Le texte à suivre a failli se retrouver en préface du troisième volume dans cette série, les Expériences siriennes, qui résultait de presque cinquante ans de fascination pour les deux expéditions britanniques menées en Antarctique par Robert Falcon Scott, la première en 1901-1904, la seconde en 1910-1913. Non, ce n’est pas la neige ou la glace en tant que telles qui m’intéressent, mais plutôt certains processus sociaux à l’œuvre à l’époque – des processus ô combien éclairés par ces expéditions. Mais je savais que des lecteurs plus occasionnels, ou plus… terre à terre, ne verraient pas de liens évidents entre les Expériences siriennes et mon obsession pour l’exploration polaire – aussi ai-je mis ce projet de côté. Et puis le roman suivant, celui-ci, s’est avéré si hivernal que la question n’avait plus à se poser : une longue immersion dans une exploration polaire, un roman parlant d’une planète qui meurt littéralement de froid. Pourtant des gens dotés d’une certaine compréhension des processus de création – ou, pour faire une analogie électrique, de transformation – auraient tout aussi bien pu s’attendre à une histoire située dans un désert, ou explorant tout extrême climatique, géographique ou comportemental. Il faudrait dès lors considérer cette postface à la fois comme celle des Expériences siriennes et celle du présent ouvrage – avec un avantage au premier des deux.
C’est finalement une bonne chose qu’elle conclue un livre aussi court – même si telle n’a pas particulièrement été mon intention au départ. Quand j’ai parlé à mon éditeur anglais de la brièveté de ce quatrième volume, il s’en est ouvertement réjoui – et pas seulement parce que cela ferait des économies d’arbres, de papier, d’impression, d’encre, de reliures : ce pays a une préférence pour les livres courts, qui auraient bien plus de chances d’être meilleurs que les longs – et ce malgré Dickens et tous ces auteurs victoriens verbeux mais d’une qualité indubitable. Quand je m’en suis ouverte à mon éditeur américain, par contre, celui-ci s’est empressé de déclarer – non sans un certain recul amusé sur lui-même et les particularités de sa nation : « Mais vous savez bien qu’ici, on ne prend au sérieux que les gros livres ! » Donc là-bas (ou ici, selon votre propre point de vue), la taille a en définitive de l’importance…
L’on trouve à Cambridge un bâtiment consacré aux archives des expéditions menées en Antarctique, mais je n’y ai jamais mis les pieds. Ma propre étude n’est pas du genre systématique, plutôt de l’autre genre – lorsqu’on est conscient d’avoir certaines affinités avec un thème ou un sujet (vu la fréquence à laquelle il apparaît dans votre existence, sous des aspects toujours différents, à la manière d’un paysage de montagne transfiguré par l’angle selon lequel on le contemple), on s’attend à voir des choses arriver : un livre dont vous ignoriez l’existence déniché sur une étagère de bibliothèque ; une rencontre fortuite avec un parent d’un des explorateurs ; une lettre dans un journal ; ou un ami, au courant de votre intérêt, qui vous envoie une biographie débusquée chez un bouquiniste de Brighton. Cette façon d’étudier risque de vous priver de faits connus de simples apprentis chercheurs, mais si vous restez ouvert aux faits et hypothèses qui flottent dans votre tête, ils peuvent se combiner de façons tout à fait inattendues.
C’est ainsi que j’ai entendu parler pour la première fois de Scott et de sa bande de héros – au beau milieu de l’Afrique, dans l’ancienne Rhodésie du Sud (aujourd’hui le Zimbabwe), à la ferme de mon père. Nous avions coutume de nous asseoir en famille devant la maison, à l’air libre, pour jouir des cieux tant diurnes que nocturnes, du climat, et d’une vue qui s’étendait sur des kilomètres dans chaque direction – un paysage sauvage essentiellement vide, entouré de montagnes. L’important étant qu’on se trouvait à des centaines de kilomètres de la mer, et en même temps de l’Angleterre – tout comme, temporellement, des expéditions Scott. Il faisait presque toujours chaud, et les cieux étaient spectaculaires – soit intégralement bleus (une vraie merveille), soit riches de puissants mouvements nuageux causés par la chaleur qui s’élevait de la terre et de la végétation surchauffées. Au cours des mois secs, il y avait souvent des feux de forêt qui se déchaînaient non loin de notre propriété. Et là, dans ce cadre, d’une netteté absolue dans ma mémoire, se trouve ma mère, tête en arrière, mains tendues, en une posture d’identification proprement dramatique. Je ne me souviens pas s’il y avait un coucher du soleil stupéfiant, mais ça devait sans doute être le cas – ou au moins une tempête. Ma mère, donc, étranglée par l’émotion, radieuse – car elle adorait ces moments – disant : « Et quand je pense au capitaine Oates parti mourir seul dans les tempêtes de neige – oh, c’était un gentleman des plus vaillants ! » Et moi alors, avec la bravoure grinçante de l’adolescence : « Mais qu’est-ce qu’il aurait pu faire d’autre ? De toute façon, ces gens avaient tous un problème avec la mort. » Je regrette les vociférations, mais pas le sentiment ; il me semble en réalité avoir été aussi perspicace à ce moment-là que j’ai pu l’être depuis, et j’envie la manière dont cette petite dure à cuire s’est frayé un chemin à travers les piétés et le charlatanisme, car la vie nous adoucit – cela ne fait aucun doute : la tolérance nous transforme tous en nougat. Mon père n’était pas du genre sentimental, et comme toujours lors des moments d’exaltation de ma mère, il se sentait mal à l’aise ; aussi a-t-il lâché quelque chose comme : « Oh, arrête avec ça, ma pauvre fille. » Et à mon intention : « Oui, assurément, mais pourquoi faut-il que tu te montres toujours aussi intransigeante ? » Car tel était le cas, oui, pour des raisons qui ne sont pas sans rapport avec le sujet de cette postface.
Mon père n’était nullement indifférent aux exploits de Scott, puisqu’il s’agissait d’accomplissements anglais : à l’instar de ma mère, il considérait qu’être anglais supposait l’excellence – cela va sans dire.
Il est difficile aujourd’hui de comprendre ce que l’Angleterre signifiait pour mes parents, qui appartenaient à la même génération que ces explorateurs héroïques. Le même mot peut constituer une drogue puissante pour une génération, et s’avérer aussi fade que du lait pour la suivante. Ce n’est pas non plus hors-sujet que d’ajouter ceci : les lecteurs étrangers – ce qui inclut présentement des Américains – n’auront qu’une vision au mieux très vague de Scott l’explorateur ; il en sera d’ailleurs de même pour la plupart des Britanniques âgés, disons, de moins de quarante ans. Ce sont des regards vides que j’obtiens lorsque je souffle dans cette vieille trompette : « Scott de l’Antarctique ! » – « Scott ? s’étonnent-ils. Ce n’est pas lui qui a découvert le pôle Sud ? » Il n’y a pas si longtemps, pourtant, Scott, l’Antarctique, le nom des hommes qui travaillaient avec lui – tout cela formait un de ces mythes, un credo, que chaque nation se doit d’entretenir comme combustible inspirant. Il y avait là une bande de demi-dieux dévoués, tous des gentlemen d’un courage presque surhumain, et quiconque aurait osé suggérer la possibilité d’un défaut dans la cuirasse aurait été passé à tabac. Autant suggérer, par exemple, qu’il y avait des êtres humains ordinaires capables de venir à bout de la Longue Marche… mais libre à vous de choisir vos propres piétés nationales, et d’afficher dans cet espace vide les visages de vos héros.
