Dépersonnalisation

Cela n'a sans doute rien à voir avec l'enseignement de la philosophie, dont il a fait son métier, mais Paul a le sentiment de trimballer depuis l'adolescence une forme de mélancolie dont il n'est jamais parvenu à se défaire totalement. Certes, il y a probablement des antécédents familiaux qui peuvent expliquer un certain nombre de troubles. Une mère effacée et soumise, comme beaucoup de femmes de sa génération. À l'inverse, un père très autoritaire, toujours insatisfait, fréquemment colérique. Mais cette mélancolie lui est venue plus tard. Peut-être bien à ce moment incertain où l'on passe de l'adolescence à l'âge adulte.

Cela correspond pour Paul à cette période de doute qui a suivi sa réussite au concours de l'agrégation de philosophie. D'un côté, ce succès représente pour lui une formidable récompense, après plus de cinq ans de labeur acharné, et aussi l'occasion de montrer aux siens, et notamment à son père, qu'il est capable de réussir quelque chose dans la vie. Mais, en même temps, il le vit comme un enfermement. Comme si sa vie, désormais, était toute tracée, qu'il n'y avait plus qu'à suivre les rails. Plus de choix, en somme. Il a alors 23 ans, et il lui semble que sa vie est déjà finie.

C'est à peu près à cette époque que Paul fait la connaissance de celle qui va devenir sa femme. En fait, les choses se passent très vite, sans que Paul prenne vraiment le temps d'y réfléchir. Pauline précipite les événements. Et lui, par facilité et parce qu'au fond, ça ne lui déplait pas, laisse faire. À peine quelques semaines après leur rencontre dans un club de jazz, elle lui propose de l’épouser. Et il accepte. Et même si l'on ne peut véritablement parler de passion entre eux, leur union est plutôt heureuse. Ils forment un couple aimant, soudé par la tendresse et par un intérêt commun pour les choses de l'esprit. La naissance de leur fils Julien les rapproche encore. Paul obtient à ce moment-là un poste en classe préparatoire dans un lycée prestigieux et semble enfin accepter un métier choisi plus ou moins par défaut. Pourtant, il garde au fond de lui un sentiment quasi permanent d'insatisfaction. Cette fichue mélancolie, comme il dit, qui ne lâche jamais tout à fait prise mais dont il n'arrive pas à déterminer l'origine. Mais, au fond, le souhaite-t-il vraiment ? Néanmoins, les choses auraient pu continuer longtemps ainsi, dans une sorte de douce et morne résignation. Qu'est-ce qui a poussé Paul à tout bousculer d'un seul coup ? Sur le moment, Paul ne se pose pas vraiment la question. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il ne veut plus de sa vie telle qu'elle est. Il annonce à Pauline son intention de demander le divorce et quitte la maison du jour au lendemain pour s'installer à l'hôtel, n'emportant avec lui que quelques livres et quelques effets personnels. Tout le reste, il le laisse à sa femme. Il n'entend rien garder.

Cause ou conséquence de cette rupture – il n'en sait trop rien lui-même –, Paul se met alors à vivre de façon débridée une homosexualité sans doute latente depuis l'adolescence mais jamais assumée. Certes, ce n'est pas franchement une découverte. Depuis toujours, Paul est attiré par les garçons et se retourne discrètement sur eux dans la rue, au point que même Pauline s'en était aperçu et le raillait fréquemment à ce sujet. Mais quelque chose l'avait jusqu'alors retenu de passer à l'acte. Peu à peu, il s'enhardit et commence à fréquenter les lieux spécialisés dont il découvre les adresses sur Internet, les saunas réservés aux hommes et ces « usines à baise » que sont certains bars ouverts de jour comme de nuit et dans lesquels il suffit de se faufiler discrètement pour trouver du plaisir. Tout à sa découverte – une découverte de lui-même, au fond –, il se noie dans un tourbillon de sexe, comme s'il lui fallait rattraper le temps perdu. D'autant que cela ne l'engage pas. Pas besoin d'en parler à qui que ce soit. Dans sa vie courante, Paul reste le même. Il continue à assumer ses cours au lycée, voit régulièrement son fils, dîne de temps à autre avec des collègues ou des amis. Et ce qu'il vit par ailleurs, les rencontres éphémères, les jouissances furtives dans des cabines, tout cela peut demeurer totalement caché.

