Descente en Enfer

Orphelin à l'âge de 4 ans, Jacques Brunet avait été élevé par une tante éloignée, tante Gisèle, qui lui avait toujours voué une affection sans faille. Brave femme, au solide bon sens campagnard, celle-ci avait pourtant eu fort à faire. Car Jacques n'avait jamais été ce que l'on appelle un enfant facile. La mort accidentelle de ses parents avait été pour lui un choc irréparable. Il se souvenait encore de l'assistante sociale venue le chercher à la sortie de l'école pour lui apprendre l'inacceptable : le carambolage routier qui venait de lui ravir son père et sa mère. Il n'en avait jamais reparlé, se réfugiant dans un silence têtu, obstiné, se refusant à toute manifestation de douleur. Au point que cela avait pu passer, à l'époque, pour une absence totale de sensibilité : pas une larme, pas un mot. Rien.

Après un court séjour à l'orphelinat de Sélestat, sa ville natale, Jacques avait été confié par l'Assistance publique à la garde de sa tante, qui l'avait immédiatement pris en affection. Pour cette veuve de guerre que la vie n'avait guère gâtée jusqu'alors, Jacques avait été une sorte de cadeau. Une source d'espoir, de bonheur. Une motivation nouvelle. Certes, elle était parfois déroutée par cet enfant taciturne, secret, sujet à de brusques accès de violence aussi imprévisibles qu'inexplicables. Mais elle l'aimait bien, ce gamin rêveur aux boucles brunes, aux yeux sombres, presque noirs, qui tranchaient radicalement avec la blondeur environnante des petits Alsaciens.

Pourtant, lorsque Jacques fit son entrée au cours complémentaire, les difficultés commencent. Voilà que l'enfant réservé et timide s'est mué en un adolescent révolté, intraitable, prompt à la bagarre, au coup de poing facile. Une mutation qui décourage toutes les bonnes volontés, à commencer par celles de ses professeurs du collège Jules-Ferry de Strasbourg.

En fait, l'institution scolaire se débarrasse de lui. Et Jacques n'accepte pas mieux les règles d'un patron que celles de l'école. Il vagabonde avec les bandes du voisinage, dont il devient une sorte de figure de proue : petits larcins, fugues épisodiques, bagarres de rue lui valent quelques séjours au commissariat du quartier. Au point que sa tante est finalement obligée d'accepter, la mort dans l'âme, un placement en foyer.

À 17 ans, Jacques devance l'appel : dix-huit mois de service militaire qui ne lui apporteront rien, sinon le goût du tabac brun.

C'est durant son séjour à Baden-Baden qu'il apprend le décès de sa tante. Faute de permission, il n'assistera pas à son enterrement. Mais l'eût-il souhaité ? Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'il perd alors son dernier point d'ancrage.

De petit boulot en petit boulot il prolonge volontairement une existence d'adolescent attardé. Refus de se fixer, de jouer le jeu des adultes. Qui sait exactement ce qui se passe dans la tête de ce jeune homme doué mais instable, velléitaire, qui multiplie les aventures amoureuses comme un antidote à la solitude ?

Car, à 34 ans, Jacques Brunet n'a rien perdu de son charme, bien au contraire. Une lourde tignasse tombe en cascade sur ses épaules, et une barbe naissante, soigneusement entretenue, lui donne ce soupçon de virilité qui fait fondre les filles. Vêtu d'un éternel blouson de cuir noir artistiquement râpé, il passe pour un « tombeur » de jeunes filles de bonne famille excitées par le délicieux frisson d'un danger pourtant mesuré.

Et Florence Mery ne fera pas exception à la règle. À 22 ans, elle vient d'obtenir son CAPES de lettres modernes et s'apprête à embrasser la carrière périlleuse, mais ô combien exaltante, de professeur de lycée.

 

D'emblée, l'entente est totale. L'accord parfait, pourrait-on dire. Pour la première fois, Jacques est sous le charme. Il s'attache à Florence comme ça ne lui était jamais arrivé avec une autre femme. Il trouve en elle cet équilibre, cette stabilité qui lui ont toujours fait défaut depuis la mort accidentelle de ses parents. Mystérieuse alchimie de l'amour qui fait que deux êtres que tout sépare vont se trouver réunis de manière indéfectible. Sans doute Jacques admire-t-il le savoir, l'assurance de Florence. Et aussi la liberté avec laquelle elle use de son corps sans retenue, sans entrave, sans interdit. Et si ses cris de jouissance rameutent tous les voisins du palier, il s'en moque éperdument. Quant à elle, peut-être voit-elle dans son amant l'occasion d'exercer la mission salvatrice dont elle se croit investie. Jacques, avec ses allures de zonard, n'est-il pas l'ange déchu qu'elle a toujours rêvé de rencontrer et de mener sur la voie de la rédemption ?