Pour paraphraser Bernard Shaw : on ne manque jamais de héros, de gens prêts à mourir pour une cause, bonne ou mauvaise – mais on pourrait parfaitement bien s’en sortir avec moins d’héroïsme, et un peu plus de réflexion. Sur des sujets de ce genre, on finit souvent par découvrir que Shaw est déjà passé avant vous.
L’état d’esprit britannique a récemment commencé à changer à propos de Scott – signe d’un réexamen imminent de la qualité de son leadership lors de l’expédition 1910-1913. Certains signes laissent à penser qu’il est sur le point de passer du côté des vilains, ou tout comme. Qu’il n’ait pas toujours été très compétent, qu’il ait fait des erreurs – possible : la question n’est pas de revenir sur le genre d’erreurs qu’on est tous susceptibles de commettre, mais sur celles qu’aucun chef, même le plus ordinaire, ne devrait faire. En résumé, nous sommes en train de passer d’un extrême à l’autre – et c’est là quelque chose dont je refuse de faire partie : ne m’intéresse que la façon dont ce genre de réévaluation se produit, et le moment où elle se produit. Ce qui se cache derrière les faits suivants, par exemple : qu’encore tout récemment on ne pouvait pas énoncer la moindre critique envers Scott sans s’attirer une véritable levée de boucliers ; qu’une année après la quasi canonisation de la Bande des Quatre sur un piédestal, ils étaient passés du côté des méchants ; que dans les années cinquante, aux États-Unis, un certain McCarthy – un moins que rien – était capable d’intimider et de terroriser des gens sensés et raisonnables, mais que dix ans plus tard les jeunes gens convoqués devant des comités similaires se contentaient de rire. Non, mieux valait que ces jeunes Américains ne se croient pas trop supérieurs à leurs aînés, car eux non plus n’auraient pas ri une décennie plus tôt : quelque chose s’était produit dans l’intervalle, l’atmosphère avait changé, comme on dit – pour éviter d’avoir à réfléchir plus avant à une question donnée. Je pourrais remplir des pages, des volumes entiers de faits illustrant cette thématique : les hérésies d’une année deviennent les dogmes de la suivante, et vice versa ; une vérité accessible à toute personne ayant atteint l’âge de raison – pour peu qu’elle s’en donne la peine. Mais pour quelque étrange raison il nous est impossible d’appliquer à nous-mêmes les leçons évidentes de l’Histoire.
Pourquoi ? Nous serait-il donc impossible d’apprendre à ne pas nous imposer mutuellement ces nécessités sacrées, au nom d’un dogme ou d’autre – avec des résultats qui seront inévitablement écartés moins de dix ans plus tard par un simple : Nous avons commis des erreurs. Il n’est que trop facile d’imaginer l’Esprit de l’Histoire (on a une certaine pratique en la matière, doux euphémisme !) sous les traits d’une femelle débraillée mais suffisante, affublée d’un masque de souverain ou de satrape : « Pauvre de moi ! sourit-elle, j’ai encore fait une bêtise ! » Et partent à la poubelle les holocaustes, famines, guerres, ainsi que les occupants d’un million de prisons et de salles de torture.
J’ai vécu plusieurs de ces changements dramatiques ; à l’évidence il va s’en produire d’autres, et très bientôt. Agrémenter ce genre de questions de pensées ironiques fait partie des rares privilèges de l’âge… La manière dont les choses arrivent est assez comparable au rajout d’un grain, puis d’un autre, sur un des plateaux d’une balance : on n’y voit que du feu, ce n’est que par déduction qu’on s’en rend compte – jusqu’à ce que se produise un soudain déséquilibrage. Ne s’agit-il pas là de processus qu’on pourrait apprendre à étudier, surtout lorsqu’on les voit se reproduire si souvent, apparemment toujours plus vite – comme tout le reste ?
Un exemple ? Au début des années cinquante, je faisais partie de la poignée de gens qui s’efforçaient de faire comprendre aux journalistes, députés et autres politiciens, que la situation d’alors n’avait vraiment rien d’idyllique en Afrique australe. Parler directement de tyrannies aussi criminelles qu’oppressives n’était pas de l’ordre du possible, à l’époque ; non, il fallait envelopper la chose. Et même ainsi on nous traitait avec une tolérance amusée… comme des personnes malavisées… des communistes… antibritanniques… folles. Or il a fallu moins de dix ans pour que s’impose l’idée que la réalité de l’Afrique australe – en Afrique du Sud et en Rhodésie du Sud – méritait à tout le moins d’être examinée, pour qu’elle devienne un point de vue respectable. Une « idée reçue ». Dix ans – sauf qu’à ce moment-là c’était trop tard. Bien sûr. Et ce « bien sûr », je l’entends comme une ellipse de mes soupçons – selon lesquels il y aurait là quelque loi à l’œuvre. Ç’aurait été la chose la plus facile au monde d’empêcher cette guerre, si le bon sens avait eu son mot à dire – mais depuis quand demande-t-on son avis au bon sens ? Si les Blancs s’étaient montrés capables de regarder froidement ne fût-ce que cinq minutes des processus historiques analogues – sauf que jamais une caste dirigeante n’a eu pareille aptitude…
Non, ce n’est pas là un « on vous l’avait bien dit ! » Laissons cela à l’adolescente criarde que j’étais. Après « je vous l’avais bien dit » vient la colère face à tout ce gâchis, à la stupidité, à tout ce qui aurait pu être évité… mais n’est-ce pas toujours ainsi ? Est-ce là une obligation ? Y a-t-il une loi à l’œuvre ? Auquel cas toutes ces émotions ne serviraient à rien, elles ne seraient qu’une perte de temps – tant la sainte fureur que les « je vous l’avais bien dit » : c’est de réflexion dont nous avons besoin, pas d’expression de sentiments. Politiciens et dirigeants ne façonnent pas les événements, ils en sont les marionnettes : il ne faut donc pas s’attendre à autre chose. Mais tout se passe comme si personne ne remarquait le caractère répétitif de certains processus socio-historiques. De nos jours, quand de jeunes gens « reçoivent » leur héritage – lorsqu’ils ont à choisir une des innombrables variétés de socialisme qui leur sont proposées –, ils conviennent tous, sans plus de cérémonie, qu’une tyrannie blanche opprime les Noirs dans la partie la plus méridionale de l’Afrique. Mais supposons que leurs prédécesseurs l’aient su suffisamment tôt ? Mais – et voici le point essentiel – pendant qu’ils acceptent « l’idée reçue », comme leurs aînés avant eux, combien d’idées naissantes ignorent-ils ? Des idées qui vont être aisément adoptées par la génération suivante, lorsqu’il sera trop tard – lorsqu’elles auront perdu toute leur énergie, tout leur potentiel…
Je pensais jadis que cette séquence – quelques avertissements vains, ridiculisés, voire punis, qui commencent peu à peu à se faire accepter jusqu’à former la base d’un nouvel état d’esprit, qui s’avère déjà périmé au moment où il se concrétise – était propre aux mouvements politiques et religieux de masse. Mais on peut voir ce processus à l’œuvre dans chaque sphère sociale, depuis le sport jusqu’à la littérature.
Et en vous-même, au demeurant.
