PLANTES & CHAMANISME Conversations autour de l’ayahuasca & de l’iboga

Première édition, deuxième tirage © Marna Editions (2008, 2010)

Tous droits réservés pour tous pays ISBN 978-2-84594-020-8 Marna Editions, 7 rue Pache, 75011 Paris (France)

Mise en forme : Michka Seeliger-Chatelain / Edition : Tigrane Hadengue Motif de couverture d’après tissage shipibo Fond végétal de couverture : photographie © Corbis (RM)

Jan KOUNEN    

Jeremy NARBY

Vincent RAVALEC

       

PLANTES & CHAMANISME

Conversations autour de l’ayahuasca & de l’iboga

MAMA EDITIONS

MAKING OF

La graine est semée en 2006, lorsque Tigrane Hadengue imagine un livre qui naîtrait de la rencontre entre trois personnalités apparemment fort différentes mais qui ont une chose en commun : la pratique du chamanisme ayahuasca.

Jeremy Narby est anthropologue. A la fois juvénile et rigoureux, les cheveux en bataille, il a écrit, plus de dix ans auparavant, un livre culte (publié depuis en une douzaine de langues) qui a contribué à faire connaître l’ayahuasca. Il a quarante-huit ans.

Vincent Ravalée, auteur de plusieurs dizaines de livres largement lus, a été décrit tour à tour comme écrivain rock ou Tintin reporter des plantes de connaissance. Mince et discret, le nez cassé, il a quarante-six ans.

Jan Kounen est cinéaste et auteur. Ses films, très remarqués (dont plusieurs sont inspirés par le chamanisme ayahuasca), suscitent la controverse. Impulsif et chaleureux, le crâne ras, il a quarante-trois ans.

Rendez-vous est pris pour le 12 mars 2007. Une liste de thèmes à aborder est proposée par Vincent Ravalée (et augmentée par Jeremy Narby) :

1.    Quelle est la genèse de notre intérêt pour le chamanisme ?

2.    Risques et dangers liés au chamanisme et à la consommation de psychotropes.

3.    Gain - ou non - après quelques années de recul

4.    Est-il possible pour un Occidental de faire une véritable approche chamanique aujourd'hui?

5.    Relations entre civilisation et nature.

6.    Sciences et pratiques archaïques.

7.    Pertinence d'une divulgation «grand public».

8.    Sens éventuel pour l'avenir de nos contemporains et de notre planète.

9.    Le côté sombre du chamanisme, la sorcellerie.

10.    L'hygiène (physique ou psychique) du pouvoir.

11.    Quid de la guérison ? Le chamanisme est-il efficace ?

12.    Le chamanisme, homme et femme.

La rencontre a lieu dans un appartement du 11e arrondissement parisien. Les trois gaillards prennent place autour d’une table ronde. Avec, pour auditoire, Tigrane Hadengue - éditeur iconoclaste - et Michka - auteur au parcours insolite, éditrice à ses heures.

De 14 heures jusque dans la nuit, les trois compères conversent (avec quelques pauses, dont une le temps d’un dîner).

La conversation dûment enregistrée, chacun rentre chez soi.

L’enregistrement est retranscrit. Dans les mois qui suivent, le texte est mis en forme par Michka, puis envoyé aux trois intéressés, qui y apportent quelques retouches mineures.

Il devient Conversation I - car, profitant du recul acquis par ce premier texte, ils décident de se revoir.

La seconde réunion se tient le 22 octobre 2007. Egalement enregistrée, retranscrite, mise en forme, puis très légèrement retouchée par les auteurs, elle devient Conversation II.

L’ambiance de ces rencontres est particulière. Les conversations témoignent d’une subtile qualité : les trois auteurs y apportent une écoute, une simplicité, une honnêteté et un humour qui finissent par être aussi éloquents que les mots eux-mêmes.

Au lecteur d’apprécier.

CONVERSATION I

Séquence 1

Vincent : La question que je me pose, c’est : pourquoi faire un livre sur ce sujet ? Est-ce que cela va servir à quelqu’un ? Avant d’aller plus loin, j’aimerais qu’on s’interroge là-dessus, car j’ai déjà fait un livre sur l’iboga, plus différentes participations autour des psychotropes, et pour le moment, les conséquences que j’en vois, le retour, ne paraissent pas très positifs.

Je suis extrêmement dubitatif, d’autant qu’ayahuasca comme iboga sont maintenant interdits en France. Mais au-delà de l’aspect juridique ou pénal des choses, d’un point de vue humain, existentiel, est-ce que ça va apporter quelque chose à quelqu’un de lire un livre sur ce sujet ?

Je m’excuse de faire un peu prêchi-prêcha mais je pense qu’il faut poser la question basique de pourquoi on fait les choses, qu’est-ce qu’on a envie de faire, pour soi-même et pour son prochain, dans cette dimension comme dans les autres.

Je crois que les gens qui ont accès à ce type de connaissance, comme les gens qui ont accès à la science, doivent avoir une réflexion éthique plus importante que les autres, parce qu’ils ont plus de responsabilités. Personnellement, je me pose beaucoup de questions. Ayant une toute petite parcelle d’exposition publique avec mes livres, et surtout depuis le livre sur l’iboga, je réfléchis à comment parler de ces expériences.

Je pense que toi, Jeremy, tu as été confronté à ça avec Le Serpent cosmique ?

Jeremy: Oui, moi ça fait des années que c’est dans mon esprit.

Vincent : Et quelle est ta position ?

Jeremy: C’est vrai qu’avec Intelligence dans la nature, j’ai fait une sorte de «à gauche toute». Je me suis éloigné de quelque chose qui pourrait encourager les gens, tout en tâchant de rester fidèle au sujet - le sujet étant, en ce qui me concerne, la situation des peuples indigènes d’Amazonie.

Le fait est qu’on a méprisé ces peuples et leur savoir pendant des siècles et que les plantes psychoactives sont au centre de leur façon de connaître le monde et que, ma foi, ça contredit le paradigme occidental. Ça, déjà, en soi, c’est intéressant; c’est même trop intéressant pour ne pas en parler. On est dans un cas de blocage épistémologique.

Le fait d’en parler me paraît constructivement subversif dans ce monde; et en même temps, je n’ai pas envie d’envoyer de jeunes agneaux occidentaux se jeter dans la gueule du loup, et créer plus de confusion. Par exemple, j’évite soigneusement toute prise d’ayahuasca en Europe, c’est clair.

Dans mes derniers livres, je donne la parole à des chamanes qui expliquent que l’utilisation d’ayahuasca est ambiguë, qu’il y a aussi des questions de pouvoir là-dedans.

J’ai l’impression que c’est une bonne chose d’en parler tant qu’on le fait de manière détaillée, équilibrée, avec la lumière et l’obscurité, et surtout en le replaçant dans un contexte de savoir.

En Amazonie, ils ne parlent pas d’hallucinogènes, mais d’outils pour communiquer avec les autres espèces. L’ayahuasca, c’est avant tout une façon de transcender la barrière qui nous sépare des autres espèces et, dans nos visions, de communiquer avec des plantes et des animaux. Je continue à penser qu’en Occident, on a plutôt affaire à un déficit de compréhension, et j’aime l’idée de mettre nos trois têtes ensemble ici et de chercher une nouvelle façon de parler de ces choses, une façon qui soit à leur honneur.

Ces plantes sont des outils, des power tools, des outils de puissance, qui peuvent être productifs, et en même temps dangereux. Donc, plus on pourra transmettre une intelligence dans l’usage, mieux ce sera. Je pense qu’il s’agit plutôt, dans un premier temps, de décourager les gens, de dire : «Ecoutez, ce n’est pas la tasse de thé de tout le monde. Attention, ce sont des eaux profondes, il faut être pleinement informé avant d’y aller, c’est de la navigation en haute mer. »

Mais j’aime la navigation en haute mer ! Il y a, dans notre culture, des tabous concernant les plantes psychoactives. D’ailleurs, elles sont illégales dans la plupart des pays occidentaux. Et, oui, j’ai plutôt envie de rompre le silence. Je trouve qu’on est, les trois, des gens de mots et de communication ; et si, nous trois, on n’est pas capables de trouver des mots pour commencer à parler de l’usage et de l’abus de ces plantes, je ne sais pas qui va pouvoir le faire...

Vincent: Et toi, Jan, tu en penses quoi ?

Jan : Je pense un peu la même chose. Une fois qu’on a été en contact (et je parle là pour mon cas personnel), avec... on va dire avec une science, une médecine traditionnelle qui, tout en te rééquilibrant, te fait percevoir la relation avec la nature d’une façon autre, eh bien, on voit qu’on a été énormément conditionné.

Quand j’ai commencé à enquêter et à aller voir les chamanes, en termes de systèmes de croyances, je pensais qu’ils étaient un peu allumés, dans le sens où ils croyaient à des choses farfelues. Mais ils arrivaient quand même à soigner, a priori, et à percevoir les choses différemment à l’aide de plantes.

Une fois que la rencontre a eu lieu et a été forte, effectivement, j’étais mis en présence, de manière forte et répétée, d’un basculement de système radical. Tu vois le monde différemment, et de manière assez claire. C’est, en fait, une manière de te soigner.

Vincent : Oui, oui...

Jan : Ça te réconcilie avec des choses très importantes comme la souffrance, la mort et ce qui t’entoure dans la nature. À partir de là, mon travail s’est dirigé non pas vers dire qu’il fallait que tout le monde aille prendre de l’ayahuasca, mais plutôt dire qu’en tant que culture dominante, il faut qu’on voie où ça mène. Avoir au moins l’information que les Indiens ne sont pas qu’un vestige d’un passé ou d’un paradis perdu, ou de bons sauvages.

Pendant que nous, on avançait à tisser avec la matière et à monter notre civilisation et notre façon de penser le monde, eux avançaient, en tant qu’êtres humains, dans une autre direction. Et la somme de connaissances qu’ils ont en certains territoires semble supérieure à celle que nous avons. Donc, à partir de là, qu’il y ait au moins la reconnaissance d’une connaissance -justement - que nous n’avons pas. J’ai fait des films en ce sens, D'autres mondes et Blueberry, et je pense être là avec vous autour de cette table pour cette raison-là.

Essayer, au moins, de faire circuler quelques informations. Dire: «Regardez. Après, vous y croirez ou pas, mais voilà une série d’informations qui vont peut-être vous permettre non pas de passer d’un système à l’autre, non pas de considérer d’un coup le monde autrement, mais de voir qu’il y a des systèmes de compréhension du monde qui sont différents et complémentaires. Et que - c’est mon opinion profonde aujourd’hui - les indigènes sont en avance par rapport à nous sur certains territoires de la cognition pure, des relations interespèces, sur les façons d’appréhender et de comprendre les phénomènes liés à la mort et aux phénomènes sensibles.

C’est très difficile de communiquer là-dessus, parce que nous n’avons aucune clé. Donc, ça va être le témoignage, la mise en mots d’états de connaissances, c’est-à-dire le passage d’un langage qui est non verbal à un langage verbal, réducteur et très difficile à appréhender.

C’est là où, artistiquement, le jeu est intéressant pour moi. Je ne suis pas quelqu’un des mots, je suis plutôt quelqu’un du langage des images. C’est très difficile de parler des visions puisque c’est un langage non verbal, donc le verbe n’est pas l’outil pour le faire. C’est la limite que je vois à la discussion.

Mais de toute façon, ça vaut le coup d’essayer. Et avec le verbe, on peut tisser autour d’autres sujets qui rejoignent la médecine traditionnelle : les dangers, pourquoi, la politique, le social...

Il est très difficile de faire comprendre ce type de connaissances de manière sensible à quelqu’un qui ne les a pas. C’est comme si ces plantes éveillaient un sens nouveau. Parler de ce sens, c’est comme imaginer que le son n’existe pas pour quelqu’un et qu’on vienne lui décrire ce que c’est que d’entendre... C’est très difficile si la personne n’a jamais rien entendu ! Et si elle n’a même pas envie d’entendre parler de son, lui raconter comment un orchestre philharmonique joue une symphonie...

Donc voilà : se dire qu’on peut entendre, qu’il y a quelque chose qui est en chacun, mais qui est fermé et que la connaissance individuelle sait ouvrir.

{Silence.)

Vincent: Là-dessus, je suis d’accord avec vous deux. Pour moi, ce sont des évidences. La question que je me posais, c’est la pertinence de tenir ce genre de propos. En fait, je pense que ça peut nous amener très vite aux réflexions suivantes puisque ça fait tout de même un petit moment que nous avons été tous les trois confrontés à une culture différente, à des expériences que tu as un peu évoquées, qui sont des expériences fortes par rapport à notre système perceptif habituel ; et donc de voir quel est le bilan qu’aujourd’hui on peut en faire ; si ce bilan est suffisamment positif et intéressant, à la fois pour nous, mais aussi pour ce qu’on a pu constater autour de nous. On connaît tous des gens qui ont participé à des expériences comme celles-là, et quelle action, positive ou négative, ça a eu sur leur vie. Donc, voir s’il est utile de communiquer là-dessus et, effectivement, quelle mise en garde on peut faire, de quel habillage pédagogique on peut accompagner nos propos.

Le système perceptif qu’a l’humain aujourd’hui est très restreint, dans le sens où il s’arrête à lui-même, à l’image qu’il a de l’homme. L’Univers, le cosmos n’existe quasiment pas, la nature est de plus en plus abstraite. Donc, pour moi, c’était une espèce d’ouverture vers autre chose de beaucoup plus large.

Mais c’est vrai qu’avec le retour que j’ai eu après la publication de mon livre sur l’iboga... Je suis très perplexe, en fait, parce que je ne sais pas très bien ce qu’il faut faire... Voilà.

