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C’est la voix de Rébecca qui tire Charlotte du sommeil. Le réveil indique onze heures onze et la jeune femme n’arrive pas tout de suite à déterminer s’il s’agit du soir ou du matin.

Qu’est-ce que tu dis? demande-t-elle, en essayant de rassembler les pièces du puzzle spatio-temporel afin de comprendre ce qu’elle fait dans le lit de Rébecca à une heure aussi improbable.

Est-ce que tu penses que je devrais demander un deuxième avis?

Un deuxième avis?

Peut-être qu’un autre neuro-oncologue aurait un avis différent sur mon pamplemousse. Peut-être que ce n’est pas six mois, mais six ans qu’il me reste à vivre? Peut-être qu’il y a une solution possible? Peut-être qu’un obscur chirurgien hongrois vivant en Australie saurait comment m’opérer, lui? Peut-être qu’un traitement existe, quelque part sur la planète? Peut-être que, contrairement à ce qu’ils croient, la chimio pourrait faire disparaître la tumeur? Ça s’est déjà vu, des cas défiant tous les pronostics médicaux, non?

Oui, fait Charlotte la bouche pâteuse. C’est vrai.

Pourquoi ça ne pourrait pas m’arriver à moi, alors?

Il n’y a pas de raison, concède Charlotte, sans savoir si elle rend service à son amie en alimentant l’espoir d’une guérison miraculeuse. Il n’y a pas de raison que ça ne t’arrive pas à toi, répète-t-elle, tandis que son cerveau se remet lentement en marche.

Rébecca se lève. Elle enfile une robe de chambre d’un geste décidé.

La tumeur ne m’aura pas aussi facilement. Je vais me battre.

Charlotte s’assoit dans le lit, remet quelques mèches en place.

Ravie de l’entendre.

Elle se gratte une omoplate avant de demander:

Et le programme VIA, qu’est-ce qu’on en fait? demande Charlotte, presque déçue. On l’abandonne?

Bien sûr que non. L’un n’empêche pas l’autre. Ce n’est pas parce qu’on ne meurt pas dans six mois qu’il faut s’empêcher de vivre. Je passe au bureau dès cet après-midi pour régler ça.

* * *

Charlotte tourne en rond dans son appartement quand le téléphone la fait sursauter. La sonnerie lui fait l’effet d’une sirène d’alarme. Elle regarde l’appareil avec appréhension. On ne sait jamais ce qui pend au bout du fil de cette bête immonde. Pas plus tard qu’hier, il a ouvert une trappe sous ses pieds dans laquelle elle n’a pas fini de sombrer. C’est donc le cœur dans la gorge qu’elle décroche. Le ton de Rébecca est beaucoup plus guilleret que la veille, à la même heure.

Alors? demande Charlotte, le cœur battant, qu’est-ce qu’ils ont dit?

Qu’il leur fallait au moins deux semaines d’avis.

Ah bon? lâche Charlotte sans savoir si elle est soulagée ou déçue.

Mais j’ai répondu que c’était impossible, reprend Rébecca, d’un ton assuré. De toute façon, j’ai encore deux semaines de vacances en banque. Et des congés fériés accumulés. Alors, il n’y a pas grand-chose qu’ils peuvent faire. Je suis libre, Charlotte, conclut-elle.

On dirait qu’elle a complètement oublié qu’elle a un pamplemousse dans le crâne. C’est magnifique, le déni. Une des plus fabuleuses créations de la conscience humaine.

Et toi? Tu as parlé à Éric? enchaîne Rébecca sur sa lancée.

Pas encore. Il avait une réunion. Et je préfère attendre qu’il revienne. Il me semble qu’expliquer ça au téléphone…

Si on allait au spa? la coupe Rébecca. Il me semble qu’on a bien mérité de relaxer après les événements des dernières heures, non?

Au spa? balbutie Charlotte, plus désorientée que jamais.

Oui, au spa, camarade.

* * *

Le moteur ronronne comme un animal heureux. Enfin, c’est l’impression qu’a Rébecca qui sourit d’aise dans son bain chloré. Il faut dire qu’elle est assez fière de son idée. Plutôt que de demander un congé sabbatique, elle a annoncé à ses patrons qu’elle démarrait sa propre boîte de graphisme avec un ami. Elle a vaguement évoqué le livre numérique en pleine expansion comme base de lancement, lançant des mots-clés à la pelle pour donner le change, médias sociaux, momentum d’affaires, epub, multiplateforme et tutti quanti. Elle ne pouvait évidemment pas en dire plus pour le moment, mais elle les tiendrait au courant des développements de sa future entreprise. L’écran de fumée avait fait son effet. Une sortie la tête haute, élégante et pratique. Pas besoin de parler de son cerveau farci, sans compter que cette option laisse moins prise aux ragots. Demander six mois sans solde est aussi éloquent pour certains que de ramper sous son bureau en pleurant, une agrafeuse entre les dents. Ce n’est qu’un habile euphémisme pour signifier qu’on est au bord de l’épuisement professionnel.