Dans la sphère politique, les couches dirigeantes d’un pays, d’un État, se retrouvent identifiées à leur propre propagande… non, elles ne l’utilisent pas – j’y vois personnellement l’une de ces formules de la rhétorique marxiste qui nous évitent d’avoir à réfléchir ; c’est la propagande qui les utilise, car on les identifie aux justifications – toujours illusoires – qu’elles se donnent pour être au pouvoir. A-t-on déjà vu un dirigeant se qualifier de « tyran maléfique » ? Le Shah d’Iran ou Idi Amin Dada avaient sans doute une haute opinion d’eux-mêmes. Il est inévitable, face à des faits démontrant que tel ou tel pays colonisé, ou partie moins privilégiée dudit pays, ou ville, ou district, subit des épreuves, souffre d’un manque de liberté, ploie sous une tyrannie, que ces gens nient invariablement les faits en question. On ne peut s’attendre à rien d’autre. Je me souviens encore du moment où le Conseil du Grand Londres a réquisitionné d’office ma demeure ; ça m’a permis d’étudier de visu les techniques d’intimidation, les manœuvres malhonnêtes, la corruption des employés du Conseil lorsqu’ils avaient affaire à des gens malheureux, incapables de se défendre car ne faisant pas partie de la classe moyenne. Je me suis rendue chez diverses connaissances – des conseillers municipaux, ou d’autres personnes engagées dans des processus de gestion publique ; mais non, disait leur habituel sourire tolérant, leur impatience à peine dissimulée : pareille horreur ne pouvait se produire, pas sous leur égide bienveillante.
On peut donc tenter, avec prudence, de formuler la règle suivante : une personne au pouvoir, une personne au sommet d’une institution, d’un service ou d’un ministère, ne s’autorise jamais à savoir ce que font ses subordonnés, car cela remettrait en cause l’image qu’elle se donne d’être la seule digne de tenir les manettes. (Et bien sûr de les garder.) Que le monde ait toujours été aussi mal géré que maintenant, que les pauvres aient toujours été aussi désarmés face au mépris des puissants – je ne puis le croire. Il y a eu par le passé des nations, des États, des communautés, où les dirigeants se sont fait un devoir de savoir ce qui se passait dans les bas-fonds de leurs administrations. Dans certains royaumes de notre Moyen Âge, au Moyen-Orient, des gouvernants nommaient des fonctionnaires pour aller tester incognito – quand ils ne s’en occupaient pas eux-mêmes – le comportement de tel ou tel autre fonctionnaire. Mais nous avons sombré dans un tel niveau de cynisme qu’il me semble difficile d’imaginer pareil dispositif de nos jours – les enquêteurs ne tarderaient pas à devenir les créatures des fonctionnaires dont ils sont censés évaluer le comportement.
Mais la chose qui m’intéresse, c’est que cette idée a disparu de celles qu’on considère comme utiles à un bon gouvernement. À quel moment a-t-elle perdu sa force… pour devenir une relique désuète… un symptôme de despotisme personnel ? Quand fera-t-elle son retour, et sous quel genre du régime ? Personnellement je crois que les idées, ou idéologies, finissent pas être frappées d’obsolescence – elles ont une durée de vie limitée. Elles voient le jour (ou renaissent), atteignent leur maturité, déclinent et disparaissent – pour être remplacées par d’autres. Si on ne se demande pas au moins s’il s’agit là d’un processus, si on n’essaie même pas de traiter les mécanismes idéologiques comme quelque chose à étudier, avec impartialité, quel espoir nous reste-t-il de les contrôler ?
Non, ceci n’a rien d’une digression : c’est ce genre de spéculations que génère l’étude de cet extraordinaire enchaînement d’événements, l’exploration de l’Antarctique, ou – pour utiliser notre façon impériale de l’exprimer – la découverte du pôle Sud, un accomplissement qui a tiré à Scott ce cri : « Grand Dieu ! C’est un endroit horrible ! » Si horrible qu’on n’y trouve même pas le moindre animal : il ne s’y trouvait rien avant l’arrivée de l’homme, sinon un rare oiseau de passage. Aussi le pôle Sud a-t-il au moins eu l’honneur d’avoir vraiment été découvert, contrairement, disons, aux Chutes Victoria ou à celles du Niagara, connues par les Africains et les Indiens des siècles avant d’être « découvertes » par les Blancs. (Vous allez certainement trouver cette observation des plus banales, archaïques – mais elle restait corrosive jusqu’à tout récemment.)
Dans les décennies ayant précédé la Première Guerre mondiale, la plupart des nations européennes ont pris part à l’exploration de l’Antarctique ; divers équipes se sont affrontées – sous le regard avide d’un des nouveaux jouets de l’époque, les journaux populaires ; et avec le recul on a vraiment l’impression que « les yeux du monde » s’intéressaient davantage à ce drame en plusieurs actes qu’à la montée en puissance d’incidents susceptibles de déclencher une guerre. Un fait qui n’est pas sans intérêt en soi : les deux aspects des rivalités nationales, à la vue de tous – rien n’aurait pu paraître plus normal à des yeux d’Européens. Mais voilà l’image que toute cette histoire évoquait à ceux de nombreux non-Européens : celle d’une petite Europe occupée à plastronner, à jouer les patrons dans son petit coin, comme une bande d’élèves se disputant un gâteau.
Il y a des gens pour penser que lorsque nos successeurs étudieront notre époque, le nationalisme leur semblera aussi mortellement stupide que les guerres religieuses le sont aux yeux de la plupart de nos contemporains. Et même le climat détestable dans lequel nous vivons n’a pas suffi à empêcher la tenue de l’Année géophysique internationale de 1958, qui résultait en partie des meilleurs aspects de la rivalité et des aspirations de ces explorateurs. Car, tout comme dans les tranchées les soldats savaient raison garder vis-à-vis de leurs adversaires – c’étaient plutôt les civils qui divaguaient et haïssaient –, les hommes impliqués dans cette histoire d’exploration polaire se bornaient à faire leur travail, en laissant les pires envies et jalousies aux spectateurs.
Au bout du compte, il n’est plus resté que la Norvège et la Grande-Bretagne pour se disputer le titre de découvreur du pôle. L’équipe norvégienne était dirigée par Roald Amundsen, la britannique par Scott.
Amundsen a atteint le pôle Sud en premier, avec environ un mois d’avance. Et il est rentré sain et sauf chez lui, sans avoir à déplorer la moindre perte humaine – contrairement à l’équipe britannique, qui a perdu des vies et a connu toutes sortes de mésaventures. Les raisons expliquant une telle disparité de résultats entre les deux équipes ont été analysées depuis. En premier lieu, Amundsen était soutenu par son gouvernement, alors que les Britanniques ne récoltaient qu’un mépris poli du leur – un manque de vision à long terme qui, pour une raison que j’ignore, semble être une caractéristique perpétuelle de nos autorités. Quoi qu’il en soit, cela a contraint Scott, un homme susceptible, à faire la manche auprès de ses riches compatriotes, ce qu’il n’a guère apprécié. Il ne pouvait se permettre d’acheter et d’équiper un navire convenable, alors que celui d’Amundsen était bâti pour affronter la glace. L’expédition britannique était de nature scientifique, alors que la norvégienne n’avait qu’un seul et unique but : atteindre le pôle et revenir. Si les Norvégiens avaient toute l’expérience nécessaire pour y parvenir, les Britanniques ne connaissaient pas grand-chose à la neige, à la glace et aux chiens de traîneau. Mais ces comparaisons, qu’on pourrait multiplier à l’infini, ratent peut-être l’essentiel.
