Au château, le passage du facteur, suivant de près celui du policier, finit de semer la consternation. Maupas lui raconta la malheureuse initiative de sa femme et Lasbordes lui apprit que c’était pire que ce qu’il croyait : l’institutrice avait un amoureux, nul autre que le parachutiste, avec qui elle passait toutes ses soirées sur le banc du jardin, et le policier était au courant.
— Comment peut-il déjà le savoir ?
— Parce que personne ne s’attendait à ce qu’il s’installe chez Fourment et qu’on n’a pas pu avertir Adrienne. Quand elle s’est présentée pour écouter radio Londres, il était là. Pour que son arrivée ait l’air naturelle, Adèle a dit quelque chose du genre : Allez, les amoureux, on ne vous retient pas, et ils sont sortis ensemble.
— C’est fâcheux.
— Vous pouvez le dire. En plus, Adrienne était toute rouge : c’était la première fois qu’on y faisait allusion. Jusque-là, on avait fait semblant de ne rien remarquer. Après avoir vu son air de vierge effarouchée, le policier ne croira jamais que c’est une dévergondée qui a eu une liaison avec un homme marié. Qu’est-ce qui lui a pris, à votre dame, de dire ça ?
— Elle a toujours été jalouse. Dès qu’il y a une femme séduisante dans les environs, elle se sent en danger.
— Eh bien, maintenant, c’est nous qui le sommes. Figurez-vous que l’épouse du chef de gare en a fait une belle aussi. Je viens de l’apprendre. Coustet, qui avait prétendu ne pas avoir reçu de lettre, s’est rendu compte que cette position était intenable. Alors, avec Léopoldine, ils ont monté une comédie, comme quoi c’est elle qui aurait ouvert la lettre et l’aurait jetée au feu.
— Et que disait cette lettre ?
— Je vous le donne en mille : qu’il couchait avec Henriette ! Il suffira qu’il parle avec deux ou trois personnes pour comprendre que c’est impossible.
— C’est déjà fait.
— Comment ça ?
— Il m’a posé des questions sur les relations du couple Coustet et sur leurs rapports avec Henriette. J’ai répondu sans me méfier.
— Nous voilà bien. S’il n’est pas tout à fait idiot, ce policier va comprendre que toutes ces histoires de cul ne tiennent pas debout. On a intérêt à être discrets, avec Adèle, si on ne veut pas détruire aussi la trouvaille du capitaine.
— Ah… Parce qu’Adèle et vous…
— Eh oui, Adèle et moi.
Après le départ du facteur, Léonce Maupas ne put s’empêcher de s’en prendre à sa femme.
— Chère amie, conclut-il après lui avoir résumé la situation, quand on viendra m’arrêter pour appartenance à un groupe terroriste, vous pourrez vous flatter d’en être directement responsable.
Sur ces paroles vengeresses, qui ne l’avaient même pas soulagé, il l’abandonna à ses remords et tandis qu’elle allait enfermer sa migraine derrière les volets fermés de sa chambre, il partit dans les bois brûler sa colère en marchant. Au passage, il délivra Marie-Pierre qui boudait devant son devoir d’arithmétique. Ainsi, il sortirait au moins un petit plaisir de ce gâchis.
La jeune fille ne perdit pas de temps à essayer de convaincre son indolente cousine de la suivre. Elle fonça vers le champ où Pauline, juchée sur une charrette, disposait avec adresse les fourchées de foin que les hommes lui lançaient. En voyant son amie, la jeune paysanne s’arrêta pour échanger quelques mots, mais son père la ramena à l’ordre : fille du maître ou pas, le travail devait continuer.
— Ça va bientôt être l’heure du casse-croûte, lui dit Justin pour la consoler.
Marie-Pierre proposa d’aller le chercher, ce qui convenait à Casalès : non seulement elle ne retarderait pas Pauline en bavardant, mais elle leur ferait gagner du temps à tous en évitant à sa fille de s’interrompre pour se rendre jusqu’à la maison prendre le panier préparé par sa femme.
Quand Marie-Pierre atteignit la cour de la ferme, Maria la quittait avec les vaches.
— Bonjour, Madame Casalès, je viens pour le casse-croûte.
— Il est sur la table.
Les amabilités n’allèrent pas plus loin. La belle-mère de Pauline, fâchée que la fille des maîtres serve de commissionnaire pour les fermiers parce que ça ne se faisait pas, tenait à le montrer par sa froideur. Elle était, sur ce point, en parfait accord avec Madame, qui tentait sans succès de faire entrer dans la tête de Marie-Pierre la nécessité de garder une distance avec ces gens-là. La jeune fille répondait Oui, Mère, mais continuait comme avant. Soulagée d’avoir à peine croisé Maria Casalès, elle s’empara du panier et repartit comme une flèche vers le chêne où les faneurs se mettraient à l’ombre. Libérée des sandales à semelles compensées qu’elle avait portées pendant tout son séjour à Toulouse, elle se sentait libre et légère dans ses espadrilles. Elle avait aimé être en ville, sortir avec Gabrielle, fréquenter les cinémas et les cafés, faire l’élégante, mais elle devait s’avouer qu’elle n’était jamais aussi heureuse ailleurs qu’ici. Lorsque sa mère consentait à la lâcher, bien sûr.
Marie-Pierre ne connaissait pas le jeune homme qui travaillait avec les Casalès et en fut étonnée. D’où sortait-il ? À une époque, les nouveaux venus, réfugiés de toute provenance, n’étaient pas rares, mais il y avait longtemps de cela. Elle avait hâte de questionner Pauline, ce qui, malheureusement, ne pourrait pas se faire en la présence des trois hommes.
Plus grand que les natifs de la région, l’inconnu avait un corps de sportif. Même s’il maniait sa fourche avec une aisance égale à celle de Justin, il ne ressemblait pas à un paysan. En s’approchant, elle remarqua les yeux bleus et les sourcils clairs, qui contrastaient bizarrement avec ses cheveux presque noirs, ainsi que la cicatrice à la tempe que l’effort avait fait rougir. Il lui plaisait bien. Plus que le policier qui venait de repartir après s’être enfermé avec son père. Le Toulousain n’était pas mal, mais c’était plutôt le genre de Gaby, qui aimait les hommes élégants aux manières mondaines. Connaissant bien les gendarmes de Meilhaurat, qui passaient fréquemment au château, Marie-Pierre n’aurait jamais imaginé qu’un policier puisse avoir cette allure.
Pauline se chargea des présentations.
— Jacques est le neveu d’Adèle Fourment. Il fait les foins avec nous.
— Comment trouvez-vous Fontsavès ? lui demanda-t-elle.
Il répondit que le village était agréable, ses habitants aussi, et il vanta les vertus de la soupe de madame Casalès.
— On mange tellement mal, en ville.
— Quelle ville ? Je ne reconnais pas votre accent.
— Je viens de Marseille, mais j’ai été élevé en Normandie.
— C’est pour ça. Je ne suis jamais allée en Normandie. À Marseille non plus, d’ailleurs, ajouta-t-elle en riant, mais l’accent, je le connais grâce aux films de Pagnol.
— Allez, intervint Casalès, au travail !
Après que Marie-Pierre et Pauline eurent convenu de se revoir à l’heure de la sieste, la fille du château rentra chez elle.
— Si tu avais été moins paresseuse, dit-elle à sa cousine, tu aurais vu un jeune homme intéressant.
— Vraiment ? répondit Gabrielle sans y croire.