CHAPITRE XIV
– Que voulez-vous dire  ?
Donald Gast semblait aussi stupéfait que Jimmy Mac Lane. Malko précisa sa pensée.
– Ce n’est pas Aija qui va commettre elle-même l’attentat, expliqua-t-il. Ou alors, ce serait suicidaire. Pas plus qu’Ali Muganieh. Il y a donc une troisième personne.
«  À la lumière de ce que nous avons découvert, je pense comprendre pourquoi Fredrik Skytten a été assassiné. Ali Muganieh avait dû confier à Aija le Toshiba piégé, en vue d’un attentat éventuel. La jeune femme, ne voulant pas le garder chez elle, l’a, à son tour, confié ou prêté à son ami Fredrik. Étant donné la dévotion de cet homme à son égard, elle ne devait pas avoir de mal à le manipuler... Lorsque Fredrik a été recherché par la police pour le meurtre de Khalil Aynam, elle s’est affolée. D’abord la police risquait de retrouver le Toshiba, et ensuite, Fredrik pouvait parler. Nous ne saurons jamais si elle avait l’intention de le faire assassiner ou si ma présence lui a fait peur. Je pense que c’est Moktar Godzadeh qui...
Donald Gast l’interrompit.
– Je suis d’accord  : la SUPO a découvert que l’arme qui a tué Fredrik était le pistolet trouvé en possession de Moktar Godzadeh.
Puisqu’Aija a déjà utilisé un de ses amis pour garder ce Toshiba piégé, pourquoi n’en utiliserait-elle pas un autre pour le transporter  ?
Un ange passa, des bâtons de dynamite autour des ailes. Donald Gast retrouva soudain l’usage de la parole.
– À qui pensez-vous  ?
– À un jeune Libanais qui prend des cours avec Aija et qui semble amoureux d’elle. Je l’ai rencontré un jour par hasard.
Jimmy Mac Lane hocha la tête.
– C’est tiré par les cheveux, mais on peut vérifier. De toute façon le télex concernant Aija est parti et les compagnies ont dû le recevoir. Vous savez où trouver ce type  ?
– Non, dit Malko, mais Samira le connaît. Il devait aller aujourd’hui même à une fête.
– Allez-y, dit Donald Gast.
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Samira l’Israélienne s’était mise sur son 31 pour sa petite fête, avec une robe longue outrageusement décolletée et un maquillage à la Reine de Saba. Elle poussa un cri en voyant Malko  :
– Qu’est-ce qui vous est arrivé  ?
Il avait le teint brique d’un major de l’Armée des Indes...
– C’est la dernière plaisanterie de notre amie Aija, cette fois elle a bien plongé dans la clandestinité. Savez-vous où demeure Walid Jaafar  ?
Elle fronça les sourcils.
– Oui, Linnankatu 17, ce n’est pas loin d’ici. Pourquoi  ?
Malko lui expliqua sa théorie. L’Israélienne buvait ses paroles.
– Vous avez peut-être raison. C’est bien dans la technique de ces salauds. Walid m’a appelée pour s’excuser de ne pas venir à ma fête. Il part aujourd’hui. D’abord pour Londres et ensuite New York. J’espère que vous allez le rattraper.
– Nous allons y arriver, affirma Malko, même si on doit empêcher son avion de décoller...
– Bonne chance, dit Samira, je vais rendre compte à mes chefs de vos informations.
Malko remarqua un journal déplié sur une table. La une barrée d’un trait rouge rageur. Samira suivit son regard et eut un sourire triste.
– Vous avez vu ce salaud d’Arafat  ! Sa combine marche  : Maintenant, avec l’Intifada on nous compare aux SS  ! C’est nous, les terroristes. C’est un peu fort...
L’amertume abaissait les coins de sa bouche. Les Israéliens étaient tellement habitués à ce qu’on les console qu’ils ne s’y retrouvaient plus. La proclamation solennelle de l’OLP d’abandonner le terrorisme avait créé une dynamique favorable aux Palestiniens dont ils allaient avoir du mal à se remettre. Mais ce n’était pas le moment de discuter politique.
À peine sorti, il consulta son plan et trouva Linnankatu. Le 17 était un immeuble massif avec des cariatides. C’étaient surtout des studios habités par des étrangers. Pas de concierge. Il regarda les boîtes aux lettres et découvrit le nom du jeune Libanais. L’ascenseur poussif mit un siècle à le hisser au deuxième. Un palier sombre avec des boiseries. Il sonna à la porte où était épinglée une carte au nom du Libanais. Sans succès. Il allait redescendre quand la porte voisine s’ouvrit sur une jeune blonde. Elle jeta un coup d’oeil interrogateur à Malko et lui sourit.
