L’écho de la déflagration se prolongea de sommet en sommet. La
chaleur de l’explosion se propagea sur le plateau comme une haleine
de poudre. Les rochers s’effondrèrent dans un fracas d’orage. Une
colonne de fumée ocre submergea le tertre qui se dressait au-dessus
de la bouche de la galerie. Le vent la déchiqueta, la dispersa en
quelques minutes, et le ciel fut bientôt rendu à son azur limpide.
Moram chercha des yeux l’approbation du donneur. Il s’aperçut
que Solman pleurait à chaudes larmes, comme cela lui arrivait de
temps en temps, sans raison apparente, et il préféra concentrer son
attention sur Hora, qu’il avait repérée parmi les spectateurs installés
aux premiers rangs. Parfois, il valait mieux éviter de battre avec le
cœur du monde et se contenter d’écouter le sien. La jeune sourcière
lui rendit son sourire d’une adorable moue. Moram perçut presque
aussitôt le regard venimeux de Jazbeth, postée à quelques pas de sa
rivale. Il n’avait jamais trop su comment s’y prendre pour rompre
avec ses maîtresses, au point parfois qu’il en avait compté plus qu’il ne
pouvait en satisfaire, même en abusant du kaoua. La condamnation
de la galerie agissait sur lui comme un révélateur : c’était son passé,
son ancienne vie, que la dynamite venait de souffler, et Jazbeth ne
méritait ni son mépris ni son silence. Il adressa un nouveau sourire à
Hora et s’avança d’un pas décidé vers son ancienne maîtresse.
Solman ne reverrait pas Wolf aujourd’hui. Leur conversation avait
probablement causé au Scorpiote autant de peine, voire davantage,
qu’à lui-même, et Wolf, comme un fauve blessé, était parti cacher sa
souffrance dans l’un de ces recoins secrets qui avaient abrité l’essen
tiel de son existence. Les hommes rangeaient déjà le matériel dans les
remorques et fêtaient cette petite victoire sur l’ennemi d’une gorgée
de kaoua ou d’un verre de vin de fruits.
« Faudrait y aller maintenant. »
Moram, d’habitude si tonitruant, avait parlé d’une voix douce, respectueuse du chagrin du donneur. Solman s’essuya les yeux d’un
revers de manche et aperçut, sur la joue du chauffeur, l’empreinte
rouge vif d’une main.
« Jazbeth, expliqua Moram. Elle… euh, n’a pas supporté que je
rompe et m’a balancé une gifle. Une vraie, bien sonore. Ça a fait rigoler tout le monde. Sauf Hora, qui est venue m’embrasser. Elle était
encore plus rouge que moi ! Elle me plaît bien, cette petite.
– Tu veux dire que tu en es complètement amoureux ! releva Solman.
– Ah, tu crois ? C’est que je ne suis pas plus intelligent que les
autres, alors ? »
Solman sourit.
« Seuls les idiots croient que l’amour rend idiot.
– Ben, si tous les maris n’étaient pas des idiots finis, leurs femmes
ne seraient jamais venues me trouver. »
Ils se dirigèrent d’un pas tranquille vers le camion de tête. Autour
d’eux, ce n’étaient que plaisanteries, éclats de rire, étreintes et bourrades. Le soleil, l’air pur et vif des montagnes redonnaient aux Aquariotes le goût de vivre.
Ils ont gagné un sursis, songea Solman, mais pour combien de
temps ? Y a-t-il sur cette terre un endroit capable encore de les abriter ?
« Je suis désolé pour Kadija, dit Moram. Je me rends compte, maintenant, de toute l’importance qu’une femme peut avoir pour un
homme. Pas simplement pour la… enfin, tu me comprends.
– Elle n’avait pas seulement de l’importance pour moi, répondit
Solman. Mais pour nous tous.
– On tâchera de s’en sortir sans elle. On continuera à pied si on
tombe en panne de gaz. »
Les chauffeurs vérifièrent les attaches des voitures et des
remorques. Le soleil, déjà haut dans le ciel, plaquait un or scintillant
sur la moitié de la surface du plateau. Ses rayons vifs dispensaient
une chaleur revigorante entre les rafales.
« Et Wolf, qu’est-ce qu’il te voulait ? » s’enquit Moram.
À califourchon sur l’attache, il redressait la tige filetée d’un écrou
en se servant de la crosse de son revolver comme d’un marteau.
« Me parler du passé, répondit Solman, évasif.
– Le passé est mort.
– Il a vécu pendant des siècles à travers les anciens hommes, et il
continue à vivre à travers nous. Parce que nous ne l’avons jamais
regardé en face. Parce que nous n’acceptons pas de nous regarder avec
les yeux de l’amour. »
Moram s’interrompit et lança au donneur un regard perplexe.
« C’est que… c’est pas toujours facile de se supporter. On est plutôt
à l’étroit dans cette putain de carcasse. De là à se regarder avec amour,
comme tu dis, il y a un sacré fossé ! »
Trois ululements graves et brefs incisèrent le silence majestueux du
massif. Le chauffeur leva la tête avec la vivacité d’un animal aux abois.
« Eh, c’est à moi de donner le signal du départ ! Et pas avec trois
coups, mais cinq. »
Ils se précipitèrent vers l’avant du camion.
Ils distinguèrent alors les centaines de points noirs et mouvants
qui, dans le lointain, couvraient toute la largeur du plateau. Quelqu’un frappa sur le pare-brise. Le visage encore ensommeillé et
inquiet de Glenn se découpait derrière la vitre éclaboussée de lumière.
« On dirait… des chiens », fit Moram d’un ton sinistre.
Solman, pourtant, n’avait pas ressenti ce mal au ventre qui l’informait de l’approche des légions de l’Apocalypse. Les animaux étaient
encore trop éloignés pour qu’on puisse les distinguer, mais ils paraissaient marcher d’une allure paisible, comme sûrs de leur fait.
« On grimpe dans les camions et on fonce à toute blinde dans le
tas ! » grogna Moram.
Solman prit le chauffeur par le bras.
« Attends. »
Il venait en effet de remarquer la silhouette qui avançait au milieu
de la horde.
La silhouette élancée, aérienne, d’un ange.