Beaulieu, de la comptabilité, m’a souhaité bonne chance au moins trois fois. Je pense que ça fait longtemps qu’il rêve de faire entrer sa femme à ma place. Tant mieux si ça fait des heureux, poursuit Rébecca, les yeux mi-clos.

Il faut encore quelques minutes avant qu’elle demande, d’une voix plus grave:

Et toi, tu vas pouvoir t’arranger, côté travail?

Charlotte cesse automatiquement l’examen attentif de son bourrelet naissant.

Je vais terminer les contrats en cours, mais je ne prends rien d’autre.

Tu es sûre que ça ne te créera pas de problèmes? demande Rébecca en faisant surgir ses pieds hors de l’eau.

Il y a toujours du travail en traduction, et ce n’est pas six mois d’absence qui vont me faire mou… Je veux dire que même si j’arrête un peu…

Rébecca ne la laisse pas s’embourber. Elle enchaîne:

Pour l’argent, je ne veux pas que tu t’en fasses. Je te l’ai dit, c’est ma tournée…

Arrête, Rébecca, tu ne vas quand même pas me faire vivre alors que tu es malade.

Disons que je t’offre un cadeau. J’ai le droit d’offrir un cadeau à ma meilleure amie, non?

C’est pas ça…, commence Charlotte. C’est juste…

Je ne serai peut-être plus là, à ton anniversaire. Alors, aussi bien en profiter. Je vais prendre rendez-vous avec ma conseillère financière. Avec le condo, les REER et tout ça, on devrait passer six mois sans souci. Enfin… sur le plan monétaire…

Oui, mais si jamais tu consultes pour un deuxième avis, qu’on trouve une façon de te soigner et que tu te mettes à aller mieux…

Si jamais un miracle survient et que je guéris, eh bien, tant pis, je recommencerai à travailler et je rembourserai.

Rébecca s’enfonce de nouveau dans l’eau, offrant ses reins à la propulsion du jet. Elle laisse la barboteuse barboter encore un peu avant de reprendre:

Connais-tu l’histoire du gars qui va chez le docteur?

Charlotte soupire. Même avant le diagnostic, son amie avait déjà un faible pour l’humour noir. On peut s’attendre au pire.

Le docteur lui dit: «Il vous reste deux semaines à vivre «Eh ben, dit le gars, si c’est comme ça, je vais prendre les deux premières d’août

Rébecca étouffe un rire. Visiblement, elle la trouve excellente. Charlotte sourit en retour. C’est plus de la tendresse amusée qu’une véritable hilarité.

Franchement, je suis assez d’accord, ajoute Rébecca. Si j’avais eu le choix, je n’aurais pas commencé le décompte en octobre.

Pendant quelques secondes, le moteur et le clapotement de l’eau se chargent de la conversation. En tendant l’oreille, on peut entendre la musique asiatico-new-age qui s’échappe des haut-parleurs accrochés au toit pentu de la pagode en cèdre. Le concept bouddhiste de ce centre de thalassothérapie est d’un goût douteux. On se croirait au Disney World du massage, section quartier chinois.

Dans les arbres qui bordent la rivière, les feuilles sont en phase terminale. Un chant du cygne splendide.

C’est magnifique, murmure Rébecca.

Le vent se lève. Une pluie de couleurs s’abat sur les bois environnants. Ça virevolte avec un petit bruissement délicat. Pendant un bref moment, l’odeur de l’humus l’emporte vaillamment sur celle du chlore.

C’est comme ça que je veux finir, moi aussi.

Charlotte opine. Avec un geste d’une infinie douceur, elle pose sa main sur l’épaule de son amie.

Ça va être de toute beauté, je te le promets, souffle-t-elle.

Ce qui est bien avec les vieilles amies, pense Rébecca en s’enfonçant dans l’eau, c’est qu’elles sont comme les vieilles pantoufles. Pas besoin de leur faire un dessin. Elles comprennent instinctivement où les orteils veulent aller.

* * *

Donc, c’est quoi le programme? demande Charlotte alors que les deux copines suffoquent dans le sauna. La VIA est courte, on n’a pas de temps à perdre…

Une grande blonde en bikini jaune se lève pour arroser les pierres. La chaleur monte d’un cran dans le placard suédois. C’est presque insupportable.

Il y a tellement de choses que je voulais faire avant de mourir, fait Rébecca dans un râle. Maintenant que je sais que ma vie est menacée, je ne sais plus trop sur quoi mettre la priorité.

La grande blonde jette un regard inquiet dans sa direction. Sa relaxation va-t-elle être compromise par un règlement de compte brutal?

Rébecca s’éponge le front.

Il fait trop chaud, ici…

C’est un sauna, rétorque Charlotte.

Ah, c’est ça? Je me disais aussi…

Un rictus mi-figue, mi-raisin se dessine sur le visage de la jeune femme au bikini. Ces deux hurluberlues font-elles de l’humour ou sont-elles vraiment idiotes?

Mais si tu ne te sens pas bien, on peut sortir…, propose Charlotte.