– Vous cherchez Walid  ? Je suis sa voisine.
– Oui, dit Malko, répondant comme elle en anglais. Vous savez où il est  ?
La blonde eut un sourire amusé.
– Parti en voyage.
– Il y a longtemps  ?
– Une heure à peine, fit-elle. Il va aux États-Unis dans sa famille. Il vous attendait  ?
– Non, non, protesta Malko. Je voulais seulement récupérer un transistor que je lui avais prêté. Il ne l’aurait pas laissé chez lui  ?
– Écoutez, fit-elle, on peut regarder, mais il me semble qu’il en avait un quand il est parti. Un gros truc avec une poignée...
– OK, dit Malko, ce n’est pas important.
Négligeant l’ascenseur, il dévala les deux étages sous les yeux ébahis de la jeune femme. Cent mètres plus loin, il y avait une cabine téléphonique. Il appela Donald Gast.
– Le Libanais doit se trouver en ce moment à l’aéroport, annonça-t-il. Prévenez la SUPO. Il a le transistor d’Aija Sunblad. Je vais là-bas, mais il faut que vous m’y rejoigniez.
– Holy cow  ! s’exclama l’Américain. J’appelle les flics, et j’arrive.
Malko ressauta dans sa Volvo. L’aéroport était à une trentaine de kilomètres au nord. Pourvu que Walid Jaafar ne soit pas déjà parti. Il trépigna dans la circulation d’une lenteur exaspérante jusqu’à ce qu’il rejoigne l’autoroute 170.
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Donald Gast se tenait dans le hall d’embarquement à côté d’un homme très grand avec le visage un peu de travers, les cheveux gris, plutôt mal habillé. Malko fonça sur eux. Donald Gast le présenta à son voisin.
– Gert Pienar, le directeur de la SUPO, annonça-t-il. Ne vous pressez pas, nous venons d’arriver mais tous les policiers de l’Immigration sont prévenus. Regardez si votre Libanais est déjà là. Nous vous attendions puisque nous ne le connaissons pas physiquement.
Des queues s’allongeaient en face des comptoirs d’enregistrement. Malko commença à examiner tous les passagers en cours d’embarquement. À la troisième file, il s’immobilisa. Un jeune brun au visage rond faisait sagement la queue, un sac entre ses jambes et un gros transistor à la main.
Walid Jaafar  ! Celui qu’il avait vu au Happy Days.
Il eut l’impression de respirer de l’oxygène pur. Les efforts d’Ali Muganieh n’avaient servi à rien  ! Son raisonnement s’avérait le bon. Aija Sunblad était machiavélique. Il se retourna vers les deux hommes.
– C’est lui, Walid Jaafar. Et il a le transistor d’Aija Sunblad.
Gert Pienar adressa un signe discret à deux policiers en civil qui l’escortaient, désignant le jeune homme. Ceux-ci s’approchèrent de lui, exhibèrent leurs cartes et le prièrent de les suivre. Médusé, le jeune Libanais obéit et ils se retrouvèrent tous dans un bureau de la police. Walid Jaafar semblait plus étonné qu’inquiet.
– Que voulez-vous  ? demanda-t-il. Je ne suis pas en règle  ?
– Si, si, assura le policier finlandais. Nous voulions seulement savoir d’où vient ce transistor.
Ébahi, Walid Jaafar se troubla légèrement avant de dire.
– C’est une amie qui me l’a vendu.
– Quelle amie  ?
– Aija Sunblad. Elle prend des cours avec moi. Pourquoi  ?
Malko intervint.
– Nous avons des raisons de croire que ce transistor est piégé.
– Piégé  ?
Une incompréhension totale se reflétait sur le visage du jeune homme.
– Oui, il contient de l’explosif destiné à faire sauter un avion en vol.
Le jeune Libanais eut un pâle sourire et regarda l’appareil japonais comme si c’était un dragon. Son menton tremblait.
– Mais c’est une plaisanterie...
– On va voir, dit Malko.
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Un silence de mort régnait dans le petit bureau de la Police des Frontières. Troublé seulement par le grincement d’un tournevis manié par un homme de la SUPO. Du Toshiba, il ne restait pratiquement que la carcasse. Tous ses composants gisaient sur la table, démontés un par un. Pas la moindre trace d’explosifs. Tout avait été sondé avec une rigueur absolue. Malko n’osait plus regarder Donald Gast qui n’osait plus regarder le patron de la SUPO.
