La nuit tombait lorsque Lartigues, Deumier et Guiraud se dirigèrent vers le domicile de Compans. Ils avaient fait bien des choses durant cette interminable journée, mais il leur en restait une à accomplir. Le jeune gendarme n’était pas encore rentré. Il devait fêter avec ses complices miliciens le succès de sa trahison. Sa porte n’était pas verrouillée et les trois hommes purent entrer sans effraction. Ils prirent des chaises, sortirent leur paquet de tabac et s’installèrent pour l’attendre. Ils l’attendraient toute la nuit s’il le fallait.
Au camp des partisans, il y avait eu un véritable carnage. Les premiers morts qu’ils avaient découverts furent les deux sentinelles hachées par une rafale, puis il y eut les autres, tous les autres. À leur arrivée, le bâtiment brûlait encore et la fumée, épaisse et noire, les empêcha de s’approcher. Comme ils s’en rendirent compte par la suite, il n’y avait personne à l’intérieur : lorsqu’ils avaient entendu arriver les camions, les partisans étaient sortis se battre. Mais ils n’en avaient pas eu le temps : l’attaque était inattendue et ils n’étaient pas prêts à la repousser. Les SS les avaient tous tués. La plupart des résistants étaient au camp ce jour-là. Lartigues et Guiraud, qui avaient espéré jusqu’au bout que leurs fils étaient absents, envoyés en mission ailleurs, loin de tout ça, les trouvèrent parmi les autres morts, comme ils trouvèrent Germain, le fils du chef de gare, Roger, le fils du postier, et tous ces garçons de Fontsavès et de Meilhaurat que le docteur Guiraud avait mis au monde. Et il y avait également ceux qui venaient d’ailleurs et qui avaient aussi des parents à qui il faudrait l’annoncer. Pas un n’avait réchappé.
Ils avaient dû serrer les dents pour accomplir ce qui devait être fait. Les gens de Fontsavès n’avaient pas tardé à les rejoindre et ce fut au milieu des cris et des larmes qu’ils réunirent et alignèrent les cadavres qui furent ensuite transportés jusqu’au village sur des charrettes tirées par des vaches. On les mit dans la salle des fêtes. Justin, le visage ruisselant de larmes qu’il ne sentait même pas couler, menait un attelage. À la place des munitions qu’il leur avait apportées quelques jours plus tôt pour délivrer le pays, il ramenait ses amis avec qui il ne rirait jamais plus. À mesure que les corps arrivaient dans la salle où la vieille et l’institutrice avaient été déposées en premier, des femmes leur fermaient les yeux, leur lavaient le visage et leur croisaient les mains sur la poitrine, essayant de donner une illusoire sérénité à ces morts avant que leurs mères les découvrent. Certaines étaient déjà là : Léopoldine Coustet, que la douleur rendait muette, et Félicité Burgat, qui hurlait comme une folle en secouant la dépouille de Roger. Elle criait que ce n’était pas possible, que son fils ne pouvait pas être là. C’était une erreur. Roger n’était pas un terroriste. Il était chez un ami, loin de Fontsavès. Après avoir vainement essayé de la calmer, son mari abandonna, la laissant s’épuiser. Quand enfin elle n’eut plus la force de crier, la vérité, qu’elle avait repoussée de toutes ses forces, s’insinua en elle pour la coloniser et elle s’effondra, anéantie, auprès de l’enfant qui n’était plus.
Tout le monde aida, Riquier comme les autres. À la fin de la journée, lorsque tout fut en place pour la veillée funèbre et que le curé eut commencé les prières qui dureraient toute la nuit, il passa chez Adèle prendre ses affaires et profita de la voiture de la gendarmerie pour se rendre à Meilhaurat. Il dormirait à l’hôtel et retournerait à Toulouse par le train du lendemain. C’était Lartigues qui conduisait. Il allait chercher sa femme pour qu’elle puisse veiller leur fils. Quand il lui serra la main, après un trajet silencieux, Riquier avait la gorge nouée.