Ces expériences ne sont pas bien perçues, et je me pose la question sans avoir de réponse: est-ce qu’en parler est plutôt une bonne chose ou une mauvaise ? Sachant que, de manière peut-être un peu bébête, je pense qu’il vaut mieux essayer de faire une bonne chose qu’une mauvaise.

Alors, qu’est-ce qu’une bonne chose et qu’est-ce qu’une mauvaise ? On peut en débattre longtemps ; mais pour moi, dans ce cas précis d’un cheminement initiatique à base de plantes, une bonne chose va tout simplement dans le sens d’une évolution, de manière très basique. La personne qui va vivre une expérience, même si ça peut être douloureux, remettre en cause ses schémas conceptuels, sa façon de voir le monde, ses habitudes de vie -finalement, est-ce que ça lui amène quelque chose de mieux que ce qu’elle avait avant ?

Quand je regarde les gens que je connais qui ont fait l’expérience de l’ayahuasca ou de l’iboga, je me dis parfois : « Est-ce que ça leur a fait du bien ou est-ce que ça les a rendus, pas forcément plus bêtes mais... pas forcément mieux ? »

Pour l’ayahuasca, Jeremy, tu avais fait un livre qui a, je pense, amené beaucoup de gens à en faire l’expérience. Moi, j’ai fait avec deux autres personnes un livre sur l’iboga, Bois sacré, qui a eu beaucoup moins d’impact mais qui a tout de même participé à ce que des gens fassent cette expérience.

J’ai eu des coups de téléphone, des gens m’ont écrit... des gens qui allaient plus mal. Est-ce que c’était passager ou est-ce que quelque chose n’allait pas ?

Donc, je pense que si vraiment on fait ce livre, il y a des choses qui sont importantes : un, donner des clés conceptuelles éventuelles.

Avec le livre sur l’iboga, je me suis vraiment senti investi d’une mission de passeur : voir comment on pourrait lancer une passerelle entre le système conceptuel occidental qui est le nôtre et un système conceptuel qui n’a rien à voir. Et quelles clés on pouvait emprunter.

Je pense que c’est important d’essayer de pointer ça parce que, chacun à notre manière, on a trouvé des clés qui nous étaient propres, sinon on ne serait pas là pour en parler. Et même si elles ne sont pas celles du voisin, elles peuvent donner des idées par un phénomène d’analogie.

Et deux, la mise en garde. C’est-à-dire qu’on arrive avec des systèmes conceptuels différents, des systèmes conceptuels qui ont été édifiés avec une histoire.

Quand on va dans une jungle en Afrique ou en Amazonie, les peuples qui prennent des psychotropes et qui effectivement ont accès à d’autres modes de communication et aussi à des systèmes de pouvoir, comme tu Tas dit, Jeremy, ce sont des gens qui sont confrontés à une vie qui n’est pas du tout la nôtre. Ce sont des prédateurs, des chasseurs. Ils ont ça en eux, ils ont un autre rapport avec l’autre, un autre mode de vie, un mode de vie extrêmement dur.

Un Occidental peut vraiment se faire dévorer. Il faut faire attention à ça parce que, sans entrer dans les détails, il faut aussi que les gens sachent que ça peut être dangereux !

J’ai vu des gens aller là-bas de manière très naïve, en pensant que «tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil». Or, quand on vit dans une jungle, ce n’est absolument pas vrai. Il y a un danger partout. Les gens sont avant tout des guerriers, des chasseurs. Et si on s’adresse à ces gens et à ces peuples, c’est parce qu’ils ont encore ça en eux. Même si on peut l’avoir aussi en nous. C’est important que les gens le comprennent.

Voilà. Je ne sais pas ce que vous en pensez ?

Jeremy: Mais, absolument !

Jan: C’est vrai qu’il y a une vraie clarification à faire sur: qu’est-ce que qu’un chamane? J’ai remarqué qu’il y a une grande confusion entre un sage indien ou tibétain et un chamane. Le chamane n’est pas un sage: il a une connaissance, une sagesse même, mais ce n’est pas un sage, au sens où nous plaquons un modèle préexistant. À partir du moment où on fait des parallèles avec la culture des années 1970, on va effectivement découvrir, petit à petit, que les chamanes sont autre chose que l’idée qu’on s’en fait. Et c’est l’idée qu’on s’en fait qui va poser des problèmes.

Vincent: Je crois que tu touches là quelque chose de très important. Il y a une définition du chamane qui me plaît beaucoup : le chamane, c’est quelqu’un qui est capable de rétablir de l’ordre et de l’harmonie dans le groupe. Quelqu’un qui, quand il y avait un dysfonctionnement dans un groupe - une tribu -, était capable de resynchroniser les éléments du groupe avec la nature et avec le cosmos.

C’est une définition qui me convient très bien. Et je pense que c’est aussi le challenge de l’homme moderne aujourd’hui. On est capable de faire des bonds dans le passé, d’aller voir des cultures qui ne fonctionnent pas comme nous et qui ont avec le monde des systèmes d’interactivité très différents. On doit être capable, aujourd’hui, si on fait un livre comme celui-ci, de faire preuve de réharmonisation. On doit être capable d’harmoniser des cultures sans qu’il y ait de heurts, et justement avec un processus de réparation qui est très important, parce que le monde s’est tout de même construit sur un bain de sang. Les Indiens ont été massacrés, l’Afrique a été envahie; toutes ces choses-là font partie de notre histoire, de notre conscience collective.

Quand j’ai participé à ces expériences, c’était avec cette volonté d’essayer justement de participer à une réharmonisation des choses, en sachant que les heurts de l’Histoire sont faits pour être résorbés, à un moment donné, et que la culture et la connaissance sont de bons moyens pour y arriver.

Jeremy : Alors... C’est vrai qu’il y aurait toutes sortes de choses à dire. Mais là il me semble qu’on est déjà en plein dans le sujet, alors qu’on n’a pas fini de discuter des règles du jeu.

Je serais partant pour retrousser mes manches et parler de la définition du chamane, du concept, de comment il est venu dans les cultures européennes ; et on peut en parler toute la nuit, mais il me semble qu’il faudrait qu’on passe au-delà de la phase «pourquoi faire le livre».

Est-ce qu’on va faire le livre ? Si oui, pourquoi ? Et ensuite, comment ? Si on dit : «On ne fait pas de livre», alors on éteint l’enregistreur, et voilà.

Mais il me semble qu’on est, les trois, d’accord pour avoir aujourd’hui une longue conversation qui sera enregistrée et qui pourrait devenir la base d’un manuscrit ; et c’est évident que si l’un des trois est contre la publication du texte qui en résulte, eh bien on laisse tomber.

Jan : J’entends ce que dit Vincent et je pense que ce livre peut être une occasion unique de s’attaquer aux problèmes soulevés entre l’Occident et la jungle du chamanisme. Effectivement, il y a des choses qui sont omises. Même moi, par exemple, je ne parle pas de la partie sorcellerie du chamane, de la partie négative. Je te rejoins parce que je pense qu’on a tous des choses à dire sur le niveau sous-jacent de la rencontre, de l’expérience directe - des choses qui sont non pas de la philosophie, non pas du monde des visions, mais des choses concrètes. Tu parles de clés, moi je parlerais de méthode et de relation à ce type d’expérience, mais de manière très simple. J’ai des choses à raconter sur la manière dont je me suis planté, par exemple - j’ai été très mal. De comprendre certaines choses découle une attitude qui me permet d’être mieux dans ma relation, toujours active, avec le chamanisme shipibo, qui est le seul que je connaisse.

Il y a des expériences négatives autour du chamanisme, des choses que je ne raconte pas d’habitude et qui peuvent être racontées, pourquoi pas ? Si on a un devoir pur face au phénomène, et si on a un devoir pur face à notre culture, de responsabilité envers les gens qui vont prendre le temps de lire le livre, c’est de dire : «Voilà : il y a ça, c’est bon ; ça, c’est moins bon. » Mais admettre de vraiment se livrer. Toi, par exemple, Vincent, je trouve très bien que tu livres tes états d’âme: «Je me suis pris un mur, pourquoi ? » Ça pourra peut-être éviter à d’autres de se prendre un mur. Moi, je m’en suis pris aussi, je ne te le cache pas. Voilà : ce n’est ni blanc ni noir. En ce sens-là, je suis d’accord pour se pousser un peu dans nos retranchements, sachant qu’on peut toujours se relire et que le but du jeu, c’est de garder même les choses sur lesquelles on n’est pas forcément le plus à l’aise. Ce serait plus intéressant pour la nature originelle du livre.

Vincent : On pourrait peut-être reprendre, alors, la petite liste des questions que j’avais suggérées ? Après une pause.

(Pause. )

Séquence 2

Jeremy: Vincent, quelle est la genèse de ton intérêt pour le chamanisme ?

Vincent : La genèse de mon intérêt pour le chamanisme est très simple : c’est que j’étais adolescent dans les années 1970. Et même si aujourd’hui elles nous apparaissent pour le moins fumeuses et légèrement déstructurées, les années 1970 étaient porteuses d’énormément de mythes : la science-fiction, la bande dessinée, un accès à une spiritualité mondiale, qui était dans l’air du temps depuis le début du vingtième siècle, avec les théosophes et tout ça, mais qui a vraiment pris une ampleur dans les années 1970, du fait aussi de la mondialisation des voyages.

Quand j’étais adolescent, je voyais des gens qui revenaient d’Amérique du Sud ou des ashrams en Inde. Ça a vraiment bercé mon imaginaire. Et quand j’ai été un peu plus âgé, je me suis dit que c’était l’occasion ou jamais d’aller voir si ce que j’avais lu était vrai, s’il y avait vraiment des gens qui lévitaient comme dans Tintin au Tibet, s’il y avait vraiment des sorciers dans la forêt, des choses comme ça. C’était en fait sous-tendu, un, par une curiosité vraiment des plus basiques, et deux, par une curiosité existentielle. Je pensais que derrière tout ça, il y avait peut-être des portes que l’on pouvait pousser, que derrière ces portes, il y avait peut-être un savoir différent. J’y suis vraiment allé en toute candeur et en toute naïveté.

Jeremy : Tu as grandi en ville ?

Vincent: J’ai toujours été quelqu’un d’urbain; j’ai grandi en banlieue parisienne. Je suis né à Paris, et - je pense que ça recoupe d’autres questions qu’on peut aborder après - pour moi la vie citadine était une espèce d’énigme. Donc, même si je ne me le suis pas formulé comme ça, c’était aussi une manière d’aller voir quelles étaient nos origines.

Je pense que c’est une des choses les plus intéressantes dans le chamanisme, cette espèce de bond dans la conscience collective de notre planète. On peut, en quelques heures d’avion, à relativement peu de frais, faire un bond dans un passé qui somme toute n’est pas très éloigné pour nous.

Sans même entrer tout de suite dans une expérience cha-manique, rien que de voir à quoi sont confrontés les gens, en Amazonie, en Afrique - ce qui doit être proche de notre situation il y a quelques siècles ou quelques milliers d’années -, rien que ça, c’est déjà un choc très important, et une manière de se positionner différemment dans le temps parce qu’on voit plus facilement d’où l’on vient.

Donc, voilà, la genèse de mon intérêt pour le chamanisme, c’est une mythologie adolescente nourrie d’un imaginaire relativement bon marché, entre la bande dessinée et la collection J’ai lu, L’Aventure mystérieuse, la collection Robert Laffont, Les Mondes parallèles.

Et ce qui est assez marrant, c’est que je suis vraiment allé sur les lieux des livres que j’avais lus. Par exemple, les trucs de Nazca ; c’était Pierre Charron, je crois, qui avait fait ce livre sur les petites pierres, avec des dinosaures ailés et la piste d’atterrissage des extraterrestres. Eh bien, avec Marc Caro - qui est par ailleurs cinéaste - on y a été ! (Rires. ) On a été au musée du type regarder si ce truc-là était vrai. On avait lu ça quand on avait quatorze-quinze ans, et c’était... Aller sur les traces d’un rêve.

(Silence. )

Jeremy: Quand j’étais enfant, en grandissant dans les faubourgs de Montréal, je voyais des Indiens dans les réserves autour de la ville et ça me faisait plutôt peur. L’attitude des gens autour de moi était de dire: «C’est comme des gitans, ces gens-là; ce sont des voleurs, on ne peut pas leur faire confiance. Il faut se tenir à distance quand on passe à travers les réserves d’indiens. » En fait, nous autres Blancs, dans nos voitures, nous avions honte, on regardait ailleurs. J’avais peur des Indiens, et ce n’était pas de ma faute : ma culture était raciste.

On est parti en Suisse quand j’avais dix ans, et ce n’étaient pas les Indiens qui m’intéressaient à ce moment-là, mais plutôt les dauphins, qui semblaient si intelligents, et doués d’une certaine conscience. Je me suis renseigné auprès de Robert Stenuit, un écrivain belge qui a écrit sur les dauphins, sur ce qu’il fallait faire pour devenir delphinologue. A douze-treize ans, je lui ai écrit une lettre et il m’avait répondu qu’il fallait aller à l’université et faire de la science, plein de chimie et de mathématiques, pour pouvoir étudier les dauphins. C’était un peu décourageant.

En arrivant à dix-huit ans, ce qui m’intéressait particulièrement, c’était la question des riches et des pauvres - on est loin encore des états modifiés de conscience.

J’ai fini par étudier l’histoire à l’université. A dix-neuf ans, j’ai développé un intérêt pour l’histoire de la folie, suite à la lecture du livre de Thomas Szasz, Le Mythe de la maladie mentale, et de celui de Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique.

Un ami de mon père m’a conseillé, lorsqu’il a entendu que je voulais faire mon mémoire de licence sur l’histoire de la folie, d’aller voir le psychiatre Humphry Osmond. C’est lui qui a fondé le mot « psychédélique » et qui a administré la mescaline à Aldous Huxley lors de l’expérience qui devait mener à l’écriture du livre Les Portes de la perception.

