Bien qu’il fût encore embrumé de sommeil, lorsque le facteur vit apparaître Jacques le lendemain matin, il devina à l’expression de son visage qu’Adrienne s’était laissé consoler. Tant mieux pour eux, pensa-t-il. En ces temps où tout pouvait arriver, il ne fallait pas rater les chances d’être heureux. Les maquisards multipliaient les interventions et les représailles allemandes pouvaient survenir en tout temps. Le camp des partisans était heureusement assez éloigné des points névralgiques auxquels ils s’attaquaient et l’ennemi n’avait pas repéré d’où les saboteurs venaient, mais il suffirait qu’un malintentionné les dénonce pour que les SS interviennent et fassent subir aux combattants clandestins et aux gens du village, qu’ils soupçonneraient de les aider, les atrocités dont ils avaient coutume de marquer leur passage. Depuis le débarquement, qui avait donné le signal du harcèlement des troupes nazies, le capitaine demeurait à la base pour coordonner les coups de main et parfois y participer. Germain, l’aîné des Coustet, y restait désormais lui aussi en permanence, ainsi que Roger, le fils du postier. Pour expliquer sa disparition à ses parents, ce dernier avait inventé l’histoire un peu abracadabrante d’un copain inconnu d’eux qui lui aurait demandé de l’aider à la ferme parce que son père s’était cassé une jambe. Lasbordes, le maire et le chef de gare n’avaient pas de nouvelles de ces hommes qui couraient de grands dangers. Eux ne pouvaient rien faire, à part les accueillir en cas de besoin, et cela les frustrait. De plus, l’inaction leur donnait le temps d’imaginer toutes sortes de choses, y compris le pire. Ils redoutaient que Riquier ne découvre la vérité. L’enquêteur faisait partie de la police, et la police, c’était Vichy. S’il comprenait ce qui se passait à Fontsavès et en avertissait ses supérieurs, les Allemands ne tarderaient pas à s’abattre sur la commune.
Claude Riquier commença sa journée par Fournier, mais n’eut pas plus de succès que la veille. Alors, il s’arrêta chez Hortense qui n’était pas devant sa porte, mais en sentinelle derrière ses volets entrouverts. Il lui demanda si elle avait vu le capitaine. D’après la vieille, il n’était pas revenu. À moins que je l’aie raté, nuança-t-elle, mais le policier ne croyait pas possible qu’un mouvement de son voisin ait pu lui échapper et il tint pour acquise l’absence de Fournier. Elle lui répéta que d’ordinaire, il avait une valise sur son vélo quand il partait à Toulouse et que là, il n’en avait pas.
— Il va à Toulouse à bicyclette ?
— Non, pensez-vous ! Il la laisse à la gare pour l’avoir au retour.
Riquier refusa le café d’Hortense, qui avait la même odeur que celui de madame Fourment dont il avait gardé le goût amer dans la bouche, et repartit. Il s’arrêta à la forge où il y avait déjà deux clients. Le forgeron, qui tapait sur un bout de fer avec un marteau d’une taille impressionnante, esquissa un vague salut sans même le regarder, mais les deux autres l’accueillirent poliment. Ils ne lui apprirent rien qu’il ne savait déjà : la propension de la victime à se mêler de tout, le fait qu’elle n’avait pas eu d’ami, sa relation conflictuelle avec Pradet qui datait de l’enfance. Sur ces sujets qui ne les engageaient pas, ils étaient diserts, mais à part cela, nul n’avait rien à dire. Le policier s’abstint de mentionner les adultères, car il était sûr que c’était pure fabulation, et il ne voulait pas passer pour un idiot en ayant l’air d’y croire. En quittant la forge, il se trouva un peu désorienté. Que faire maintenant ? Il décida d’aller à Meilhaurat parler avec les gendarmes.
Quand il arriva à proximité de la gare, il vit l’agitation provoquée par l’arrivée prochaine d’un train. Au lieu de se diriger tout de suite vers le chef-lieu du canton, il se rendit jusqu’au quai pour attendre le convoi : peut-être le capitaine y serait-il ?
— Vous prenez le train, Monsieur le policier ? lui demanda Coustet.
— Non. Si je le prenais, ce serait en direction de Toulouse, mais pour les distances que j’ai à couvrir, la bicyclette convient. Au fait, si j’ai besoin d’y aller, est-ce que je peux la laisser à la gare ?
