CHAPITRE XX
Chris et Milton, en bras de chemise, farfouillaient dans le capot de la Ford Scorpio, louée à l’aéroport de Vienne par Aija Sunblad. Une grosse voiture bleue presque neuve. Des fils électriques pendaient partout et les deux gorilles travaillaient en silence, jurant parfois quand un tournevis leur échappait. Ils se trouvaient dans un des garages de l’ambassade US de Vienne, réservé à la CIA et muni d’un outillage sophistiqué. Milton Brabeck avait la tête enfouie dans le capot quand le garde de sécurité ouvrit la porte devant Malko qui pénétra dans la pièce, semblant soucieux.
– Vous avez bientôt fini  ?
– Dans une heure. On ne peut pas se permettre de bricoler, répondit l’Américain avec un sourire ambigu. Il y a du nouveau  ?
– Pas encore, répliqua Malko. Mais nous ne maîtrisons pas le temps.
Aija attendait au Bristol. Trois chambres plus loin se trouvaient les chambres de Malko et des gorilles louées par une agence de voyages. Par prudence, la police autrichienne n’avait pas été prévenue, mais la station de Vienne avait mis tous ses moyens à leur disposition. Ali Muganieh pouvait surgir à n’importe quel moment. Deux hommes de la CIA locale se relayaient à l’aéroport, avec des photos du terroriste afin d’éviter toute surprise fâcheuse...
– On vous rejoint à l’hôtel, proposa Chris qui avait émergé de son capot. Je remets la voiture au parking et je donne les clefs au concierge. En me faisant passer pour le mec d’Avis.
– Très bien, dit Malko. Ensuite, ne vous montrez plus. Il risque de la faire surveiller.
Aija était d’un calme artificiel, mais il la sentait tendue comme une corde à violon. Elle continuait à prendre de l’Halcion, mais à une dose plus faible. Pourvu qu’elle tienne le coup. Il avait hâte d’être plus vieux de quelques heures.
e9782360535019_i0081.jpg
– Il arrive  !
Aija Sunblad avait une drôle de voix et les yeux un peu trop brillants.
– Il vous a appelé  ?
– Non. Quelqu’un de sa part, qui m’a donné son pseudo. Il doit être à l’aéroport dans une heure environ. Je le rejoins là-bas.
Cela collait juste.
– C’est tout  ? demanda Malko.
– Non. Il faut que je règle l’hôtel. Nous ne reviendrons pas en ville. Nous partons directement par la route. Pour Zurich. Cela vous pose un problème  ?
– Non, au contraire, dit Malko.
Un agent de la CIA ouvrit la porte et fit signe à Malko qu’il voulait lui parler. Ce dernier sortit dans le couloir.
– Nos gars ont appelé de l’aéroport, annonça-t-il. Quatre Arabes viennent d’arriver dans une Mercedes 190, immatriculée en Hongrie. Vraisemblablement de Budapest. Ils rôdent dans l’aérogare. Sûrement des gardes du corps...
Ali Muganieh était prudent.
– Vérifiez quel vol arrive dans une heure environ, demanda Malko.
L’Américain disparut. Malko rentra dans la chambre où Aija finissait de fermer la glissière de son sac Vuitton. La jeune femme avait les traits tirés. Elle s’interrompit pour se jeter dans ses bras.
– Oh, je voudrais tellement que ce soit fini  ! J’ai honte et j’ai peur. Je n’ai jamais trahi un homme de cette façon. Vous ne lui ferez pas mal  ?
C’était enfantin, mais Malko ne se moqua pas d’elle.
– Je vous l’ai promis, dit-il. Voilà comment nous allons procéder. À partir du moment où vous quittez l’hôtel au volant de la voiture de location, vous n’avez plus aucun contact avec nous. Essayez d’oublier même que nous existons... Parlez-lui beaucoup. Posez-lui des questions. Montrez-vous amoureuse, mais pas trop.
«  Comme vous ignorez votre itinéraire, impossible d’établir un plan trop précis.
«  Un peu plus tard, quand vous serez sur la route, demandez-lui de vous arrêter dans un gasthaus ou une auberge. J’espère que cela ne posera pas de problème. Qu’il choisisse l’endroit, cela n’a aucune importance. Il y a de très fortes chances pour qu’il vous attende dans la voiture. Cachez-vous quelque part  ! Nous interviendrons très vite à ce moment-là et je vous récupérerai.
La Finlandaise inclina la tête sans rien dire. Ils se regardèrent puis elle passa dans la salle de bains pour compléter son maquillage. L’homme de la CIA revenait, stupéfait.
