ANNEXES

LEÇON D’OUVERTURE DU COURS D’HISTOIRE DE LA FACULTÉ DE STRASBOURG (Strasbourg, 1862).

 

Après s’être félicité du règlement qui oblige le professeur d’histoire à parler successivement de l’Antiquité, du Moyen Âge et des Temps modernes, après avoir rappelé que l’histoire est une science, ayant pour objet l’homme, il poursuit :

« L’Antiquité sera donc notre terrain pour cette année. Je dois vous dire, dès le début de nos réunions, que parmi les peuples anciens, j’aurai particulièrement les yeux fixés sur la Grèce et sur Rome. La raison de ma préférence est que ces deux peuples ont exercé une plus puissante action qu’aucun autre sur les destinées générales du genre humain, soit comme créateurs soit comme propagateurs de vérités. Toutefois je serai souvent forcé par la nature même de mon sujet de jeter les yeux sur d’autres nations ; il faudra que je vous parle quelquefois des peuples italiques, des Étrusques, parfois même des Celtes ou des Thraces. Je serai même contraint de porter votre attention vers l’Orient et surtout vers l’Inde, où nous trouverons des hommes qui appartenaient à la même race que les Grecs et les Romains ; beaucoup d’institutions de la Grèce et de Rome ne pourront vous être expliquées que par les institutions des anciens Hindous ; les analogies et les différences mêmes que nous rencontrerons jetteront une vive lumière sur notre étude.

Parmi les grands sujets que Rome et la Grèce offrent à nos recherches et à vos méditations, j’ai choisi spécialement la famille et l’État, c’est-à-dire les institutions domestiques, civiles et politiques, et les différentes parties du droit qui s’y rapportent. Ce sera là la matière de nos entretiens, du moins pour les samedis.

Il n’est pas besoin d’être familier avec ces peuples anciens pour savoir que leurs institutions étaient fort différentes des nôtres. Vous avez tous entendu parler de cités, de républiques, de liberté, de sénat, d’assemblées populaires, de consuls ou d’archontes, de rois de temps en temps, de tyrans quelquefois, d’aristocratie et de démocratie ; toutes choses, Messieurs, dont il est fort nécessaire de se faire une idée juste et sur lesquelles il y a grand risque de se tromper ; car dans chacun de ces mots il y a matière à plusieurs erreurs.

Nous sommes nourris, dès l’enfance, de la Grèce et de Rome. Ces noms sont presque les premiers que nous entendions prononcer dans les écoles, et ceux qui y sont le plus fréquemment répétés. Nous connaissons, comme dit Montaigne, le Capitole avant le Louvre et le Tibre avant la Seine. Et cependant, Messieurs, quand on y réfléchit un peu sérieusement, on s’aperçoit que cette histoire est pour nous pleine de problèmes et d’embarras. Je ne parle pas seulement de l’incertitude des temps primitifs ; ce n’est encore là, à mon avis, qu’un point secondaire ; je parle des institutions, et je dis que celles-ci, même les plus authentiques et les mieux attestées, dès qu’on y regarde de près, semblent obscures et incompréhensibles. Ouvrez un livre sur l’histoire romaine et encore plus sur l’histoire grecque, et vous serez arrêtés à chaque page par des contradictions et des difficultés ; et il vous arrivera presque inévitablement, devant chacun de ces mots que je vous énumérais tout à l’heure, consuls, sénat, assemblée, république, liberté, démocratie, de vous arrêter surpris, déconcerté, et de vous demander : Se peut-il que ce soit là la vérité et la comprenons-nous bien ?