— Bien sûr, tout le monde fait ça. Regardez !
Il lui montra un appentis sous lequel il y avait trois vélos, mais le policier n’eut pas le temps de lui demander si celui du capitaine était du nombre, car le train s’annonçait. Le chef de gare recommanda à Justin Casalès et au neveu d’Adèle qui attendaient sur le quai de garder une distance prudente, plus pour signifier son importance que par réelle nécessité. Un seul passager descendit du train et aucun n’y monta. Le voyageur entreprit de donner des directives à Coustet et aux deux hommes pour le déchargement d’un curieux colis. Il s’agissait d’un long boudin relativement souple qui, à cause de sa longueur, que Riquier évalua à au moins une dizaine de mètres, n’avait pas pu être placé à l’intérieur du train et avait été arrimé aux marchepieds. Quand toutes les cordes furent déliées et le boudin précautionneusement posé à terre, le train repartit.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Riquier.
— Une toile, répondit le voyageur sans donner plus d’explications.
Il alla chercher une des bicyclettes. Jacques et Justin prirent les deux autres. Justin se mit avec son vélo à une extrémité de la toile, Jacques au milieu et le voyageur à l’autre bout.
— On va la soulever tous en même temps en faisant bien attention, dit celui qui dirigeait l’opération.
Coustet se mit dans l’un des intervalles et Riquier, voyant qu’une aide ne serait pas de trop, se plaça dans l’autre. Au signal, ils soulevèrent le boudin qui pesait lourd et le déposèrent sur les bicyclettes. Ensuite, le chef de gare l’attacha aux guidons avec des cordes pendant que les cyclistes tenaient fermement les vélos qui servaient de support. Le voyageur remercia Riquier de son aide et le policier se présenta avant de lui demander où il se rendait en tel équipage. L’homme lui apprit qu’il allait chez Maupas. Le châtelain avait eu l’amabilité de mettre les combles à sa disposition. Ainsi, il aurait assez de place pour étaler sa toile et peindre la fresque destinée au mur du fond de l’église.
— Je vous accompagne, décida Riquier, intéressé. Vous me raconterez en chemin.
Le convoi s’ébranla. Les trois hommes poussaient les bicyclettes et, au début, il fallut ajuster le pas. Riquier marchait à côté du peintre. Hubert Carral avait été engagé dans les commencements de la guerre par le curé Trescamp qui avait décidé que l’église de Fontsavès, un bâtiment gothique bien conservé du XIVe siècle, méritait d’être décorée. Le peintre nourrissait une forte admiration et une reconnaissance plus grande encore envers son commanditaire.
— C’est un miracle de rencontrer un homme comme lui dans une campagne aussi reculée, affirma-t-il, presque extatique.
Carral avait déjà réalisé plusieurs peintures, pour le retable, les deux côtés du chœur et les deux chapelles latérales. Il en était à l’œuvre maîtresse, le martyre de saint Laurent, que le curé voulait voir au fond de son église quand il prêcherait. Le peintre, qui bégayait légèrement, avait un débit fluide lorsqu’il parlait de son œuvre future. Habité par son projet, il brûlait de se mettre à l’ouvrage.
— Est-ce que les peintures terminées sont installées ?
— Oui, on l’a fait dès qu’elles ont été sèches. Si elles vous intéressent, allez à la messe demain.
— Je n’y manquerai pas.
Casalès et sa fille, qui fanaient dans un champ proche du chemin, posèrent leurs fourches pour rejoindre le convoi lorsqu’ils le virent passer. Il était convenu avec monsieur Maupas qu’ils aideraient à hisser la toile jusqu’aux combles. Ce ne fut pas aisé, car elle était lourde et peu maniable. Il ne fallait surtout pas la plier et les coudes des escaliers mettaient le peintre dans des angoisses qui accentuaient son bégaiement. Chaque fois qu’il dérapait sur la première syllabe de Attention ! qu’il criait à tout moment, Marie-Pierre disait entre haut et bas Ttrroop tttaard, et Pauline réprimait difficilement un fou rire. Riquier, qui était assez proche de l’impertinente pour l’entendre, avait lui aussi du mal à garder son sérieux. Quand le précieux colis fut en lieu sûr, Carral essuya son visage trempé de sueur et remercia tout le monde. Pendant qu’ils hissaient la toile, madame Maupas et Gabrielle, les seules à ne pas avoir participé au transport, avaient préparé des rafraîchissements. Les Casalès, pressés de se remettre au travail, burent debout et repartirent aussitôt. Jacques profita de ce que le policier était occupé à faire le joli cœur avec la nièce de monsieur Maupas pour échanger quelques mots avec celui-ci à propos d’Adrienne. Il lui dit à quel point la jeune femme était affectée par l’accusation de madame Maupas. Le maire, mal à l’aise, déplora la jalousie pathologique de son épouse qui l’accusait de le tromper avec toutes les femmes qu’elle jugeait désirables.
