Elle avait des cheveux souples, bruns et ondulés, qui balayaient ses joues chaque fois qu’elle se penchait. Elle les glissait derrière l’oreille d’un mouvement machinal qui devait lui être habituel, et il pouvait voir à chacun de ses gestes l’éclat de sa bague, un bijou ancien venant sans doute d’une aïeule. Comprenant qu’elle se sentait observée et que cela la dérangeait un peu, il se détourna. La contemplation du paysage, dont la douceur monotone l’ennuyait à mourir, l’aida à se replonger dans le rapport. Le trafiquant éliminé, il restait trois coupables potentiels : le maire, qui avait déclaré que la lettre anonyme l’accusait d’adultère, un ancien militaire, qui aurait également eu une histoire de femme, et le chef de gare prétendant n’avoir rien reçu. Ce dernier lui parut le plus suspect, quoique les autres ne fussent guère crédibles puisqu’ils avaient pris soin de détruire les lettres. Lorsque Riquier sentit qu’il possédait bien tous les éléments du rapport, il rangea son carnet et ouvrit La Dépêche qu’il avait achetée avant de partir.

La une titrait : L’attaque anglo-américaine contre les côtes françaises de la Manche se heurte aux contre-attaques de plus en plus violentes de la Wehrmacht. Puis venait un communiqué allemand daté de la veille, qui affirmait avoir taillé en pièces les nombreuses formations aéroportées descendues à l’arrière des fortifications pour empêcher l’arrivée des réserves du Reich, se glorifiant d’avoir abattu cent quatre avions au-dessus des territoires où s’opérait le débarquement. Pour avoir écouté radio Londres avec quelques anciens condisciples de la faculté des lettres que son frère appréciait peu, lui qui avait gardé toute son admiration au Maréchal et à ses sbires, Claude savait qu’il y avait du vrai là-dedans. La réussite du débarquement n’était pas assurée, loin de là. Parmi les choses qui l’irritaient au sujet de la mission dont on l’avait chargé, il y avait le fait que pendant son exil campagnard il devrait se contenter du son de cloche du journal, dont l’allégeance à Vichy et à l’occupant était clairement exprimée, en des temps où il se passait des événements d’une importance capitale.

Le trajet dura longtemps. Lorsque Riquier parvint à Meilhaurat, à la fin de l’après-midi, il salua les passagères, puis alla récupérer sa bicyclette dans le compartiment prévu pour les gros bagages. En se rendant à la gendarmerie, dont le chef de gare lui avait indiqué la direction, il pensait avec amusement à la surprise qu’auraient les jeunes filles quand elles découvriraient son statut d’enquêteur. L’idée l’avait effleuré de les interroger sur les gens du village, mais il s’était abstenu parce qu’elles paraissaient trop bien éduquées pour lier conversation avec un inconnu dans le train. Quand elles le reverraient, au contraire, elles auraient l’impression de déjà le connaître et lui feraient plus facilement confiance, car elles auraient gardé le souvenir de son respect des convenances.