Quand Claude Riquier s’éveilla le lendemain, tout était étrangement sombre et calme autour de lui. Au lever du soleil, incommodé par le rayon qui tombait sur son visage, il avait fermé les volets. En les rouvrant, il se rendit compte, à la qualité de la lumière, qu’il devait être tard. Agacé d’avoir fait la grasse matinée alors qu’il voulait se mettre au travail au plus tôt, il enfila ses vêtements et descendit. La pendule de la cuisine sonnait la demie de neuf heures. Comment avait-il pu dormir autant ?
— Sans doute à cause du silence auquel vous n’êtes pas habitué, suggéra sa logeuse en lui servant du café.
La mixture, dont la seule qualité était d’être chaude, ne valait pas mieux que celle de Toulouse. Par contre, comme Jacques l’avait fait à son arrivée, il s’extasia sur la confiture de reines-claudes.
— Demain, Madame Fourment, il faudra me réveiller beaucoup plus tôt. Je suppose que vos deux autres pensionnaires sont partis depuis longtemps.
— Oh oui ! Quand ils s’en vont, je ne suis même pas levée. Mais je pourrais vous appeler vers sept heures et demie.
— Ce sera très bien.
Riquier ne se doutait pas qu’Henri et Jacques avaient pris grand soin de ne pas l’éveiller et qu’Adèle avait aussi vaqué tout doucement à ses occupations pour les mêmes raisons. Les deux hommes étaient conscients que c’était un peu puéril, car le policier ne dormirait pas toute la journée, mais enfin, en le laissant au lit alors qu’ils s’en allaient, ils avaient au moins évité une rencontre avec lui.
Riquier procéda à ses ablutions dans la souillarde en regrettant la confortable salle de bains de la demeure familiale. Quant aux commodités, plus que sommaires, installées dans le jardin, mieux valait les oublier. Ces gens vivaient comme au XIXe siècle. Même si d’un point de vue ethnographique, c’était intéressant, il aurait préféré laisser à d’autres l’expérimentation et se contenter d’en lire les résultats. Après avoir étudié le plan établi d’après les indications des gendarmes, il décida de se rendre chez le maire. Mais comme la gare était sur son chemin, il s’y arrêterait pour entendre le chef de gare qui prétendait ne pas avoir reçu de lettre anonyme.
Avant cela, cependant, il voulut téléphoner à son frère pour savoir comment s’était passée la soirée à l’opéra. Madame Fourment l’envoya à la poste où se trouvait la seule cabine publique du village. André lui apprit qu’il n’avait pas vu Carmen parce que Julia s’était désistée sous prétexte d’être souffrante.
— Mais dans la soirée, quand je l’ai rencontrée en compagnie d’Hervé Soulanges, elle dansait avec l’énergie d’une bien portante. Si tu veux mon avis, mon cher frérot, tu aurais avantage à sortir avec quelqu’un d’autre.
Riquier le remercia et l’assura qu’il allait tenir compte de ses conseils. En roulant vers la gare, il pensait à ce qu’il venait d’apprendre. Le coup était rude. Depuis des semaines qu’il courtisait Julia, elle pratiquait avec lui la méthode de la douche écossaise : un jour elle l’aguichait et lui laissait espérer une progression significative de leur intimité ; le lendemain, elle l’accueillait froidement. Mais sortir avec Hervé était le pire qu’ils pouvaient lui faire l’un et l’autre : Hervé était son ami depuis le collège et il croyait pouvoir compter sur sa loyauté. Quant à Julia, elle connaissait cette amitié. Après avoir promis à son frère d’écouter ses conseils, promesse destinée à éviter le sermon que celui-ci n’aurait pas manqué de lui servir dans le cas contraire, il se dit que finalement c’était peut-être la meilleure attitude à adopter. Julia se moquait de lui, c’était clair. Quand il arriva en vue de la gare, il était parvenu à la conclusion que rompre le peinerait, mais continuer de fréquenter Julia ne le rendrait pas plus heureux.
Ne voyant personne dehors, Riquier frappa à la porte. Une femme lui ouvrit et il aperçut, derrière elle, un homme assis à sa table devant un verre fumant. Il se présenta et elle le fit entrer. L’homme se leva et lui tendit la main.
— Je suis le chef de gare, Alphonse Coustet, et c’est ma femme. Léopoldine, fais chauffer du café pour Monsieur.
Tandis qu’elle ranimait le feu et posait sur un trépied une casserole à l’extérieur noirci, Coustet tirait une chaise pour le policier.
— Vous vous doutez, je suppose, de la raison pour laquelle je suis venu ?