Car ce qui frappe dès qu’on commence à lire les journaux, les lettres, les archives, c’est une différence de ton, d’atmosphère.
Le livre d’Amundsen décrit d’une manière raisonnable, pondérée, une expédition rationnelle – efficace. Sa plume est calme, pragmatique.
Mais intéressez-vous aux archives de l’expédition Scott (1910-1913), et vous vous retrouvez immédiatement dans un monde bien différent.
L’atmosphère, ce mot qu’on emploie si facilement – de quoi s’agit-il, exactement ? Un journaliste, ou un chercheur, vous demandera : Qu’est-ce qui s’est passé ensuite, ou là-bas ? Qui a dit cela, et pourquoi ? Racontez-moi votre version des faits… Et vous, installé face à lui, toutes sortes d’incidents en tête, vous tentez de rester au plus près de la vérité – en vain, comme vous finissez par le comprendre. Car il n’y a rien que vous puissiez faire pour transmettre une atmosphère, un Zeitgeist. On peut toujours raconter des anecdotes censées illustrer ce temps perdu (qui peut effectivement être très récent), mais bien souvent elles sonnent bizarrement, à la limite de la démence. En désespoir de cause, on se retrouve à lancer : « Vous comprenez, l’atmosphère a tellement changé que… »
C’est exactement la même chose lorsqu’on raconte un rêve à un ami. On décrit une série d’incidents, un peu comme l’intrigue d’un film. Je me trouvais à cet endroit, j’ai dit ceci, et puis… Mais la même série d’incidents, impliquant les mêmes personnes, peut donner un rêve complètement différent. C’est l’atmosphère qui compte. Et comment la transmettre ? Sans grande conviction, on dit : Ce rêve avait une saveur si forte, si captivante – tu vois ce que je veux dire ? Vraiment, c’était comme… Mais qu’ajouter à ça ? Il avait une saveur, un goût parfaitement inimitable, et chaque fois qu’il y a ce genre d’atmosphère dans un de mes rêves, je sais que…
Et ça se limite à cela. Aucune communication possible, à moins que quelqu’un d’autre n’ait fait exactement le même rêve – ce dont vous n’aurez bien évidemment jamais aucune preuve. Dans la vie non onirique, bien sûr, des gens ont bel et bien partagé le même rêve, incontestablement, ils ont traversé les mêmes épreuves, ont humé la même atmosphère ; quand vous leur demandez « tu te rappelles ? », ils s’en souviennent donc bel et bien – comme vous-même, aussi vous est-il possible d’échanger un sourire entendu, qui dit toute l’impossibilité d’expliquer cette atmosphère à quelqu’un qui ne l’a pas connue.
Les archives des deux expéditions, la norvégienne et la britannique, narrent deux événements émotionnels complètement différents – chacun résultant d’un climat d’expérience bien spécifique. Je trouve vraiment difficile à croire qu’elles aient eu lieu en même temps, au même endroit, avec apparemment plus ou moins les même objectifs, et qu’elles aient été composées d’hommes comparables (des explorateurs professionnels renommés, pour beaucoup d’entre eux) qui se connaissaient au moins de réputation et qui s’estimaient mutuellement.
Mais penchons-nous tout d’abord sur ces aspects de l’expédition britannique auxquels personne n’a prêté attention à l’époque, tant ils allaient de soi ; car ces préjugés, qui résultent des postulats inconscients d’une époque, me semblent précisément être ceux devant lesquels on reste le plus sidérés par la suite.
Les préjugés nationaux ne nous quittent jamais, quand bien même ils se modifient avec leur temps, ou changent de terrain d’expression.
Il n’y avait pas de femmes dans ce genre d’expéditions. À l’époque, les femmes qui revendiquaient des droits étaient battues par des policiers, nourries de force dans des prisons, raillées par la fine fleur masculine, globalement maltraitées – assez souvent par d’autres femmes. Il leur était tout simplement impossible de participer aux expéditions. La question n’est pas ici d’en accuser qui que ce soit, car l’idée n’aurait jamais pu triompher publiquement à l’époque. Je me demande néanmoins combien de filles sont restées éveillées la nuit, à pester contre l’esclavage du raffinement, contre leur « faiblesse » imposée, et à songer : « Si seulement j’étais là-bas, je leur montrerais de quoi je suis capable. » – « Je pourrais faire preuve d’autant de bravoure et d’ingéniosité qu’eux, je le sais ! » – « Oh, les larmes amères des femmes frustrées d’être ainsi condamnées à l’oisiveté ! » Ce sont là des citations tirées de lettres écrites par des femmes juste avant la Première Guerre mondiale.
Les femmes avaient néanmoins contribué à l’exploration du XIXe siècle. Il y avait des femmes à l’œuvre, à l’époque. Isabella Bird, par exemple.
Derrière les drames de ces expéditions polaires se dissimule tout une frise, une toile de fond de femmes – non, de dames élégamment habillées de lourds vêtements entravants, occupées à offrir des sourires mélancoliques à leurs guerriers de maris – qui se résume pour l’essentiel à un nuage silencieux de témoignages. Elles regardaient leurs hommes partir d’Angleterre, se rendaient en Nouvelle-Zélande pour prendre part à des cérémonies d’adieux ou de bienvenue, à des dîners officiels, recevaient d’innombrables lettres… on les aimait de la façon révérencielle, reconnaissante, presque idolâtre qui constituait la norme à l’époque.
Existent néanmoins des preuves manifestes – doux euphémisme – qu’elles ne partageaient pas toujours la vision des choses de leurs hommes.
Quant aux femmes de moindre condition, elles s’exprimaient encore moins.
Ce qui nous amène aux classes sociales, si rigides qu’en les découvrant on s’exclame : Oh non, ce n’est vraiment pas possible ! Et pourtant on les considérait comme allant de soi, à l’époque. Fondamentales. Justes. Naturelles. Bonnes pour la discipline. D’essence divine, à n’en pas douter, et très certainement en partie responsables de la grandeur divinement bien ordonnée de l’Angleterre. (C’était toujours l’Angleterre que ces hommes apostrophaient, pas la Grande-Bretagne – un terme et une idée compromis, altérés.)
Il y avait des officiers et il y avait des hommes ; chaque groupe mangeait et dormait séparément, même dans les situations les plus extrêmes – et les noms des officiers étaient connus de chaque citoyen petit et grand de la nation britannique, alors que ceux des hommes (qui pourtant accomplissaient des tâches tout aussi périlleuses) restaient dans l’ombre. Même quand six explorateurs devaient rester terrés dans une caverne de glace tout un interminable hiver antarctique, avec bien peu de chances de survivre au froid et à la famine, les classes sociales demeuraient parfaitement étanches – chaque côté s’accordant sur le fait qu’il n’y avait pas d’autre moyen de faire convenablement les choses ; les officiers restaient d’un côté, les hommes de l’autre – et tous se soutenaient avec une sincère sollicitude.
C’est dans l’influence de la marine britannique, de Scott donc, qu’il convient de chercher la source de cette inflexibilité : il y avait ceux – Shackleton, par exemple – qui trouvaient cela ridicule. Mais la marine n’avait certainement rien à voir avec cet état d’esprit si fervent, si exalté, qui s’était répandu dans l’expédition 1910-1913, car l’équipe britannique se sentait investie d’une mission quasi divine, ayant trait au danger, au désespoir et à la mort… ce à quoi on m’objectera que le périple d’Amundsen a été tout aussi dangereux, héroïque. Absolument : sa totale réussite ne doit pas faire oublier qu’il aurait fort bien pu mourir avec toutes ses équipes. Il a « pris le risque », pour reprendre ses paroles – il a joué aux dés avec la mort, comme on dit. Mais personne n’est mort et rien dans les écrits d’Amundsen ne suggère qu’il s’attendait à mourir.
