XVII

Adrienne et Jacques devaient se retrouver, comme le dimanche précédent, à quelque distance du village pour passer la journée ensemble. Ce serait la dernière. Jacques avait appris à la jeune femme que le capitaine était à Toulouse pour organiser son départ et qu’il ne leur restait, outre cette journée, que deux ou trois nuits. La perspective de cette future séparation les angoissait et, même s’ils se disaient pour s’encourager que la fin de la guerre approchait et qu’après la guerre ils seraient réunis, c’était plus un vœu qu’une certitude. Les Alliés connaissaient quelques succès, mais c’était insuffisant pour apporter la certitude que les Allemands ne les repousseraient pas à la mer. Leurs positions normandes étaient fragiles et l’espoir de ceux qui comptaient sur eux l’était aussi.

Cette fois, la jeune fille avait choisi comme destination une fontaine qui avait la réputation d’être miraculeuse : ceux qui buvaient de son eau obtenaient la protection de saint Fragulphe, décapité en ce lieu. La source avait jailli à l’endroit où sa tête était tombée et l’on prétendait que l’on pouvait voir dans le fond du bassin où elle s’écoulait trois gouttes de sang du bienheureux. Le curé et ses ouailles y venaient en procession une fois l’an et, de temps à autre, des amoureux s’égaraient dans ses alentours. La source dispensait une fraîcheur qui serait agréable en ce jour très chaud et ils pourraient même se baigner dans le bassin.

Adèle fit un casse-croûte, comme le dimanche d’avant, mais Lasbordes s’abstint de proposer sa compagnie. Après le départ de Jacques, Adèle soupira :

— Dieu sait quand ces deux-là pourront se retrouver…

— Bientôt, affirma Henri, montrant plus d’assurance qu’il n’en ressentait. Cette guerre va finir. Moins vite qu’on l’espérait, peut-être, mais bientôt quand même.

— En attendant, il va retourner se battre, et on n’en revient pas toujours.

Ce constat, venant d’une veuve de guerre, était difficile à contredire. Lasbordes préféra parler d’autre chose.

— Puisque le policier est au château, profitons-en nous aussi pour passer une belle journée. Tu ne m’avais pas dit qu’il fallait tailler la glycine ?

Adèle, contente qu’il propose une aide qu’elle réclamait depuis longtemps, s’empressa d’accepter. Après la glycine, elle avait l’intention de profiter de sa bonne volonté pour lui faire exécuter quelques autres petits travaux.

— Et cet après-midi, ajouta-t-il avec un clin d’œil, on fera la sieste.

Va pour la sieste, se dit-elle, il faut prendre le plaisir qui passe.

 

En roulant vers le domicile des Maupas, Claude Riquier ne put s’empêcher de penser que l’invitation du maire était probablement destinée à le neutraliser : pendant qu’il se consacrerait aux mondanités, il ne risquerait pas de découvrir ce qu’on tenait tant à lui cacher. S’il avait su quoi faire pour élucider le mystère de l’assassinat du garde champêtre, il aurait refusé d’aller manger au château, mais il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il aurait pu entreprendre : il avait interrogé les personnes impliquées, ou du moins mêlées à la découverte du cadavre et liées au mort d’une manière ou d’une autre, et elles lui avaient menti à peu près toutes. Mais découvrir qu’elles cachaient la vérité ne lui avait donné aucun indice sur ce qui s’était passé ni aucune piste pour le trouver. Au diable l’enquête, se dit-il, et profitons de cette journée avec des personnes civilisées si opportunément pourvues d’une nièce.

 

La fontaine de saint Fragulphe était entourée de chênes, et les jeunes gens purent pique-niquer à l’ombre. Lorsque les miettes du repas furent secouées, la couverture qui avait fait office de nappe servit pour la sieste. Les alentours étaient déserts et ils purent s’aimer en toute liberté.

— Je n’arrive pas à t’imaginer autrement que brun, regretta Adrienne en caressant du doigt le duvet blond de la poitrine de Jacques. Quelle est la vraie couleur de tes cheveux ?

— Plutôt châtain clair, mais en été, si je vais au soleil, je suis carrément blond.

— Et cette cicatrice, si près de l’œil, d’où vient-elle ?

— Ce n’est rien de glorieux : une branche cassée que je n’avais pas vue lors d’un entraînement en forêt.

— J’aurais aimé avoir une photo de toi pour la mettre sur ma table de nuit pendant que nous serons séparés. Évidemment, ce n’est pas possible.

— Les seules que j’ai sont sur mes faux papiers. Toi, par contre, j’espère que tu peux m’en donner une.

— Bien sûr ! Je l’ai déjà choisie. Tu l’auras ce soir.

Adrienne apprit à Jacques qu’elle avait refusé une invitation de sa sœur à passer le dimanche avec elle à Toulouse et qu’elle lui avait envoyé une longue lettre où elle parlait de lui et de leurs projets.

— Je suis sûre qu’elle l’a déjà dit à notre mère. C’est en quelque sorte l’officialisation de nos relations.

— C’est très bien ainsi. S’il y a beaucoup de gens qui m’attendent, ça forcera le destin à me ramener plus vite. Moi aussi, je vais annoncer la nouvelle à ma famille. Ma sœur va être contente. Je suis sûr que vous allez vous aimer toutes les deux.