Alors, à dix-neuf ans, j’ai passé un mois en Alabama, chez Humphry Osmond. Je l’accompagnais tous les jours à l’hôpital, et je passais les soirées avec lui dans sa bibliothèque. Il m’a montré tous ses livres et m’a parlé longuement du LSD. Parce qu’au début, dans les années 1950, le LSD était un outil que la science considérait comme potentiellement utile, avec toutes sortes de capacités, comme de pouvoir guérir l’alcoolisme.

C’est dans la bibliothèque de Humphry Osmond que j’ai commencé à lire tout ce qui touchait au LSD, à la mescaline et aux hallucinogènes. C’est vrai que c’était fascinant pour quelqu’un qui s’intéressait aux états de conscience, à comment le cerveau fonctionne, quelles sont ses molécules, les mondes auxquels elles donnent accès.

À partir de là, à l’âge de vingt ans, une fois de retour dans mon université en Angleterre, j’ai commencé à dévorer non seulement tous les livres sur le sujet, mais aussi les champignons qui poussaient dans les champs. C’est-à-dire qu’on peut lire, mais on peut aussi essayer. C’était possible de manger des champignons un jour, de lire Castaneda le lendemain, et de se dire: «Mais oui, il y a là un savoir, comme ce que les chamanes racontent. Il y a là quelque chose qui rend très bizarre par rapport à l’état de conscience et la société occidentale de consommation. »

Tu vas au supermarché sous champignons, et tu commences à déconstruire la réalité devant tes yeux. Tu dis: «C’est quoi tous ces produits emballés sous plastique, ça vient d’où ? C’est quoi ces poulets découpés en morceaux ? C’est quoi ce monde industriel bizarroïde qui est ma réalité normale et que je suis en train de voir comme un drôle de film, présentement ? »

Chaque prise d’hallucinogènes (des champignons psilocybes et du LSD) était une baffe monstre, presque philosophique, qui me faisait réfléchir à toutes les grandes questions. Qu’est-ce que l’existence ? Qu’est-ce que la culture ? Quelles sont les valeurs que notre société nous injecte même quand on ne s’en rend pas compte ? Et d’ailleurs, comment est-ce que je sais ? Que de questions !

C’était clair qu’il y avait là quelque chose qui restait mal compris par notre culture. Quelque chose de pertinent pour quelqu’un qui s’intéresse aux inégalités dans le monde - à ce moment-là j’étais devenu marxiste -, pour quelqu’un qui s’intéresse aux inégalités de classe, de race et de genre... Alors voilà : j’ai quitté l’histoire pour commencer des études d’anthropologie.

Il s’agissait de radicalement repenser le monde, de focaliser sur les inégalités qui existent entre les humains et d’essayer de voir comment ça s’est construit historiquement, culturellement. Analyser tout ça en essayant d’utiliser ces outils de modification de conscience pour sortir de ma culture, essayer de la regarder depuis au-dessus. Le but était de changer le monde, en fait.

Jan : Et les chamanes ?

Jeremy: Non, en tant qu’anthropologue.

Jan : Oui, mais les chamanes ?

Jeremy: Ah, oui ! Les chamanes... merci.

En tant que jeune anthropologue, j’ai commencé à m’intéresser au «développement du tiers-monde». Je voulais réaliser une critique de la politique des grandes banques internationales du développement, genre Banque mondiale. A cette époque-là, au début des années 1980, ces banques investissaient des centaines de millions de dollars pour construire des routes de pénétration en Amazonie, pour exproprier les indigènes et mettre en place des colons éleveurs de bétail. Tout ça au nom du « développement ». J’ai décidé d’aller en Amazonie regarder le conflit entre les bulldozers, les millions de dollars de la Banque mondiale versus les gars avec des flèches et les pieds nus. C’étaient deux concepts complètement différents. Du point de vue des Indiens, le développement, ce n’est pas raser la forêt, mettre du bétail, expulser les gens... C’est reconnaître que ces gens ont un savoir à propos de leur forêt, qu’ils savent l’utiliser sans la détruire. Ça, c’est du développement : reconnaître les droits territoriaux des peuples indigènes, et travailler ensemble, avec eux, pour que ce milieu fragile et précieux continue d’exister.

Il s’agissait, à ce moment-là, de faire acte d’anthropologie politiquement engagé, d’aller vivre chez les Indiens, en Amazonie péruvienne, là où arrivaient les bulldozers, et de montrer qu’ils avaient un savoir pertinent à propos de la forêt.

Et le petit gars qui avait peur des Indiens à Montréal s’est retrouvé, en octobre 1984, dans un village ashaninca; et c’est vrai que j’avais peur d’être scalpé, le premier soir. C’est tout bête, ce genre de préjugé.

Et puis, petit à petit - c’est ça le travail d’anthropologue - tu te mets avec les gens, tu passes des jours et des semaines, tu accompagnes. J’étais là pour étudier ce qu’ils savaient de la nature. En fait, ils savaient toutes sortes de choses, ils connaissaient toutes sortes de plantes, et des choses avérées, finalement.

Ils disent : «Cette plante accélère la cicatrisation des plaies. » Tu as une plaie, tu prends la plante, et oui, ça accélère la cicatrisation de ta plaie. À force de mener mon investigation et de vérifier leur savoir, je suis tombé sur le chamanisme, parce que ces gens-là, quand tu leur demandais : «Comment tu sais ça ? », ils disaient: «On a des plantes, ayahuasca, tabac, toé, que nos chamanes prennent, et ensuite ils ont des visions. Ils voient les essences, ou les esprits, qui sont communs à toutes les formes de vie, et qui leur donnent l’information. Tout ce qu’on sait, on Ta appris à travers les esprits de la nature. »

Alors, voilà une autre épistémologie, avec tout au centre non pas des microscopes, mais des plantes qui modifient la conscience. Ça contredit les principes du rationalisme. Donc, en tant que rationaliste, on se retrouve en face d’un miroir. On est mis devant nos propres présupposés. Rien que pour ça, c’est intéressant.

Et à force d’aller taper à la porte du chamanisme et de tester, on se dit qu’il y a réellement quelque chose dans ces états modifiés de conscience. Il y a une source de savoir.

Et toi, Jan? (Rires.)

Jan : Moi, c’est un peu comme Vincent, dans le sens où c’est plutôt par les romanciers et l’univers de la bande dessinée que j’ai fait la rencontre. Si je réfléchis un peu, à rebours, la source de ma rencontre avec le chamanisme, c’est le roman de Frank Herbert, Dune. Dans ce roman, il y a une planète où il y a une épice ; cette épice modifie la conscience, permet d’obtenir des informations sur le monde, une force, un pouvoir.

C’est vrai qu’à partir de l’âge de quatorze ans, j’ai relu ce roman - jusqu’à dix-huit ans, je pense. A quatorze ans, je ne le comprenais pas, mais il me parlait, un peu comme on peut voir 2001 : l’Odyssée de l'espace quand on est môme - je l’ai vu quand j’avais huit ans, je ne le comprenais pas, mais il me parlait.

J’ai repensé à Dune et à l’épice quand j’ai rencontré les chamanes, en me disant que c’est le livre qui m’avait amené là. C’est comme l’impression d’avoir une information à l’intérieur de soi - qu’on peut tisser une relation avec une autre intelligence ; et que les romanciers, la science-fiction et la bande dessinée n’arrêtent pas de le faire. Le fantastique nous parle - me parlait - non pas parce que c’était complètement fantaisiste, mais parce

qu’il y avait là-dedans une vérité profonde, tissée artistiquement comme un mythe.

Donc, je dirais que ce sont les romans de science-fiction - Jack Vance, Jodo/Mœbius, K. Dick... - qui ont commencé à tisser cet intérêt. Tout ça était sous-jacent. J’aimais à lire ce livre et j’aimais l’idée. J’aimais l’idée.

Après, il y a des films qui m’ont mis sur la voie. Au-delà du réel

- Altered States, de Ken Russel. J’ai rêvé d’un coup de le faire, d’aller dans un caisson d’isolation sensorielle ; ça me parlait.

D’un autre côté, ma rencontre avec le monde indien, ç’a été, je pense, vers l’âge de quatorze ans, Little Big Man : la première fois que l’Indien était montré autrement. D’ailleurs, je n’ai pas tout à fait compris au début, mais j’ai quand même perçu qu’on me racontait des histoires différentes, et je pense que ce film a commencé à me donner la curiosité du monde indien.

Je trouve vertigineux le pouvoir du cinéma dans l’éducation. Je ne vais pas faire de parallèles sur le monde indien au cinéma, mais le cinéma américain à ce moment-là, c’était... vous détruisez un peuple, puis, pour justifier le génocide, vous fabriquez des histoires qui le montrent ignoble.

Heureusement, au sein de cette culture émerge une créature, en l’occurrence un réalisateur, un auteur, des acteurs, une volonté politique, au sein même de la culture dominante sur cette terre, pour faire une œuvre artistique qui va donner un autre point de vue. Donc, on interroge un peu l’Histoire.

Tous ces phénomènes se passent en même temps, on découvre par la science-fiction, le fantastique, les univers Métal hurlant, la bande dessinée, où il y a du fantastique, des états modifiés de conscience, des choses comme ça, adaptées dans la fiction.

Et je dirais que ma première expérience avec non pas le chamanisme mais l’état modifié de conscience (à part les anesthésiques à l’hôpital quand on est opéré), c’est plus tardivement. J’ai fumé un joint quand j’avais seize ans, un peu d’herbe. Je l’ai fait la nuit, avec des potes, en regardant les étoiles dans l’arrière-pays, avec le désir de me dire: «Peut-être que je vais pouvoir sentir les étoiles ? » Alors que je ne lisais pas, je n’avais pas de culture particulière sur les psychotropes, simplement dans une volonté un peu instinctive, dans un désir instinctif. Ça ne s’est pas soldé par une grande communion avec le cosmos, mais l’intention était posée.

Jeremy, tu parlais de choses plus politiques à la source. Je dirais qu’entre quatorze et vingt ans, j’avais un questionnement métaphysique fort. Et quand je suis entré aux Arts-Déco, je suis entré dans le désir de faire du cinéma.

J’ai laissé ce désir me pénétrer. J’avais envie de faire des films. J’ai mis toute mon énergie là-dedans, et aussi dans le développement de l’imaginaire, c’est-à-dire d’une sorte de pensée instinctive. Développer les outils pour ramener des images du monde imaginaire, et les fabriquer.

Une fois que j’ai fait mon premier film, qui s’appelait Dobermann, je me suis dit : «Voilà, j’ai fait un film. Maintenant, il s’agirait de me pencher, si je refais un film, sur un sujet qui m’intéresse autrement que par l’envie de faire du cinéma et de secouer les gens. Je me suis rendu compte que j’avais laissé en plan les lectures de Dune et plein d’autres choses, un intérêt métaphysique, pendant une dizaine d’années. Et j’ai replongé là-dessus.

C’est là que j’ai fait une rencontre avec les écrits de Castaneda et Huxley. A ce moment-là - il y a moins d’une dizaine d’années, je dirais vers trente-quatre ans -, j’ai réglé mes comptes avec la religion à travers le personnage effroyable de l’abbé dans Dobermann. C’est comme si j’avais craché ma colère face au phénomène religieux auquel j’avais été confronté dans mon éducation et la perception que j’en avais gardée. Donc, je pouvais relire les Evangiles, je pouvais lire les Tibétains, je pouvais lire des choses religieuses.

Je ne suis pas rentré directement dans le chamanisme et dans les états modifiés de conscience, mais plutôt dans la méditation, avec les Tibétains et les textes autour, et quasiment par le livre de Matthieu Ricard et sa première interrogation : quelle est la nature de la pensée ?

On ne m’avait jamais demandé ça. On ne m’avait pas dit à l’école : «Voilà, la pensée est un outil, non pas pour que tu communiques, mais pour que tu construises, de manière précise, ta relation au monde. Après, tu pourras communiquer. » La méditation, c’est-à-dire l’approche de la nature du phénomène qu’est la pensée - comment la percevoir, comment elle germe, d’où elle vient, comment avoir une perception de la pensée -, on ne m’en avait jamais parlé à l’école. Et je me suis dit, à ce moment-là : «Comment ça se fait qu’on n’apprenne pas ça en premier?»

Donc, je suis entré par là. Et en enquêtant, d’un coup, j’ai eu le désir de faire un film sur ce sujet. Non pas sur la méditation, mais sur percevoir le monde différemment, la transcendance -toucher des états modifiés de conscience.

Comme j’étais cinéaste, je me suis dit qu’une bonne manière de l’étudier, ce serait de faire un film sur ce sujet.

Dans cette recherche, j’ai rencontré des chamanes, qui correspondaient déjà pour moi à une vision plus baroque du cinéma, c’est-à-dire une mise en danger d’un personnage, puisqu’il allait prendre une substance, il allait prendre une plante qui allait le mettre dans un état modifié de conscience de manière violente.

On pouvait jouer, avec le cinéma, une mise en danger et un fort jeu avec la perception de la réalité, qui sont la nature même des outils du cinéma. Quand on fait un gros plan, on perçoit une réalité différemment, on l’induit. Si, d’un coup, la bande-son s’arrête, on enlève un sens ; au contraire si on change le son. Le cinéma ne fait que jouer avec des états modifiés de conscience vers le spectateur. J’avais ces outils de fabrication ; pourquoi ne pas en faire le sujet même de l’expérience ?

Là, il y avait deux voies. J’ai regardé ce qui s’était passé dans les années 1970. J’ai enquêté là-dessus, et j’ai découvert des tas de gens qui étaient des chercheurs, qui sont partis bille en tête

- je ne dirais pas d’un point zéro, mais sans qu’il y ait dans leur propre culture de spécialiste, de guide.

