Le dimanche matin, Riquier partit pour l’église avec madame Fourment, son fils et son neveu. Il était curieux de voir le curé, cette espèce de docteur Jekyll qui avait en charge les âmes de la paroisse. La veille, afin d’animer le souper, il avait raconté pour ceux qui n’y avaient pas assisté, c’est-à-dire tous les convives à l’exception de Jacques, l’arrivée spectaculaire de la toile du peintre.
— Vous avez de la chance, avait-il conclu, d’avoir un prêtre qui veut enrichir le patrimoine culturel du village.
Sa remarque enthousiaste était tombée à plat et il avait compris qu’il y avait un problème. Cherchant à savoir lequel, il avait demandé si ça coûtait trop cher aux contribuables. Lasbordes lui avait répondu que non.
— Le peintre se contente d’être hébergé et nourri, à peu de chose près. Il y a le matériel, bien sûr, mais c’est le curé qui s’en charge. L’évêché doit l’aider. De toute façon, les villageois ne sont pas riches et ils ne comprendraient pas qu’on leur demande de payer pour ça.
— Alors, vous n’aimez pas les peintures de Carral ?
— C’est le curé que les gens n’aiment pas.
Adèle avait pris le relais pour lui raconter comment cet amoureux des arts traitait les enfants.
— Je suis allée au catéchisme avec lui et j’en ai toujours peur. Pourtant, c’était il y a longtemps. Et je ne suis pas la seule ! Il fait trembler même des hommes de mon âge.
Riquier avait cherché une confirmation du côté du facteur et celui-ci avait approuvé. L’image ne correspondait en rien à celle du mécène éclairé que lui avait décrit le peintre et il voulait découvrir le phénomène de ses propres yeux.
Il allait également à la messe pour voir réunis la plupart des habitants du village. Certains n’y allaient pas, mais ceux-là, selon Lasbordes, se retrouvaient au café et il les y rejoindrait ensuite. Non qu’il espérât faire avancer l’enquête, mais pour avoir le sentiment d’avoir fait tout ce qui était en son pouvoir. Lorsque le maire arriva avec sa famille, il admira Gabrielle. Très élégante, elle tranchait sur cette assemblée de villageois où les femmes étaient invariablement en noir, portant le deuil d’un père, d’un mari ou d’un frère tombé à la guerre d’avant, celle qui aurait dû être la dernière. Madame Maupas aussi était bien habillée, de même que Marie-Pierre, mais plus discrètement : Gabrielle semblait vêtue pour une garden-party avec son chapeau fleuri assorti à son fourreau qui, quand même, concession à la messe, n’était pas décolleté. Quant à l’institutrice, beaucoup moins spectaculaire dans sa modeste robe d’été, elle attirait l’attention parce qu’elle était l’image même du bonheur. Riquier jeta en coulisse un regard à Jacques et surprit une expression semblable sur son visage. Ces deux-là s’aimaient très fort et il les envia.
Le curé arriva sur sa bicyclette, la soutane retroussée découvrant le fond d’un pantalon resserré par une pince à linge afin qu’il ne se coince pas dans le pédalier. Il traversa les groupes de paroissiens sans ralentir ni les saluer tandis qu’ils s’empressaient de bouger pour le laisser passer. Il appuya le vélo contre le mur de l’église et entra. Ils lui emboîtèrent le pas et s’installèrent pendant qu’il disparaissait dans la sacristie. Il reparut peu après, revêtu des habits sacerdotaux, et la messe commença. À première vue, le prêtre ressemblait plus à la description d’Adèle qu’à celle du peintre.
Du fond de l’église, Riquier n’entendait que des bribes de l’office et suivait le mouvement quand les gens s’asseyaient ou se levaient. Il eut tout loisir de regarder les peintures et de se faire une opinion. Carral avait du talent : il savait dessiner et son traitement de la couleur était intéressant. Il aurait aimé découvrir ses œuvres profanes dont la fresque d’une des chapelles donnait un indice : la lumière dominait dans la blondeur du soleil et des blés ainsi que dans les bleus du ciel et des étoffes.
Riquier délaissa l’art pictural pour écouter l’abbé Trescamp lorsque celui-ci monta en chaire. Elle était en fer forgé, belle pièce flambant neuve dont Adèle lui avait appris qu’elle était l’œuvre de Daguzan. Le forgeron au rude caractère était un habile artisan et le curé, qui lui avait commandé la chaire, avait su le deviner. Avant de prendre la parole, il regarda ses paroissiens un à un. Sans aucun doute, il aimait dominer l’assemblée. Riquier les vit baisser les yeux, à l’exception du maire, le seul qu’il ait honoré d’un infime mouvement de tête. Lorsqu’il parvint à Riquier, le policier ne broncha pas. Cela dura quelques fractions de seconde, puis le prêtre commença de parler. Riquier comprit l’ascendant que cet homme pouvait avoir sur ses paroissiens qu’il avait terrorisés dès l’enfance : il avait une voix autoritaire qui véhiculait une forte volonté. Le policier eut la surprise de constater que le curé semblait avoir décidé de l’aider avec son homélie dont le thème était le sixième commandement Tu ne tueras point. Il parla longuement du jugement de Dieu, qui vaudrait pour l’éternité, mais qui serait plus indulgent si le coupable se livrait à la justice des hommes et expiait son forfait sur cette terre. Il s’exprimait avec autant de conviction que s’il imaginait que l’assassin, convaincu par son prêche et touché par le remords, irait se livrer à la sortie de la messe. Riquier, pour sa part, n’y croyait pas et, sans s’en rendre compte, cessa d’écouter. Il pensait à la soirée de la veille, qui lui avait appris des choses intéressantes mais, une fois de plus, inutiles pour son enquête.