Permettez-moi, à ce sujet, de vous parler de moi-même ; vous trouverez peut-être à tirer quelque profit de mes aveux. Il n’y a pas encore bien longtemps, quand j’étais jeune comme le plus jeune d’entre vous, et que, sortant des écoles, muni de ce bagage assez léger qu’on y prend, mais fort des bonnes habitudes qu’on y contracte, je me mis à réfléchir sur cette ancienne histoire, je fus embarrassé à chaque pas par des faits qui me paraissaient étranges, qui déroutaient toutes mes idées, et dont je ne pouvais pas parvenir à me rendre compte. – Ainsi, j’avais entendu parler fort souvent de la liberté des cités anciennes, et je voyais que le citoyen athénien, par exemple, n’était le maître ni de sa fortune, qu’il devait sacrifier sans réserve dès que le sort l’avait désigné pour construire un vaisseau à lui seul ou pour entretenir un chœur de musique au théâtre, ni de son corps, puisqu’il devait à l’État le service militaire pendant trente-trois ans, ni de sa parole et de ses sentiments, puisqu’on pouvait à tout moment le traduire en justice pour crime d’incivisme, ni de sa conscience, car il devait croire aux divinités de l’État et en pratiquer le culte, et il ne lui était pas permis de penser qu’il n’y eût qu’un Dieu. Et je me demandais alors où elle était cette liberté dont on m’avait si souvent parlé. – Pour ce qui est de Rome, j’avais lu maintes fois que les Tarquins avaient été chassés et la liberté mise à leur place ; je l’avais cru ; quelle fut ma surprise quand le premier historien latin qui me tomba sous la main m’apprit que, trois mois après leur expulsion, la grande majorité du peuple romain les regrettait et regrettait la liberté avec eux ! Et je me disais alors : pourquoi les a-t-on chassés, et quelle était donc au vrai l’intention de ceux qui changèrent alors la forme du gouvernement ? – On m’avait parlé de patriciens et de plébéiens comme si, un jour, les hommes s’étant réunis, les neuf dixièmes d’entre eux s’étaient placés à droite, le dixième restant à gauche, et que ce dixième eût dit aux neuf autres : “Convenons qu’à partir de ce jour nous serons les patriciens et vous les plébéiens, que nous aurons des droits politiques et que vous n’en aurez pas, que nous aurons des lois civiles et que les lois n’existeront pas pour vous, que nous posséderons les magistratures et les sacerdoces, et que vous ne serez, vous, ni magistrats ni prêtres. Vous ne serez pas précisément nos esclaves, mais vous serez nos clients.” Et ces distinctions, dont je ne m’expliquais ni l’origine ni la nature, me paraissaient fort singulières. Ce qui augmentait encore mon embarras, c’est que je retrouvais ces mêmes distinctions ailleurs qu’à Rome et dans presque toutes les cités anciennes. – Partout aussi je trouvais des assemblées populaires, et, suivant l’opinion personnelle des divers historiens, ces assemblées étaient présentées tantôt comme l’idéal du bon gouvernement, et tantôt comme le type le plus achevé du désordre politique ; mais ni les uns ni les autres ne songeaient à expliquer comment elles fonctionnaient. – Tous me parlaient de démocratie, comme d’une chose toujours bonne ou comme d’une chose toujours mauvaise ; et je n’avais pas besoin d’une observation bien scrupuleuse pour m’apercevoir que la démocratie d’une époque ne ressemblait en rien à celle d’une autre époque, et pour conjecturer en conséquence que le même nom me cachait deux partis ou deux classes fort différentes. – J’avais lu, soit chez des historiens, soit chez des jurisconsultes, que Rome avait créé le droit civil, que ce droit, chose inconnue jusqu’alors dans le monde, avait été imaginé par le génie romain. Je me faisais pourtant cette objection, que si les Romains pour vivre en société avaient eu besoin de lois, les autres cités de l’Italie ou de la Grèce n’avaient guère pu s’en passer, et que, comme elles étaient plus vieilles que Rome, il y avait apparence qu’elles avaient eu un droit civil avant Rome. – Dans ce droit romain lui-même, il y avait des lois, par exemple celles qui concernent la succession, qui m’embarrassaient au plus haut point ; et j’étais bien étonné encore de retrouver ces mêmes lois, si bizarres en apparence, chez d’autres peuples et notamment chez les Athéniens. – Je ne m’expliquais pas non plus pourquoi les Romains distinguaient si radicalement la possession de la propriété et je ne comprenais rien aux lois agraires. – Étais-je plus heureux sur l’histoire de Sparte ? Mais d’après la manière dont je l’avais apprise, il semblait que Sparte n’eût jamais changé, que ses lois eussent été immuables, que ses institutions fussent toujours restées les mêmes, que pour elle enfin le temps n’eût pas coulé. Et, sans avoir encore une bien grande expérience des choses humaines et de leur perpétuelle mobilité, il me paraissait bien invraisemblable qu’un peuple fût demeuré si longtemps immobile. Que ses révolutions intérieures nous fussent restées cachées, qu’accomplies pacifiquement elles n’eussent pas saisi les imaginations, comme celles qui, surgissant tout à coup avec fracas, forcent les hommes à se souvenir d’elles longtemps, je pouvais bien le croire ; mais qu’il n’y eût pas eu du tout de révolution, il me semblait impossible de l’admettre. – Du reste, ce qui m’inquiétait surtout et me portait à douter, c’est que la plupart de ceux qui me parlaient des Romains ou des Grecs semblaient parler des Français ou des Anglais de leur temps. Ils supposaient presque toujours ces hommes vivant dans les mêmes conditions sociales que nous, et pensant comme nous sur presque toutes choses. Puis après les avoir présentés comme semblables à nous, on me disait brusquement : “Voici comment ils se gouvernaient.” En sorte que ma première pensée était naturellement celle-ci : Pourquoi ne sommes-nous pas gouvernés comme eux ? – On ne m’expliquait pas, en effet, comment ces formes de gouvernement s’étaient produites, à quels besoins sociaux elles avaient répondu, dans quelles conditions elles avaient pu subsister, quelles idées enfin ou quelles habitudes leur avaient donné l’autorité sur l’esprit des hommes et avaient permis à ces institutions d’exercer l’empire sur les volontés individuelles et de rendre les hommes heureux.

