Chapitre 42
L’écho de la déflagration se prolongea de sommet en sommet. La chaleur de l’explosion se propagea sur le plateau comme une haleine de poudre. Les rochers s’effondrèrent dans un fracas d’orage. Une colonne de fumée ocre submergea le tertre qui se dressait au-dessus de la bouche de la galerie. Le vent la déchiqueta, la dispersa en quelques minutes, et le ciel fut bientôt rendu à son azur limpide.
Moram chercha des yeux l’approbation du donneur. Il s’aperçut que Solman pleurait à chaudes larmes, comme cela lui arrivait de temps en temps, sans raison apparente, et il préféra concentrer son attention sur Hora, qu’il avait repérée parmi les spectateurs installés aux premiers rangs. Parfois, il valait mieux éviter de battre avec le cœur du monde et se contenter d’écouter le sien. La jeune sourcière lui rendit son sourire d’une adorable moue. Moram perçut presque aussitôt le regard venimeux de Jazbeth, postée à quelques pas de sa rivale. Il n’avait jamais trop su comment s’y prendre pour rompre avec ses maîtresses, au point parfois qu’il en avait compté plus qu’il ne pouvait en satisfaire, même en abusant du kaoua. La condamnation de la galerie agissait sur lui comme un révélateur : c’était son passé, son ancienne vie, que la dynamite venait de souffler, et Jazbeth ne méritait ni son mépris ni son silence. Il adressa un nouveau sourire à Hora et s’avança d’un pas décidé vers son ancienne maîtresse.
Solman ne reverrait pas Wolf aujourd’hui. Leur conversation avait probablement causé au Scorpiote autant de peine, voire davantage, qu’à lui-même, et Wolf, comme un fauve blessé, était parti cacher sa souffrance dans l’un de ces recoins secrets qui avaient abrité l’essentiel de son existence. Les hommes rangeaient déjà le matériel dans les remorques et fêtaient cette petite victoire sur l’ennemi d’une gorgée de kaoua ou d’un verre de vin de fruits.
« Faudrait y aller maintenant. »
Moram, d’habitude si tonitruant, avait parlé d’une voix douce, respectueuse du chagrin du donneur. Solman s’essuya les yeux d’un revers de manche et aperçut, sur la joue du chauffeur, l’empreinte rouge vif d’une main.
« Jazbeth, expliqua Moram. Elle… euh, n’a pas supporté que je rompe et m’a balancé une gifle. Une vraie, bien sonore. Ça a fait rigoler tout le monde. Sauf Hora, qui est venue m’embrasser. Elle était encore plus rouge que moi ! Elle me plaît bien, cette petite.
– Tu veux dire que tu en es complètement amoureux ! releva Solman.
– Ah, tu crois ? C’est que je ne suis pas plus intelligent que les autres, alors ? »
Solman sourit.
« Seuls les idiots croient que l’amour rend idiot.
– Ben, si tous les maris n’étaient pas des idiots finis, leurs femmes ne seraient jamais venues me trouver. »
Ils se dirigèrent d’un pas tranquille vers le camion de tête. Autour d’eux, ce n’étaient que plaisanteries, éclats de rire, étreintes et bourrades. Le soleil, l’air pur et vif des montagnes redonnaient aux Aquariotes le goût de vivre.
Ils ont gagné un sursis, songea Solman, mais pour combien de temps ? Y a-t-il sur cette terre un endroit capable encore de les abriter ?
« Je suis désolé pour Kadija, dit Moram. Je me rends compte, maintenant, de toute l’importance qu’une femme peut avoir pour un homme. Pas simplement pour la… enfin, tu me comprends.
– Elle n’avait pas seulement de l’importance pour moi, répondit Solman. Mais pour nous tous.
– On tâchera de s’en sortir sans elle. On continuera à pied si on tombe en panne de gaz. »
Les chauffeurs vérifièrent les attaches des voitures et des remorques. Le soleil, déjà haut dans le ciel, plaquait un or scintillant sur la moitié de la surface du plateau. Ses rayons vifs dispensaient une chaleur revigorante entre les rafales.
« Et Wolf, qu’est-ce qu’il te voulait ? » s’enquit Moram.
À califourchon sur l’attache, il redressait la tige filetée d’un écrou en se servant de la crosse de son revolver comme d’un marteau.
« Me parler du passé, répondit Solman, évasif.
– Le passé est mort.
– Il a vécu pendant des siècles à travers les anciens hommes, et il continue à vivre à travers nous. Parce que nous ne l’avons jamais regardé en face. Parce que nous n’acceptons pas de nous regarder avec les yeux de l’amour. »
Moram s’interrompit et lança au donneur un regard perplexe.
« C’est que… c’est pas toujours facile de se supporter. On est plutôt à l’étroit dans cette putain de carcasse. De là à se regarder avec amour, comme tu dis, il y a un sacré fossé ! »
Trois ululements graves et brefs incisèrent le silence majestueux du massif. Le chauffeur leva la tête avec la vivacité d’un animal aux abois.
« Eh, c’est à moi de donner le signal du départ ! Et pas avec trois coups, mais cinq. »
Ils se précipitèrent vers l’avant du camion.
Ils distinguèrent alors les centaines de points noirs et mouvants qui, dans le lointain, couvraient toute la largeur du plateau. Quelqu’un frappa sur le pare-brise. Le visage encore ensommeillé et inquiet de Glenn se découpait derrière la vitre éclaboussée de lumière.
« On dirait… des chiens », fit Moram d’un ton sinistre.
Solman, pourtant, n’avait pas ressenti ce mal au ventre qui l’informait de l’approche des légions de l’Apocalypse. Les animaux étaient encore trop éloignés pour qu’on puisse les distinguer, mais ils paraissaient marcher d’une allure paisible, comme sûrs de leur fait.
« On grimpe dans les camions et on fonce à toute blinde dans le tas ! » grogna Moram.
Solman prit le chauffeur par le bras.
« Attends. »
Il venait en effet de remarquer la silhouette qui avançait au milieu de la horde.
La silhouette élancée, aérienne, d’un ange.