— Pas encore pour cette lettre anonyme ? J’ai dit aux gendarmes que je n’en ai pas reçu et c’est vrai. Je ne peux pas vous raconter autre chose.
— Et nous, on ne peut pas vous croire. Tous ceux qui avaient leur nom barré sur la liste ont admis l’avoir reçue. Il n’y a pas de raison que le garde champêtre ait barré le vôtre s’il ne vous l’avait pas remise.
— Pourtant, c’est la vérité. Je ne peux pas inventer une lettre que je n’ai pas eue.
— C’est vrai, ce qu’il dit, intervint sa femme en versant une boisson terreuse dans le verre qu’elle avait posé devant le policier. La lettre, il ne l’a pas eue. Mais elle est arrivée quand même.
Les deux hommes la regardèrent, interloqués.
— Tu déparles ou quoi, Léopoldine ?
— Non.
— Alors, explique-toi. On n’y comprend rien.
— C’est simple. J’ai trouvé la lettre, je l’ai lue et je l’ai brûlée.
— Sans me le dire ! Mais pourquoi ?
— Pourquoi ? Tu veux le savoir, pourquoi, espèce d’ordure ?
La femme s’était mise à crier, en proie à une crise de rage.
— Madame Coustet, essaya d’intervenir Riquier, calmez-vous et expliquez-nous.
Elle se retourna vers lui.
— Vous, ne vous en mêlez pas, ça ne vous regarde pas.
— Mais enfin, Léopoldine… bafouilla le chef de gare qui n’en menait pas large.
Riquier eut l’impression que l’homme avait quelque chose à se reprocher et il sentait venir une scène de ménage dantesque.
— Tu devines de quoi elle t’accusait, la lettre ?
— Pas du tout.
Elle avait un torchon à la main et se mit en à asséner des coups sur la tête de son mari qui essayait de se protéger avec ses bras levés.
— Menteur ! Salaud ! Aller trafiquer avec cette salope d’Henriette !
— Mais c’est pas vrai !
— Tu parles si c’est pas vrai ! Le Souquet, il était au courant de tout. Il vous aura vu faire vos cochonneries derrière une haie. Elle a intérêt à aller prendre le train ailleurs, ton Henriette : si elle se montre ici, je lui arrache la tête. Et toi, je te tiens à l’œil : si je te vois traîner de son côté, c’est autre chose que je t’arrache.
Riquier quitta les lieux sans demander son reste, Coustet sur ses talons, lui répétant que ce n’était pas vrai, qu’il n’avait jamais trompé sa femme.
— Je vous laisse régler cette question vous-même, lui répondit le policier en enfourchant son vélo.
Lorsqu’il fut assez loin, le chef de gare retourna dans la cuisine où il embrassa sa femme.
— Tu sais, Léopoldine, s’ils engagent au théâtre du Capitole, tu peux te présenter. Je suis sûr que leurs comédiennes ne sont pas aussi fortes que toi.
— Et pense à la tête d’Henriette s’il va lui poser des questions, dit-elle en riant, ravie de créer des ennuis à leur vieille ennemie.
Riquier venait de perdre un suspect. Coustet était certainement coupable d’adultère, mais il ne se savait pas découvert. Elle allait les lui faire expier, sa mégère, les moments de plaisir passés avec Henriette ! Au vu de la colère de la femme, il se demandait même comment elle avait pu attendre si longtemps pour les lui reprocher. Le garde champêtre était mort depuis presque deux semaines, ce qui signifiait que la lettre était plus ancienne. Un doute commença de le titiller. Est-ce que par hasard ces deux-là lui auraient joué la comédie ? Il revécut la scène en tâchant de garder un esprit critique. Sur le moment, elle l’avait parfaitement convaincu, mais il se demandait maintenant si elle n’était pas trop outrée. L’attitude des deux protagonistes induisait que Léopoldine Coustet menait la barque et que son mari était un être sournois et lâche qui avait peur d’elle. Il lui faudrait se renseigner sur le caractère du chef de gare pour voir s’il collait à cette veulerie. Quoique, cela ne prouvait rien : certains hommes passant pour des foudres de guerre dans leur métier filaient doux à la maison. Le juge Bienvenu, par exemple, qui était la terreur des prétoires, obéissait au doigt et à l’œil à sa minuscule épouse. Bien qu’il y ait pensé tout le long du chemin, lorsque le policier fut en vue du château de Maupas, il ne s’était pas arrêté à une opinion définitive. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il était prématuré d’exclure Coustet de la liste des suspects.