Miss Bikini fronce ses sourcils humides. Est-ce que l’idiote de gauche n’aurait pas plutôt un problème d’ordre médical? La blondinette ne peut s’empêcher de grimacer en imaginant les ambulanciers emportant sa voisine de serviette en costume de bain. Et le courant d’air que toute cette agitation provoquerait dans le spa.

Non, non. Ça va. Je pense que je peux survivre encore cinq minutes.

La grande blonde a le réflexe de regarder sa montre, mais ses yeux ne rencontrent que son poignet suintant. Elle se lisse quelques poils, dans une vaine tentative de camoufler l’absurdité de son geste. Respirer. Elle doit se concentrer sur sa respiration et cesser d’écouter les conversations.

Hier, on a dit qu’on voyagerait, lance Charlotte. Ce serait peut-être bien de commencer par là pendant que tu vas encore… Je veux dire au cas où tes symptômes s’aggraveraient, disons…

Le bikini jaune se tortille sur sa serviette, mal à l’aise. Elle a beau faire des efforts pour ne pas écouter, même la vapeur qui l’entoure ne peut masquer le fait qu’elle ne rate pas une syllabe. Et qu’elle ne comprend rien. L’idiote de gauche est-elle malade ou pas?

Je m’offrirais bien le Grand Canyon comme première excursion, fait Rébecca, en s’épongeant le front. J’ai toujours voulu y aller.

C’est comme si c’était fait. Qu’est-ce qu’on avait d’autre sur la liste?

Un tas d’affaires. Attends, euh… Faire du ski dans les Rocheuses. D’ailleurs, ça non plus, il ne faudrait pas trop tarder.

Il faut au moins attendre la neige.

C’est vrai. Il y avait aussi le saut en parachute, se souvient Charlotte.

Ça se fait peut-être au Grand Canyon?

Possible. On verra ça là-bas. Quoi d’autre?

Boire un verre de Château Margaux…

Demander à essayer tous les souliers, un à un, de la boutique de la rue Saint-Denis, juste pour embêter l’insupportable propriétaire.

Voir Le cri de Munch en vrai.

Faire l’amour avec Brad Pitt…

Ouais… Je ne sais pas si je vais trouver le temps.

Tu peux toujours te rabattre sur Toulouse…

Faut voir si le scrabble est d’accord.

Gagner contre moi au tennis.

Bah! Je t’ai déjà battue! Pas besoin de le mettre sur ma liste.

Manger au Toqué!

Lire À la recherche du temps perdu.

Sérieusement?

Ben non, tu sais bien que j’ai renoncé depuis que je me suis endormie dans le bain en lisant le premier tome. Parlant de bain, nager dans le Pacifique un soir de pleine lune, par contre, je n’haïrais pas ça.

Toute nue?

Non, avec mes bas!

Charlotte s’esclaffe. Rébecca aussi.

Elle hurle plus qu’elle n’articule:

Il ne faudrait quand même pas que j’attrape mon coup de mort!

Charlotte explose, suivie de près par Rébecca. Une fois parti, c’est un train difficile à arrêter. Visiblement, la blonde, elle, est restée sur le quai. Elle se lève et foudroie les deux femmes du regard. Tout en enroulant sa serviette autour de son bikini canari, elle lance:

Franchement, vous êtes puériles. Il y a des gens qui viennent ici pour relaxer sérieusement, vous saurez.

Quand la porte claque dans le sauna, l’indice de puérilité est à son maximum.

* * *

Le trajet de retour en voiture se fait en silence. Dehors, la pluie a commencé à tomber. Les essuie-glaces travaillent fort pour offrir une fenêtre acceptable sur l’obscurité mouillée. La route se déroule en pointillé, périodiquement interrompue par les phares des autos qui roulent en sens inverse. Rupture de séquence. Éblouissement. Retour à l’obscurité. Des événements qui se suivent, sans logique apparente, retenus ensemble par le tracé sinueux d’un long ruban noir. Dans l’habitacle, il fait bon. L’impression d’être en sécurité dans une boîte hors du temps. Est-ce que ça ressemble à ça, la mort? Ou c’est plutôt comme rouler tous phares éteints sans risquer de percuter quoi que ce soit?

Un camion croise la route des deux femmes, éclaboussant le pare-brise d’une gigantesque gerbe d’eau. Une vague se fracassant sur les rochers. Pendant quelques secondes, la visibilité est complètement nulle. Une erreur, une manœuvre mal maîtrisée et c’est la fin. Dérapage, capotage, poteau, pince de désincarcération et le sprint final de vie intense est à l’eau. Plus d’adieu au monde, plus de maladie, plus de questions, plus d’angoisse. Mieux encore, plus de faux espoirs. Rébecca inspire profondément. Ça serait tellement plus simple. Une coupe nette et définitive. Du travail propre. De toute façon, à quoi bon vouloir une finale grandiose? Une fin, c’est une fin. Plus vite ce cauchemar sera terminé, mieux ce sera. Dans le pare-brise, le virage apparaît enfin derrière les essuie-glaces affolés. Rébecca voit exactement comment s’y prendre pour le rater. C’est une affaire de rien. Un effort d’un quart de seconde.

Manque de chance, c’est Charlotte qui conduit.