Toujours est-il qu'en septembre, alors que la rentrée approche, le coup de foudre dure toujours. Contre toute attente, il survit à l'arrivée des premiers brouillards et des premiers froids. C'est qu'en Alsace on bascule vite vers l'hiver. La transition est courte entre la chaleur de l'été et les rigueurs de l'automne : on passe presque directement des espadrilles aux bottes fourrées.

À cette époque-là, et faute de qualification précise, Jacques n'avait rien trouvé de mieux qu'un emploi de gardien dans une société d'informatique.

Soutenu par Florence, à coups de cours du soir et de stages de formation, Jacques va gravir rapidement les échelons à l'intérieur de son entreprise. D'abord magasinier, puis responsable des achats, il décroche finalement, en moins de quatre ans, un diplôme d'ingénieur commercial. Tout semble lui réussir. Sa ponctualité, son sérieux, son dynamisme font l'unanimité.

La transformation est radicale, y compris sur le plan physique. Ses anciens copains ne le reconnaîtraient pas. Le loubard de banlieue au regard ténébreux, à la mise négligée, a laissé place à un homme avenant, souriant, aux cheveux soigneusement coupés. Il vit le parfait amour avec Florence. Son seul regret : ils ne pourront pas avoir d'enfant. Des analyses ont révélé sa stérilité. Mais, apparemment, leur couple n'en souffre pas : peut-être parce que Florence peut assouvir ses instincts maternels auprès de ses chers élèves.

 

À la rentrée 1989, celle-ci est mutée dans un lycée du centre-ville. Une promotion qu'elle doit à d'excellents rapports d'inspection. Pourtant, ce changement, Florence le vit mal. Force lui est de reconnaître que ce métier qu'elle a tant voulu ne l'amuse plus vraiment.

Pris dans le tourbillon de sa vie professionnelle – Jacques voyage beaucoup, en province, à l'étranger – il ne prend pas immédiatement conscience de cette évolution, de ce malaise, de ce mal-être sournois qui s'est emparé de Florence. À vrai dire, celle-ci se sent un peu seule. Les absences répétées de Jacques, et peut-être même sa réussite, commencent à lui peser. Qu'a-t-elle encore à prouver, à se prouver, à lui prouver ? A-t-il encore vraiment besoin d'elle ?

Autant de questions qui la perturbent, et sont la cause de leurs premières disputes. Sans compter la stérilité de leur couple qui la ronge doucement : cet enfant auquel elle n'avait jamais songé jusqu'alors devient une obsession dont elle rend Jacques responsable.

Au retour d'un voyage d'affaires qui l'a conduit à travers toute l'Allemagne, Jacques découvre un soir les préparatifs d'un véritable dîner d'amoureux. Il ne peut imaginer que, quelques minutes plus tard, c'est le ciel qui va lui tomber sur la tête.

Jacques commence à raconter son voyage, la mauvaise foi des clients, les repas interminables au restaurant, les fins de soirée dans les bars à bière, les hôtels tous semblables, la routine, quoi, si ce n'est qu'il a pensé à elle tout le temps, attendant avec impatience le moment de la retrouver. Florence ne dit rien. C'est à peine si elle paraît l'écouter. Elle porte sans conviction, comme par inadvertance, sa coupe de champagne à ses lèvres. Soudain, comme saisie d'une impulsion subite, elle se met à parler :

« Il faut que je te dise, Jacques. Ce n'est pas facile. Mais tu dois m'écouter. »

Elle hésite un instant, puis reprend :

« Voilà, j'ai rencontré un autre homme. Ne me demande pas qui c'est, ça ne t'apporterait rien. Disons que c'est un collègue. Sache seulement que je ne te reproche rien. Simplement, je ne t'aime plus. Reconnais toi-même que nous n'avons plus grand chose à nous dire, plus grand chose à partager. Il faut être lucide. Ce que je voudrais maintenant c'est que les choses se fassent rapidement, sans cris, sans disputes inutiles. De toute façon, ma décision est prise : je pars vivre avec lui. »

Jacques ne répond pas. Que dire, d'ailleurs ? C'est comme si toute sa vie s'écroulait d'un seul coup, sous l'effet d'un séisme qu'il n'a pas vu venir. Il se trouve brusquement projeté trente ans en arrière. Il revoit l'assistante sociale qui le prend par la main et lui annonce maladroitement la mort de ses parents. Mais peut-on être adroit dans une telle situation ? Il se lève et parvient, au prix d'un effort démesuré, à murmurer :

« Quand pars-tu ?