Que les Britanniques n’aient pas été soutenus par leur gouvernement, que leur navire ait été inadapté, voire dangereux – une source d’innombrables souffrances – a certainement contribué à l’ambiance passionnée de leur expédition : nous contre le monde, des frères d’armes faisant leur devoir envers et contre tous !
Oui, il existe un danger de contresens, lorsqu’on écrit sur une époque si différente de la nôtre. Ce mot devoir, par exemple. Leur dévouement à leurs tâches et responsabilités était total, à cause de leur rapport au devoir. À nos yeux (1980), il s’agit d’un mot absurde – rares sont les gens aujourd’hui qui rêvent d’avoir à faire davantage d’efforts que nécessaire. Bien au contraire : les personnes qui mentent, qui trichent – et qui s’en sortent – sont plutôt admirées qu’autre chose. À cette époque, on enseignait aux enfants à être responsables, honorables, dignes de confiance – et c’était à l’aune de ces principes que les hommes participant à ces expéditions se jugeaient mutuellement. Mais celle de 1910-1913 s’est distinguée par un sentimentalisme particulièrement exalté ; et quand bien même ils voulaient se montrer dignes de l’Angleterre, de Dieu, de la Science, d’Eux-Mêmes, sans doute en ont-ils un peu trop fait…
Tout ce qu’ils ont accompli me semble devoir être passé au crible de cet autre filtre : c’étaient des gens investis – les personnes clés, en tout cas, particulièrement Wilson –, pour certains mus par une évidente volonté de se transcender. Voilà quelle a été la véritable force motrice de l’expédition depuis le tout début, avant même tous les revers et les difficultés, le mépris gouvernemental, les incidents et erreurs qui ont ajouté l’impulsion émotionnelle par la suite. Mais les choses n’auraient sans doute pas été tellement différentes si l’expédition s’était bien déroulée – étant donné la nature des hommes concernés. Ce besoin de triompher de nos limitations ordinaires – la cage dans laquelle nous vivons, faite de nos habitudes, de notre éducation, des circonstances, et qui s’avère si petite, si tyrannique quand on essaie vraiment de s’en libérer –, ce besoin est peut-être bien le plus profondément ancré dans notre nature. On peut l’observer en tout temps et en tout lieu, quoi qu’il en soit. (Cela explique probablement aussi certains comportements va-t-en-guerre, mais tel n’est pas ici mon sujet.) On se remémore tous avec nostalgie l’époque où l’on était capable de se priver de sommeil pendant des jours, de travailler – sans trop savoir comment – bien au-delà du raisonnable, d’accomplir des exploits qui paraissent surhumains à nous autres pauvres mortels.
Il y a eu cette histoire d’œufs de manchot empereur. Edward Wilson, médecin, biologiste, artiste, explorateur, écrivain, voulait en obtenir – en partie parce qu’un des objectifs de l’expédition était de récupérer des spécimens de volatiles, de mammifères et de poissons, mais aussi parce qu’à l’époque l’étude des embryons d’oiseaux semblait pouvoir éclairer le phénomène de l’évolution.
Ces manchots font éclore leurs œufs au beau milieu de l’hiver antarctique, dans une obscurité glaciale et en des lieux inaccessibles. Cela faisait déjà des mois que les hommes avaient atteint leurs limites. Ils étaient débordés, surmenés – au seuil de l’effondrement, à l’évidence. Partir à la recherche de ces œufs… c’était de la folie. Scott, qui était de cet avis, a essayé de dissuader Wilson d’entreprendre pareille entreprise. Wilson lui-même, une fois le groupe en route, s’est rallié aux vues de Scott, angoissé à l’idée que sa décision allait peut-être mener tous les autres à leur perte – sauf que, bien sûr, ce n’était pas dans l’esprit de cette aventure de faire demi-tour. Deux autres hommes les accompagnaient : « Birdie » Bowers, un individu d’une qualité morale et physique hors du commun, et un jeune homme de vingt-quatre ans, Apsley Cherry-Garrard, qui écrirait par la suite le meilleur ouvrage sur cette expédition. En voici une citation :
Nous voyageons pour la Science. Les trois petits embryons du cap Crozier, la masse de fossiles de Buckley Island et tout le reste, moins spectaculaire, mais prélevé avec le même soin, heure après heure, dans le vent, les bourrasques, l’obscurité et le froid, pour que le monde en sache un peu plus, qu’il se fonde sur ses connaissances plus que sur ses idées ! (1)
L’ouvrage a pour titre le Pire Voyage au monde, et le chapitre intitulé « le Voyage d’hiver » narre la récupération des œufs. Quant au dernier, « Jamais plus… », il s’en dégage une impression lugubre, hébétée – quand bien même une évidente émotion le parcourt. L’auteur y analyse l’expédition dans son ensemble ; mais même là, dix ans plus tard, malgré l’amertume rétrospective qu’on décèle dans sa plume, il ne peut s’empêcher de revenir sur l’esprit glorieux de cette épopée dans un passage – frappé au coin du bon sens – relatif au futur de l’exploration polaire :
J’espère qu’au moment où Scott sera de retour chez lui – car il va revenir : la Barrière se déplace, et les hommes de Skackleton n’ont trouvé aucune trace de notre cairn funéraire en 1916 –, les horribles épreuves qui ont gâché sa vie appartiendront au passé, et sa via dolorosa sera devenue une route aussi praticable que Piccadilly. (2)
Cela signifie, apparemment, que par quelque biais mystique la glace et les neiges de l’Antarctique vont rapporter triomphalement le cadavre de Scott chez lui, en Angleterre ; et si vous ne voyez là que pur non-sens, vous avez tort – faute de prendre en compte l’atmosphère de l’époque.
Mais, le Voyage d’hiver… il faisait si froid, si sombre. Comment pourrions-nous ne serait-ce qu’imaginer ce que ça a été, alors même qu’on supporte à peine une température inférieure à zéro – et que les rares parmi nous à avoir expérimenté un tel climat étaient à la fois bien nourris, bien habillés, et assurés de n’avoir à endurer cela qu’un instant ou deux. Il leur fallait peut-être quatre heures chaque « matin » pour extraire leurs corps de leurs sacs de couchage gelés ou détrempés, et forcer leurs membres à se remettre à l’ouvrage. Ils avaient atteint le point où peu leur importait de chuter dans une crevasse. À leur retour à la base, il a fallu découper sur eux leurs vêtements pour les en libérer. On les a même aperçus tous trois perdus dans un froid mortel, en pleine nuit (pour une fois il n’y avait ni vent ni tempête de neige), le dos cassé en deux, leur corps frissonnant – « Quand votre corps frissonne, là vous pouvez dire qu’il fait froid… » – avec une bougie, parcourant péniblement des kilomètres de neige horrible pour rapporter un traîneau – car il fallait aller récupérer ceux-ci à des relais.