Je ne vous énumérerai pas, Messieurs, toutes les difficultés que je rencontrais ainsi. C’était une suite de problèmes insolubles. Cette histoire, même dans ses faits les plus avérés, me paraissait incompréhensible, et cependant le mystère tentait ma curiosité.

Je me décidai alors à ne plus avoir d’autres maîtres sur la Grèce que les Grecs, sur Rome que les Romains, et je résolus courageusement de lire les écrivains anciens. Je dis courageusement ; il n’y eut de courage que dans l’intention, et il ne m’en fut pas besoin, je vous assure, pour l’exécution. Car elle fut soutenue par un plaisir plus grand que je ne l’avais imaginé ; elle fut facile, et ne me donna pas un moment de dégoût ni d’ennui. Les écrivains des deux langues se suivirent devant mes yeux avec une grande variété et un agrément sans cesse renouvelé ; les histoires alternèrent avec les orateurs et les orateurs avec les poètes ; tantôt la tribune et tantôt le théâtre. Il se trouva que je m’étais condamné à lire ce qu’il y a de plus charmant au monde. Et je goûtai ainsi pendant trois ans deux des plus vifs plaisirs qui soient donnés à l’homme, celui de lire de belles choses et celui de trouver des vérités.

Peu à peu, je connus mieux ces anciens ; je vis leurs habitudes, leurs opinions, leurs besoins, leurs lois. De petits détails, en apparence insignifiants et inaperçus, m’éclairèrent sur leurs institutions. Je ne fus pas longtemps sans m’apercevoir que si ces institutions sont souvent mal comprises par nous, cela vient de ce que nous les étudions toutes seules comme des abstractions, sans tenir compte des nécessités au milieu desquelles elles prirent naissance, et surtout sans songer à l’état des esprits et aux croyances des hommes pour lesquels elles étaient faites. Étant bien persuadé que les lois extérieures et sensibles qui paraissent parmi les hommes ne sont que les signes et les symptômes des faits moraux qui se produisent dans notre âme, je m’attachai à étudier les croyances de la Grèce et de Rome, et bientôt je crus voir qu’entre ces croyances et les institutions il y avait un lien tellement étroit que les unes expliquaient les autres.