Le policier posa son outil. Il n’avait plus rien à démonter.
– Je me suis trompé, avoua Malko. Je suis désolé. Depuis combien de temps possédez-vous ce transistor  ?
– Au moins deux mois, fit le Libanais qui avait retrouvé un peu d’assurance. Mais comment pouvez-vous soupçonner une femme comme Aija Sunblad de faire une chose pareille...
– Elle ne vous a pas vu avant votre départ  ?
– Non.
Tous ceux qui se trouvaient là, à l’exception du jeune homme, savaient qu’un dispositif explosif doit être «  activé  » une heure ou deux avant l’utilisation. Donc, ils faisaient fausse route. Malko explosa, ivre de rage et de déception.
– Il y a deux Toshiba  ! Aija avait exactement le même il y a deux jours. C’est celui-là qui doit être piégé.
Au silence qui accueillit ses paroles, il comprit qu’on doutait de lui.
– Vous avez dit à votre voisine partir en vacances, dit-il. Où allez-vous  ?
– À New York. Mais je m’arrête à Londres pour rejoindre un cousin.
– Dans quelles circonstances Aija Sunblad vous a-t-elle donné ce transistor  ?
– J’en cherchais un. Elle me l’a vendu très bon marché, au prix d’usine, expliqua-t-il. Son père en fabrique.
Un mensonge. Donc, Malko ne se trompait pas. Donald Gast intervint.
– Vous aviez raison  ! dit-il. Aija avait sûrement l’intention de retrouver ce garçon à l’aéroport et d’opérer une substitution. Vous avez bouleversé ses plans en la forçant à fuir.
Le jeune Libanais regarda sa montre avec inquiétude.
– Je peux m’en aller  ? Sinon, je vais rater mon avion...
Le policier finnois échangea un coup d’œil avec le chef de station de la CIA. Ce dernier dit avec un sourire triste.
– Monsieur Jaafar, je crois que vous l’avez échappé belle. Bonnes vacances. Vous restez longtemps à Londres  ?
– Un jour ou deux.
Ils le regardèrent se hâter vers la salle de départ. Donald Gast se tourna vers Malko.
– Vous avez quand même fait du beau boulot  !
Malko, lui, se sentait frustré. L’attentat était peut-être évité, mais ni Aija ni Ali Muganieh ne s’étaient fait prendre. Comme il n’avait pas porté plainte pour la tentative de meurtre dans le sauna, la jeune femme pouvait marcher la tête haute. Avoir un amant terroriste n’est pas un délit. Ils se séparèrent devant l’aéroport et il reprit la route d’Helsinki. Il en avait ras le bol des sapins et du Nord. Alexandra devait l’attendre à Liezen. La Haute Autriche sous le soleil était superbe.
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Samira l’attendait, installée dans un des fauteuils de l’Intercontinental. Ses longues jambes gainées de noir croisées très haut. Maquillée, coiffée, elle semblait avoir repris du poil de la bête et ses seins tendaient à nouveau fièrement son chemisier. À quelque chose de nonchalant dans sa démarche, Malko se dit qu’elle n’était pas venue seulement pour avoir des informations.
– Vous avez retrouvé Walid Jaafar  ? demanda-t-elle.
– Oui, dit Malko. Venez au bar, je vais vous raconter.
Ils s’installèrent au Baltic Lounge en face d’une vodka et d’un Cointreau. La jeune Israélienne écouta Malko sans l’interrompre, puis secoua la tête.
– C’était bien monté  ! Ces types sont diaboliques... Moi, je décroche. Ma Centrale me rappelle à Tel Aviv. Je vais me faire oublier quelque temps dans un kibboutz et ensuite, je repartirai, Inch Allah... J’étais venue vous dire au revoir.
Ses grands yeux noirs étaient posés sur lui avec un peu trop d’insistance. Le regard de Malko descendit jusqu’aux seins épanouis et il lui sembla que Samira frissonnait comme s’il l’avait caressée. Ils reburent une vodka et un Cointreau. La jeune Israélienne s’appuyait contre lui dans le box. Il posa la main sur sa cuisse, et, comme si elle n’attendait que cela, sa bouche se pencha vers lui. Ils échangèrent un long baiser sous le regard bovin de la croupière.
– Venez en haut, proposa Malko.
Dans l’ascenseur, elle se serra contre lui. Il sentait son pubis sous la jupe très serrée en lastex rouge. Son bassin venait naturellement s’appuyer au sien. La lèvre supérieure légèrement retroussée, elle le fixait, les yeux humides.