Il y avait des ouvrages, dont notamment le tien, Jeremy, qui m’ont permis de voir qu’en fait il y avait des cultures, et donc des individus, qui connaissaient ces états-là depuis un certain nombre d’années, en fait des milliers d’années. Pour pouvoir parler de ces états, s’ils ne sont pas dans ta culture, tu vas les fantasmer.

Si tu veux faire un film sur le désir amoureux, tu peux ne jamais avoir fait l’amour, tu peux être un poète, un cinéaste, faire un très beau film sur le désir, l’amour, le partage. Ça sera intéressant mais ce sera fantasmé. Ou alors tu peux te dire: «Bon, je vais avoir beaucoup d’expériences avec plein de filles, je vais en tirer plein d’informations et faire un film. »

J’ai opté, avec les systèmes modifiés de conscience, pour cette piste, c’est-à-dire aller voir ceux qui seraient capables - c’est ma zone de sécurité - de me guider (et non pas, tout seul chez moi, de prendre de la kétamine ou du LSD). Donc, aller prendre de l’ayahuasca.

En l’occurrence, il y a quelques personnes, plus quelques ouvrages dont Le Serpent cosmique, qui m’ont fait désirer aller en Amazonie tester l’ayahuasca - j’avais déjà été chez les Huichol avec le peyotl.

Dans ma culture, il y avait des créatures qui s’étaient aventurées en Amazonie, qui avaient imbriqué des informations, lesquelles m’étaient parvenues. Donc, ce système me semblait sûr, de la même manière que si j’avais à me faire opérer en chirurgie, je n’irais peut-être pas en Amazonie. Pour une opération chirurgicale, j’irais plutôt dans un hôpital ici, parce que nous, nous traitons plus avec ce mode de thérapie. Mais je n’allais pas me faire soigner, j’allais découvrir une nébulosité métaphysique pour faire un film et c’est comme ça que je suis parti vers les chamanes shipibo.

Maintenant, pour conclure sur ce truc-là... Quand on décide de faire un film et de partir à l’aventure sur un sujet pareil, et de rencontrer les chamanes, ça ne se passe pas tout à fait comme on pensait que ça allait se passer ; et on ne trouve pas tout à fait ce qu’on subodorait trouver. Voilà.

Jeremy: C’est-à-dire?

Jan : C’est-à-dire que tu pars avec l’idée de faire un film, donc de toucher des états, d’avoir des infos. Une fois que tu y vas, si tu pénètres cet univers-là - et moi, ç’a été le cas, j’y ai pénétré très vite, je ne sais pas pourquoi -, c’est l’univers en retour qui te modifie. Il ne s’agit plus de faire un film. A un moment donné, on se retrouve devant son verre d’ayahuasca. Déjà, avant de le boire, tu n’es plus un cinéaste en train de rassembler de la documentation, tu es un être humain qui se retrouve face à une expérience. Et puis si expérience il y a, et expérience forte, le lendemain, tu te retrouves face à non pas un cinéaste qui a eu des belles visions pour faire un film, mais face à un pauvre type qui est totalement ébranlé...

Jeremy : ... et qui questionne le fait de faire un film...

Jan : ... et qui se dit que tout ce qu’on lui a dit depuis trente-cinq ans sur la nature de la réalité de l’expérience humaine était à côté de la plaque, et qu’il doit, à trente-cinq balais, reconsidérer son complet système de réalité. Et là... Là, ça commence à se passer mal. Ce n’est pas forcément très bon, ce moment-là. Pourtant, l’expérience était magnifique ! (Rires.)

Jeremy : Et là le producteur du film téléphone à ce gars...

Jan: Le producteur du film a été très inquiet parce que je suis revenu, effectivement, et j’ai dit à mes producteurs: «Ecoutez...» Ils étaient très inquiets, mes producteurs, parce qu’ils avaient dépensé pas mal d’argent avant que je puisse partir en Amazonie.

J’avais réussi à les convaincre de me laisser partir : j’étais déjà allé chez les Huichol et j’en étais revenu. Au retour, je m’étais déguisé en Huichol pour recevoir mon producteur chez moi, et je lui fais : «Mon frère ! » J’ai vu son visage saisi dire : «Merde, Jan est parti en saucisses. Adieu ! » Et puis là, je lui ai dit : « Mais non, je blague ! » (Rires.)

Sauf que quand je suis revenu de chez les Shipibo, je n’avais pas de collier, pas d’habits, rien, mais par contre je leur ai dit texto : « Ariel, Thomas, ça va très bien! Dans mes bras! Oublions l’idée de faire un film ; il faut que vous veniez avec moi en Amazonie. On fera un film dans quelques années, peut-être. Il y a des choses beaucoup plus importantes que de faire du cinéma ! » Ce qui a empêché mes producteurs de dormir pendant plusieurs semaines. Mais on a fini par faire un film, parce que j’ai changé d’avis quelques semaines après. Voilà... pour répondre à ta question. (Rires.)

Jeremy: C’est du joli, tout ça !

Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis plus tard ? Parce que quand tu vis une expérience à l’ayahuasca et que tu as des révélations fondamentales, tu dis : « Stop, je veux tout changer. » Mais finalement, tu reviens quand même en arrière. Qu’est-ce qui t’a fait revenir à la « réalité » ?

Jan : Je ne suis jamais revenu à la réalité ! (Rires.)

Il faut que je sois un peu plus précis. Ce qui s’est passé, je l’ai dit avant: d’un coup, tu es face à une réalité autre, complexe à dire.

Qu’est-ce que l’être humain? Tu as d’autres informations sur des choses importantes comme la mort, la possibilité de rencontres avec d’autres dimensions de réalité qui semblent être concomitantes avec cette réalité-là, mais dont je n’ai pu prendre conscience qu’avec l’aide de plantes. Ça implique des bouleversements quant aux idées profondes sur la réalité, la vie et tout ça. Donc, ça fout la merde, même si les expériences sont très, très belles. Je dois reconnaître que j’étais perdu, quand je suis rentré. Pas perdu, mais perché.

Je ne me suis pas rendu compte que j’ai terrifié tout mon entourage, parce que je suis allé vers mes amis en disant: «Ecoutez, les gars, le cinéma, ce n’est rien, c’est un épiphénomène. J’ai rencontré un truc vraiment intéressant ; il faut que vous veniez avec moi en Amazonie. » C’est vrai que j’étais comme ça.

Jeremy : C’était du prosélytisme...

Jan: Je ne dirais pas du prosélytisme. C’était une évidence. J’étais comme Richard Dreyfuss dans Rencontre du troisième type. Je n’ai pas rencontré des extraterrestres de la même manière en l’occurrence, mais j’étais comme lui. Je ne fabriquais pas une montagne de terre mais j’étais dans un état de jubilation, d’extase. .. Je voulais en faire profiter les autres. Seulement je n’étais pas à l’écoute du signal en retour.

Les gens me connaissaient comme quelqu’un qui a toujours fait du cinéma, qui était obsessionnel sur le cinéma, qui vivait, mangeait et chiait du cinéma, quasi. Et une des choses qu’a fait l’ayahuasca avec moi, ç’a été de me faire prendre conscience qu’il y avait autre chose, dans l’existence d’un être humain, que le monde imaginaire ou son travail de cinéaste. Il y avait d’autres choses comme rencontrer des gens, voyager...

Donc, première chose, j’ai dit que je voulais arrêter le cinéma pendant un an, voyager, amener tout le monde à rencontrer différentes cultures. Ce sont des idées qui sont tout à fait naturelles et justes, saines même, avec le recul. Mais ça fait très peur chez nous, quelqu’un qui change radicalement parce qu’il a pris on ne sait trop quelle drogue avec un sorcier au fond de la jungle. Une des choses que je n’ai pas perçues, c’est que ça entraînait dans ma vie beaucoup de problèmes pendant un certain temps.

Jeremy : Il me semble que la tendance au messianisme est un risque, un des dangers de ces expériences. Qu’est-ce que tu en penses ?

Vincent: Personnellement, c’est une fibre que je n’ai pas.

Jan: Mais que tu as observée chez d’autres, peut-être?

Vincent: Je pense qu’à partir du moment où quelqu’un fait une expérience très forte, il a effectivement tendance à vouloir la partager. Après, on rentre dans une autre catégorie de questions mais qui rejoint celle-là : qu’est-ce qui nous pousse réellement à aller vers ce genre d’expérience et dans quel état d’esprit on l’a faite, on continue à la faire, et éventuellement on essaie de la transmettre ?

Je m’explique: je pense qu’il y a quelque chose au fond de chaque être qui est de l’ordre d’une petite vibration, qui est notre vibration d’êtres en devenir et qui va nous pousser à épouser plus ou moins tel ou tel type d’expérience. Une expérience comme le chamanisme, par Péloignement géographique, le dépaysement culturel et l’effet du psychotrope, fait que d’un seul coup vous allez vous mettre à vibrer d’une manière différente, et là, ce qui va être déterminant, c’est l’intention que vous avez au fond de vous-même. C’est donc ça aussi qui va transparaître dans votre ambition «messianique», si vous en avez une. Ce qui signifie qu’il faut être extrêmement clair avec soi-même, sinon, c’est la porte ouverte aux dérives sectaires, par exemple. Il faut donc garder présent à l’esprit ce que l’on cherche et avec quel état d’esprit.

{Silence.)

Vas-y, Jeremy !

Jeremy : Je pense, en t’écoutant, à pourquoi les gens voudraient faire cette expérience. Ça paraît presque évident. Tu disais : «La vie urbaine elle-même est mystérieuse. Et donc, d’où vient-on ? »

Eh bien, on peut prendre l'avion et aller voir ces cultures anciennes, comme une sorte de voyage dans le temps.

On sait qu’à l’époque de Cro-Magnon, ces états de modification de conscience avaient lieu dans les grottes en Dordogne. La transe, c’est quelque chose de très profondément humain, et on est attirés par ça comme des chameaux vers l’eau, depuis très longtemps, dans toutes les cultures.

Là, on se retrouve dans un monde qu’on a voulu technologique et industriel, où on a désacralisé la nature, où il n’y a presque plus de plantes vertes dans les parages et où les animaux sont ou bien à la boucherie ou bien au zoo. Et ma foi, oui, on a envie d’aller dans les recoins de notre psyché. On a envie d’être en transe. Ça nous fait du bien ; ça nous reconnecte avec la partie la plus profondément humaine de nous-même, cette capacité de transformation que nous avons et que les chamanes utilisent. C’est une caractéristique profondément humaine. Les chamanes disent que dans leurs transes, ils peuvent se transformer en animal, justement.

Quelle est la différence entre les humains et les animaux ? C’est que les humains, dans leurs visions, se transforment en jaguars mais, à ce qu’on sache, les jaguars ne se transforment pas en humains dans les leurs.

Vincent: Comment peut-on le savoir?

Jeremy : On ne peut pas en être sûr. Mais c’est ce que disent les chamanes qui affirment communiquer avec les jaguars.

Vincent: Ce que ces voyages m’ont appris, c’est qu’ils m’ont confronté à ma propre stupidité, à ma propre connerie. A ma propre suffisance, en fait. Parce que, évidemment, quelle que soit la force de l’expérience qu’on fait, et je pense que les chamanes ont une expérience très forte dans ce qu’ils font, ils ne peuvent pas savoir si leur expérience est la totalité de l’expérience. Peut-être que le jaguar leur ment : qu’est-ce qu’ils peuvent en savoir ?

Jeremy : Tu as raison...

Vincent: Admettons que quelqu’un ait un niveau de connaissance x, mais qu’un autre ait un niveau de connaissance y, un peu plus élevé. Il va penser tout savoir. Ça peut paraître une évidence ce que je dis, mais je sais qu’en tant qu’être humain, c’est quelque chose qu’on peut très vite oublier. Il suffit qu’on ait accès à un niveau de connaissance pour croire que ce niveau de connaissance englobe l’expérience.

Il y a une telle multiplicité de facettes à ce qu’on peut appeler la conscience, qu’il est très difficile de savoir ce qu’est la vérité. Ça m’a vraiment amené à une notion de relativité extrêmement forte.

Dans le système chamanique shipibo, il y a aussi quelque chose qui est la supériorité de l’homme. L’homme est au centre de ce système, il doit être un intercesseur. L’homme est capable de communiquer avec les esprits, et surtout, chez les chamanes qui sont issus d’un peuple guerrier, il doit maîtriser l’esprit. Ce n’est pas qu’il doit le réduire par la force, mais disons qu’il doit être plus fort, il doit être capable de négocier avec lui. Donc, pour un chamane, ce n’est jamais le jaguar qui va prendre possession, ce serait un mauvais chamane. Mais, après tout, on n’en sait rien : peut-être que le jaguar est capable de le faire...

Jeremy : Laissons les jaguars dans leurs visions à eux, mais pour en revenir à cette capacité de mettre un harnais sur l’imagination dont tu parlais... L’imagination, c’est quand même quelque chose de profondément humain. On connaît mal l’imagination des jaguars, mais en tout cas, nous autres sommes des créatures de langage, de symboles. On essaie d’être des créateurs de sens, et pour ça on utilise notre imagination quand on est au sommet de notre art - notre capacité à avoir des images en fait -, et le chamanisme est un ensemble de techniques pour stimuler l’imagerie interne.

Vincent: Tout à fait.

Jeremy: Alors, que des gens, dans le monde béton et urbain, soient attirés par le retour aux sources, les forêts tropicales, les chamanes, les cultures anciennes, les substances qui te mènent à la transe et qui activent ton imagination, comme les humains le font depuis trente ou quarante mille ans en tout cas, ce n’est pas étonnant, réflexion faite.

{Silence. )

Jan: Je voudrais revenir au point antérieur, quand tu parlais de messianisme... C’est un des premiers dangers, je dirais.