 

À partir de ce moment, les faits devinrent plus clairs pour moi. Remontant aux premiers âges de cette race, je fus frappé de l’opinion fort remarquable que l’homme s’était faite alors sur lui-même, sur sa personnalité, sur son âme, sur une sorte d’existence après celle-ci. Il me semblait évident que l’opinion que l’on se fait sur l’être humain doit influer beaucoup, dans toute société, sur la manière dont l’homme vit et se gouverne. Si l’homme se considère simplement comme un être matériel, vivant cette courte vie d’ici-bas et rien de plus, il y a grande apparence que les institutions ne seront que le résultat de la force ou tout au plus de l’intérêt bien entendu. Mais si, à une certaine époque et dans une certaine race, on s’est représenté l’homme comme un être immortel, qui, après cette existence, n’allait pas vivre à la vérité dans un autre monde, mais restait toujours dans celui-ci, invisible, mais présent et puissant, comme ombre, comme génie, comme divinité tutélaire veillant sur ses descendants, il me semble que les institutions domestiques ont dû être le fruit de cette croyance ou du moins être intimement liées avec elle. Je reconnus, en effet, que cet ensemble d’opinions sur l’homme, devenu une véritable religion en Grèce, en Italie, comme chez les anciens Hindous, avait constitué à l’origine la famille grecque et romaine, avait établi les cérémonies du mariage, avait fixé les liens de la parenté suivant un certain ordre qui ne ressemblait pas tout à fait au nôtre, avait fondé le droit de la propriété, et avait enfin consacré le droit d’héritage, suivant ce mode de succession, qui m’avait d’abord paru si étrange et qui me sembla dès lors très logique. Je vis ensuite ce même ensemble de croyances, après avoir élargi et étendu la famille, former une association plus grande, la cité. Famille et cité, c’étaient d’ailleurs la même constitution, les mêmes lois, les mêmes usages ; et c’est pour cela que je les ai réunies dans cette étude comme étant inséparables. J’entrevis alors la constitution à la fois politique et religieuse de ces cités, un culte rendu à l’État, des usages sacrés, des fêtes qui étaient des cérémonies saintes, des sacerdoces qui étaient en même temps des magistratures, une aristocratie de prêtres qui étaient en même temps des guerriers, enfin la religion si complètement confondue avec le gouvernement qu’on ne pouvait plus l’en distinguer. Tout cela, vous le voyez, me transportait bien loin de nos idées et de nos habitudes modernes ; mais tout cela expliquait les institutions et les usages de ces peuples anciens. – Puis ces constitutions une fois comprises, la série de révolutions se déroulait dans un ordre naturel. Les cités se transformaient peu à peu suivant un mode à peu près uniforme et par des causes faciles à saisir. Ces croyances, dont je viens de vous parler, se modifiant avec le temps, les institutions politiques, les lois civiles et le droit privé lui-même se modifiaient comme elles, et les transformations sociales suivaient régulièrement les transformations de l’intelligence.