– C’est le vol de Larnaca qui arrive dans une heure  ! annonça-t-il. Ce salaud est vraiment prudent. Même à elle, il raconte des coups. Il n’est jamais passé par Berlin-est...
– Il pense que les lignes peuvent être sur écoute, remarqua Malko. Bon, tout est en place  ?
– Tout, fit l’Américain avec un soupir. J’espère que cela se passera comme vous l’avez prévu... Sinon, je ne vous dis pas la merde où nous serons.
– J’espère aussi, dit Malko.
Aija sortit de la salle de bains. Une dernière fois, elle étreignit Malko. Il la suivit jusqu’à l’ascenseur et lui adressa un sourire encourageant.
– À plus tard.
e9782360535019_i0082.jpg
Chris et Milton, au volant d’une Mercedes immatriculée à Vienne, attendirent qu’Aija ait pris le volant de la Scorpio bleue et tourné le coin pour démarrer à leur tour. Ils savaient où ils allaient. Milton avait sur ses genoux une console portable avec différentes manettes  : un émetteur sur ondes courtes.
Cinq minutes plus tard, ils roulaient sur la route de Schwechat. Milton bâilla à se décrocher la mâchoire.
Holy cow, j’ai hâte que ce soit fini  !
À leurs pieds se trouvaient tout un arsenal dissimulé sous une couverture. Des Uzi, des grenades aveuglantes, un M.16 équipé d’un lance-grenades et deux gilets pare-balles. L’homme qu’ils traquaient n’avait rien à perdre.
e9782360535019_i0083.jpg
Ali Muganieh regarda le paisible paysage viennois autour de l’aéroport de Schwechat. Chaque fois qu’il venait en Europe, il était nerveux. Trop de gens le traquaient. Il avait pris toutes ses précautions, mais plus il réfléchissait à cette histoire de banque, plus il était soucieux. Il avait bien imaginé que des problèmes arriveraient mais pas si vite. Maintenant, il n’avait pas le choix. Si le FBI était remonté jusqu’au compte numéroté de Zurich, il lui restait peu de temps pour agir.
Le bruit sourd du train d’atterrissage qui sortait le ramena au présent. Son faux passeport libyen ne posait pas de problème et les Autrichiens ne faisaient pas de zèle avec les terroristes. Même si le FBI surveillait Aija, ici, il se sentait à peu près en sécurité. Les Autrichiens y regarderaient à deux fois avant d’arrêter un homme comme lui. Pourvu que les gardes du corps soient là. C’étaient les plus sûrs, il ne se déplaçait jamais sans eux.
Avant de partir, la petite Amina lui avait donné un ultime échantillon de ses talents et il l’avait sodomisée pour la première fois en dépit de ses cris de douleur. Elle aussi était folle de bonheur qu’il ait jeté le regard sur elle. Ses copines l’enviaient et elle se sentait une héroïne de la guerre de libération. Elle avait dérobé un T-shirt appartenant à Muganieh et dormait avec pour conserver son odeur. Quant à Ali Muganieh, la perspective de retrouver la bouche et les reins dociles d’Aija l’excitait. Il la ramènerait en Hongrie pour quelques jours de vacances avant de s’en séparer. Petit choc  : ils venaient de se poser. Tandis que l’avion roulait, il vérifia son passeport. Il s’était affublé d’une énorme moustache qu’il décollerait plus tard, plus tout un dossier technique d’épuration d’eau au cas où les policiers seraient vraiment curieux. Il n’avait aucune arme et c’était le moment dangereux.
Le policier autrichien de l’Immigration regarda à peine son passeport.
Cinq minutes plus tard, Ali Muganieh était dans le hall des arrivées. La première personne qu’il aperçut fut Hussein, le chef de ses gardes du corps, en face du kiosque à journaux. Les deux hommes échangèrent tout juste un regard, mais cela lui réchauffa le cœur. Tout était en ordre. Il se dirigea vers la sortie et chercha des yeux le parking.
Il découvrit Aija trente mètres plus loin, debout à côté de la Scorpio bleue. La Finlandaise courut à sa rencontre et se jeta dans ses bras sans un mot. Se retournant, Ali Muganieh vit les quatre Palestiniens s’engouffrer dans une Mercedes 190, immatriculée en Hongrie, et attendre à la sortie du parking.
– Tout va bien  ? demanda-t-il à Aija.
– Oui. Tu as fait bon voyage  ?
– Oui.