Je me souviens de Benny Shanon, à la conférence sur l’ayahuasca à Amsterdam, il y a deux ou trois ans. C’est un spécialiste. Il est professeur de sciences cognitives à l’université de Jérusalem, et il a écrit à l’université d’Oxford un livre sur l’ayahuasca en disant qu’il en avait pris et qu’il avait basé son travail là-dessus.

Il commence sa conférence en disant : « La première fois que j’ai pris de l’ayahuasca... j’allais rentrer à Jérusalem comme un nouveau messie, j’en étais sûr.» Et toute la salle a éclaté de rire, parce que toute personne qui a rencontré l’ayahuasca, à un moment donné, si elle a des visions fortes ou une relation forte, son esprit saisit cette expérience.

En tant que créatures occidentales, nous sommes assez primitifs dans les découvertes de ces mécaniques. On va vivre une expérience qui est de l’ordre de la guérison, du rééquilibrage. Le chamane va nous entraîner à rencontrer des choses qui sont mystérieuses pour nous ; ces rencontres vont être très belles et très fortes. Et nous allons sortir de l’expérience, le lendemain matin, en nous disant : «Quel savoir, quelle connaissance ! Moi, petite crotte, j’ai pu voir ça, c’est merveilleux ! » On ose à peine marcher sur l’herbe.

Deux jours plus tard, l’ego a saisi la chose et se dit : « Si j’ai vu ça, je suis un chamane, je suis l’Elu. » Doucement, la mécanique de l’ego à l’intérieur de l’esprit (qui est comme un enfant, parce qu’il n’a pas été éduqué par notre culture) va saisir l’expérience et entraîner l’individu dans quelque chose qui va complètement à l’encontre de l’expérience vécue, comme se croire supérieur, car possesseur d’une connaissance rare.

C’est un phénomène basique, mécanique presque, aussi simple que la gravité. Quelqu’un prend de l’ayahuasca, et à un moment donné, s’il a une expérience forte, aussi simplement que quelqu’un lâche un objet et que cet objet tombe, il va se prendre soit pour un grand chamane, soit pour un élu des dieux.

Et ça va l’entraîner, pendant une période donnée, dans les méandres de quelque chose qui n’est pas positif pour lui, parce qu’il est à côté de ses pompes dans ce qu’il pense de lui-même. Pour moi, c’est un des premiers conseils : si, à un moment donné, vous avez la pensée d’être quelqu’un d’exceptionnel parce que vous avez vécu une expérience qui n’est pas répertoriée dans votre culture... eh bien, c’est d’avoir une relation psychologique adulte, c’est-à-dire ne pas saisir l’expérience, ne pas la modéliser, ne pas la conceptualiser. Simplement garder la mémoire d’un sentiment nouveau, fort.

C’est ce que j’ai vécu.

Vincent : Oui.

Jan : J’ai cru que j’étais forcément un grand chamane parce que, lors de mes premières expériences, j’avais fait des rencontres très puissantes, très claires, et ça m’a foutu dedans, pendant des mois et des mois, jusqu’à un moment donné où j’ai abandonné toute idée par rapport au chamanisme, tout désir, toute volonté.

Il y a des dommages psychologiques collatéraux assez forts vis-à-vis des gens issus de notre culture. Ce n’est pas dû à la plante ni au guérisseur, c’est le résultat de notre manque d’éducation. Je ne sais pas si vous ç’a été le cas personnellement, ou si vous avez vu des gens comme ça, un peu chargés...

Vincent: J’en reviens à ce truc d’intention, et de bon sens. Il y a des gens avec qui j’avais fait l’expérience de l’ayahuasca et je leur ai conseillé d’aller plutôt suivre des cours de philosophie à la Sorbonne ! (Rires.)

J’ai rencontré des gens très intelligents, pas dans des techniques comme l’ayahuasca mais dans d’autres, ce n’est pas pour ça qu’ils se mettaient en avant. Je pense qu’il faut faire attention à... à se conduire normalement.

Jeremy : « Normalement » ?

Vincent: On peut rentrer dans l’épistémologie de chaque énoncé - mais je veux dire simplement garder une espèce de bon sens commun. Je suis très sensible à ça.

Ça m’est arrivé d’en sortir, pour d’autres raisons - parce que l’expérience que je vivais était trop forte et que je n’arrivais plus à reprendre mes repères dans la réalité. C’était plus de l’ordre d’une gestion difficile de ce que je vivais. Et finalement, c’est aussi cela qui m’a permis de me rééquilibrer, rester simple et correct dans cette dimension.

Je crois que s’il nous est donné un corps, un esprit avec un mental, une intelligence qui est, ma foi, très réduite mais qui en est une tout de même, c’est pour nous en servir.

Et si on vit une expérience aussi forte, qu’elle soit mystique, de méditation ou encore plus forte - si on la vit dans ce corps-là et avec ce psychisme-là, c’est qu’il y a une raison. Donc, il faut que ce psychisme et ce corps-là suivent. Moi, je tiens à mon corps et je tiens à mon petit mental, parce que... ça fait partie de mon économie.

Tigrane : Est-ce que tu ne dirais pas que la verbalisation hâtive est un des premiers dangers qui guettent tout un chacun au sortir de l’expérience chamanique ?

Jan : Ce n’est pas la verbalisation, c’est la conceptualisation de l’expérience que tu viens de vivre. Intégrer cette expérience, c’est par exemple découvrir avec le temps que, finalement, il y a des choses qui ont changé dans ton comportement. Mais pas : «Je peux maintenant modéliser le cosmos. »

Dès que tu commences à rentrer dans la modélisation, ou la conceptualisation, ça se passe mal, c’est-à-dire que tu enfermes des choses qui ne sont pas enfermables.

C’est normal d’essayer, on nous a appris à le faire...

Jeremy : Quand j’écrivais Le Serpent cosmique, quand j’étais en train de faire la recherche, il y a eu un moment très net où je me suis dit: «Il y a peut-être une correspondance entre ces esprits dont parlent les chamanes et les molécules d’ADN. »

Pendant deux semaines, c’était juste une idée comme ça, pour rire. Et quand j’ai commencé à voir, comme je l’ai raconté dans le livre, tellement de correspondances, et que plus ça avançait, plus il semblait que bel et bien il y avait là quelque chose, ce n’était pas juste une idée un peu tripante, ça m’a précipité dans un espace mental qui a duré en tout cas six semaines, où il y avait du messianisme. C’était un moment pénible pour mon entourage. Je ne parlais que de ça, je pensais avoir fait une des plus grandes découvertes de tous les temps.

Tout d’un coup, je devenais le centre du monde. Et j’avais peut-être besoin de ce côté un peu grandiose, et disons messianique, pour oser penser cette chose impossible. J’écoutais à ce moment-là une chanson des Cure, To tvish impossible things. Et oui, j’appelais de mes vœux une interface entre le chamanisme et le rationalisme, qui a priori semblait impossible.

Pour que cette idée puisse naître et passer à travers moi, eh bien, j’ai dû me contorsionner longuement. (Borborygmes d'effort.) «Je suis le nouveau messie, dans mon bureau. »

Ma femme était inquiète, et mes amis aussi.

Ils avaient raison, en fait. L’entourage joue son rôle, comme la communauté du chamane surveille le chamane avec vigilance. La communauté qui nous dit : «On est inquiets. »

Ils disaient aussi: «Il nous fatigue. Il ne parle que de ça. On ne peut plus parler de sujets ordinaires. »

Alors, moi: «D’accord, j’ai pigé le message. Je ferme ma gueule. Je vais mettre ça par écrit. D’ailleurs, vous me motivez. » Et je me suis enfermé les douze mois qui ont suivi et j’ai écrit le bouquin.

Et puis, après une longue digestion - l’écriture elle-même -comment accompagner le résultat dans le monde? C’était clair que pour accompagner ce livre, en tant qu’auteur, il fallait être antimessianique.

Etant passé par une phase exaltée, il fallait ensuite s’en éloigner et comprendre que plus c’était low-key, profil bas, et humble comme présentation, mieux ça irait.

Mais qu’il y ait eu un peu d’exaltation dans le processus était sans doute nécessaire. Etre trop normal, trop sens commun, non : il fallait oser le vertige, le grand saut dans le vide, et dire : «J'ose contredire le monde entier. »

Vincent: Tu as tout à fait raison. Ce qui est important, c’est toujours pareil : le résultat. Est-ce que ça fait du bien, est-ce que c’est quelque chose de positif ?

Moi, je n’avais pas de pulsion messianique pour la bonne raison que, en ce qui concernait l’ayahuasca, il y avait déjà un messie qui était passé avant moi: Jeremy. {Rires.) C’est vrai, je ne voyais pas tellement quoi rajouter. Et quand j’ai écrit le livre sur l’iboga, j’étais, au moment où je faisais l’expérience et au moment où j’écrivais le livre, extrêmement dubitatif sur cette expérience. Je ne l’avais pas encore bien intégrée. D’ailleurs, même maintenant que je l’ai intégrée, elle me semble tellement compliquée, et tellement difficile à faire - mais ça, je pense qu’on y reviendra après - qu’il n’y avait pas ce côté messianique, il y avait plutôt un côté attaché de presse... (Rires.)

Jeremy: L’attaché de presse du messie !

Jan: C’est vrai qu’on a un avantage. On a eu la capacité à pouvoir communiquer, donc à partager. Le questionnement intérieur tellement fort révélé par ces rencontres nous a permis de communiquer notre état de folie, notre état messianique de folie. En le communiquant, on le met en relation avec la société. Et donc on peut retrouver sa place.

Faire ces films, ça m’a permis de me remettre dans ma culture, de calmer les choses, d’évacuer une pression intérieure, de faire que je ne parle plus jamais de chamanisme aujourd’hui, sauf quand on se voit ou que je fais un débat. Mais quand je vais boire un coup avec mes amis, je n’y pense pas et je n’en parle pas.

On a cette énorme chance d’être des individus qui avons pu tisser des ponts entre ce phénomène et notre culture. C’est ce que j’ai pensé très tôt. Je me suis dit : « Si j’ai passé quinze ans à apprendre à faire du cinéma, à dépenser toute mon énergie pour savoir comment on montait d’un plan sur l’autre, comment on travaillait avec du matériel complexe... »

Ce n’est pas de la science, mais il faut quand même mettre son énergie vitale dans des choses qui sont parfois d’une galère sans nom, avec beaucoup de pressions psychologiques, etc. Et une fois que j’ai maîtrisé cet outil, enfin maîtrisé... une fois que j’ai eu une certaine relation à l’outil qui m’a permis de faire un film, donc d’être considéré comme cinéaste dans ma culture, et puis d’aller rencontrer le chamanisme, d’un coup, je me suis dit : «C’est logique de faire ce film qui m’a mené dans la jungle puisque après tout je vais jouer mon rôle, c’est-à-dire tisser avec quelque chose de vraiment important pour moi, puisque je suis devenu un ayahuasquero - tisser avec ma vie professionnelle, avec la façon que j’ai de gagner ma vie, etc. » Tout prenait sens.

C’est pour ça que je suis revenu quinze jours après avec mes producteurs.

Jeremy : Pour résumer, ce serait : messianisme, oui, mais comme phase. Il ne faut pas que ça dure.

Jan: Je crois que ça passe toujours par cette phase. Le problème, c’est de rester dans cette phase-là et de se croire un grand chamane... C’est un truc indigène, le chamanisme !

L’ayahuasca est le plus grand fabricant de faux messies. Donc, attention à la nature de ce qu’on pense, derrière l’expérience, de l’expérience. Est-ce qu’il y a de l’humilité, est-ce qu’on rend cette connaissance à qui de droit...

Jeremy: Il y a une idée qui me tenait à cœur à l’époque déjà. Si on veut apporter une nouvelle compréhension et de nouveaux concepts dans le monde et être créatif - réfléchir, par exemple, sur ce qu’on sait de la nature, des êtres humains, des autres cultures -, si on veut oser repenser l’ensemble, ou essayer de le repenser, ça exige une certaine mégalomanie et une certaine humilité en même temps. Il faut utiliser l’humilité pour contrôler la mégalomanie ; c’est comme une sorte de frein et d’accélérateur.

Jan : Je le dirais un peu autrement ; je dirais qu’il faut se donner toute liberté. Et l’ayahuasca participe de ce phénomène -c’est ce que tu disais, de façon générale, avec les psychotropes. L’ayahuasca fait d’un coup percevoir le conditionnement des idées qui nous paraissent être nos idées, mais qui sont en fait des sortes d’artefacts implantés par la culture, dès l’enfance avec les parents, enfin toutes ces choses-là.

Percevant ce phénomène, on se donne l’autorisation de tout reconsidérer. Ça, c’est joyeusement révolutionnaire, et c’est le bon aspect des choses ; se croire investi d’une mission, avoir été choisi, c’est autre chose, c’est l’aspect négatif. Que toi, comme créature, tu dises: «Pourquoi est-ce que je ne foutrais pas tout par terre et que mon idée ne serait pas la bonne ? », c’est ce que devrait faire tout individu face à sa culture.

J’ai un énorme avantage, qu’a Vincent aussi, par rapport à toi: c’est qu’en tant qu’artistes, on a cette liberté. L’artiste est un saltimbanque, on a d’entrée ce côté clown, fou du roi. Pour moi, une œuvre d’art qui ne remet pas en cause le système établi n’a pas de fonction. Si elle est là pour conforter le système de sa culture, c’est une horreur. Elle doit interroger, provoquer, questionner, et ça lui est plus facile parce que c’est admis.

Dans la science, c’est beaucoup moins admis, et c’est en ce sens que toi, tu dois être investi d’un courage plus vaste, ou d’inconscience même... ou d’accès de conscience !

Jeremy: Je trouve qu’autour de cette table, on a autant de courage...

Jan : Nous, on est des artistes ; c’est plus facile, franchement.

Vincent : En même temps, l’avantage du scientifique, c’est qu’il est naturellement structuré. Il a accès à un système de pensée qui doit faire qu’à un moment donné, il retombe sur ses pieds... A moins que son système vole en éclats du fait de la force de l’expérience.