Veuillez remarquer, Messieurs, qu’il n’est pas tout à fait sans importance d’avoir une idée vraie de cette Antiquité ou de s’en faire une idée fausse ; il n’est pas aussi indifférent qu’on peut le croire de se tromper sur elle ou de ne pas se tromper. Les destinées des peuples modernes ont quelquefois dépendu de la manière dont on a compris l’Antiquité, et de grands malheurs ont été la conséquence d’une erreur historique. La génération qui vivait en France il y a quatre-vingts ans avait étudié l’antiquité avec un long préjugé d’admiration ; elle parlait sans cesse du forum, des consuls, du sénat, des tribuns. Elle vantait beaucoup les vertus antiques et remettait en usage le nom de citoyen. Rome, Athènes, Sparte lui paraissaient les plus parfaits modèles sur lesquels on pût se régler. De l’admiration à l’imitation il n’y a pas loin. Le jour où les anciennes institutions françaises tombèrent d’elles-mêmes et par des causes naturelles que je n’ai pas à dire ici, le jour enfin où la France se trouva presque sans institutions, au lieu de chercher celles qui nous convenaient le mieux, on songea à nous donner celles des Romains et des Grecs. Or on les connaissait fort mal. Surtout on ne s’était pas demandé si elles étaient en rapport avec la situation matérielle ou morale des générations nouvelles. On les exhumait sans penser qu’elles appartenaient à une autre époque, qu’à une autre époque elles avaient vécu, et qu’à la nôtre elles n’avaient pas chance de vivre. [« J’aurai l’occasion de vous dire plus tard, lorsque je vous parlerai de la liberté chez les anciens, ou plutôt de l’absence complète de liberté, combien cette exhumation a été funeste à la liberté chez nous, et combien les doctrines introduites en 1792 sur l’État, doctrines calquées en grande partie sur celles des anciens, ont été infiniment moins libérales que celles que nous avions dans l’ancienne France. Sous d’autres rapports, l’imitation maladroite de l’Antiquité n’a pas été moins désastreuse ; c’est un peu à elle que nous avons été redevables de la Terreur ; car si la vengeance et la haine contre des adversaires sont de toutes les époques et de tous les partis, c’est seulement alors qu’on a vu proclamer en France, comme à Rome et en Grèce, que c’était un devoir et une vertu de faire mourir ses adversaires politiquesI. »] Il est résulté de là les plus fâcheuses contradictions et les plus déplorables méprises. Au nom de la liberté on a rétabli la vieille accusation d’incivisme. Au nom de la liberté on a donné à l’État l’omnipotence, on a gouverné par la dictature, et parce que les anciens punissaient de mort tout homme qui était réputé ennemi de l’État, on a cru que c’était un devoir et une vertu de faire mourir des adversaires politiques ; l’imitation maladroite de l’Antiquité nous a conduits à la Terreur. Certes si l’Antiquité eût été mieux étudiée on aurait reconnu tant et de si grandes différences entre elle et nous, entre nos idées et les siennes, entre elle et nous, entre nos idées et les siennes, entre son état social et le nôtre, qu’on n’aurait pas eu la tentation d’emprunter ses pensées, son langage et ses formes de gouvernement. Les démocrates en particulier, c’est-à-dire ceux qui étaient les plus ardents admirateurs de ces vieilles époques, auraient été bien surpris, je suppose, si une vue impartiale des faits leur eût montré à Rome et à Sparte, c’est-à-dire dans l’objet même de leur naïf enthousiasme, l’aristocratie la plus impérieuse, la plus tenace, la plus oppressive qui fut jamais. Leur admiration sans nul doute eût été bien refroidie. Il aurait été certainement bien désirable qu’on eût étudié l’Antiquité sans préjugé, sans parti pris, non pour la faire revivre chez nous et pour greffer ses lois sur notre état social, mais simplement au point de vue historique et philosophique, pour savoir ce que pensaient ces anciens hommes en matière de gouvernement et de droit civil, et pour connaître ainsi l’un des âges les plus curieux de notre humanité.

Ce serait assurément une étude à faire et qui pourrait profiter à beaucoup. Celui qui se préoccupe des questions politiques y verrait que, quelle que soit son opinion, ce n’est pas sur l’Antiquité qu’il doit l’appuyer. Celui qui étudie particulièrement les lois et qui consulte l’histoire en légiste, s’y convaincrait de l’alliance étroite qu’il y a nécessairement entre nos lois et l’état de notre âme, et combien les unes changent quand l’autre se modifie. Enfin celui qui observe les faits historiques en philosophie et simplement pour connaître l’homme, y verrait comment l’homme se forme ses croyances, comment de ses croyances il tire ses institutions, quelle route ses pensées et ses lois ont suivie, combien les historiens des anciens temps différaient de ceux du nôtre, et quel chemin l’humanité a parcouru en trente siècles.

Je ne me flatte certainement pas, Messieurs, de répondre à tous ces vastes problèmes. Je les poserai seulement devant vous ; je vous présenterai les faits qui pourront vous aider à les résoudre, et je les livrerai à vos réflexions. »

 

25 novembre 1862.