Il monta dans la Scorpio, ouvrit la boîte à gants et en regarda les papiers, puis ressortit pour vérifier s’ils correspondaient bien au numéro. C’est avec des petits détails semblables qu’on a des problèmes... Rassuré, il prit le volant. À la sortie du parking, il ralentit et stoppa. Aussitôt, Hussein sauta de la 190 et lui tendit un sac de toile. À l’intérieur, il y avait une Uzi, des chargeurs, un pistolet et trois grenades.
Contournant Vienne, le Palestinien prit la route de Zagreb qui filait à travers les sapins de la Haute-Autriche.
Derrière lui, la 190 hongroise. Il se tourna vers Aija  :
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire de banque  ?
Machinalement, il lui avait posé une main sur la cuisse et la massait doucement, remontant très haut. Une caresse qui mettait toujours la jeune femme dans tous ses états. Cette fois, celle-ci demeura très droite, le regard fixé sur la route. Brutalement, une angoisse sourde s’empara d’Ali Muganieh. Aija était en train de lui redire ce qu’elle lui avait appris au téléphone, mais il ne l’écoutait pas. Son sixième sens lui criait «  danger  ». Il passa en revue les possibilités. Elle ignorait l’itinéraire, ses quatre gardes du corps étaient derrière et il était armé jusqu’aux dents. Lâchant la cuisse de la Finlandaise, il se pencha, prit le gros Browning dans le sac et le glissa dans sa ceinture. Il savait qu’il y avait une balle dans le canon et qu’il suffisait de repousser le cran de sûreté pour s’en servir.
D’un brusque coup de volant, il se gara sur le côté. La 190 hongroise, surprise, dut freiner, et pila derrière lui.
Plusieurs autres voitures suivaient. Il les regarda passer et revint à Aija. De la main gauche, il l’attrapa par les cheveux.
– Qu’est-ce qui se passe  ?
Elle secoua la tête négativement, n’arrivant pas à parler. Ali Muganieh releva la tête et crut que son cœur s’arrêtait  : une voiture avait stoppé environ cinq cents mètres devant. Un homme en était sorti et avait soulevé le capot, comme s’il était en panne.
Bizarre coïncidence...
Il se sentit glacé tout à coup. Son regard croisa celui d’Aija et il vit des larmes dans ses yeux verts en amande.
– Dis-moi la vérité  ! lança-t-il brutalement. Vite.
– Pardon, dit-elle en s’effondrant, pardon. Sauve-toi  ! Sauve-toi  !
De nouveau, il observa la voiture au loin. Sûr désormais de ce qui se passait. Il s’était toujours dit qu’un jour cela arriverait. D’un geste machinal, il saisit la crosse de son pistolet et l’arracha de sa ceinture. Aija vit l’expression de ses yeux noirs et sut ce qu’il voulait faire. Avec un cri de frayeur, elle se jeta sur la portière et l’ouvrit.
Elle se mettait à courir sur le bas-côté lorsqu’Ali Muganieh lui tira une première balle qui l’atteignit à la hauteur des reins. La seconde entra juste au-dessous de la nuque et ressortit par le visage, emportant un morceau de la bouche, et la troisième se perdit dans la nature.
Sans un regard pour le corps étendu, Ali Muganieh referma la portière, posant son pistolet sur le siège et passa en «  drive  ». Son demi-tour fit hurler ses pneus. Derrière, la 190 hongroise effectua la même manœuvre. Le Palestinien jurait entre ses dents. Il chercherait les explications plus tard. Le plus urgent était de repasser en Hongrie ou en Tchécoslovaquie où il serait en sécurité.
Il vit dans le rétroviseur la voiture qui avait le capot levé démarrer et faire demi-tour elle aussi. Cette fois aucun doute n’était permis...
Au même moment, un claquement sec le fit sursauter. Les quatre portières de la Scorpio venaient de se verrouiller.
e9782360535019_i0084.jpg
– Le salaud  ! Il l’a flinguée  !
Malko regardait la Scorpio en train de faire demi-tour. Tendu. Il avait envisagé un retournement ou un effondrement psychologique d’Aija. Trop fragile pour être fiable. Mais cela ne changeait rien.
– Chris  ! Allez  ! dit-il.
Chris Jones lui tendit le boîtier des commandes à distance. Il venait d’appuyer sur l’une d’elles, déclenchant le verrouillage des portières de la Scorpio.
– Non, vous  !
Malko enfonça le premier bouton à gauche. Un voyant rouge s’alluma aussitôt au-dessus.
– C’est activé, commenta sobrement l’Américain.
Ils passèrent à toute vitesse devant le corps d’Aija Sunblad qui avait roulé sur le bas-côté. Malko le regarda avec un mélange de tristesse et de détachement. Il n’arrivait pas à éprouver de vraie pitié pour la Finlandaise. Sa passion l’avait vraiment poussée trop loin. Jusqu’à croire qu’on épargnerait Ali Muganieh...