Il a duré six semaines, ce périple impossible. Tous ces hommes ont frôlé la mort. Seule la chance leur a permis de survivre. Une fois leur destination atteinte, il leur fallait descendre de dangereuses falaises de glace, bien entendu dans une obscurité totale, avec des gelures aux doigts, pour atteindre l’endroit où vivaient les pingouins ; mais des murailles de glace ont alors fait obstacle, les contraignant à d’infinies contorsions pour les franchir – sans garantie qu’ils puissent en faire de même au retour. Après quoi ils ont essuyé une tempête de neige pire que tout ce qu’ils imaginaient possible, leur tente a été emportée, et… tout ce qui pouvait mal se passer s’est mal passé. Pendant tout ce périple Wilson n’a pas cessé d’écrire dans son journal, en n’ôtant pour ce faire ses gants que quelques secondes d’affilée, et Bowers a fait ses observations météorologiques ; tous trois s’appréciaient comme des frères, ils étaient prêts à mourir l’un pour l’autre – ce que bien sûr ils étaient en train de faire ; s’ils n’étaient pas rentrés, leur interdépendance, la confiance qui les liait, se serait résumée à cela. J’ai lu cette partie du livre en m’exclamant : « Non, vraiment, arrêtez ça ! C’est de la folie, c’est n’importe quoi, pourquoi faites-vous une chose pareille ? » Quoi ? Eh bien, récupérer des embryons pour le Muséum d’Histoire naturelle, et pour la gloire de l’Angleterre. Mais que faisaient-ils vraiment ? Ma foi, une chose bien différente ! Ce qui ressort de ces pages aussi magnifiques qu’épouvantables, c’est le distillat de l’esprit de l’expédition tout entière.
Une fois ces hommes revenus en Angleterre, un fonctionnaire stupide du Muséum d’Histoire naturelle les a gratifiés, eux et leur cargaison, d’un souverain mépris : il ignorait de qui il s’agissait. Mais ce script continuait à être écrit par un artiste sachant quoi faire pour entretenir le suspense : que ces fous héroïques – et leurs œufs – reçoivent l’accueil révérencieux qu’ils méritaient : non, pas assez… feuilletonnesque. Et le premier des scientifiques à avoir examiné les œufs a manqué un point essentiel – l’on pourrait donc dire que toute l’entreprise n’avait servi à rien. Si l’on considère la question de ce point de vue. Qui n’était pas celui de Cherry-Garrard – voici le dernier paragraphe de son ouvrage, son résumé :
Et je vais vous dire : si vous avez un désir de connaissance, et le pouvoir de lui donner une expression physique, partez explorer le monde. Si vous êtes un homme courageux, vous ne ferez rien ; si vous êtes du genre craintif, il y a des chances que vous accomplissiez beaucoup, car seuls les couards ont besoin de faire montre de bravoure. Certains vous traiteront de fou, et presque tous vous diront : « À quoi bon ? » Car nous sommes une nation de commerçants, et aucun commerçant ne prendra en considération des recherches qui ne lui garantissent pas en un an un minimum de rentabilité financière. Aussi allez-vous faire du traîneau tout seul, ou peu s’en faut ; mais ceux qui vous accompagneront ne seront pas des marchands : c’est toujours ça de pris. Entreprenez votre Voyage d’hiver et vous aurez votre récompense – pour peu que vous n’en attendiez pas davantage qu’un œuf de manchot. (3)
Remarquez aussi ce mépris tout gentlemanesque pour le commerce, un esprit qui n’a nullement disparu à notre époque.
Le Voyage d’hiver n’a été qu’un des actes héroïques impossibles engendrés par l’esprit de cette expédition.
En voici un autre : six hommes, officiers et autres grades, en excursion scientifique pour recueillir des spécimens et étudier les conditions météorologiques, qui comptaient bien retrouver le navire censé venir les récupérer sitôt que la glace le permettrait. Mais ces conditions étaient telles qu’un échec semblait inéluctable – jamais le bâtiment n’allait parvenir à passer. Au risque de me répéter, ils avaient parfaitement conscience de la réalité de ce qui les attendait. Pourtant ils avaient omis de s’équiper correctement. Pas de bateau : ils allaient donc devoir faire en sorte de survivre jusqu’au prochain printemps antarctique sans vêtements appropriés – sans même parler de la nourriture. Ils ont creusé sous la neige un trou – décrit comme un chenil par une expédition ultérieure. Tué des phoques et des pingouins. Une fois réfugiés dans le trou, ils ont maintenu allumé un petit réchaud, alimenté par de la graisse de phoque, qui emplissait la grotte d’une noire fumée grasse proprement étouffante. Les officiers d’un côté, les hommes de l’autre, unis par une solidarité inquiète, couchés dans leurs sacs de couchage crasseux mal adaptés – et tous chantaient des chansons religieuses ou patriotiques, discutaient de l’Angleterre et de nourriture. Il n’y avait bien sûr que du lard et du pingouin à manger, et pas en grande quantité. Faire bouillir leur eau prenait une heure environ. Ils avaient la diarrhée. Ne perdant pas pour autant courage, ils ont enduré six mois de nuit antarctique, au prix d’une discipline aussi intelligente que déterminée. Une fois leur calvaire terminé – pour mémoire, ils s’étaient réfugiés dans la grotte de glace après quatre mois d’hypothermie épuisante et de sous-alimentation –, ils ont accompli un périlleux chemin de retour jusqu’à leur base, où les a accueillis la nouvelle des morts de l’équipe de Scott. Ces fantômes noirs de graisse, à moitié morts de faim, se sont alors portés immédiatement volontaires pour se remettre à l’ouvrage.
Et tout était à l’avenant. La manière dont Scott, par exemple, avait décidé à la dernière minute d’autoriser « Birdie » Bowers à se joindre à l’équipe de quatre hommes ayant été choisis pour se rendre au pôle, alors que contrairement à eux il n’avait pas de skis à sa disposition. Ce n’est guère responsable, pour le moins, de prendre des décisions impulsives de ce genre, et celle-là a valu – et vaut encore – à Scott son lot de critiques ; et effectivement tout cela n’a aucun sens, à moins de se mettre, autant que faire se peut, dans cet état d’esprit totalement exalté. « Birdie » Bowers était gratifié du privilège convoité de faire partie de ceux qui allaient bel et bien découvrir le pôle (à leur arrivée là-bas, ils apprendraient cependant qu’Amundsen les y avait devancés). Et alors que tous agonisaient dans leur tente, je doute qu’un seul de ces hommes se soit dit qu’ils avaient été malavisés de le laisser les accompagner sans équipement adéquat, ou ait pris conscience du gâchis que constituerait la perte d’un homme aussi extraordinaire.
Non, ils agonisaient dans leur tente (le brave capitaine Oates s’étant quant à lui précipité dans le blizzard – un acte prémédité ? On le subodore, oui, quand bien même cela n’a pas changé grand-chose pour lui au bout du compte), rassérénés par la certitude d’avoir fait leur devoir de leur mieux, et par la possibilité, pour peu qu’ils aient un peu de chance, de revenir sains et saufs à la base. En réalité, comme cela a été établi par la suite, ils sont simplement morts de faim – l’on ignorait à l’époque combien de calories étaient nécessaires à la survie d’un homme accomplissant des tâches aussi pénibles.
Ce n’était donc pas entièrement leur faute. Pourtant Amundsen n’a pas eu à endurer pareil calvaire. Son équipe a mangé des chiens à l’aller comme au retour du voyage jusqu’au pôle. Les Britanniques le leur en ont fait le reproche – ce qui ne les a pas empêchés d’en faire de même avec leurs chevaux.