*

Voici les deux lettres adressées à L.A. Warnkoenig (conservées à la bibliothèque de Strasbourg et publiées, pour la première fois, par L. Halkin, dans les Mélanges Bidez, Bruxelles, 1934, pp. 465-474). Warnkoenig était un juriste de l’école historique allemande et l’auteur, entre autres, d’une Encyclopédie du droit. E. Laboulaye, professeur d’histoire des législations comparées au Collège de France, lui signale la parution de La Cité et lui suggère d’en faire un compte rendu. « Ce livre, lui écrit-il, est le développement des idées que vous et moi nous avons exposées sur la ressemblance primitive du droit indien et du droit romain, culte des mânes, foyer domestique, etc. L’auteur ne semble pas avoir connu nos indications. Dans quelques jours, quand j’aurai terminé sa lecture, j’écrirai à l’auteur et je lui conseillerai de vous adresser son ouvrage ; puisque vous ne faites rien en ce moment, il vous serait peut-être agréable d’en rendre compte. » Warnkoenig accepta et fit paraître un long compte rendu, favorable, dans une revue juridique d’Erlangen (Jahrbuch der deutschen Rechtswissenschaft, XI, 1865, pp. 81-94).

 

Strasbourg, 25 octobre 1864

« Monsieur le Professeur,

« Je viens de publier un livre, et je vous en envoie un exemplaire, que je vous prie d’agréer comme hommage.

Ce livre a pour titre La Cité antique. Je me suis efforcé de comprendre les institutions et le droit de la Grèce et de Rome. Je me suis appuyé sur la comparaison du vieux droit grec et du vieux droit romain avec le droit hindou. J’ai surtout essayé de montrer la relation étroite qu’il y a eu entre le droit des anciens et leurs croyances, comme entre leur droit et leur politique.

Douze années de recherches et de méditations m’ont amené à la conception d’une théorie qui explique clairement l’histoire ancienne. Je soumets mon travail aux savants de l’Allemagne ; je serai heureux que quelques jurisconsultes ou quelques historiens de votre pays veuillent bien examiner et discuter mon livre. Ils me montreront, peut-être, que je me suis trompé ; alors je le reconnaîtrai sincèrement ; si, au contraire, ils m’approuvent, alors mon travail n’aura pas été inutile à l’avancement de la science.

M. Ed. Laboulaye, notre jurisconsulte historien, m’a fait l’honneur de m’écrire et de me féliciter de mon ouvrage. C’est lui qui m’a engagé à vous faire hommage d’un exemplaire. Il me recommande à vous, et par votre intermédiaire, à l’Allemagne savante.

Veuillez agréer, Monsieur, mes sentiments de haute considération.

FUSTEL DE COULANGES, professeur à l’université de Strasbourg.

Je vous prie d’excuser, Monsieur, mon ignorance de la langue allemande. »

 

Strasbourg, 4 novembre 1864

« Monsieur,

« Je dois commencer par vous remercier de la lettre si bienveillante dont vous m’avez honoré. Rien ne pouvait m’être plus agréable que votre approbation. J’ai déjà reçu un assez grand nombre de lettres de mes compatriotes ; mais aucune d’elles n’a plus de prix à mes yeux que la vôtre. Car je suis convaincu qu’en matière de science historique, le jugement de l’Allemagne est d’un très grand poids.

Vous me faites l’honneur de me demander si, dans ces études sur la cité antique, je puis m’appuyer de l’autorité de quelques écrivains modernes. Je ne puis mieux vous répondre qu’en vous racontant en toute sincérité comment ce livre s’est fait.

Il y a quatorze ans, je fus frappé de la multitude de problèmes et d’énigmes qu’il restait encore à résoudre dans cette histoire de l’Antiquité. Je ne pouvais me rallier ni au système de Niebuhr, ni à celui qui prévaut dans les écoles de France. Je pris la résolution de recommencer mes études sur l’Antiquité ; j’oubliai, comme Descartes, ce qu’on m’en avait appris, et je me mis à lire tous les écrivains anciens ; travail que je fis avec la plus grande attention, et auquel j’employai neuf années.

