Tout le monde était réuni sur la terrasse du château où madame Maupas, aidée des jeunes filles, servait à boire. Le docteur Guiraud s’était ajouté au groupe. Son rapport serait simple à rédiger : suicide au moyen d’une arme à feu. Après la tension du matin, les gens se détendaient. Casalès et Maupas se demandaient ce qu’il adviendrait des terres de Pradet.
— De bonnes terres, disait le métayer.
— En effet, de bonnes terres, confirmait le châtelain.
Ils s’étaient compris à demi-mot : si les héritiers les mettaient en vente, elles viendraient gonfler celles du château.
Madame Maupas parlait à voix basse avec le docteur, l’entretenant de ses dernières migraines tandis qu’il hochait la tête d’un air compatissant.
Claude Riquier et Gabrielle évoquaient un spectacle de Charles Trenet auquel ils avaient assisté tous les deux l’année d’avant au Capitole.
Le facteur, qui venait d’arriver, faisait le plein de nouvelles auprès des gendarmes de manière à pouvoir les colporter avec son courrier pendant le reste de sa tournée.
Finalement, même s’ils n’avaient pas soupçonné Pradet d’avoir tué le garde champêtre, personne n’en était vraiment étonné maintenant qu’ils connaissaient le fin mot de l’histoire : réclamer à un paysan la moitié des terres qu’il cultivait depuis l’enfance, et dont il était sûr qu’elles lui appartenaient en propre, ne pouvait que déboucher sur un drame. Il était inconcevable pour Pradet de donner une partie des biens familiaux à un homme dont il avait toute sa vie refusé l’idée qu’il lui fût apparenté.
En contrebas, le train siffla et entra en gare.
— Le train de onze heures qui vient de Toulouse, constata Deumier.
— À quelle heure passe-t-il dans l’autre sens ? demanda Riquier.
— Quatre heures. Vous allez le prendre ?
— Oui. L’affaire est résolue, je n’ai plus de raison de rester ici.
Il reporta son regard sur Gabrielle et se dit qu’il pourrait en avoir une, mais elle allait bientôt retourner à Toulouse elle aussi.
Faute d’interlocuteur, Marie-Pierre avait rôdé d’un groupe à l’autre. Elle avait hâte de faire part à Pauline de la pensée qui lui était venue : puisque le policier toulousain ne serait plus là, il n’y aurait plus de raison d’annuler le bal clandestin. Elle regardait vaguement en direction de la gare quand elle s’exclama tout à coup, faisant sursauter tout le monde :
— Regardez là-bas !
Madame Maupas allait lui reprocher son manque de tenue, mais lorsqu’elle vit ce que sa fille désignait, elle se tut. Les autres aussi se turent en découvrant ce que le train avait caché : une file de camions allemands qui venaient de Lannemezan et tournaient vers Fontsavès. L’épais silence qui s’était abattu sur l’assemblée fut rompu par les accents triomphants de Compans qui s’exclama :
— Ils n’ont pas traîné !
Avant que quiconque ait pu réagir, il s’était précipité sur son vélo et l’avait enfourché en disant :
— J’y vais, je ne veux pas manquer ça.
Riquier observa tous les gens réunis sur cette terrasse. À part Puntous, qui ne comprenait rien, et les jeunes filles, qui étaient sensibles à l’angoisse ambiante, mais n’avaient pas l’air de savoir ce qu’il fallait craindre, il était clair que tous les autres étaient au courant. Le vieux Pradet avait dit vrai : il y avait un camp de maquisards dans le bois. Les gendarmes étaient au courant, le maire et sa femme aussi, et également le facteur et le médecin. Même le neveu d’Adèle savait. Les lettres anonymes cessaient d’être un mystère.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Marie-Pierre.
Personne ne lui répondit. Elle insista.
— Tu le vois, dit son père d’une voix tendue : les Allemands vont au village.
— Pour quoi faire ? Pourquoi tout le monde est-il inquiet ?
— Tais-toi, Marie-Pierre !