Dès que le facteur avait quitté la cuisine pour se diriger vers l’atelier, comme la veille, Riquier, prétextant la fatigue, était monté à sa chambre et s’était discrètement posté à la fenêtre pour guetter d’éventuels déplacements suspects. Il n’avait pas été déçu : peu après, José et Lasbordes sortaient furtivement de la remise et se dirigeaient vers le jardin. Riquier descendit, répondit au regard anxieux d’Adèle qu’il se rendait aux lieux d’aisance et suivit le même chemin que les deux silhouettes. Il n’y avait qu’une issue au jardin : un trou dans la haie derrière les latrines. Au-delà de la haie, c’était la cour de l’école. Le garçon et le facteur avaient disparu. Soit ils étaient chez l’institutrice, pour une raison qui restait à déterminer, soit l’école n’avait été qu’un lieu de passage pour se rendre ailleurs sans être vus. Le policier se glissa dans la brèche, non sans s’égratigner les mains aux épines, traversa la cour en prenant soin de ne pas faire de bruit et s’approcha du logement de l’institutrice. Le rez-de-chaussée était sombre, mais à l’étage filtrait un léger rai de lumière entre les volets. Peut-être était-elle simplement couchée ? Il pensa soudain que Jacques Duprat devait être avec elle. S’ils étaient dans la chambre, c’était vraisemblablement pour faire l’amour. Et lui, il était là, dans le noir, à les épier comme un voyeur ! Il en éprouva une telle honte qu’il décida de repartir. Ce fut à ce moment-là qu’il entendit un grésillement reconnaissable entre tous : le brouillage des ondes. Il comprit alors qu’ils étaient tous chez l’institutrice à essayer de capter radio Londres. La main déjà levée pour frapper à la porte, dans le but de leur demander de le laisser écouter les nouvelles avec eux, il se ravisa : il était policier et ce que faisaient ces gens était illégal. S’il s’avérait qu’ils écoutaient bien radio Londres, et il n’en doutait pas, son devoir serait de les dénoncer. Or, il n’avait pas envie de leur créer des ennuis : lui aussi avait écouté la radio interdite et sa conscience ne le lui reprochait pas. Le facteur, l’institutrice, son amoureux et l’adolescent renfrogné n’avaient aucun lien avec le crime qu’on l’avait chargé d’élucider et il décida de les laisser en paix. Peu pressé de retourner dans sa chambre, il s’assit un moment sur le banc des amoureux, mais il s’y sentit tellement solitaire qu’il préféra rentrer.
À la sortie de la messe, les châtelains saluèrent l’institutrice et bavardèrent avec elle. Ceux qui étaient au courant des accusations de madame Maupas, et qui observaient la scène avec intérêt — Jacques, Adèle, le policier —, devinèrent que le maire l’avait exigé de sa femme pour couper court à d’éventuels bavardages. Mais il n’y eut pas de ragots : Riquier n’avait rien dit et, bien entendu, les autres non plus. Adrienne, qui le comprit, en ressentit un intense soulagement. Elle allait pouvoir profiter de son dimanche sans qu’il soit assombri par la crainte des conséquences que la sotte jalousie de la châtelaine aurait pu engendrer.
Les paroissiens bavardaient par petits groupes. Certains jetaient des regards curieux, ou carrément suspicieux, au policier toulousain qu’ils n’avaient pas encore eu l’occasion de rencontrer, mais personne ne l’aborda, bien sûr, et il ne leur parla pas non plus, ne sachant que leur dire. Cette enquête n’aboutirait pas, comme ses supérieurs semblaient le souhaiter. Il avait espéré élucider le crime, mais les gens étaient décidés à se protéger les uns les autres et il n’apprendrait rien. Il était inutile de s’attarder à Fontsavès : le lendemain, à la première heure, il appellerait Daran pour l’informer de son échec et il supposait que son chef ne le lui reprocherait pas. Mais en attendant, on était dimanche et il fallait passer la journée.
Ce fut le maire qui résolut le problème en l’invitant.
— Monsieur Riquier, lui dit-il, si vous n’êtes pas déjà pris, voulez-vous déjeuner avec nous ? L’abbé Trescamp vient manger au château tous les dimanches et Hubert Carral sera aussi des nôtres.