III

Adèle fit entrer Claude Riquier dans la cuisine.
— Asseyez-vous, dit-elle. Il faut que j’aille enlever les toiles d’araignées, passer un coup de balai et faire le lit : il y a des années que ça n’a pas servi. José y dormait les premières années, mais quand il a grandi, c’est devenu trop petit. C’est vous dire ! Si vous voulez, vous avez La Dépêche sur la table. Je vous laisse.

Il ne resta pas longtemps seul : un homme entra et ils se présentèrent. Le nouveau venu était le facteur, qui s’empressa de lui donner son avis.

— Eh bien, si je m’attendais à ça ! Toulouse envoie un enquêteur ! Ils sont pourtant capables, nos gendarmes.

— Dans ce cas précis, ils n’ont pas su trouver le meurtrier.

— On aurait cru que c’était Monestié…

— Il a été interrogé par des gens qui connaissent leur affaire. Si c’était lui, il aurait avoué.

— On a du mal à imaginer quelqu’un d’autre…

— D’après ce que j’ai lu dans le rapport de vos gendarmes, le garde champêtre était réputé pour se mêler de ce qui ne le regardait pas. Il arrive que ce soit dangereux.

— Pourtant, les gens de la campagne sont des gens simples qui n’ont pas de secrets.

Riquier se contenta d’une mimique narquoise.

— Enfin, pas de secrets pour lesquels on tue.

— Vous en avez eu la preuve.

— Ouais…

Le sujet étant épuisé, le facteur demanda :

— Vous attendez Adèle ? C’est curieux qu’elle ne soit pas là à cette heure-ci.

— Elle est en train de préparer ma chambre.

Pour le coup, le bavard resta sans paroles. Riquier expliqua :

— Je serai plus efficace sur place qu’en logeant dans le village voisin.

— Je comprends, dit Lasbordes, accablé.

Et puis soudain :

— Mais toutes les pièces sont occupées !

— À part la chambre de bébé de son fils.

Le facteur reperdit la voix.

— C’est si terrible ?

— Vous verrez par vous-même. Je n’aurais jamais cru qu’elle oserait louer ça.

— Elle ne voulait pas. C’est moi qui ai insisté.

— Là, je comprends mieux.

La conversation menaçait de languir lorsqu’un nouveau personnage arriva. Cette fois, c’était le neveu qui revenait des foins.

— Vous m’excuserez, dit-il, il faut que je me lave. J’ai transpiré toute la journée et je ne sens pas la rose.

Il prit le seau d’eau près de l’évier et s’en alla dans une pièce voisine par une porte située au fond de la cuisine que Riquier n’avait pas remarquée parce qu’elle était aussi noire que le mur. Le facteur lui dit avec un clin d’œil :

— Le soir, il préfère sentir la rose.

Il n’eut pas le temps de développer : Adèle revenait.

— J’ai fait ce que j’ai pu. Si vous voulez venir voir… Vous pouvez changer d’avis, vous savez, je ne me vexerai pas.

Il la suivit avec sa valise. La pièce avait été aménagée sur le palier du corridor en le barrant tout simplement avec une cloison. Le lit y entrait à peine, mais il y avait tout de même une commode à trois tiroirs qui ferait également office de table de nuit. Sur ladite commode trônait une lampe à huile.

— Quand mon mari a installé l’électricité dans les autres pièces, celle-ci ne servait déjà plus, s’excusa-t-elle.

Le seul élément positif était la fenêtre qu’il avait l’intention de laisser ouverte pour chasser l’odeur de vieille poussière.

— C’est parfait, Madame Fourment. Je vais être très bien.

— Si vous le dites…

Ils redescendirent.

— Jacques est rentré ? demanda-t-elle à Lasbordes.

— Oui. Il se lave.

Il apparut à ce moment-là avec une bassine d’eau qu’il s’en fut jeter dehors, puis il alla au puits remplir le seau.

— On mange, annonça Adèle en déposant les assiettes sur la table. Henri, tu veux aller chercher José ?

Pendant que le facteur sortait, elle expliqua au policier :

— Il passe tout son temps à l’atelier, à bricoler je ne sais quoi.

Quand ils furent tous réunis autour de la table, Adèle servit la soupe. Riquier, qui était parti précipitamment et n’avait rien mangé depuis le matin, sentit son estomac défaillir lorsque les effluves de chou et de lard sortirent de la soupière. Le menu n’était certes pas raffiné, mais Dieu que c’était bon !

— Vous avez l’air d’aimer ma soupe, Monsieur le policier.

— En effet, elle est délicieuse. Si vous voyiez ce qu’on nous sert à la cantine de la police… Et puis, vous savez comme le ravitaillement est difficile en ville. Il y a des années qu’on mange mal.

— Ne croyez pas qu’ici, on a tout ce qu’on veut. Attendez de voir le café, demain matin ! Mais c’est sûr qu’on a nos légumes et qu’on arrive à nourrir un cochon. En faisant attention, il nous dure une bonne partie de l’année.

Après l’épisode du couteau, dont le Toulousain était démuni, alors que tout homme qui se respecte en a un dans sa poche, Lasbordes attendait de lui proposer un chabrot avec une joie anticipée, car il l’imaginait incapable de boire du vin dans son fond de soupe. Mais il en fut pour ses frais.

— Ça me rappelle mon enfance, chez les voisins de ma grand-mère, dit Riquier avec un sourire attendri.

Il n’ajouta pas que sa mère aurait été durablement traumatisée si elle l’avait appris, mais ce souvenir l’amusa. À l’époque, il était très conscient que dans son milieu, cela ne se faisait pas, ce qui l’aidait à avaler le brouet, qu’il n’aimait guère. Aujourd’hui, à vrai dire, il n’en raffolait pas non plus.

Le repas à peine terminé, la porte s’ouvrit sur une jeune femme qui fut très surprise de découvrir Claude Riquier. Tout le monde se mit à parler en même temps pour expliquer la présence de l’inconnu, ce qui étonna fort le policier. C’était comme si on voulait avertir la nouvelle venue de se méfier. Il remarqua qu’elle se ressaisissait vite. Elle lui serra la main et proféra avec une certaine aisance quelques banalités au sujet de Toulouse où elle ne s’était pas rendue depuis longtemps.

Adèle intervint :

— Vous pouvez y aller, les tourtereaux, on ne vous en voudra pas.

Jacques se leva et sortit avec la jeune fille qui avait rougi.

— Ils passent leurs soirées à roucouler sur le banc du jardin, expliqua Lasbordes.

Les occupants de la cuisine sursautèrent lorsque la porte claqua sous l’impulsion rageuse de José dont la présence à table avait été si muette que Riquier avait oublié son existence. Adèle allait manifester sa réprobation quand Lasbordes la retint.

— Laisse, dit-il, il est malheureux.

D’abord ahurie, elle finit par comprendre.

— Mais, bredouilla-t-elle, c’est un enfant, ce n’est pas possible.

Il ne répondit pas et elle dut admettre l’évidence.

— Il ne manquait que ça, soupira-t-elle. Comme s’il n’était pas déjà assez mal dans sa peau.

Les trois adultes qui restaient dans la cuisine n’avaient pas grand-chose à se dire. Riquier ne voulait pas procéder à un interrogatoire officiel, du moins pas tout de suite, juste après avoir partagé leur repas. Conscient qu’il dérangeait sa logeuse et le facteur, dont il avait deviné l’intimité à cause de la façon dont l’homme était intervenu à propos du geste d’humeur du gamin, il se sentit obligé de prendre congé.