Surprise par la dureté du ton, elle obtempéra. Justin et Pauline vinrent se joindre au groupe, le visage grave. Marie-Pierre alla près de son amie qui lui prit la main. Elle l’interrogea du regard, mais n’obtint pas un mot. Le drame était inéluctable, ils le savaient tous, et l’attente était insupportable. Elle ne dura pourtant pas longtemps, car le maquis n’était pas loin du village. Les premières rafales les firent sursauter. Elles furent suivies de bien d’autres, et ils réagissaient à chacune par un mouvement spasmodique incontrôlé. Il y eut ensuite une explosion.
— La cache de munitions, dit le maire.
C’étaient les premiers mots prononcés depuis le début de la fusillade. Une fumée noire et épaisse s’éleva au-dessus de la forêt.
— Ils font brûler les bâtiments, devina Justin.
Son père lui jeta un regard étonné, mais ne releva pas. Quand la fusillade cessa, quelqu’un fit remarquer que cela n’avait duré qu’une demi-heure. Pourtant, ils avaient l’impression d’être là depuis des heures. Puis ils entendirent des bruits de moteur : les camions repartaient. Ils n’allaient pas tarder à les voir. C’est alors qu’éclatèrent deux nouvelles rafales, toutes proches. Au village.
— Il faut y aller ! cria le docteur.
Le maire le retint.
— Attendons qu’ils soient partis. Ça ne sert à rien de nous faire tuer nous aussi.
La colonne de camions reparut bientôt et tourna sur la route départementale en direction de Lannemezan. C’est alors que les cloches sonnèrent.
— Il est midi ? s’étonna Riquier.
— C’est le glas, rectifia Lartigues. Allons-y.
Tous les hommes se précipitèrent vers les véhicules, laissant les femmes figées sur la terrasse, tordues d’angoisse et d’incertitude. Le maire et le docteur prirent chacun leur propre voiture et les gendarmes et le policier celle de la gendarmerie. Casalès, Justin, Jacques et Lasbordes, qui avaient sauté sur leurs bicyclettes, étaient déjà à mi-chemin de l’allée.
Ils trouvèrent les premières traces du massacre au centre du village, devant le monument aux morts : les SS avaient fauché au passage une vieille qui rentrait de sa visite quotidienne au cimetière. Comme elle n’y voyait presque plus, elle s’y rendait à l’heure la plus claire du jour. Elle n’irait plus. Guiraud le confirma d’une phrase brève avant de remonter en voiture pour foncer en direction de la forêt. Les cyclistes arrivèrent à ce moment-là et le suivirent, à l’exception de Jacques, qui sentait un besoin irrationnel d’être rassuré au sujet d’Adrienne. Renonçant sans même y penser à la discrétion qui avait été de mise jusque-là, il pénétra dans la cour de l’école où les enfants étaient massés contre la grille. Certains pleuraient, d’autres étaient prostrés. Il ne la vit pas et courut jusqu’à la classe. Vide aussi. Il ressortit.
— Où est votre maîtresse ? demanda-t-il aux enfants.
— Elle est allée chercher de l’eau à la pompe pendant qu’on restait sages, répondit une voix de fillette. Mais on a entendu un gros bruit et elle revenait pas, alors on est sortis.
— Où est la pompe ?
Toutes les mains se tendirent, le doigt pointé vers un jardinet dont un des côtés bordait la rue. Il comprit qu’elle était morte avant même de se pencher sur elle. Elle n’aurait pu survivre à tant d’impacts, à tant de sang perdu. Le broc qu’elle était allée remplir avait roulé plus loin, percé de trous. En passant, un soldat avait dû l’apercevoir du haut de son camion. Il avait jugé qu’il n’avait pas fait assez de victimes ce jour-là et qu’il devait également assassiner cette jeune fille qui puisait de l’eau, comme il s’était senti obligé de tuer la vieille qui cherchait du bout de sa canne le chemin de sa maison. Jacques voyait qu’Adrienne était morte, mais il ne voulait pas le savoir.
C’est Adèle qui le trouva auprès d’elle. Il tremblait de tout son corps, mais il lui tenait la main en lui disant qu’ils auraient un enfant blond aux yeux noirs et un brun aux yeux bleus. À quelques pas de là, José, accroupi, les bras entourant ses genoux, se balançait, le regard vide.