Personne n’avait jamais eu l’intention de faire passer le terroriste en jugement. Ni Malko, ni les gens de la CIA, ni le Président des États-Unis. Les Américains avaient enfin compris qu’on ne luttait pas contre le terrorisme en gants blancs. Si Muganieh avait été arrêté, ses amis auraient déclenché des attentats, des prises d’otages, toutes les horreurs possibles pour le faire libérer. La lâcheté naturelle des démocraties occidentales les rendaient hautement vulnérables. Incapable de tenir le seul langage que les terroristes comprennent  : œil pour œil et dent pour dent.
Malko se pencha sur le micro sortant de la boîte de télécommande.
– Muganieh, dit-il. Vous allez mourir.
e9782360535019_i0085.jpg
Ali Muganieh sursauta en entendant la voix qui sortait des haut-parleurs de la radio. Affolé, il regarda autour de lui et comprit tout de suite. Il s’était mis brutalement à transpirer. En une fraction de seconde, il ne fut plus qu’un animal traqué mû uniquement par l’instinct de conservation.
D’un brusque coup de volant, il quitta la chaussée, se garant sur le bas-côté. Il saisit son pistolet et tira trois fois dans la glace de son côté. Cela fit trois trous, mais le triplex ne se brisa pas. Fou d’angoisse, le terroriste plongea sur son Uzi, l’arma et lâcha une rafale dans la serrure. Les débris volèrent de toutes parts, et il vit que la serrure avait été atteinte. Jetant son arme, il s’arc-bouta, pesant avec son pied sur la portière.
Le métal craqua. À côté, les quatre gardes du corps, dans leur voiture arrêtée près de la Scorpio, regardaient sans comprendre. De nouveau, la voix éclata dans le haut-parleur.
– Maintenant, Muganieh  !
e9782360535019_i0086.jpg
Une déflagration assourdissante.
La Scorpio bleue se transforma en une boule orange d’où jaillit un panache de fumée noire. Quand les débris retombèrent, la voiture s’était déplacée de plusieurs mètres et l’intérieur n’était plus qu’un brasier. Déchiqueté, Ali Muganieh avait été projeté, gisait dans l’herbe du bas-côté. Ou plutôt ce qu’il en restait. La tête et le torse noircis, méconnaissables.
La 190 hongroise brûlait aussi, ses quatre occupants à l’intérieur. Ils avaient été asphyxiés par la vapeur des flammes, assommés par l’onde de choc.
Celle-ci fit trembler la Mercedes 190 où se trouvaient Malko et les deux gorilles. Chris Jones avait bien travaillé avec ses cinq kilos de C4 placés sous le siège du conducteur.
– Partons, dit Malko.
Chris Jones démarra. Malko se sentait à la fois en paix et vidé. Cela ne ferait pas ressusciter les morts du vol 103.
e9782360535019_i0087.jpg
Malko installé dans la bibliothèque du château de Liezen, en face d’une bouteille de Dom Pérignon, lisait la dernière édition du Kurier. La photo de la Scorpio tenait huit colonnes. Sous une légende  :
«  Un dangereux terroriste se fait sauter accidentellement  ».
Suivait la biographie d’Ali Muganieh et les soupçons qui se portaient sur lui à propos de l’attentat du vol 103. Pas un mot d’Aija Sunblad. L’enquête était encore en cours à son sujet. À part Malko, Chris et Milton, Donald Gast et la poignée de hauts fonctionnaires américains de la CIA et de la Maison Blanche directement intéressés, personne ne savait comment Ali Muganieh avait été mis hors d’état de nuire. Ceci afin d’éviter des représailles possibles.
Elko Krisantem frappa à la porte et apparut, apportant un pli sur un plateau.
– Un motard vient de l’apporter de Vienne, annonça-t-il.
Malko ouvrit l’enveloppe. Elle contenait la carte de visite du chef de station de Vienne qui accompagnait un document visiblement «  faxé  ». Une page du Jerusalem Post où un article était entouré d’un cercle. Quelques lignes annonçant la mort à la suite d’un arrêt cardiaque de l’ancien directeur de l’Institut géographique national, Menahem Rubin.
Quelqu’un avait griffonné quelque chose sous l’article. Un nom.
Moshe.
Malko replia son journal. Les pourparlers entre Palestiniens et Américains venaient de reprendre. Les fanatiques des deux bords avaient échoué. Deux cent soixante-dix personnes étaient mortes pour rien.