— Demain. Mais, tu sais, on se reverra… »

Il n'entend pas la suite. Sans savoir comment, il se retrouve sur le palier, ses clés à la main. Cette nuit-là, il ne rentrera pas, ni la nuit suivante. Une sorte d'automatisme lui a fait reprendre les chemins abandonnés depuis bientôt dix ans, depuis sa rencontre avec Florence. Virée tragique, somnambulique, dont il ne gardera aucun souvenir. Où a-t-il dormi ? Il est incapable de se rappeler le nom de l'hôtel sordide dans lequel il a échoué, fin saoul, au petit matin.

Quand il se décide à rentrer à son domicile, après deux jours d'errance, Florence est partie. Elle ne l'a pas attendu. Il avait espéré, pourtant. Espéré que tout cela se révélerait, au fond, un mauvais cauchemar.

Le lendemain, Jacques arrive en retard à son travail. Il est incapable de se concentrer sur les dossiers en attente qui se sont accumulés sur son bureau pendant son absence. Florence, dans sa lettre, lui a laissé un numéro de téléphone. Il le compose. C'est elle qui décroche. Leur conversation tourne très vite à l'engueulade. Désespéré, Jacques insulte Florence, la traite de tous les noms. Celle-ci lui raccroche au nez. Quand il tente de la rappeler, le téléphone sonne occupé en permanence.

Cette nuit encore il va écumer les bars de sa jeunesse à jamais perdue, une jeunesse que Florence vient d'emporter dans son sillage.

Au petit matin, Jacques passe à son appartement pour prendre une douche. Il enfile un jean, un pull-over, et monte dans sa voiture. Au bureau, sa secrétaire semble surprise d'une telle tenue.

« Ça ne va pas, monsieur Brunet ?

— Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Pour rien. Vous avez eu le temps de regarder les dossiers ? Le patron souhaiterait vous voir à leur sujet.

— Les dossiers, quels dossiers ?

— Ben, ceux que vous avez emportés hier. »

Pour la première fois, l'employé modèle est pris en faute. Mais ce n'est que le début d'une longue série de bévues. Au point que son directeur s'inquiète :

« Vous devriez peut-être voir un médecin. Allez donc consulter le docteur Fleury. C'est un bon ami à moi. »

Ce dernier lui prescrit des tranquillisants. Mais, associés à l'alcool, ceux-ci ne font qu'accélérer la dégringolade de Jacques, qui entame alors une véritable descente aux enfers. Au travail, ses absences, ses retards, ses pertes de mémoire, ses coups de gueule lui valent des réprimandes répétées. Son chiffre d'affaires baisse, ses revenus également. On ne lui confie plus que des affaires mineures.

En quelques semaines, il est redevenu le zonard qu'il était au moment de rencontrer Florence, le charme en moins. Un soir de détresse absolue, il griffonne un mot qu'il poste à sa nouvelle adresse. Contre toute attente, Florence accepte le rendez-vous qu'il lui propose. Ils conviennent d'un déjeuner en terrasse – nous sommes en juin –, dans un restaurant de la place de la Cathédrale. Pour plus de sûreté, Jacques a avalé un Immenoctal avant de partir. Il se sent relativement détendu, bien que fatigué.

Florence arrive avec un peu de retard. Elle a couru. Elle est légèrement essoufflée. « J'ai eu du mal à me garer », explique-t-elle. Elle est vêtue d'une robe souple, en coton bleu, qui souligne joliment sa taille. Elle sourit. Mais elle ne peut retenir un geste de recul quand Jacques se lève pour l'embrasser.

L'un et l'autre font mine de rien. Ils entament une conversation badine sur l'air du temps, la fin de l'année scolaire qui approche, les difficultés économiques de la région, mais évitent soigneusement toute question personnelle. C'est finalement Florence qui, comme à l'accoutumée, empoigne le taureau par les cornes.