Sauf que cette double vie finit par lui peser. Sans doute dans ce qu'elle a d'inassumé. Mais, surtout, parce que ce n'est pas ce à quoi Paul aspire réellement, au plus profond de lui. Du coup, il connaît à nouveau de longues périodes de mélancolie pendant lesquelles il reste enfermé chez lui, quasiment sans voir personne. Sa vie sociale se résume aux quelques heures hebdomadaires qu'il passe au lycée. Il s'enfonce dans une introspection stérile et sombre peu à peu dans la dépression. Sur les conseils d'un collègue d'histoire, qui l'a sans doute mieux perçu qu'il ne l'imagine, il accepte néanmoins de rencontrer un psychiatre-psychanalyste. Pendant quelques mois, il se rend une fois par semaine à son cabinet. Mais il finit par abandonner. Trop douloureux, trop lourd, trop long. Les séances ne lui apportent pas le soulagement immédiat qu'il espérait. Cela ne l'aide pas. Du moins c'est ce qu'il se dit. Il y a trop de secrets à soulever, un désespoir trop ancien, trop enraciné, qui remonte probablement à l'enfance. Mais le résultat est que Paul se sent de plus en plus mal, de plus en plus triste. Jusqu'à ce qu'un beau matin, à la veille des vacances de Noël, il soit incapable de se lever et de faire sa toilette pour assurer ses derniers cours du trimestre devant ses étudiants. Assis au bord de son lit, en proie à une immense fatigue, il est saisi d'une crise de larmes que rien ni personne ne semble en mesure de pouvoir arrêter. Les larmes sortent de ses yeux presque à jet continu et ce n'est même pas douloureux. C'est juste une tristesse insondable, si profonde qu'elle en est indicible. Il réussit néanmoins à se rendre jusqu'au cabinet médical de son médecin généraliste, à quelques rues du studio qu'il loue depuis son divorce. Le praticien ne tarde pas à évoquer une dépression – Paul en présente tous les symptômes les plus courants – et lui conseille de consulter un spécialiste au plus vite. Ce que Paul, soulagé au fond qu'on le prenne en charge, accepte aisément. Le médecin obtient un rendez-vous pour lui auprès d'un psychiatre de sa connaissance. Ce dernier reçoit Paul dès le lendemain. Il confirme le diagnostic de son confrère et propose à son nouveau patient un arrêt de travail d'un mois. Le temps, dit-il, qu'il se ressaisisse. Il lui prescrit par ailleurs des antidépresseurs et des anxiolytiques. Le cocktail habituel.

Le traitement ne tarde pas à faire effet et permet à Paul de reprendre son existence ordinaire. Il s'accroche. À la rentrée de janvier, il retrouve le chemin du lycée avec soulagement et éprouve même un certain plaisir à renouer le dialogue avec ses étudiants. Et il a accepté de reprendre une analyse. Deux fois par semaine, il s'allonge sur le divan de son nouvel analyste. Mais cette fois, il a vraiment l'impression que cela lui fait du bien. Sans doute parce qu'il accepte désormais de jouer le jeu. En tout cas, Paul se sent mieux dans sa vie, dans son corps. Mieux, lui semble-t-il, que jamais auparavant. Et, du coup, le désir de nouer une relation durable avec un garçon s'impose à lui. Il reprend ses virées nocturnes, connaît effectivement des aventures un peu plus durables, mais dont aucune n'excède quelques semaines et ne débouche sur une vie de couple telle qu'il l'espérait. Il tente bien quelques incartades sur des sites de rencontre sur Internet, mais sans plus de succès. Malgré tout, Paul a le sentiment d'assumer enfin ce qu'il est. Certes pas au point de s'en ouvrir à ses proches, à sa famille ou à ses amis. Mais tout de même. Et cela se voit à sa manière d'être, de se tenir, de s'habiller. Plus sûr de lui, désormais, et malgré les réticences de son médecin, Paul décide, dans un premier temps, d'arrêter son traitement médicamenteux, estimant ne plus en avoir besoin. Puis, quelques semaines plus tard, il interrompt son analyse. Celle-ci, se dit-il, ne lui est plus d'aucun secours. Il a le sentiment d'être dans une impasse, de faire face à un mur infranchissable. Inutile donc de s'acharner en vain !

C'est alors que le comportement de Paul commence à changer de façon radicale. Lui habituellement toujours si poli, si courtois, tellement bien élevé, devient de plus en plus incisif, voire carrément agressif. Cela se manifeste d'abord auprès de ses élèves. Mais ce comportement violent, Paul l'a également dans la vie courante, auprès des commerçants, dans les transports, dans la rue. Ce qui lui vaut d'être prit à parti à plusieurs reprises par des passants offusqués. Mais sans que ça l'arrête pour autant. Sauf que cela finit pas déteindre sur ses relations avec les parents d'élèves et, surtout, avec son administration. Un autre signe aurait dû alerter son entourage : Paul se néglige de plus en plus, se laisse pousser la barbe, met des chemises pas toujours propres et des pantalons qui ne sont plus repassés.

 

Le comportement de Paul est si étrange que son entourage commence à sérieusement s'en inquiéter, à commencer par son frère Pierre-Jean. D'autant que ce dernier, lors de deux ou trois invitations à dîner successives, constate que ces troubles de comportement s'accompagnent d'une boulimie, d'une voracité qu'il ne lui a jamais connu auparavant. Paul se jette désormais carrément sur la nourriture. Cela apparaît d'autant plus étonnant que jusqu'alors Paul était un homme aux habitudes plutôt frugales, très soucieux de son apparence et de sa ligne.