C’étaient tous des hommes très intelligents ; certains avaient l’expérience d’autres expéditions, pas nécessairement polaires. Pourtant ils ont fait ces choses stupides. Un adjectif certes difficilement applicable à ce contexte de Haute Entreprise sainte.
Quand la nouvelle a atteint la Grande-Bretagne, ou l’Angleterre, que ces cinq héros étaient morts, un deuil national a été décrété.
« Pour l’amour de Dieu, veillez sur nos hommes », avait écrit un Scott agonisant dans son sac de couchage – à en croire les archives, en tout cas. Ainsi mis publiquement sur la sellette, le gouvernement britannique n’a eu d’autre choix que d’exaucer cette ultime volonté.
Quelques mois plus tard éclatait la Première Guerre mondiale. De nos jours, avec le recul, nous sommes nombreux à rester interdits devant pareille stupidité collective, face à pareil gâchis. À trouver impossible qu’on ait pu laisser ce conflit débuter en premier lieu ; et ensuite qu’on l’ait laissé se poursuivre. Impossible qu’un tel massacre ait pu se produire, tout simplement. Impossible, impossible – ils devaient tous être fous.
« Or je rends grâce à Dieu qui a choisi notre heure », a chanté ce jeune idéaliste, Rupert Brooke, alors que des millions de jeunes hommes se faisaient assassiner dans des conditions de négligence criminelle.
Cette citation de Brooke – mais bien d’autres poètes ont écrit des vers similaires avant que la vérité de cette guerre ne s’impose à tous – pourrait fort bien résumer toute l’expédition Scott de 1910-1913 en Antarctique. À se demander si l’écho national qu’a eu sa mort et celle des autres n’a pas contribué à l’état d’esprit ayant rendu cette guerre possible…
Mais cela s’est peut-être aussi résumé à ça : à un petit ajout à l’humeur ambiante, toute l’Europe étant déjà ivre de rivalités. L’atmosphère était si lourde que, par exemple, lors des meetings socialistes qui se tenaient juste avant le déclenchement de la guerre, on se jurait de ne pas se laisser emporter par la propagande, d’écarter les ouvriers européens des haines nationalistes, et d’empêcher qu’on se serve d’eux comme chair à canon pour des empires rivaux. Car ces gens avaient réussi à analyser avec clarté leur situation avant que les tambours ne commencent à battre. Ce qui ne leur a pas pour autant permis d’échapper au sort commun : eux aussi ont succombé, emportés par cette vague générale.
Le lecteur aura compris à ce stade que l’expédition en Antarctique de 1910-1913 incarne à mes yeux la parfaite réunion des extrêmes, l’essence même d’un violent conflit intérieur, des drames terribles qui résultent de telles tensions. Parfois la nature d’un processus historique, d’un événement, d’une crise, se résume dans une personne – qui à mes yeux n’est pas Scott dans le cas qui nous intéresse, mais Wilson. Il me semble avoir été le compas moral des deux expéditions. Les hommes venaient chercher des conseils, du réconfort, du soutien auprès de lui. Ils le vénéraient, l’admiraient. Le respectaient autant qu’ils l’aimaient. Voyaient en lui un champion, un exemple. On était loin de l’imaginer entretenir quelque rivalité que ce soit avec Scott : les deux hommes étaient après tout les meilleurs amis du monde.
Insistons là-dessus : c’était bel et bien un homme des plus admirables, à la vie pour le moins exemplaire. Et s’il faut encore insister : dans le climat de l’époque actuelle, les hommes tels que lui nous mettent mal à l’aide. C’est quelque peu hallucinant d’avoir à soulever ce point : mes parents, par exemple, auraient trouvé incroyable qu’un tel homme ait simplement besoin d’être défendu. Mais deux guerres mondiales nous séparent à présent de Wilson, sans compter d’innombrables « petites » guerres ; des révolutions majeures et mineures, et les préparatifs de la Troisième Guerre mondiale. Nous avons des raisons de nous méfier de la noblesse : de nobles pensées peuvent engendrer des meurtres et des assassins – une vérité que nous avons apprise à la dure.
Edward Wilson était un noble individu.
Tout d’abord c’était un chrétien – un vrai, je veux dire, dont la religion étayait l’existence, la moindre de ses pensées, depuis sa prime enfance. Il descendait d’une lignée de Quakers, et ses parents n’avaient aucun doute sur l’éducation que leur fils devait recevoir : ils savaient différencier le bon du mauvais en ces temps innocents.
C’était peut-être en premier lieu un naturaliste : son amour et sa compréhension des oiseaux et des animaux s’étaient manifestés en lui dès son plus jeune âge. Ses talents d’artiste ne semblent avoir grandi que pour se mettre au service de ses études de biologie. Il faisait preuve d’un grand talent sans pour autant avoir reçu la moindre formation en la matière ; les dessins et aquarelles qu’il a réalisés lors des expéditions ne sont nullement l’œuvre d’un amateur. Il a été un étudiant en médecine, puis un docteur, exceptionnel – jusqu’à ce que sa mauvaise santé ne vienne mettre fin à cette carrière. Il a attrapé la tuberculose, probablement à force de trop s’en demander. Il mangeait très peu, s’habillait peu ou prou de guenilles, et travaillait… ma foi, à l’évidence beaucoup trop dur.
Je ne supporte pas les gens qui tiennent pour acquis le fait qu’on devrait passer notre vie à préserver notre force et notre santé, notre vue et tout le reste, en prévision de nos soixante ans. Comment diable peuvent-ils savoir si quelqu’un va atteindre la trentaine ? M’est avis qu’il vaut mieux porter un vêtement tant qu’il est neuf, quitte à le rapiécer à mesure qu’il s’use, au lieu de le garder soigneusement rangé jusqu’à ce que les mites finissent par le coloniser – et que vous le découvriez inutilisable le jour où vous vous décidez enfin à le porter.
Il se levait tous les matins pour se réserver deux heures de travail sur sa propre version d’une exégèse de l’Évangile : il n’était pas le genre de personne à se satisfaire des réflexions d’autrui. Ensuite il sortait de son modeste logement pour traverser le parc jusqu’au St George’s Hospital, y faire sa garde, en revenir à pied, puis repartir donner un coup de main à un club de garçons – des garçons aussi pauvres qu’on pouvait l’être alors, pauvres et affamés. Il travaillait la moitié de la nuit. C’était le plus gentil des fils, le meilleur des amis, il était… mais par quoi commencer avec un tel homme ? Dès sa prime enfance son caractère remarquable avait frappé tout le monde, et les écrits biographiques qui lui sont consacrés ressemblent à des collections de dithyrambes :
J’ai connu Wilson intimement, tant à Cambridge qu’au St George’s, et il se démarque de tous les autres hommes que j’ai croisés par la beauté de son caractère et l’intégrité de ses principes. En tant qu’étudiant, il a mené une vie de pureté ascétique, mais il était prompt à se faire des amis et voyait le bien dans l’élève le plus turbulent, car sa pureté avait la qualité d’une flamme qui n’a à craindre aucune contamination. Même parmi les étudiants les moins brillants il était immensément populaire, car il possédait ce passeport particulier pour le cœur même de l’Université – un humour absolument irrésistible. Tous ceux qu’il croisait se portaient mieux ensuite, et il appartient à bien peu d’hommes d’être aussi sincèrement aimé de ses amis…
Un biographe, George Seaver, en a dressé ce portrait :
Disons simplement ceci : il soutenait avec une conviction inébranlable qu’il n’y a aucune situation dans toute vie humaine, aussi désagréable soit-elle en apparence, qui ne puisse être transformée, si Dieu est dans votre cœur, en un objet de joie parfaite. Que pour atteindre cette perfection ultime, il faut surmonter chaque expérience et apprendre à aimer tous ceux qui nous entourent ; que l’amour particulier doit mener à l’amour universel ; qu’il convient de ne pas mesurer la valeur d’une vie à l’aune des réussites et succès qui l’ont jalonnée, mais uniquement à celle des motivations du cœur et des efforts de volonté ; que la valeur d’une expérience ne dépend pas tant de sa variété ou de sa durée que de son intensité ; que par un unique effort sans réserve une brève existence peut atteindre des sommets que des éternités de progression ordinaire ne permettraient même pas d’effleurer, de sorte qu’un homme vivant ainsi « est en capacité d’atteindre la perfection en seulement quelques années bien remplies ».