Jan : J’ai vu la parabole, Jeremy, que tu as faite entre Le Serpent cosmique et ton dernier livre sur l'Intelligence dans la nature. Voilà quelqu’un qui a perçu certaines choses et qui élabore une théorie, et qui à un moment donné se dit: «Bon, si je veux convaincre, il faut que j’aille montrer, de la manière dont ma culture le veut, des preuves que la nature est intelligente. Aller chercher des idées de taille et en tissant lentement, pour forcer l’individu à basculer devant la réalité de l’intelligence de la nature. Et pouvoir revenir au monde indigène. »

Et ce travail-là, qui est un travail très scientifique, un travail, pour moi, de fourmi, c’est courageux. Et j’ai trouvé ça très fort.

(Pause.)

Séquence 3

Vincent: On peut dissocier l’expérience de l’ayahuasca du chamanisme. On peut prendre de l’ayahuasca, par exemple, dans un cadre urbain, et avoir une expérience très forte, qui ne sera pas forcément reliée à l’expérience ancestrale du chamanisme. L’expérience du chamanisme est une expérience très proche de la nature, qui fonctionne effectivement avec des interfaces d’esprits ; et je pense que quelqu’un qui prend de l’ayahuasca ne va pas forcément rencontrer, je ne sais pas, le dieu perroquet qui va venir lui parler dans ses rêves ou la souris verte qui va lui dire bonjour. Il va voir autre chose. Tandis que si on fait l’expérience sous un cadre chamanique, on va passer par ce système conceptuel.

Et on peut faire aussi des expériences chamaniques très fortes sans prendre de l’ayahuasca. Mais il se trouve que l’ayahuasca est un formidable modificateur de conscience.

Jan : Qu’est-ce que l’ayahuasca, tiens ?

Vincent: Concrètement, c’est un breuvage assez peu agréable à boire. Maintenant, il y a différents mélanges selon les chamanes qui le préparent...

Jeremy: Est-ce que tu serais d’accord pour dire que c’est le Concorde des hallucinogènes ?

Vincent: Pas du tout. Je suis loin de les avoir tous pris, mais il y a des gens à qui l’ayahuasca ne fait pas beaucoup d’effet. J’ai vu des gens en prendre, et ça n’a pas vraiment résonné en eux.

L’expérience est différente selon les psychotropes «ouvreurs de conscience» que Ton peut prendre. Celle-là a une spécificité; après, comment la définir...

Jeremy: Allez, je me lancerais quand même, si on parle de l’expérience que ça induit.

Quand je l’ai expérimenté pour la première fois, à l’âge de vingt-cinq ans, j’avais déjà sous la ceinture une certaine expérience avec le chanvre, les champignons psilocybes et le LSD. Je pensais connaître un peu ces choses-là; et l’expérience de l’ayahuasca m’a stupéfié de force, de puissance, de profondeur dans l’imagerie.

C’est carrément des gros flux fluorescents, des images tridimensionnelles avec une cohérence proprement hallucinante, alors que le LSD était réputé comme le plus costaud des hallucinogènes parce que, moléculairement, c’est vrai : il suffit de cent millionièmes de gramme, et ça modifie les paramètres de la conscience.

Le LSD, ça donne des distorsions, ça amplifie les couleurs, ça change la musique, mais en gros, avoir de vraies hallucinations au LSD, c’est dur. La même chose avec la psilocybine, d’ailleurs, qui est dans la famille moléculaire du DMT : c’est intéressant, on entend des voix ou on a des idées dans la tête mais on voit rarement des choses qu’on n’a jamais vues de sa vie. Les scientifiques confirment d’ailleurs que le DMT, l’une des molécules actives dans le breuvage de l’ayahuasca, est un hallucinogène spectaculairement visuel.

Vincent: Effectivement, c’est très spectaculaire.

Jeremy: L’avantage de l’ayahuasca sur le DMT seul, pour les images, c’est que l’ayahuasca dure plusieurs heures. Et en plus, ce qui est troublant par rapport à d’autres hallucinogènes - et j’inclus l’alcool -, c’est qu’on reste lucide sur soi, observateur. L’anthropologue qui prend des notes peut être dans un maelstrôm d’hallucinations visuelles. Il est là comme si c’était un film au cinéma, un film d’épouvante, un film de science-fiction, en train de dire : «Ouah, le film ! »

Vincent: Enfin... l’effet est parfois tellement fort - ça m’est déjà arrivé; je pense qu’à vous aussi - qu’on a des difficultés à se mouvoir.

Jeremy : On ne peut même plus prendre des notes !

Jan : On parle souvent du DMT, mais la liane elle-même, l’ayahuasca, au-delà du fait que ça peut durer plusieurs heures, fait quelque chose de très particulier : elle provoque l’ivresse.

C’est une ivresse très spécifique, qui donne à l’individu une perception différente et nouvelle de son corps, de ses mouvements organiques. Elle va lui permettre de pénétrer des mondes qui sont plutôt des visions que des hallucinations, dans le sens où elles ont une cohérence. Ce n’est pas une réalité déformée ; c’est une autre réalité complète qui se superpose à la réalité, qui, elle, reste la réalité. Et là-dedans, l’ayahuasca provoque une ivresse qui va mettre le sujet dans une sensibilité très forte, au niveau émotionnel. Chez les Ashaninca, il y a des rituels où ils prennent d’abord un breuvage d’ayahuasca sans DMT, qui va les faire pleurer, qui va leur faire rencontrer leurs sentiments profonds.

Avec l’ayahuasca, on est en présence d’une combinaison qui permet de voir et de ressentir en même temps ; d’offrir à la fois à l’esprit un voyage et une perception de la nature organique du corps. C’est pour moi une des spécificités de la liane : elle autorise le DMT à passer dans le sang et à être actif mais, surtout, elle provoque cette ivresse qui est un état de sensibilité particulier...

Vincent : ... qui est relié aux émotions, pour toi ?

Jan :... qui est relié aux sentiments, aux émotions, mais qui fait que aaahhhhh... ! Ce n’est pas le DMT qui provoque l’ivresse.

Jeremy: Je te rejoins avec les mots que les gens utilisent en Amazonie péruvienne. Pour l’ivresse, on te demande, une fois qu’on t’a administré l’ayahuasca: «Estas mareado?» «Est-ce que tu as la nausée ? » Et ça, c’est justement autour du ventre. Entre-temps, la science nous apprend que le cerveau, qui est dans le crâne, est lié à cent millions de neurones qui font le tour du système nerveux autonome. En fait, le cerveau va du plexus solaire jusque dans le crâne, et il se trouve que l’ayahuasca commence par affecter le ventre et tout ce qui va avec.

Dans notre culture, la nausée est une chose négative ; pour les indigènes, elle est au centre de la chose. Ils disent, et mon expérience le confirme, que les visions sont les plus fortes quand tu es en train de vomir ; juste avant et juste après de vomir. Ça veut dire que quand la nausée monte, l’intensité des visions augmente aussi.

Vincent: Là, je t’avouerai que je ne te suis pas.

Jeremy : ... et les gens sont assez clairs que c’est une purge, ils l’appellent comme ça, la purga.

Avant de te donner des films dans la tête, ça te nettoie. Ça fait littéralement chier, mais c’est fait exprès. La médecine amazonienne travaille avec les purges. Et dans un corps purgé, le néocortex animal peut imaginer toutes sortes de mondes.

Tigrane : Est-ce qu’il n’y a pas dans le fait de se purger, d’expulser, que ce soit par la bouche ou l’anus, une image de lâcher prise, où tu largues tes poubelles, où tu te retournes de l’intérieur pour pouvoir décoller plus léger...

Jan : Je dirais qu’une des choses que j’ai apprises, c’est qu’il faut effectivement se concentrer sur la perception de son estomac et de ses intestins, pour qu’ils se détendent. On va commencer par se sentir comme une espèce d’amas d’organes. Ensuite, plonger dans une détente qui va faire traverser cette nausée, et les pensées de peur qu’elle véhicule parce qu’on n’est pas bien, c’est une question de pratique. Et je dirais, après sept ans de pratique, que l’ayahuasca m’a aidé à percevoir d’une autre manière ma relation esprit-organe.

J’ai fait une expérience, un jour. Je voulais savoir jusqu’à quel point on pouvait affiner la perception de l’expérience sur le corps, et de ce fait, j’ai pris de l’ayahuasca et je suis allé dans un caisson d’isolation sensorielle. J’ai d’ailleurs pensé très vite, au bout de dix minutes, que c’était une très mauvaise idée, parce que ça multiplie la force de l’expérience. Mais comme les Indiens t’apprennent à traverser tous ces états, des états même très forts, et que j’ai quelques heures de vol astral derrière moi, j’ai traversé la chose. Mais j’ai du coup observé de manière accrue des choses de l’ordre des organes. Quand on flotte dans un caisson d’isolation sensorielle, on est obligé de détendre son corps. On ne sait d’ailleurs plus si on est à l’endroit ou à l’envers, on flotte dans le vide.

Vincent : Tu l'as fait où ?

Jan : Peu importe ; je l’ai fait dans un caisson... Je te dirai un jour dans quel pays je suis allé le faire. Mais ça m’a permis, en étant obligé d’être complètement détendu, d’avoir une perception, de me dire : « Quel est ce train gigantesque que je suis en train d’entendre ? C’est le ronflement de mes artères qui battent à un rythme normal. Qu’est-ce que c’est que ce bruit terrible ? C’est un gargouillement d’organes que j’ai avec la liane et dont, là, je prends conscience. » Je sentais le sang couler dans mes veines.

Je me suis fait aider, j’ai mis les chants des chamanes traditionnels pour m’aider à faire le voyage. Je me suis vraiment mis dans ce monde-là, et je reviens souvent à en parler parce que c’est un outil de découverte de soi. C’est aussi sentir l’arrivée de la peur. L’ayahuasca va te faire sentir des peurs qui viennent de loin. Le chamane te guidera pour t’en sortir au moment opportun, c’est en tout cas ce que je vis, mais dès que tu auras quelque chose qui ne va pas dans ta vie, tu sentiras le signal de peur, ton corps aura une autre attitude parce qu’il aura été éduqué par des guérisseurs à le faire.

Et je pense qu’une des choses que font les chamanes, c’est d’être capables, dans l’état où ils ont une nausée terrible, d’avoir leur corps complètement détendu, afin que le bien-être du corps puisse amener l’esprit dans un territoire de bien-être ; et qu’ils émanent ce bien-être vers les autres...

Vincent: C’est un métier.

Jan: C’est un métier: être bien, tranquille, posé, alors qu’on est retourné physiquement et psychologiquement. Souvent, des chamanes m’ont dit : « Il faut être bien, puis penser à la personne qu’on soigne avec des belles, des bonnes pensées. »

On se dit que ce sont des choses simples, mais c’est très compliqué parce que quand une plante vous met à nu, elle met à nu vos peurs, vos fantasmes, vos terreurs. Elle fait rencontrer le sentiment de la mort ; même s’il est virtuel, l’esprit va le percevoir. Il va percevoir la mécanique organique mortelle, qui va un jour être débranchée, donc la peur va monter. Apprendre à traverser ces étapes pour vivre dans une condition plus forte me semble être l’un des modes d’opération du chamane, du guérisseur.

Vincent : À ce sujet, il faut préciser qu’un chamane qui guide une cérémonie prend souvent moins d’ayahuasca que les gens qui y participent.

Jan: Pas forcément. Je ne connais que le chamanisme shipibo-conibo, donc je ne peux parler, au sein même de l’ayahuasca, que d’une branche très limitée de la pratique. Je dirais qu’effectivement le chamane en prend parfois un peu moins, mais il faut savoir qu’il en prend tous les jours, donc il est imbibé. Le passage entre l’état naturel de la journée et l’état de pleine session est moins important.

Vincent : Tout à fait ; mais il ne prend pas forcément un litre d’ayahuasca avant de guider une session.

Jan: En tout cas, j’ai vu des chamanes shipibo prendre des doses très importantes, l’équivalent d’un bon verre de plantes très fortes, pour des moments précis.

Vincent : Et performer ?

Jan : Oui, je crois même que dans la session qu’on voit vers la fin D'autres mondes, où d’ailleurs je suis mis par terre, c’est très fort aussi pour eux. Je le vois en regardant les images.

Donc, j’ai vu les deux cas. C’est vrai que s’ils veulent se lever et faire des choses, ils vont peut-être en prendre moins. Mais la notion de quantité est une chose étonnante.

J’ai été au Pérou il y a quelques semaines. Sur cinq sessions, j’arrive à la quatrième, et quand le curandero entre dans la pièce, je sens d’un coup l’ivresse monter, je sens que ça va être fort, je sais que c’est une session importante. Je sais que, quelle que soit la quantité que je prenne, cette session sera la plus forte, bien que la veille, j’en aie pris le double et que j’en prendrai le double le lendemain. Et la session est très forte.

Je pense que le chamane, au-delà de la plante, est capable d’induire une expérience sur toi par sa propre force.

Vincent : Ça, c’est évident. Mais on rentre dans l’explication de processus qui sont difficilement verbalisables parce qu’on n’en connaît pas tous les rouages. Et même si on en connaissait tous les rouages, je ne pense pas que ça parlerait à beaucoup de monde.

Il est évident que les chamanes ont une «technicité» qui va au-delà de la prise de psychotropes, sinon n’importe qui pourrait être chamane. C’est sûr que les chamanes, quelle que soit la région, ont vraiment un savoir-faire qui nous apparaîtrait, si on le percevait vraiment, comme de la magie.

Jan : Qu’est-ce que la magie ?

Vincent: De la même façon que quand tu arrivais, il y a cinquante ans, avec un talkie-walkie, c’était de la magie.

Jan : Exactement.