Pierre-Jean réalise alors que son frère ne va pas bien du tout. Il essaye bien d'ouvrir un dialogue avec Paul mais celui-ci s'obstine. Il va très bien, dit-il, et n'a besoin de personne. Pourtant, son comportement fait le vide autour de lui. Même son fils, les rares fois où il rentre en France – il est désormais étudiant à Montréal –, refuse de le voir par peur d'avoir à supporter une nouvelle pluie d'invectives et de grossièretés. Tant et si bien que Paul est finalement obligé d'admettre la gravité de son état et d'accepter la proposition de son frère de consulter un neurologue de renom.

Ce dernier commence par faire parler Paul. Il l'interroge longuement, écoute très attentivement ses réponses. Puis il le fait marcher dans son cabinet tout en continuant à discuter avec lui. Il observe sa démarche, en quête de dysfonctionnements, de tremblements éventuels. Il évalue aussi les mouvements des yeux et teste les réflexes de Paul. Il recherche l'existence de possibles troubles de la vigilance et vérifie un certain nombre d'autres fonctions cognitives. Il poursuit son investigation par des tests destinés à mettre en évidence des troubles de l'humeur, par exemple, une tristesse manifeste, une baisse subite d'intérêt, un manque de concentration, une certaine perte de contrôle de soi, voire des négligences en matière d'hygiène ou d'habitudes alimentaires. Aux termes de cette première consultation, le médecin prescrit une nouvelle série d'examens et de tests. Ces tests permettent d'évaluer la mémoire, la parole, les mouvements ainsi que le niveau de compréhension et l'humeur de ce dernier. Ils sont complétés par une IRM et un scanner. Finalement, après plusieurs semaines d'examens, un diagnostic peut enfin être posé pour expliquer les troubles de comportement que connaît Paul depuis si longtemps. Celui de Démence Fronto-Temporale (DFT) qui traduit une atrophie ou une dégénérescence des lobes frontaux et temporaux.

Diagnostic

La Démence Fronto-Temporale, encore appelée DFT, est une forme peu connue de démence, qui détruit la sensibilité sociale et les émotions. L'âge de début de ce type de démence est d'environ 50 ans.

La Démence Fronto-Temporale se manifeste essentiellement par des troubles du comportement, qui prédominent le plus souvent, ainsi que des troubles du langage qui apparaissent ensemble ou successivement dans le temps, et varient selon les personnes atteintes.

La Démence Fronto-Temporale, décrite en 1892 par le docteur Arnold Pick, neurologue, se caractérise par une dégénérescence et une mort progressive de cellules cérébrales situées dans les régions antérieures des aires frontales et temporales du cerveau.

Au début de l'évolution de la maladie, la personne atteinte semble normale mais développe des troubles du comportement qui ne l'alertent pas.

Elle semble désintéressée de tout, y compris de ses proches, et se replie peu à peu sur elle-même.

D'autres personnes deviennent impatientes, irritables et violentes, manifestant des comportements asociaux.

Il leur est impossible de contrôler leur comportement, ils négligent leur hygiène, ont des propos grossiers, présentent une baisse de motivation et une modification de leur personnalité.

Des épisodes d'excitation s'observent chez les personnes atteintes qui peuvent présenter une trop grande jovialité, faire des blagues et se comporter parfois même comme des enfants. D'autre part, elles font souvent des plaisanteries un peu « lourdes », et inappropriées.

La Démence Fronto-Temporale représente le type de démence le plus fréquent des personnes de moins de 60 ans. Les capacités d'empathie de la personne atteinte envers les autres et notamment de ses proches diminuent.

La fatigue, le stress et la dépression sont souvent les diagnostics évoqués au début de la maladie.

Les troubles du langage les plus fréquemment observés dans la Démence Fronto-Temporale sont les difficultés à trouver les mots appropriés, la répétition systématique de ce que disent les personnes autour et le bégaiement.

Au cours de l'évolution de la maladie, la personne est privée de sa dignité sociale et de ses émotions.

Le diagnostic de la démence fronto-temporale est difficile et ne se fait souvent qu'au bout de longues périodes, car cette pathologie présente de nombreuses manifestations communes à plusieurs maladies neurologiques, comme une tumeur du lobe frontal, un traumatisme crânien, une anomalie vasculaire ayant provoqué un infarctus cérébral, certaines maladies infectieuses, un autre type de démence ou à la consommation d'alcool. La maladie d'Alzheimer diffère de la démence fronto-temporale par l'apparition précoce des troubles de la mémoire et de l'orientation.

 

Le recours à une évaluation neurospychologique précise comprenant de nombreux tests et questionnaires, comme par exemple l'échelle de Mattis, l'épreuve de Grober et Buschke, ou l'épreuve de Stroop, effectués au cours de consultations spécialisées, permettent d'évaluer la mémoire, la parole, la compréhension, les mouvements et l'humeur.

L'évaluation comportementale s'effectue grâce à des outils aidant au diagnostic de ce type de démence comme l'échelle de dyscomportement frontal.

L'IRM et le scanner permettent de confirmer le diagnostic mais également de mettre en évidence la présence d'une atrophie des lobes frontaux et temporaux. Cet examen permet également d'éliminer d'autres diagnostics.

Aucun traitement ne peut empêcher l'évolution d'une démence fronto-temporale. L'évolution, en l'absence de traitement efficace, conduit au décès en moins d'une dizaine d'année environ.