À peine dans la chambre, elle fit passer par-dessus sa tête son chemisier et s’allongea sur le lit, gardant sa jupe.
Puis elle se pencha et prit Malko dans sa bouche. À genoux, elle lui appliqua une fellation sans un mot, secouant la tête, le masturbant, jusqu’à ce qu’elle se renverse en arrière. Dans l’ombre de sa jupe, il apercevait son ventre sans protection.
– Prends-moi comme ça, demanda-t-elle.
Il s’enfonça en elle, sa jupe roulée sur ses hanches et demeura profondément abuté  ; aussitôt Samira resserra les jambes, l’emprisonnant entre ses cuisses. Il lui fit l’amour très lentement tandis qu’elle se frottait contre son sexe en poussant de petits soupirs. Elle fut soudain secouée de spasmes et cria.
Ses jambes se relâchèrent. Lui demeurait raide en elle. Il se retira avec douceur et la retourna sur le ventre. D’elle-même elle haussa la croupe et il n’eut qu’à donner un coup de reins pour la prendre ainsi. À grands coups de boutoir, il s’enfonçait en elle sans ménagement. Samira gémissait, grande ouverte, jusqu’à ce qu’il se laisse aller à ses mauvais instincts. Elle eut à peine un sursaut quand il franchit d’un coup la barrière de ses reins.
– Fais-moi mal  ! dit-elle. Ne me ménage pas.
Il lui obéit. Se retirant pour revenir de toute sa longueur avec violence, lui arrachant parfois un cri de douleur. Enfin, il se répandit dans ses reins. Alors qu’il était encore en elle, Samira se tourna à demi et dit d’une voix pleine de tendresse  :
– Nous ne nous reverrons jamais, tu sais. Je ne peux te révéler ni mon nom ni mon adresse...
– Moi, tu connais mon château, ironisa Malko.
Elle eut un sourire triste.
– Mes chefs ne me donneraient pas l’autorisation. Ils sont très stricts. Et puis tu dois avoir ta vie...
Il ne répondit pas. Sachant qu’elle disait la vérité.
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Malko n’arrivait pas à dormir. Le jour était levé depuis quatre heures du matin. Il tournait et retournait les éléments de son enquête. Peu à peu, un doute affreux s’infiltrait en lui. Avaient-ils vraiment contré l’opération d’Ali Muganieh  ? En apparence, oui. Mais de petits détails ne collaient pas. Par exemple si Walid ne mentait pas, Aija n’avait même pas cherché à le joindre avant son départ...
Pourquoi  ?
Il avait oublié de poser une question vitale au jeune Libanais. Avait-il l’intention de revoir Aija  ? Et si c’était un mécanisme à double détente  ?
Brusquement, l’angoisse le jeta hors du lit. Il consulta un horaire des vols au départ de Helsinki. Il y avait un vol pour Londres le matin même, à 6 h 30. A cette heure, impossible de faire une réservation, il fallait courir sa chance. Ce serait le clin d’oeil du destin... Il décrocha son téléphone et composa le numéro de Donald Gast. Presque une minute plus tard la voix ensommeillée du chef de station de la CIA fit «  allô  ».
– C’est Malko.
L’autre fut instantanément réveillé.
– Qu’est-ce qui se passe, bon sang  ?
– Je crois que je vais aller à Londres, dit Malko. Je me demande si nous avons envisagé toutes les possibilités.
– C’est-à-dire  ?
– Qui nous dit qu’Aija Sunblad n’a pas l’intention de faire ailleurs qu’à Helsinki l’échange des deux transistors  ? Puisque nous sommes certains qu’il y en a deux.
My God  ! s’exclama Donald Gast, vous avez peut-être raison. Je vais alerter immédiatement la station de Londres.
– D’accord, fit Malko, mais j’y vais quand même  : ils ne connaissent ni Aija, ni Walid Jaafar.
– Bon sang, fit l’Américain. Si c’est ça, on vous devra une fière chandelle. J’ai encore des informations sur Muganieh. Ce salopard est en tête de la liste des terroristes recherchés au FBI, en Italie, en Suisse, en France et, bien entendu, chez les «  Schlomos  ».
– Il y a peu de chances qu’il soit à Londres, dit Malko, mais si on peut saboter son attentat...
– Que Dieu vous garde  ; fit Donald Gast. J’appelle immédiatement le chef de station. Vous verrez avec lui à prévenir les Cousins.