« Tu m'inquiètes, Jacques. Tu te laisses aller. Regarde-toi : tu as les yeux cernés, tu n'arrêtes pas de boire depuis le début du repas…

— Florence, je ne peux pas vivre sans toi. Depuis ton départ, je n'ai plus goût à rien. Ma vie a perdu tout son sens.

— Ressaisis-toi, mon vieux !

— Il faut que tu reviennes.

— Ce n'est pas possible. C'est fini, Jacques, bien fini. On ne peut pas revenir en arrière.

— Mais pourquoi ? »

Florence ne répond pas et se réfugie dans le mutisme. Puis, deux longues minutes après :

« Je suis enceinte.

— C'est donc ça ! Tu es vraiment une belle salope ! »

Florence se lève :

« Si tu crois qu'en m'insultant ça va arranger les choses, tu te trompes, mon vieux. Je regrette d'être venue. Désormais, n'essaie plus de m'appeler. Je ne veux plus te revoir. Ce sera plus simple comme ça ! »

Jacques ne retournera pas au bureau. Il passera le reste de l'après-midi à se saouler méthodiquement à la terrasse du restaurant, descendant à lui seul deux bouteilles de brouilly sous le regard incrédule des serveurs et du maître d'hôtel.

 

Le lendemain, il part pour Metz : un important rendez-vous professionnel, avec un gros contrat à la clé. Une chance inespérée pour lui de se rattraper, d'effacer la mauvaise impression des semaines passées.

Jacques a trouvé à se loger sans problème dans le Campanile qui jouxte la zone industrielle. Après avoir pris une douche, il descend à la réception, commande une bouteille de whisky, des journaux, deux sandwichs et remonte dans sa chambre. Il a demandé à être réveillé à 7 h 30 le lendemain matin. Il allume la télé, zappe d'une chaîne à l'autre, ne trouve aucun programme susceptible de l'intéresser. Il arrête son choix sur une vieille série américaine mais baisse le son au minimum. Il est tout juste 20 heures. La soirée promet d'être longue.

Allongé sur le lit tout habillé, Jacques ouvre la bouteille de Black and White. Les yeux rivés sur l'écran muet, il se verse verre sur verre.

À 23 heures, il sent le sommeil le gagner. La bouteille, sur la table de chevet, est aux trois quarts vide. Il est ivre mort. Il peine à se lever pour se rendre à la salle de bains. Sans oser se regarder dans le miroir accroché au-dessus du lavabo, il fait couler un peu d'eau dans le verre à dents. Il avale deux comprimés d'Immenoctal et retourne se coucher. Il n'a pas la force d'enlever ses vêtements. Ce qu'il veut, c'est dormir, dormir, dormir. Il a besoin d'être en forme le lendemain : il doit absolument décrocher ce contrat. Jacques se réveille plusieurs fois dans la nuit dans un drôle d'état ; à chaque fois, il reprend un comprimé d'Immenoctal.

Mais, au matin, Jacques ne répond pas à l'appel du réceptionniste. À 10 h 30, le directeur de la biscuiterie téléphone à son tour.

« La chambre de monsieur Brunet ne répond pas. J'envoie la femme de chambre le prévenir. Il vous rappelle tout de suite. »

Christian, le réceptionniste de garde, décide sur une impulsion de monter lui-même. Il frappe énergiquement à la porte, puis aux carreaux de la chambre. Pas de réponse. Intrigué, il ouvre avec son passe. La pièce est dans la pénombre. La télé fonctionne toujours. Il actionne l'interrupteur électrique et se dirige vers le lit.

L'homme est là, étendu, inanimé. Il le secoue d'abord légèrement, puis plus rudement. Pas la moindre réaction. La panique gagne alors le jeune employé. Sans même prendre le temps de refermer la porte, il redescend quatre à quatre les escaliers extérieurs qui mènent au comptoir de la réception, vide à cette heure. Il appelle le docteur Rocher, installé près de l'hôtel.

Vingt minutes plus tard, le médecin pénètre dans la chambre de Jacques Brunet. D'un rapide coup d'œil, il aperçoit la bouteille de whisky vide, la boîte d'Immenoctal sur la table de chevet et le désordre de la chambre.

Il examine rapidement Jacques, toujours étendu en travers de son lit : son corps est rigide, cadavérique, froid, le pouls est imprenable, il a du mal à déplacer le corps. Il ne détecte aucun réflexe pupillaire, aucune respiration.

Aucun doute, Jacques Brunet est mort.