Je m’imposai la loi de ne rien lire de ce qu’avaient écrit les modernes. D’après cette résolution, je n’ai pris connaissance de quelques travaux allemands, et, particulièrement, de ceux de M. Mommsen, qu’après que mon livre était presque achevé.

Vous voyez donc, Monsieur, que mes études sont toutes personnelles, ou du moins que je ne les ai faites qu’en compagnie des anciens. Si je me suis trompé, j’en suis seul responsable.

Quant à cette synthèse que vous avez remarquée dans mon livre, voici comment elle s’est formée dans mon esprit. À mesure que je me plongeais, par la lecture, dans cette antiquité, lisant ses historiens, ses poètes, ses orateurs, une foule de petits détails me frappaient par leur rapprochement et se groupaient ensemble. Comme, d’ailleurs, j’étais porté à me demander toujours la raison des choses, et à croire que, dans ces grands corps vivants qu’on appelle sociétés, il y a toujours un principe invisible qui fait la vie, je cherchais, au-dessous des formes extérieures et des phénomènes, les idées qui avaient dû engendrer et soutenir l’ordre social. Ce ne fut qu’après dix années de patientes lectures, de recherches, de méditations, que je crus avoir trouvé ces croyances et ces idées que je cherchais.

À partir de ce moment, tout me parut clair, simple, et nettement enchaîné dans cette vieille histoire. Je crus voir la solution de plusieurs énigmes. La naissance des sociétés et leurs révolutions s’expliquèrent.

Pourtant je me défiais de moi et je craignais fort d’être dans l’erreur. Alors, pendant près d’une année, je m’éloignai de mes auteurs grecs et latins, et me mis à étudier, un peu, les antiquités orientales, en cherchant surtout quelles avaient été les premières croyances et le droit primitif des Hindous. Or, chaque point que j’observais était pour moi un sujet de comparaison avec la Grèce et Rome. Un mot du Rig-Véda me rappelait un vers d’Euripide ; un texte de Manou me reportait à une loi des Douze Tables ou à un passage d’Isée ou de Lysias. Comparant toujours, je m’aperçus que les ancêtres des Hindous, des Italiens et des Grecs avaient eu, à une époque lointaine, des croyances et des institutions communes. Vous-même, il y a quelques années, vous avez indiqué ces similitudes dans votre Encyclopédie.

Cela me confirma dans les résultats que ma lecture des écrivains grecs et latins m’avait déjà fournis. Alors cette synthèse s’affermit ; mon opinion devint une conviction, et je conçus la pensée d’écrire un livre pour soumettre au monde savant ce que je crois être la vérité.

Avant d’écrire ce livre, j’en fis l’objet d’un cours public à Strasbourg. Ce cours s’adressait à un auditoire déjà instruit. Plusieurs professeurs de droit me firent l’honneur d’y assister. Je les priai de me proposer leurs objections et leurs doutes, et ils eurent l’obligeance de le faire. Leurs avis m’ont fait rectifier plusieurs erreurs ; leur approbation m’a soutenu dans ce difficile travail et c’est sur leur conseil que je me suis enfin décidé à publier mon livre.

Voilà, Monsieur, toute mon histoire ; puisque vous daignez vous occuper de moi, j’ai cru qu’il vous était utile de la connaître. J’ai cherché sincèrement la vérité scientifique. Mon genre d’esprit est tel que je ne puis pas me contenter de détails isolés et sans lien ; j’ai senti vivement le besoin d’expliquer et de coordonner les faits, et c’est ainsi qu’une synthèse s’est construite en moi, lentement et consciencieusement.

Je serai très heureux d’avoir le jugement de l’Allemagne, et je vous remercie vivement de la bonté avec laquelle vous voulez bien me présenter à vos compatriotes.

Daignez agréer l’assurance de ma haute considération en même temps que de ma reconnaissance, et me croire votre très humble et très obéissant serviteur,

FUSTEL DE COULANGES. »

I- Passage mis entre crochets par Fustel.