— Parle-moi de chez toi…

Jacques décrivit Montréal, une ville bien plus grande que Toulouse et très différente. D’après les renseignements qu’on lui avait fournis avant de partir, Toulouse était une cité aux rues étroites et souvent tortueuses alors que Montréal avait des voies larges et aérées. La ville était très étendue et les divers quartiers plutôt juxtaposés : les quartiers pauvres, où la tuberculose sévissait de manière endémique, se tassaient au pied de la montagne, dans les fumées malsaines des usines, tandis que les beaux quartiers, comme celui où il avait été élevé, étaient sur les hauteurs, là où l’air était bon et où il y avait des arbres.

— Mes parents vivent dans une grande maison qui vient de ma grand-mère, mais ils ont aussi un chalet à la campagne, au bord d’un lac. Avant la guerre, on y passait les vacances. Nos amis étaient dans un chalet voisin. L’été, on se baignait dans le lac et on empruntait la voiture familiale pour aller jouer au tennis sur les terrains d’une auberge du village voisin. Tout ça paraît maintenant tellement irréel.

Ils se baignèrent dans l’eau très fraîche de la fontaine puis s’allongèrent au soleil pour se sécher tout en parlant de l’après-guerre, qui suscitait en eux espoir et enthousiasme, évoquant leur future maison et les enfants à venir. Auraient-ils les cheveux blonds et les yeux bleus de leur père ou les cheveux bruns et les yeux noirs de leur mère ?

— On aura un blond aux yeux noirs et un brun aux yeux bleus, affirma Adrienne en riant.

Puis elle fit mine de se lever.

— Il commence d’être tard, il faut retourner au village.

Mais il l’attrapa par la cheville, la fit tomber dans ses bras et roula sur elle.

— Restons encore un peu.

 

Quand Claude Riquier rentra du château, où on l’avait retenu tout l’après-midi, Lasbordes s’apprêtait à partir au café et il l’accompagna. Comme c’était dimanche, il y avait un peu plus de monde qu’en semaine, mais les adeptes de la manille ne dérogeaient pas pour autant à leurs habitudes. Le policier s’assit seul à une table où un verre de vin lui fut versé d’autorité. Les conversations l’ennuyèrent vite. Les hommes ne parlaient que des foins, du bétail, et surtout du temps : celui qu’il faisait, celui qu’il avait fait et celui qu’il allait faire, avec des rappels du passé sur lesquels ils avaient parfois des souvenirs divergents. La grêle qui avait ravagé la rive gauche du Savès et avait haché les vignes, le maïs et les pommes de terre — heureusement, la moisson était terminée — avait eu lieu en 32 selon les uns, en 34 d’après les autres. La cafetière les départagea avec un argument imparable : c’était en 33, le 12 août. Elle en était sûre, car sa cousine Alphonsine avait accouché de jumeaux ce jour-là.

— Et ils n’ont pas vécu, les pauvres. Je ne serais pas surprise que l’orage y ait été pour quelque chose. Tous ces éclairs et ce tonnerre, c’est pas bon.

Ils approuvèrent gravement et revinrent aux récoltes pendant que Riquier se souvenait du parfum de Gabrielle. Au repas, elle avait été placée à côté de lui et ils avaient fait de nombreux apartés, parfois un commentaire ou même un simple regard complice leur prouvant qu’ils étaient sur la même longueur d’onde. Le curé avait montré son autre face, se révélant un convive presque plaisant si on faisait abstraction de sa propension à l’autorité sans réplique. Ce qui le passionnait, c’était la réfection de l’église de Fontsavès pour laquelle il avait de nouveaux projets : il voulait faire modifier l’autel, un énorme monument de marbre beaucoup trop haut à son goût. Il loua aussi le travail du peintre, tellement intimidé par les compliments qu’il ne pouvait aligner deux mots, ce qui ne manqua pas de provoquer l’ironie de Marie-Pierre. Elle n’avait pas besoin de parler pour être comprise : placée à côté du malheureux, qui ne la voyait pas parce qu’elle se penchait un peu en arrière, elle imitait les contorsions de sa bouche au bénéfice de sa cousine, du policier et de son père dont l’expression réprobatrice ne suffisait pas à la faire cesser. Le curé, heureusement, n’était pas en face d’elle. Quant à madame Maupas, elle traversa le repas en silence avec un visage douloureux et un regard absent. Riquier supposa qu’elle ne s’était pas réconciliée avec son mari depuis le dévoilement de la prétendue liaison de celui-ci avec l’institutrice. Après le repas, Gabrielle proposa de lui montrer la charmille en compagnie de sa cousine et elle en profita pour lui glisser un papier sur lequel elle avait inscrit son numéro de téléphone et De retour à Toulouse dans une huitaine. Riquier, qui avait presque oublié Julia, se demanda quel opéra on donnerait cette semaine-là.

Le soir, à la table d’Adèle, tout le monde avait l’air content, excepté José dont la mine sombre semblait plaquée sur son visage comme un masque. Le policier vit partir Jacques, puis le facteur et l’adolescent, et fit semblant de ne pas le remarquer. Il lui restait une interminable soirée à passer seul dans cette maison, mais c’était la dernière. Le lendemain, il irait à la gendarmerie et déclarerait forfait à la satisfaction de tous. Même s’il était déçu d’avoir échoué, il se rendait compte qu’il n’avait jamais eu la moindre chance de réussir.