Vincent: C’est un échange de savoirs, de représentations du monde et d’actions sur le monde, qui effectivement sont différents. Mais c’est très difficile à imaginer pour un Occidental qui ne l’a, a fortiori, pas vécu.

Après, pour comprendre ces mécanismes-là, c’est comme tout : à force de pratiquer...

Pour moi, quelque chose de très intéressant, c’est que j’ai été initié dans différentes traditions de par le monde. Il y a des choses qui sont similaires et des choses qui sont différentes, mais en étant bien attentif on peut voir un peu les trucs...

Jan : Tu veux dire les ponts ?

Vincent: Non, la manière dont un chamane va procéder. La première fois que ça se passe, tu te dis : «Putain, le mec est super balèze. » Et puis tu vas dans une autre région du monde, on te fait un peu le même tour de passe-passe, et tu te dis: «C’est super balèze ; mais il ne serait pas en train de faire ça, par hasard ? » Et la fois d’après, tu te dis : «C’est bon, on me l’a déjà fait. » Du coup, ça te fait progresser, parce que tu comprends mieux ce qui t’apparaît. Tu dis : «O.K., on peut passer à un autre truc. »

C’est ce que permet l’époque aujourd’hui. Avant, quelqu’un était confronté à un savoir, il n’avait que ce savoir-là. C’est ce croisement d’expériences qui est vraiment passionnant.

Donc, pour en revenir à comment je vois l’ayahuasca, je le vois comme une technicité - mais pas la seule. C’est pour ça que j’insiste beaucoup sur les mises en garde.

Le plus d’une expérience comme l’ayahuasca, ou d’autres plantes psychotropes, c’est qu’elle ouvre la conscience, donc elle va permettre des choses à quelqu’un qui est complètement obtus.

Par exemple, j’ai fait du zen pendant dix ans, avec vraiment beaucoup d’assiduité, en essayant d’en faire tous les jours. Sur le moment, j’avais beaucoup de mal à comprendre ce que je fabriquais là, je me suis vraiment acharné, et ça a eu deux effets. Le premier, c’est qu’une fois que j’ai pris de l’ayahuasca, j’étais beaucoup plus prêt et réceptif.

Et ensuite, quand j’ai refait du zen, je me suis dit : «Tiens, là, enfin, je fais du zen ! » Je n’étais pas sous ayahuasca mais l'ayahuasca m’avait donné accès à une sensibilité énergétique qui me rendait beaucoup plus sensible au zen. Et paradoxalement, le zen m’a permis d’intégrer l’ayahuasca ; parce que tous ces temps que j’avais passés assis en lotus à essayer de laisser passer mes pensées comme des nuages dans le ciel, ce qui est un des trucs du zen, eh bien, quand je me suis retrouvé face à des expériences extrêmement fortes à vivre psychiquement, ça m’a beaucoup servi. Mais là, on digresse un peu...

Jeremy : Non, c’est une belle histoire.

Vincent: Donc, pour finir, ce genre d’expérience peut être très tentante, mais aussi très déstabilisante. Il y a des gens qui sont engagés dans des traditions d’éveil, quelles qu’elles soient, et qui se disent: «Je vais faire l’ayahuasca.» Ça peut être bien, ou pas bien, ça dépend un peu de ce qu’on a compris et de ce qu’on est capable d’encaisser.

Ce que tu dis est très important : un chamane va te faire vivre l’expérience la plus forte possible, en te disant qu’à la fin, si tu n’es pas mort, tu seras plus fort. Même si tu tombes sur un chamane cool, qui est ouvert aux Occidentaux, au bout d’un moment, il va dire : «Est-ce que tu veux vraiment y aller, ou pas ? Si tu ne veux pas y aller, qu’est-ce que tu viens foutre ici ? » En gros, pour quelqu’un qui est structuré, qui est vraiment courageux, c’est une expérience extraordinaire.

Mais quelqu’un qui est un peu faible, ou fragile, ou qui a des problèmes, qui a lu un article et qui se dit: «Tiens, je vais aller prendre ça, ça va être une révélation spirituelle, on va nous guérir», risque malheureusement, s’il est mal accompagné, de tomber sur quelque chose qui peut vraiment lui faire du mal, et c’est là-dessus que je voudrais insister.

Jeremy : Tu as des cas précis de gens dont tu peux parler, qui ont été foutus en l’air par l’ayahuasca, la datura... ?

Vincent: Ou l’iboga. Ecoute, «foutus en l’air», je ne sais pas, parce qu’ils n’étaient pas forcément très bien avant ; mais je ne suis pas sûr que l’expérience leur ait fait du bien.

Jeremy: Ça, c’est facile à croire. Mais est-ce que tu connais

- parce qu’on a quand même croisé un certain nombre de personnes - le cas de quelqu’un qui serait parfaitement normal, la tête bien sur les épaules, et qui tout d’un coup se ferait casser en morceaux par une expérience à l’ayahuasca ? Moi, je n’en connais pas. Par contre, des gens qui ont été chamboulés...

Par exemple, je connais quelqu’un en Suisse qui s’était fait inviter à une session ; il ne savait même pas ce que c’était, il croyait que c’était comme fumer un pétard. Il s’est dit: «Bon, les gens se réunissent dans un chalet d’alpage, tout le monde boit ce truc un peu dégueulasse, et ensuite ça fait planer ! » Sauf que lui, il a vécu sa propre mort. Il a vu les limites de son propre regard sur le monde. Après, il n’était pas du tout content. Il disait: «On m’a modifié ma façon de regarder le monde, et sans m’avertir ! » Pendant une année ou deux, il était mal. Tu vois, ce n’était pas écrit sur l’emballage... Il faudrait que ça le soit mais, bon, l’illégalité de la chose, on ne va pas rentrer là-dedans maintenant !

Donc, oui, c’est quelque chose d’extrêmement puissant. Oui, ça sert à modifier ton regard sur le monde. Alors, il faut être un imbécile, ou très mal informé, pour prendre l’ayahuasca...

Jan : ... pour rigoler.

Vincent : Je te retourne la question. Est-ce que tu connais beaucoup de gens qui sont très équilibrés, avec la tête sur les épaules et tout ?

Jeremy : Je vais avoir l’audace, pour le bien de cette conversation, de dire que j’estime avoir la tête bien sur les épaules.

Et puis j’aime les chiffres, comprendre les choses. Il me faut du solide. Je ne m’intéresse pas à croire, je veux savoir.

Alors, disons que j’ai fait une session d’ayahuasca par an, environ, depuis vingt ans. Une bonne session, ça me donne de quoi travailler douze mois. Les onze mois de l’année dans la réalité occidentale, c’est le temps de downloader l’expérience et de lui faire honneur.

Jan : De l’intégrer, quoi...

Jeremy : De l’intégrer, de mettre en pratique ce que j’ai appris, de tester tout ça pour mieux développer la question que je me pose pour la prochaine séance. Et d’ailleurs, si tu te comportes bien, de façon morale avec les gens autour de toi pendant ces douze mois, quand tu te présentes la prochaine fois, l’esprit de l’ayahuasca va moins te botter les fesses que si tu as été un menteur et un manipulateur. Donc, c’est une sorte d’éthique de vie.

Vincent : Ça, je ne peux pas dire, parce que je ne suis ni menteur ni manipulateur. (Rires.) C’est vrai, chacun a ses problèmes, et je n’ai pas celui-là.

Jeremy : J’essaie de ne jamais mentir. C’est vrai que chacun a ses problèmes. Mais toujours est-il que l’ayahuasca a tendance à te mettre devant tes problèmes d’abord, première chose, avant d’entrer en matière. Tu voudrais avoir des réponses sur l’ADN, mais d’abord tu dois voir à quel point tu es con ! Ça fait partie de la purge, d’ailleurs.

Autre chose: à mon avis, l’ayahuasca stimule l’endroit du cerveau où on sent la peur. Tu es là, tu as peur, tu ne sais pas de quoi tu as peur mais tu te rends compte que tu as peur et tu peux même avoir peur de la peur que tu ressens... Au début, souvent pendant la première heure, c’est un sentiment assez animal.

Jan : Je pense que c’est lié au fait que tu commences à te percevoir en entité organique. Tu as tellement l’habitude que l’esprit contrôle le corps, que d’un coup le corps reprend ses droits, ton esprit se dissout dans un maelstrôm d’émotions, d’organes et tu te perçois comme entité organique. Donc, c’est de la connaissance. Sauf que la première étape face à ça, c’est la terreur... D’où la nécessité de la détente.

Jeremy : Ce que tu dis là me fait penser à ce que disent certains neuroscientifiques, à savoir que les hallucinogènes fonctionnent en mettant hors circuit le néocortex avec lequel nous raisonnons, ce qui permet à d’autres couches du cerveau, ainsi qu’au corps lui-même, de prendre le dessus.

C’est comme si le néocortex devait aller s’asseoir derrière et tout d’un coup, celui qui a le volant, c’est le corps.

Jan : Il y a plein d’inconnus...

Jeremy: ... et en fait, il est intelligent. Tu te reconnais - ce n’est pas le toi raisonnable - et tu t’étonnes presque à observer une autre intelligence à l’intérieur de toi. Tout d’un coup, tu sens l’odeur des gens. Des gens que tu connais te paraissent bizarres. Tu ne les as jamais vus comme ça et ton corps te dit des trucs par rapport à eux... Ça peut faire peur. En même temps, je trouve que faire l’expérience, de préférence plusieurs fois, de se reconnecter avec son être animal, ça donne des avantages.

Jan : Pour reprendre ton exemple, que je trouve assez judicieux : tu as l’habitude de conduire et tu te retrouves à l’arrière de ta propre bagnole, avec quelqu’un d’autre au volant, que tu n’as jamais vu conduire ; donc tu es terrifié. Jusqu’à ce que tu découvres que si tu lui tires les bras pour lui arracher le volant, ça se passe mal. Petit à petit, tu te rends compte qu’en fait, il conduit très bien. D’ailleurs, tu es sur une route que tu n’as jamais prise, et lui sait conduire sur cette route, alors que si toi tu conduisais, tu irais avec tes pensées et tu irais dans le mur.

Jeremy: Donc, tu la boucles et tu regardes ! (Rires.)

Jan: C’est ça! Tu apprends à te dire: «Laisse faire... Sois bien ; tranquille. »

Jeremy : En tout cas, les chamanes amazoniens que je connais, si tu leur demandes conseil sur comment être dans une session, ils disent : «Tu restes tranquille, tu ne déranges pas les autres. Tu résistes, tu essaies de rester assis plutôt que couché et tu regardes. Tu fais front aux visions. Ça va être dur pendant quatre-cinq heures, mais tu essaies de rester tranquille. »

Jan: C’est assez étonnant, cette sorte de détente tendue -détente organique mais vigilance de l’esprit.

Donc, ne pas saisir, mais rester vigilant, parce que, comme tu disais, c’est un art guerrier. Opération commando: neutraliser l’ego et les peurs, en les laissant se dissoudre à chaque souffle, pour laisser le corps, ou le soi, émerger.

Ce sont des sensations qu’on a rarement. Peut-être les sportifs, à un moment donné, ou des gens qui doivent être à la fois dans une tension totale et dans une détente pour pouvoir être justes, prendre certaines décisions ?

Jeremy : Tu vois, les skieurs avant la descente, qui se font le film du parcours dans leur tête, les yeux fermés ?

Vincent : Ils ne pensent plus quand ils le font.

Jeremy: ... voilà, c’est pour pouvoir ensuite se lâcher complètement.

[Silence.)

Mais, il y a quand même des questions techniques. Comment faire la différence entre une projection et une vision ? C’est-à-dire que, O.K., tu es un Occidental, tes parents ne t’ont pas appris à halluciner, donc tu es là, en train d’halluciner, et c’est tout à fait étonnant, tu vois toutes sortes de choses, ça t’en met plein la vue, ça te frappe émotionnellement, tu es presque en larmes, c’est trop beau, tu te dis : «Ouah, c’est la vérité cachée avec un grand V. »

Mais est-ce que véritablement tu es en train de voir des choses qui sont vraies et sacrées, ou est-ce que c’est toi qui est en train de projeter ?

Vincent : Un exemple ?

Jeremy : Un exemple : certains écologistes qui vont en Amazonie et qui boivent de l’ayahuasca ont tendance à voir : « La nature est en train de pleurer. Gaïa m’a parlé, la planète appelle au secours. Donc j’utilise cette expérience pour motiver davantage ma démarche écologiste.» Et il y là un côté messianique, justement: «La planète a besoin de moi, il faut que je la sauve. »

Personnellement, je ne perçois pas ce message. La vie, ce qu’elle me dit à travers l’ayahuasca, c’est: «Je suis très forte, je me diversifie, je me fous de ta gueule, je suis à l’intérieur de ton corps. Regarde-moi ce film ! »

C’est de l’anthropocentrisme, de croire qu’on est en train de menacer la planète. C’est très grave comme pensée. En fait, on est en train de se menacer soi-même - bon, ça, c’est mon avis. Toujours est-il que ces gens vont là-dedans et captent leur propre culpabilité écologique, peut-être ? Est-ce que la planète est vraiment en train de pleurer ou est-ce qu’ils sont en train de projeter leur culpabilité ?

Vincent : C’est une très bonne question. Je crois que les deux sont vrais. Ce à quoi te donnent accès ces expériences, c’est justement la multiplicité et la complexité de la conscience. Je pense que dans ce genre d’expérience, tu as toutes les strates.

Dans le cas de l’écologiste, ça résonne avec sa propre manière de voir le monde et ça résonne aussi avec une réalité. Donc, c’est ça qui va vibrer chez lui. Et pour lui, c’est absolument vrai, parce que c’est une réalité de toute façon. Toi, ton schéma conceptuel est différent, et ça va faire résonner autre chose en toi. Ce genre d’expérience fait voir la diversité de l’Univers : on est sur une toute petite planète, dans une toute petite galaxie, et on a cette espèce de truc très concentré, qu’on vit de manière forcément égocentrique, à travers son propre prisme.