« Ce sont là de grands mots », poursuit-il – à raison. Pourtant bien des gens estiment qu’on peut sans peine les appliquer à Edward Wilson.
Cet homme n’était-il pas un saint ? N’en possédait-il pas toutes les qualités ? Que possèdent donc les saints en matière de volonté, d’amour de Dieu et de leurs prochains, de maîtrise de soi, que Wilson ne possédait pas ?
Ce n’était pas non plus un homme naturellement « bon » : son autodiscipline était le fruit d’un travail de tous les instants – alors même qu’aurait dû l’aider le fait de naître dans une famille mettant au pinacle l’honneur, la gentillesse et la maîtrise de soi. Au contraire : c’était difficile pour lui. De méchantes humeurs l’ont accablé toute son enfance – peut-être parce qu’on lui en demandait trop ? Il était intolérant, critique : ses camarades d’école craignaient son « air méprisant » et sa « langue acerbe ». Lors des expéditions, pourtant, dans des conditions où haine et irritations irrationnelles peuvent s’emparer des gens les plus amicaux, des situations où d’autres étaient stressés, moroses, difficiles, déraisonnables, le docteur Wilson est resté « joyeux, serviable, équilibré, toujours en possession de ses moyens ». Il avait appris à ne pas condamner, à ne pas critiquer. Et pourtant, sans rapport avec les exigences que lui imposaient son travail, il se livrait à des entreprises secrètes de son cru – secrètes, parce qu’il ne parlait pas de sa vie spirituelle à ses collègues ; ils ignoraient d’où il tirait la force que chacun ressentait en lui ; ils le découvriraient par la suite, dans ses lettres et journaux.
Ici nous n’avons aucun Haut-Lieu – une vérité qui s’impose à moi avec toujours plus de force à mesure que je vieillis, et m’avise du nombre si modeste de jours qu’il me reste à mettre à profit – et de jours que j’ai déjà vécus. Réfléchir à l’objet de notre courte vie sur Terre – une simple visite – a quelque chose de stupéfiant, de déroutant, voire d’intrinsèquement désespérant lorsqu’on s’efforce de se représenter l’effet que nous avons sur la minuscule partie du monde avec laquelle nous entrons en contact. M’envahit un tel sentiment d’obligation – comme s’il me fallait toujours être occupé à quelque chose, à chaque heure du jour et de la nuit, avant que la mort ne vienne m’emporter ou que j’aie accompli une part respectable de ce qu’on attendait de moi ; chaque minute est précieuse, et pourtant nous gâchons si souvent des heures entières, non pas pour se reposer, ni par quelque sens du devoir, mais par une pure aspiration à la perfection… plus on en fait plus on arrive à en faire…
Cet homme était du bois dont sont faits les fanatiques et les bigots – religieux ou politiques. Il n’en était pas un, certainement pas, et pourtant… peut-être était-il un peu fou, juste un peu ?
Il y a ce Voyage d’hiver, qu’il a imposé contre l’avis de Scott, et qui a si magnifiquement fait ressortir toutes ses qualités – un voyage dont le jeune Cherry-Garrard ne s’est jamais remis.
Et pourtant il ne s’autorisait pas souvent à s’aventurer dans les extrêmes, contrairement à ce qu’on aurait pu s’attendre de lui – son attitude à l’égard de l’Angleterre, par exemple ; mais il déplorait les exactions que son pays adoré avait commises pendant la guerre des Boers, un point de vue partagé par une minorité aussi petite et méprisée que celle qui, quelques années plus tard, aurait la Grande Guerre en horreur. Je me demande comment Wilson aurait réagi face à ce conflit, sa stupidité, sa bestialité… Et non, ce n’est pas facile à déterminer, et c’est ce qui rend cet homme aussi fascinant.
Tout le monde est soit trop peureux soit trop égoïste pour faire preuve d’« idéalisme », même dans le quotidien le plus banal. Chacun suit certains principes de base – les lois sociales, celles du sol, ou encore celle de l’Église, que sais-je encore ; alors que seule la loi de notre propre conscience s’impose en réalité à nous.
L’autre jour, je me suis rendue à un salon du livre organisé par Oxfam, une organisation caritative qui envoie de l’aide au Tiers Monde ; j’y ai récupéré le livre de l’amiral Edward Evans sur l’expédition de 1910-1913 : South with Scott. Je l’ai trouvé distrayant, en tout cas factuel. L’auteur ne s’appesantit nullement sur l’indigence du navire qu’il lui fallait commander, le Terra Nova – une honte tant pour les hommes que pour les bêtes. Pas du tout : il semble au contraire apprécier les difficultés. Il évoque le Voyage d’hiver comme une péripétie parmi tant d’autres, tout en admettant néanmoins le caractère peut-être fâcheux des épreuves subies à cette occasion. Il mentionne Campbell, qui s’est retrouvé contrait d’hiberner avec son équipe dans cette fosse de glace.
Voici un homme qui a appris à ne pas critiquer ses supérieurs…
Aucun homme vivant n’aurait pu prendre efficacement la place de Scott à la tête de notre Expédition – il n’y avait personne qui lui arrivait à la cheville. Il était le Cœur, le Cerveau et le Maître.
Ma foi, c’était là l’esprit de l’époque.
Mais sortons de la spéculation sociologique pour revenir à mon petit livre. Je mentirais en prétendant que j’ai aimé l’écrire ; lors de sa rédaction la neige, la glace et le froid semblaient comme m’envahir en permanence, ralentir mes pensées et processus mentaux.
À moins qu’il n’y ait eu autre chose à l’œuvre. J’ai terminé son écriture le lendemain de la mort d’une personne que je connaissais depuis longtemps – sans que me vienne alors à l’esprit l’idée de faire le lien entre les deux. La malheureuse a mis longtemps à décéder, et elle aussi avait faim, car elle refusait de manger et de boire – afin d’accélérer les choses. Elle avait 92 ans, un âge qu’elle trouvait… raisonnable pour partir.
Nous sommes loin d’en savoir suffisamment sur nous-mêmes, me semble-t-il ; on pourrait se demander plus souvent si nos existences, ou certains incidents les émaillant, ne constituent pas des analogies, des métaphores ou des échos d’évolutions et d’événements arrivant à d’autres personnes – ou animaux, ou pourquoi pas forêts, roches et océans – dans ce monde qui est le nôtre, voire sur d’autres planètes ou dans des dimensions différentes.
Doris Lessing