Au terme d'une enquête expéditive, tout au plus quelques questions de routine posées hâtivement aux trois témoins principaux, le substitut du procureur de la République ordonne le transfert du corps au funérarium du centre hospitalier universitaire jusqu'à ce que le médecin légiste l'examine.

Un linceul hermétique est utilisé pour le transport jusqu'au funérarium. À l'arrivée, le corps est réceptionné par un employé, retiré de son linceul et placé sur un chariot roulant le temps de compléter la fiche d'identification. Empruntant un long couloir blême, éclairé au néon, l'employé, un certain André Gaubert, pousse le chariot jusqu'à la chambre froide.

C'est un boulot répétitif, un peu morbide, mais auquel il est habitué : voilà plus de vingt ans qu'il réceptionne des cadavres. Ça ne lui fait plus ni chaud ni froid. Conformément à l'habitude, il soulève une dernière fois le drap qui le recouvre.

« Bon Dieu, mais 'y a sa pomme d'Adam qui bouge. Dis, mec, t'es pas mort. J'ai pas rêvé. J'ai bien vu respirer. Réponds, mec, c'est le moment ou jamais. »

À la hâte, il jette une couverture sur le corps de Jacques et le laisse en plan au milieu de la pièce. Il prévient immédiatement le Samu par téléphone.

« Dites, le cadavre que vos collègues m'ont fait amener tout à l'heure…, il respire. »

Il retourne alors auprès du corps. Celui-ci ne bouge pas : « Je n'ai pourtant pas rêvé. »

L'équipe du Samu, le médecin et un infirmier, arrivent sur les lieux en vingt minutes. Le médecin examine rapidement Jacques Brunet, et constate que le corps est bien rigide, cadavérique. Les yeux sont en mydriase bilatérale aréactive, il n'y a pas un mouvement respiratoire, le pouls est imprenable. Pour lui aussi, Jacques Brunet est mort. Il lui fait tout de même un électrocardiogramme qui confirme le diagnostic.

Jacques Brunet est bien mort.

« Je ne dis pas que vous avez rêvé, mais vous avez dû surprendre un réflexe post-mortem provoqué par le transport. C'est plus courant qu'on ne l'imagine. Mais hélas, ça ne change rien sur le fond : votre type est bel et bien mort ! »

André Gaubert reste perplexe. « Réflexe post-mortem, c'est bien beau, mais ça n'a jamais fait bouger une pomme d'Adam ! »

Après le départ du médecin, il s'installe sur un tabouret métallique, à côté du chariot. Il veut en avoir le cœur net. Il prend un vieux roman policier et décide de veiller. Vers 22 h 30, il entend un bruit, un souffle, puis le silence, puis un autre souffle ; Jacques Brunet respire, il en est sûr !

Il hésite à rappeler le Samu, il a peur qu'ils finissent par le prendre pour un fou et qu'ils l'envoient balader.

André ne se laisse pas dérouter. Sûr de lui, il décide d'emmener le corps de Jacques Brunet au service des urgences de l'hôpital. Son cousin Roger, infirmier, y est de garde ce jour-là. Il pousse le chariot jusqu'à sa voiture, une vieille 4L. Grâce au cousin d'André, on peut mettre le corps de Jacques Brunet dans une toute petite pièce, et l'interne passe quelques instants auprès du cadavre. André lui résume brièvement la situation. Puis, en l'examinant d'un rapide coup d'œil, il dit d'un air moqueur : « Je n'ai pas le temps de m'en occuper. De toute façon, il est mort votre type. Restez si vous voulez et, si vous le voyez bouger, appelez-moi, je suis juste à côté. »

Vers 2 heures du matin, André perçoit un mouvement de déglutition. Pas de doute, Jacques Brunet respire.

Le cousin, appelé à la rescousse, fait la même constatation. L'interne, qui par chance vient de finir un examen, peut se libérer et venir immédiatement. Il constate les mouvements respiratoires de Jacques Brunet : « Ça alors ! » L'interne reste surpris. Il faut faire vite maintenant. Jacques Brunet respire très faiblement, on peut le sauver. Il appelle le réanimateur de garde, et décide de démarrer tout de suite le massage cardiaque.

Il place ses mains sur le thorax de Jacques Brunet, comprime de tout son poids et répète ses mouvements en alternant cinq massages avec une insufflation au masque.

Pendant ce temps, une infirmière pose des électrodes sur le thorax de Jacques afin de brancher le scope permettant l'enregistrement de l'activité cardiaque.