— Mais rassurez-vous, elle n’en parle pas ailleurs. Cette invention ridicule ne s’ébruitera pas.
— Vous oubliez le policier. S’il demande au village si vous avez une liaison avec l’institutrice, la nouvelle ne tardera pas à se répandre. D’après Adrienne, quelqu’un finira par en informer sa hiérarchie, ce qui aura des conséquences désastreuses pour la suite de sa carrière.
— Pour ça, répondit le maire, soulagé de pouvoir amener un élément positif, j’ai des relations, et j’interviendrai s’il y a un problème.
Jacques remarqua que Riquier le regardait avec curiosité et s’en alla. En retournant au champ, il pensait qu’il pourrait rassurer Adrienne en lui apprenant que l’affaire était moins grave que ce qu’elle craignait. Il avait hâte à la fin de la journée pour la retrouver et, en attendant, il travaillait comme un automate sans rien percevoir de ce qui l’entourait. Après l’amour, la veille, il avait demandé à Adrienne de l’épouser à la fin de la guerre et elle avait accepté. Dans son monde intérieur, tout ce que Jacques entendait était la voix de la jeune fille lui disant qu’elle l’aimait.
— Le neveu de madame Fourment voulait des explications au sujet de l’institutrice ? demanda au maire le policier qui profitait de l’absence de Gabrielle et de Marie-Pierre occupées à débarrasser.
— Pas du tout. La jeune femme l’intéresse ?
— Je crois, oui. Et j’ai l’impression que c’est réciproque. À mon avis, votre maîtresse vous trompe, monsieur Maupas.
— Mais ce n’est pas ma maîtresse ! Tout ça est pure invention.
— Alors, pourquoi le garde champêtre vous en aurait-il accusé ? Les témoignages concordent : il était au courant de tout. Je ne comprends pas pourquoi il aurait inventé de faux adultères.
Le maire haussa les épaules en signe d’ignorance.
— En tout cas, continua le policier, en ce qui concerne le chef de gare, je suis certain que ce qu’a dit sa femme n’est pas vrai : les gens à qui j’ai parlé ont trouvé risible l’idée qu’il puisse être l’amant de la dénommée Henriette. Quant au capitaine Fournier, qui semble avoir disparu, son histoire avec Adèle ne tient pas davantage. N’oubliez pas que je loge chez elle : j’ai pu observer son intimité avec le facteur. J’en conclus donc que toutes ces fausses déclarations sur le contenu de lettres que vous ne pouvez montrer ni les uns ni les autres sont destinées à m’égarer. En réalité, je pense que vous êtes tous les trois responsables de ce meurtre et qu’il a été commis à cause de ce que la victime avait découvert. Je ne sais pas encore de quoi il s’agit, mais je vais le trouver.
À mesure qu’il parlait, il était clair que Maupas accusait le coup. Il resta néanmoins sur ses positions et affirma :
— Je vous assure que vous faites fausse route.
— On verra.
Satisfait d’avoir semé l’inquiétude chez le maire, Claude Riquier reprit sa bicyclette dans l’intention de s’arrêter à la gare avant d’aller à Meilhaurat. Il demanda à Coustet s’il avait vu Fournier récemment. L’autre, qui ne voulait pas faire de tort au capitaine, hésita à lui répondre.
— Alors ? Il y a tellement de voyageurs que vous ne vous en souvenez pas ?
— Si, je me souviens. C’était il y a quelques jours.
— Vous fréquentez toujours Henriette derrière les haies ?
— Je vous ai dit que ce n’était pas vrai.
— C’est bien ce que je pense.
Riquier s’en alla vers Meilhaurat, laissant le chef de gare aussi décomposé que le maire.