Des couleurs et des lettres
Luciano est italien. Il est né dans un petit village de Toscane, au pied des tours de San Geminiano dont la silhouette massive se détache fièrement sur le ciel depuis le Moyen Âge, à la façon d'un Manhattan médiéval. Il n'a jamais quitté sa région dont les champs labourés constituent un gigantesque patchwork aux couleurs changeantes selon les saisons. Un patchwork dont les allées de cyprès qui conduisent aux fermes plantées au sommet des collines seraient les coutures apparentes, cousues à gros points. Luciano travaille aujourd'hui à Florence, dans une agence de voyages. Mais il revient dès qu'il le peut dans son village, dans la maison de ses parents aux lourds murs de pierre qui sentent la chaleur et le grain. Il n'y a que là qu'il se sente bien, au creux des vallons dénudés par le travail millénaire des hommes, les pieds plantés dans la terre ocre et brune de ses ancêtres. C'est là qu'il s'est marié, avec une fille du coin, et là qu'il espère finir sa vie, sous la treille de vigne et de glycine qui court sur la façade de la demeure familiale.
Il repasse toujours avec la même émotion devant le bâtiment de la mairie, qui abritait également l'école, aujourd'hui désaffectée, faute d'élèves. Car depuis sa plus tendre enfance, Luciano se sait différent des autres. Et cette différence, il l'a découverte ici, en apprenant à lire avec les autres gamins du village. Très vite, il s'est rendu compte qu'il associait une couleur à chaque lettre nouvelle, chaque consonne, chaque voyelle, que lui apprenait l'instituteur. Et les mots se transformaient ainsi en lignes colorées aux élégantes arabesques. Il avait cru d'abord que tous les enfants étaient comme lui. Il lui avait fallu des années, et bien des rabrouements, pour admettre qu'il n'en était pas ainsi. Même ses parents n'ont sans doute jamais été vraiment convaincus de cette particularité. Et il a abandonné de longue date l'idée de les en persuader. À quoi bon, après tout ? Et qu'est-ce que ça changerait pour lui ?
À l'époque du lycée, il avait joué de cet étrange atout pour produire quelques textes qui avaient fait l'admiration de ses professeurs et lui avaient valu de jolis succès aux compositions littéraires. Il l'avait aussi utilisé pour attirer les filles, les inondant de poèmes de sa composition. La mèche rebelle et la chemise blanche largement ouverte sur le torse faisaient le reste. C'est même comme ça qu'il avait séduit sa femme. Mais il avait bien vite renoncé à expliquer ce qu'il ressentait, lassé de se heurter à l'incrédulité générale. Au fond, préserver le mystère apparaissait mille fois préférable. Et tellement plus confortable.
Pourtant, sur les conseils de son épouse, Luciano a mené son enquête en secret. Il était évidemment impossible qu'il soit le seul sur terre affecté d'une telle anomalie. C'est ainsi qu'il a découvert récemment, grâce à Internet, qu'il faisait partie d'un club très fermé, celui des synesthètes, comptant quelques centaines de membres de par le monde. Et il appartient aujourd'hui à l'organisation internationale regroupant les heureux élus sujets à la même particularité que lui, l'association internationale des synesthètes.
Diagnostic
Le phénomène des synesthètes fait l'objet de recherches depuis 1980. Le mot « synesthésie » vient du grec syn qui signifie ensemble et aistesis qui signifie perception. Les individus qui présentent cette curiosité proche d'un sixième sens associent un mot et une couleur. Les lettres de l'alphabet provoquent la sensation de percevoir une couleur. Le « i » est souvent perçu entre le blanc et le gris, le « u » entre le jaune et le beige. Arthur Rimbaud attribuait également une couleur à chaque voyelle prononcée.
Les sensations vécues varient selon chaque personne et se poursuivent tout au long de la vie.
De récentes recherches britanniques estiment que les femmes sont majoritairement synesthètes et qu'un individu sur deux mille présente cette différence, chiffre peut-être un peu élevé.
De nombreux spécialistes, neurologues et psychiatres s'interrogent sur les causes de ce trouble de la perception qui est peut-être un signe permettant de prévoir une évolution du cerveau. L'univers des synesthètes est difficilement accessible pour ceux qui ne connaissent pas cette curieuse perception.
Yvonne Duplessis, qui a découvert l'audition colorée dans son enfance, travaille depuis de nombreuses années à Paris sur la perception des couleurs que l'on peut ressentir autrement que par la vision. Elle a soumis de nombreux sujets à plusieurs milliers d'expériences qui ont montré que l'on pouvait percevoir les couleurs sans les voir ni les toucher.