Le cousin d'André lui pose un masque à oxygène, pendant que l'interne poursuit son massage cardiaque. Une sonde œsophagienne permet de prendre la température : 28 °C. Jacques Brunet est en hypothermie.

Le réanimateur est sur les lieux huit minutes plus tard. Il intube Jacques Brunet, les infirmières lui posent deux perfusions.

L'ECG montre que l'activité cardiaque reprend. Jacques Brunet est vivant. La réanimation a démarré. Jacques Brunet est transféré dans le service adéquat.

À son réveil, deux jours plus tard, il ne se souvient de rien, sinon d'avoir eu froid, très froid. En ouvrant les yeux, il voit un visage de femme penché au-dessus de lui, un visage bon et souriant… « Florence. »

Diagnostic

Le cas de Jacques Brunet n'est pas un cas unique. Il y aurait beaucoup d'individus déclarés morts et enterrés alors qu'ils ne l'étaient pas réellement. Certaines personnes osent même parler de 4 % de la population enterrée, chiffre peut-être excessif mais témoignant bien d'un véritable phénomène.

On décrit des cas célèbres dans la littérature et même plus proches de nous.

Certains fossoyeurs admettent que lorsqu'ils rouvrent des cercueils, ils trouvent parfois des mains rongées alors que le reste du squelette est intact. Ces mains sont rongées par la folle tentative de déchirer, griffer, casser le cercueil quand le sujet enterré vivant se réveille et s'aperçoit de l'épouvantable sort qui l'attend.

Un cas célèbre rapporte qu'une femme morte en fin de grossesse fut enterrée et que l'on entendit des bruits venant de sa tombe. On ouvrit le cercueil et on découvrit que la malheureuse avait accouché. Hélas, son bébé et elle avaient succombé à l'asphyxie.

Une autre histoire : un homme de 50 ans fut enterré à la suite d'une mort par infarctus. Il se réveilla de son coma quelques heures après l'enterrement. Frappant des coups dans le cercueil, il fut entendu par une femme passant à côté qui appela le fossoyeur, lequel le délivra.

Plus proche de nous en Argentine, un bébé déclaré mort, resté à la morgue près d’une demie journée, a été retrouvé vivant.

Comment pourrait-on encore déclarer mort quelqu'un qui ne l'est pas réellement ? Jacques Brunet avait pris de nombreux comprimés de barbituriques associés à de grandes quantités de whisky. Ce mélange mortel l'a mis en hypothermie, état de quasi-hibernation qui a trompé les médecins. Les médicaments ingurgités ont entraîné un effet dépresseur sur le système nerveux central, effet augmenté par l'alcool et entraînant une diminution extrême de la fréquence cardiaque et respiratoire tout en préservant les cellules cérébrales.

L'hypothermie permet en effet aux cellules de travailler au ralenti, d'avoir moins besoin d'oxygène, car leur métabolisme est diminué. Quelques mouvements respiratoires suffiront pour se maintenir en vie. L’activité cardiaque et les fonctions vitales ralentissent. C'est l'équivalent de l'hibernation que pratiquent les ours ou les marmottes, qui s'endorment plusieurs mois l'hiver, sans mourir, leurs cellules ayant besoin de moins d'oxygène.

C'est un état de mort apparente que les médecins constatent. En fait, ces gens-là sont dans un état de quasi-hibernation avec une respiration très faible, parfois imperceptible, trompant tout le monde.

Mais que faire pour que ces cas, qui semblent encore fréquents aujourd'hui, ne se répètent plus ?

— Il faudrait que les corps ne soient pas enterrés trop vite, augmenter l'exposition du corps, le garder plus longtemps si la maladie, la température ambiante, l'état de décomposition du corps le permettent.

— Faire systématiquement un électrocardiogramme (ECG), un électro-encéphalogramme (EEG) en sachant que, dans notre cas, un EEG plat n'aurait pas été significatif de mort cérébrale.

— Vérifier les réflexes pupillaires.

— Épreuve d'Icare : injecter une solution fluorescente en intraveineuse et vérifier qu'il n'y ait pas de fluorescence des conjonctives.

— Fabriquer des cercueils avec des systèmes qui permettraient de signaler aux alentours que l'on n'est pas mort (signal lumineux, sonore, cloche…).

– Inciser légèrement une artère : l’apparition de saignements témoignerait de la survie de la personne déclarée morte.