Donc, je crois que toutes les expériences sont vraies et qu’elles sont toutes justes. Maintenant, tu poses une question qui est valable avec l’ayahuasca et avec d’autres psychotropes. Je pense que tu as des technicités différentes, qui te font voir différents types de visions. J’en parle dans le livre sur l’iboga parce qu’avec l’iboga tu as des visions qui se matérialisent devant tes yeux, quand tu as les yeux ouverts. C’est différent de l’ayahuasca. Tu as des visions qui viennent de l’intérieur de ton cerveau. Et même à l’intérieur de ton cerveau, tu as des visions qui viennent de manière différente. Tu en as qui peuvent venir derrière tes paupières, tu en as qui peuvent venir - je ne sais pas si ça vous fait ça - mais presque à différents endroits de ton écran mental.

Je pense qu’il y a des choses qui sont des projections de ton subconscient, des choses qui sont des projections de ton inconscient, des choses qui sont des espèces de mixtes de ton mental ; et il y a des visions qui sont provoquées par le chamane ; il y a des choses qui sont le fruit de la réunion des gens qui font l’expérience avec toi, qui sont la synthèse d’une expérience de conscience vécue à plusieurs et qui provoquent un certain type d’énergie ; et cette énergie va se matérialiser dans chaque personne par une vision différente, mais qui peut être aussi une synthèse imagée, de la même manière qu’une image publicitaire va synthétiser une intention, le désir de l’annonceur, pour résonner avec le désir du consommateur. C’est le même principe.

Tout ça, c’est très difficile pour un Occidental qui n’a pas l’habitude de se retrouver là-dedans. Ça peut être aussi de la mémoire, parce qu’on a une mémoire collective très importante.

Selon l’endroit où on est, selon les gens avec qui on le prend, selon sa propre mémoire cellulaire, psychologique, historique, selon tout ce qu’on a vécu, tout l’héréditaire, l’ayahuasca - et encore plus l’iboga, qui va chercher vraiment des choses très, très profondes - va projeter devant toi ou dans ton esprit des phénomènes mémoriels qui ne sont pas forcément les tiens, et dont en même temps on est tissé, de la même manière que, moléculairement, et même atomiquement, on est tissé de... c’est quoi l’expression, «poussière d’étoiles»?

Jan : Nos atomes ont l’âge de l’Univers. «Nous sommes de la poussière d’étoiles», c’est l’expression poétique.

Vincent : Toutes ces choses-là sont des choses qu’on peut faire résonner; enfin, qu’un chamane est capable de faire résonner en vous.

Jan : Ce que disent les chamanes shipibo par rapport à ça, c’est qu’il y a deux visions, et pour moi, c’est assez clair : il y a la vraie vision, et puis, à côté, il y a ce qui vient de l’imaginaire.

En fait, j’ai eu très peu de visions que je dirais venir de mon imaginaire. Un jour, j’ai vu un amphithéâtre comme l’Assemblée nationale rempli de grille-pain. Je me suis dit: «Qu’est-ce que c’est que ce truc ? », et puis la vision a disparu. {Rires.)

Une fois, j’ai vu un livreur de pizzas, hyperréaliste, mais que j’affectais à mon imaginaire non chamanique. Et récemment - ça, c’est assez rigolo - parce que j’ai fini le tournage de 99 Francs, donc j’ai passé du temps avec Jean Dujardin qui était tous les jours sur le plateau ; nous avons fait le film dans la jungle du Venezuela, et de là, j’ai filé en Amazonie.

Un tournage, ça active le mental, la pensée. Moi, je lâche la bride au moment où je fais un film, pour être dans une sorte de pensée instinctive et créative. Les chevaux vont au galop. Je vérifie juste que le chemin qu’ils empruntent est le bon. Je ne sais pas si c’est la bonne méthode, mais c’est la seule que j’aie jusqu’à présent.

Donc, après ce tournage qui prend plus de trois mois, je me suis retrouvé en Amazonie. Je prends de l’ayahuasca, et d’un coup, je suis confronté à des visions d’indiens sur des pirogues, des groupes d’indiens, une vision mythologique, un peu comme les bateaux qui font des parades sur le Nil; et dans ces parades, la vision est confuse. Mon mental est activé; j’ai beaucoup de pensées en même temps; j’ai du mal à me concentrer. Et à un moment donné, dans cette pirogue qui passe, je vois Jean, qui est dans le costume du film au milieu des Indiens et qui me fait un signe. Je rigole, et je me dis : «Je ne suis pas en adéquation avec la plante. Mon imaginaire, ma mémoire, tout s’active en même temps ; les ondes sont brouillées. » J’ai rigolé en voyant ça.

Cette première session était comme un nettoyage. Dès le deuxième soir, heureusement, je suis revenu dans des visions de type purement chamanique, qui en l’occurrence, depuis des années, ont une vraie cohérence.

Au moment où elle se produit, une vision réveille la mémoire de visions que j’avais eues et que je pensais avoir oubliées. L’information réémerge sur ce monde comme ayant été visité, alors que je l’avais oublié du point de vue de ma conscience ordinaire. Disons que je rentre dans des choses où je me reconnais - dans une vision qui a un sens qu’il me semble percevoir clairement, depuis des années, et qui tisse un niveau supérieur de l’expérience.

Et j’avais envie de citer deux exemples, liés à des choses que j’ai vécues.

La première est une expérience, il y a plusieurs années maintenant, mais je m’en souviens bien. J’avais commencé la cérémonie dans un état fragile après plusieurs jours consécutifs de cérémonie. Au début de la cérémonie, le chant commence. C’est un chant guerrier, un chant froid et sourd, qui ne vibre pas dans l’émotion sensible. Il me semble percevoir à ce moment-là, à travers la plante et le chamane, le message de surveiller mes pensées, de ne pas saisir l’expérience. Je me concentre, et j’acquiesce intérieurement, en promettant de surveiller durant la session la non-saisie de l’expérience qui va m’être donnée à vivre. Suite à ce moment-là, le chant monte, tout devient ultrasensible, mes visions s’ouvrent, pénètrent la lumière.

Une vision, c’est toujours terrible quand on la voit décrite ou quand on la raconte parce qu’on se dit que ça y est, l’autre est parti... Mais je dirais, oui, une sorte de vision de lumière et d’éternité (rien que ça !). Et là, moi qui viens de prendre un accord, cinq minutes plus tôt - un accord profond, sérieux, d’ayahuasquero avec sa pratique, de ne pas saisir -, j’écarte mes deux bras, j’accueille la lumière et j’ai la pensée: «Je suis immortel, oui, merci, je le vois maintenant. »

A ce moment-là, le chant du chamane se transforme complètement. Il y a presque une sorte de ricanement intérieur qui me glace d’effroi et qui fait «han-nan-nan-nan-nan-nan», et je perçois que j’ai saisi à bras le corps l’information que j’ai une vision, un sentiment, et qu’immédiatement je transforme ça en une pensée qui n’est pas juste. Peut-être étais-je en relation avec ce qui en moi ne meurt pas, l’énergie vitale, l’âme ; mais en l’occurrence, la créature organique que je suis et qui pense va mourir un jour. Donc, vigilance sur ses pensées.

Il y a une autre expérience du même type, reliée à la notion de: «Tu as l’expérience; qu’est-ce que tu ramènes de l’expérience ? » Donc, je fais une autre session - celle qui était filmée dans D’autres mondes, qui était très vivante -, et à un moment donné j’ai l’impression que le chamane dans son chant tisse des choses autour de la pensée.

C’est très subjectif, mais ça me paraît clair, et à un moment donné j’entends une voix intérieure qui me dit: «Ne fais pas confiance à la pensée» et qui se marie avec le chant. J’acquiesce très fortement, et là j’ai le choc qui reprend, une strate plus bas : « C’est encore de la pensée... Ne pas faire confiance à ma pensée est encore de la pensée. » Et alors, je pars littéralement en vrille parce que je ne peux plus faire confiance à rien, puisque je suis une créature qui pense. Donc, je me réfugie dans la sensation du corps.

Vincent: Je suis d’accord avec toi et je pense que tu touches du doigt les problèmes que ça peut poser psychiquement à un Occidental, qui s’appuie sur un autre système conceptuel. Il doit justement être capable de faire le mixte avec exactement ce que tu viens de décrire ; la psyché n’est pas du tout organisée de la même manière. Je pense qu’on a des cases psychiques que n’ont pas les Shipibo, et vice versa. Quand je parlais de danger tout à l’heure, c’est à ça que je faisais allusion.

Jeremy : Je trouve que quand on a affaire à des choses difficiles à concevoir, les métaphores sont des outils à penser, alors je vous en propose une ou deux, et ensuite on peut en discuter.

L’expérience de l’ayahuasca, c’est comme d’être dans un accident de voiture. Dans le sens, déjà, que c’est une expérience proche de la mort, ou en tout cas une expérience où on peut facilement palper la mort. D’ailleurs, c’est un thème commun dans le chamanisme ayahuasca ; et l’étymologie du mot ayahuasca, c’est «liane des morts» ou «liane des âmes».

Comme dans un accident de voiture, c’est assez dramatique, et tu peux voir ta vie passer devant tes yeux. Et puis, tu es choqué, tu es malade, tu es sonné ; tu as fait des tonneaux ; tu as le ventre sens dessus dessous. Sauf que, pour continuer avec ce que tu disais, ça dure trois heures plutôt que trois secondes.

Un accident de voiture, ça va vite. L’ayahuasca, c’est comme si tout était au ralenti et tu es comme dans un rêve, avec plein de choses qui sont en train de se passer, sauf que tu as le temps de les observer. Personnellement, je trouve que c’est ça le boulot, disons, de dévouement. Si tu vas explorer ces états modifiés de conscience, c’est, comme dit Benny Shanon, une sorte de continent inexploré par nous ; et pour les premiers, il s’agit de ramener des cartes et de prendre des notes.

Donc, j’en viens à quelque chose de très concret, qui me sert dans des expériences ayahuasca. Quand je suis dans le maelstrôm des visions, le but c’est - tout en regardant, en sentant - de comprendre des choses s’il y a des choses qui sont en train de m’être communiquées, et de vite les noter avec un crayon-feutre, dans le noir, dans un petit carnet, un peu comme le reporter intrépide chez les Indiens ; et puis alors, c’est tout un art, écrire dans le noir, quand tu es...

Jan : Je ne sais pas comment tu fais ! (Rires.)

Jeremy: C’est assez drôle; le lendemain, ça donne des hiéroglyphes qu’il s’agit de déchiffrer. «Qu’est-ce que je voulais dire par là?» C’est souvent des sortes de messages codés, car tu es déjà dans un état à peu près en dehors du langage. Mais je fais l’effort de chercher les mots. Si ça me paraît important, j’arrête de regarder le film pour vite prendre quelques notes et avoir une chance le lendemain de me rappeler l’affaire. C’est ça le travail, revenir de là-bas avec de l’information sur les questions que je me pose. Et je pense que ça aide d’avoir tout bêtement un petit carnet à côté de soi et un but. Tu commences cette session avec une question, tu cherches une info, tu es au service de cette petite recherche, tu vas te prendre une baffe, et entre-temps tu gardes les yeux ouverts, et si tu comprends quelque chose, tu notes ; et puis comme ça, tu vis ton expérience !

Jan: C’est étrange parce qu’on a tous une manière différente de vivre l’expérience. Je ne pourrais jamais prendre une note ; j’ai l’impression de devoir justement déconnecter, de travailler pour ne pas interpréter... afin d’avancer dans l’expérience.

Pour prendre ton exemple d’accident de voiture, je me dis : «Il est fort ce mec, s’il prend des notes pendant que la voiture fait des roulés-boulés ! » (Rires.) Moi, je me dis que ça fait partie d’une sorte de gigantesque cascade et que le truc, c’est d’être bien concentré pendant que la voiture fait des tonneaux, en espérant se souvenir plus ou moins de ce qui s’est passé.

Je crois qu’on a tous des relations très différentes parce qu’on cherche des choses différentes. Même si les choses qu’on ramène, chacun, nous parlent à tous. Quand je nous entends parler, je pense qu’on est très proches mais qu’il y a des méthodes totalement différentes.

Jeremy : Concernant la mémoire, je trouve que ces états modifiés de conscience ont tendance à être state spécifié, propres à cet état. Et quand tu n’es plus dans cet état-là, tu ne te rappelles pas ce que tu as vu. C’est comme les rêves ; le matin, au réveil, ça s’évapore.

Jan : Sauf que quand tu pratiques fortement la chose, tu retrouves ton même rêve quasiment tous les soirs. A la fin ce n’est plus vraiment un rêve, c’est une réalité que tu pénètres, et dont il te reste davantage d’informations avec le temps.

Mais je suis entièrement d’accord. Il y a des fois où tu finis une expérience en te disant: «Là, je sais plein de choses» et puis au petit matin, quand tu te réveilles, c’est devenu beaucoup plus vague, parce que tu as quitté cet état. C’est un peu comme dans Les lumières de la ville - sauf que là, c’est avec l’alcool, et ce n’est peut-être pas un bon exemple. Mais vous savez, il y a l’alcoolique qui est l’ami de Charlie Chaplin et qui ne le reconnaît que quand il est bourré. Dans la journée, il ne le reconnaît pas ; le soir, il le croise, et il le reconnaît à nouveau !

Quand tu remontes dans l’état, ça rouvre tout ce que tu as appris, tout ce que tu as rencontré, toutes tes mémoires, et d’un coup, tu as re-accès à cette information. Elle n’était pas perdue, mais temporairement fermée. Pour moi, c’est impossible de prendre des notes pendant la cérémonie ; je me concentre sur la détente de mes tripes et sur les chants.