Des heures plus tard, lorsque les guetteurs entendirent les pas hésitants d’un homme pris de boisson, ils se mirent en place. Compans poussa la porte et hésita, alerté par un détail anormal, la fumée, peut-être, qui emplissait la pièce.
— ll y a quelqu’un ? demanda-t-il, pas encore vraiment inquiet.
Avant qu’il se ravise et fasse demi-tour, Lartigues le prit par le bras et le tira à l’intérieur tandis que Deumier claquait la porte derrière lui et que Guiraud allumait la lumière. Compans comprit en les reconnaissant qu’il allait passer un mauvais moment et cela le dégrisa un peu.
— Vous n’avez pas le droit d’entrer chez moi, protesta-t-il.
Lartigues le poussa vers la table de la cuisine.
— Assieds-toi et tais-toi.
Comme il faisait mine de refuser, Deumier s’approcha, menaçant, et il jugea préférable d’obéir. Le docteur posa devant lui une feuille de papier, un encrier qu’il déboucha et un porte-plume.
— Écris, dit-il.
— Je n’ai rien à écrire. Qu’est-ce que vous me voulez ?
Lartigues sortit son arme de service et la pointa vers lui.
— Il te dit d’écrire.
Compans, tout à fait dessoûlé, prit le porte-plume, le trempa dans l’encrier et attendit.
Guiraud commença de dicter :
— J’ai décidé de m’enlever la vie…
Compans sursauta.
— Mais ça va pas ? Pourquoi je ferais ça ? J’ai fait mon devoir, moi ! Rien que mon devoir ! Ces hommes, c’étaient des terroristes.
— Écris, on te dit, répéta Lartigues en appuyant le canon du revolver sur son front.
L’autre essaya de bluffer.
— Et si je n’écris pas ?
Guiraud alla fouiller dans sa mallette de médecin et en revint avec une sorte de rasoir qui devait être un bistouri.
— Tu vas souffrir longtemps. Je vais te découper en lanières.
Compans, la main tremblante, trempa la plume dans l’encrier. Le docteur reprit :
— J’ai décidé de m’enlever la vie parce que je ne peux plus supporter l’idée que je suis responsable de la mort de ces héros qui défendaient leur patrie.
— Et maintenant, signe, ordonna Lartigues.
La plume levée, il hésitait.
— Signe !
Dès qu’il eut apposé son paraphe, Guiraud se saisit de la feuille tandis que Lartigues, qui était passé derrière Compans, lui tirait à bout portant un coup de feu dans la tempe. Guiraud reposa à côté du cadavre la feuille qu’il avait préservée des éclaboussures et y fit quelques taches de sang en prenant soin de ne pas salir le texte, puis il plaça le revolver près de la tête affalée sur la table et posa la main du mort dessus. Lartigues et Guiraud quittèrent la pièce, laissant Deumier vider le cendrier dans un fragment de Dépêche qu’il mit dans sa poche, éteindre la lumière et fermer la porte. Puis ils repartirent pour Fontsavès se joindre à la veillée funèbre.
Le bruit du train couvrit celui du glas qui sonnait depuis l’aube, comme il avait sonné le jour d’avant jusqu’au crépuscule. Malgré la nuit de veille, le chef de gare était au poste, vieilli, les traits tirés, le regard éteint. Il n’avait pas échangé un mot avec l’unique passager qui attendait le train de Toulouse. Bien qu’anéanti par la découverte du désastre qui avait eu lieu en son absence, le capitaine, revenu par le train du soir, avait eu un sursaut d’autorité pour exiger de l’envoyé de Londres qu’il s’en aille comme prévu : trop de gens étaient impliqués dans son plan d’évacuation pour qu’on puisse le retarder sans dommage. Jacques Bélanger ne serait plus là pour les obsèques.
Le jeune homme fit un signe de tête à Coustet. Il monta dans un compartiment vide et s’assit sur la banquette de bois, le regard tourné vers Fontsavès qui était sur le point de disparaître de son champ de vision. Il ne reconnaissait rien de ce village où il n’aurait aucune raison de revenir après la guerre. De ces quelques jours, qui avaient porté en germe tant de promesses de bonheur, seuls vivants dans sa mémoire lui resteraient les échos d’une voix.